Ollendorff (p. 295-299).

XXV


Ils tombèrent presqu’aussitôt au milieu des jardiniers qui se précipitaient du côté du sentier qui conduit à la porte dérobée par où les deux amants avaient pénétré un jour dans l’Isola Madre.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Mais les hommes bondissaient sans répondre. Une de leurs femmes, le poing sur la hanche et hochant la tête, dit :

— Oh ! c’est Paolo. Il en veut à Carlotta. Il l’a peut-être bien tuée à l’heure qu’il est.

Gabriel ne put se tenir et s’élança à la suite des jardiniers en disant à Luisa de l’attendre ; il lui apporterait immédiatement des nouvelles.

Arrivé à la petite porte dissimulée sous les lianes fleuries, la petite porte des contes de fées, il rencontra un groupe de trois jardiniers contenant à grand’peine Paolo qui gesticulait et hurlait.

— Votre ceinture, signore, s’il vous plaît ! dirent-ils ; nous n’avons pas de quoi le tenir !…

Gabriel défit la ceinture que les hommes avaient remarquée sous son veston blanc, et on lia les mains au forcené.

— À la bonne heure ! dit Gabriel, comme ça !…

— Oh ! signore, malheureusement c’est trop tard !

— Comment ! c’est trop tard ?…

Les trois hommes regardèrent tous dans la même direction, et, avec un geste résigné des bras :

— Ça y est !

— Grand Dieu ! il l’a tuée !

On voyait à une cinquantaine de mètres les lueurs vacillantes des lanternes que quelques-uns des hommes avaient songé à apporter ; et on distinguait tout autour des gens courbés ou à genoux.

Le jeune homme ne fit qu’un saut. On l’accueillit par le même mot simple et tragique :

— Ça y est !

Quelqu’un ajouta :

— Ça devait arriver.

Carlotta était couchée sur le sable. Ses cheveux avaient été défaits dans une lutte corps à corps où elle avait dû se défendre désespérément ; une blessure à la tempe rougissait cette toison noire magnifique, presque à l’endroit où elle avait coutume d’y piquer des roses pourpre ; sa bouche était entr’ouverte ; on apercevait l’arc d’ivoire de ses dents. On avait déchiré son corsage dans l’espoir qu’elle respirât encore, et sa pure poitrine de déesse et de vierge demeurait immobile comme un marbre. On la recouvrit. Sa figure gardait, comme aux jours de son court bonheur, la sérénité puérile ou divine des chefs-d’œuvre antiques. Avec sa lèvre relevée et ses bras demi-nus écartés en croix, elle n’était pas différente de ce qu’elle était dans sa barque, lorsqu’élargissant les bras pour saisir les avirons, elle commençait de chanter.

Les amis arrivèrent, ayant cessé le jeu en entendant les cris. Mme Belvidera s’était jointe à eux ; et les femmes des jardiniers étaient également descendues.

Tous vinrent grossir le groupe des hommes muets penchés sur le cadavre de la marchande de fleurs. Il se fit un léger remuement. De petites réflexions étaient étouffées dans les gorges crispées par le saisissement. Cela faisait des espèces de gloussements, émouvant langage d’une terreur unanime.

Puis les femmes de l’île s’agenouillèrent une à une. Une vieille qui était courbée en deux prononça ces seuls mots :

— Sa mère ! sa pauvre mère ! qu’est-ce qu’elle va dire ?

Alors toutes les femmes se mirent à pleurer.

Un de ces hommes rudes, en contemplant l’admirable morte, brandit le poing avec indignation :

— Quel malheur ! dit-il.

Tous comprirent l’épouvantable injustice des choses. L’extraordinaire beauté de la jeune morte les touchait jusqu’au plus profond de leurs instincts, et ils sentaient qu’elle était faite pour charmer les regards et enchanter le monde. Ils ne pouvaient relever les yeux de sur elle, tant la beauté qu’elle gardait dans la mort avait de puissance. Ils étaient tous en colère. Peu à peu ils firent comme les femmes et se mirent à genoux, gagnés par l’attendrissement. Tout le monde resta longtemps, dans une stupéfaction religieuse, en face de ce grand outrage du ciel, qu’il fallait accepter.

Puis les étrangers remontèrent dans les barques, et les jardiniers emportèrent le corps de Carlotta.

Le retour à Stresa fut lugubre. Personne n’osait parler. Outre l’émotion que causait l’affreux événement, plusieurs avaient de graves raisons d’être bouleversés par la disparition soudaine de la marchande de fleurs. Mme de Chandoyseau était fort gênée à cause de ce qu’elle avait dit à maintes reprises de défavorable à la réputation de Carlotta, et elle avait un véritable remords de ce qu’elle avait répandu en sourdine. Les âmes petites et basses sont toujours effrayées devant la mort. La situation de Gabriel Dompierre n’était guère moins embarrassée. Il se trouvait entre Mme Belvidera qu’il n’avait pas détrompée depuis le jour où elle avait puisé à l’Isola Madre la conviction que Carlotta était la maîtresse de Lee, et M. Belvidera qui le croyait l’amant de la pauvre fille. Que dire ? Que faire ? Laisser planer cette double erreur lui paraissait odieux. Mais avouer à Luisa que Carlotta était la plus honnête fille du monde, c’était lui avouer la lâcheté qu’il avait commise en acceptant la réputation d’être son amant, dans le but de détourner les soupçons de M. Belvidera. D’autre part, dire à M. Belvidera : « Je n’étais pas l’amant de Carlotta » c’était rouvrir précisément à de possibles soupçons une porte qu’il avait coûté si cher de fermer. Vis-à-vis de cette morte, cependant, le goût de la vérité semblait l’emporter sur toutes les autres considérations. Un immense besoin de franchise montait au cœur de tous. Nettoyer, laver à grande eau toutes ces misères ! Ah ! quel soulagement et quel désir ! Le couteau de Paolo, en tranchant la vie de Carlotta, n’ouvrait-il pas une phase tragique ; ne laissait-il pas dans l’air une surexcitation, n’ébranlait-il pas les nerfs des uns et des autres, ne donnait-il pas le signal d’en finir ?

On croisa dans l’ombre une barque où l’on reconnut Dante-Léonard-William. Il avait son chapeau rabattu sur les yeux ; un manteau à grand col relevé l’enveloppait. Il allait probablement au devant de Carlotta pour une de ces promenades nocturnes qui étaient toujours demeurées mystérieuses. Peut-être se contentait-il en ces entrevues de s’asseoir à côté d’elle et de dire des vers en regardant dans ses yeux la couleur bleue des montagnes ? Peut-être suivait-il sa barque dans le sillage embaumé des fleurs ? Alors, ce soir, il allait mettre pied dans le sable rougi du sang de sa jolie muse ; il l’attendrait sur la grève ; il l’appellerait doucement en disant plus haut certains vers auxquels l’oreille de la pauvre enfant était sensible ! Dompierre, qui connaissait par cœur ces vers, tremblait à la pensée que la voix du poète les prononcerait ce soir sans éveiller l’écho charmant de la chanson accoutumée ; il les entendait par avance retentir et s’éteindre en vain sur cette grève d’Isola Madre, désormais muette et sans parfum.

Lee ne répondit pas au mouvement que sa vue avait provoqué dans la barque. Il ne voulait pas être reconnu.

Quelqu’un dit :

— Ne faudrait-il pas le prévenir de ce qui est arrivé ?

Dompierre hésita un instant, puis se ressouvenant de l’acharnement que l’Anglais avait toujours mis à se montrer insensible à tout malheur particulier et à vilipender les émotions de l’amour, il pensa qu’il ne serait pas dommage que celui qu’il soupçonnait de commencer à avoir le cœur touché, reçût un coup violent :

— Laissons-le donc, dit-il, que voulez-vous que ça lui fasse !

La barque du poète continua de filer dans l’ombre vers l’Isola Madre.