Ollendorff (p. 116-138).

X


Dompierre venait de prendre ses dispositions pour la réussite de son projet qui était de passer avec sa maîtresse toute une soirée dans la solitude d’Isola Madre quand cette île magnifique est débarrassée des visiteurs. Il aperçut le hall plus garni que de coutume ; on semblait y causer avec animation, mais en chuchotements mystérieux. Mme Belvidera s’y trouvait et recevait avec une expression de physionomie très curieuse les confidences de Mme de Chandoyseau. Au moment où il allait entrer, elle se détacha du groupe et vint de son côté, en ouvrant son ombrelle, sous le prétexte d’aller sur la route voir arriver la diligence. Il crut qu’elle était anxieuse de savoir le résultat de ses combinaisons.

— Tout va bien, lui dit-il, et nous aurons deux barques pour cinq heures : une pour vous, une pour moi ; vous irez directement à l’Isola Madre, moi à l’Isola Bella, seulement je changerai d’idée à moitié chemin et vous retrouverai sur les rochers.

Elle ne pouvait s’empêcher de rire.

— Qu’est-ce qu’il y a donc ce matin ? lui demanda-t-il ; ah ! ça, vous n’écoutez même pas ce que je vous dis !

— Ah ! dit-elle, laissez-moi respirer et venez faire un tour sur la route. Je vous défie de deviner ce qu’il y a !… Donnez-vous votre langue au chat ?

— Parbleu !

{Corr||–} Vous avez vu tout ce remue-ménage sous le hall ? Eh bien ! dans le salon c’est la même chose, dans les corridors on chuchote avec le même entrain ; par toutes les portes ouvertes j’ai entendu des rires étouffés…

— Au fait ! je vous prie ! Qu’est-ce que tout ça signifie ?

— Attendez donc ! je suis venue vous prévenir afin de vous éviter précisément de recevoir un choc trop violent, et afin que vous ne soyez pas étonné si vous apercevez que l’on vous lorgne un peu plus qu’à l’ordinaire, car l’histoire vous touche… presque, indirectement, mais presque tout de même…

— Je vous en supplie !…

— Voilà : non, il ne s’agit pas de vous, mais de votre ami le poète anglais.

— Il a fait quelque extravagance ?

— Du tout ! du tout ! il n’a rien fait. Mais il paraîtrait que l’on sait de lui une… particularité très curieuse, en même temps qu’édifiante, à laquelle le révérend Lovely aurait fait allusion, ce matin, au prêche, dans la petite chapelle, là-bas, vous savez, tout en s’élevant avec véhémence contre le péché de la chair…

— Oh !

— Vous y êtes ?

— Mais c’est moi-même qui, hier au soir, ai eu l’imprudence d’émettre devant le révérend une simple supposition touchant une… particularité des mœurs de Lee ; une supposition d’ailleurs, plutôt humoristique, une supposition d’après dîner,… et voilà ce vieux…

— Vous savez que le révérend Lovely est tout spécialement élevé depuis quelque temps contre le péché de la chair ?…

— Je crois bien !

— Alors il a dû être fortement impressionné de cette… abstinence édifiante, chez « un homme du monde, jeune, riche, presque célèbre, » etc. ; tels sont les termes dont il s’est servi, paraît-il, pour le qualifier. Il n’a pas résisté au désir de le donner en exemple.

— Mais enfin, il eût bien pu le faire sans le désigner si clairement !

— Peut-être ne l’a-t-il pas désigné si clairement ; je n’en sais rien : vous pensez bien que je n’étais pas au prêche ; mais Madame de Chandoyseau y était…

— Madame de Chandoyseau !

— Elle ne pouvait pas perdre l’occasion d’entendre parler « son petit Lovely », ainsi qu’elle le nomme familièrement ; elle va l’entendre tous les dimanches et lui fait, je crois, tourner la tête… Enfin, vous pensez que celle-là a compris à demi-mot et qu’elle était de taille à mettre les points sur les i, pour les personnes qui n’avaient pas compris tout à fait.

— Mais tout cela est grotesque, absurde !

— Que voulez-vous y faire ?… Pourquoi vous amusez-vous à plaisanter, vous, le soir après dîner, avec des gens qui n’entendent pas la plaisanterie ?

— Ce n’était pas à proprement parler une plaisanterie ; c’était une opinion personnelle, formulée avec un léger tour paradoxal. D’ailleurs cela n’entachait nullement la réputation de Lee, et ne pouvait prendre une teinte ridicule qu’en passant par l’organe de Madame de Chandoyseau. Eh bien ! mais, et la belle passion de Madame de Chandoyseau pour Lee, comment l’accommoder avec cet entrain à le couvrir de dérision ?

— Elle ne l’aime plus, dit-elle ; cette… particularité lui répugne.

— Ah ! ah ! ah ! délicieux ! Elle n’aimait que le faux-vierge ! Elle ne peut se passionner que pour le cabotinage ; la sincérité lui paraît vulgaire !

— Avec ça, c’est un vrai potin dans tout l’hôtel. Votre pauvre ami ne va pas savoir où se nicher.

— Lee ! vous n’y songez pas : il ne s’apercevra de rien.

À peine Gabriel avait-il pénétré dans le hall, que Mme de Chandoyseau se précipitait à son encontre :

— Mais, enfin, vous, monsieur Dompierre, vous devez savoir le fin du fin de ces histoires-là !… Dites-nous ce qu’il y a de vrai ; nous sommes anxieuses, nous palpitons !…

— Madame, dit-il, en passant en coup de vent, j’ignore absolument ce dont vous voulez parler. Excusez-moi : mon ami Lee m’a prié de l’aller prendre à l’heure du lunch…

Il trouva Lee dans sa chambre, fort éloigné de croire que tout l’hôtel était occupé de lui. Il se garda bien de l’en avertir, et le poète lui parla aussitôt d’un problème d’esthétique fort intéressant et dont traitaient plusieurs journaux d’art, à l’occasion du différend qui avait appelé le peintre Antonius Plaisant à Venise. Le sujet les échauffa tellement l’un et l’autre qu’ils furent en retard pour le lunch. Il en résulta qu’ils eurent, Lee et lui, des physionomies si naturelles en se mettant à table, que la clientèle de Mme de Chandoyseau exerça sa malignité en pure perte. Lee continua à manger posément, avec appétit ; et il parlait avec ce calme et cette heureuse abondance que lui communiquait toujours un sujet pris à cœur.

Il s’agissait du rôle prépondérant ou non de la suggestion dans les arts. Il soutenait contre les objections de son ami, qu’en plastique, comme en littérature, l’idée suggérée était essentielle et suffisante à constituer l’œuvre d’art, fût-elle exprimée par une image imparfaite ou un pauvre style. Matière à controverses éternelles.

Malgré tout, Gabriel se laissait gagner lui-même par l’intérêt médiocre qui agitait autour de lui les cervelles, et dont il avait lui-même fourni innocemment le thème. Les manières de Lee l’intriguaient ; sa vie mystérieuse ne pouvait le laisser indifférent, et les contradictions qu’il affectait dans ses appréciations de la femme, le rendaient, tout comme Mme de Chandoyseau, il faut l’avouer, « anxieux et palpitant » de déchiffrer l’énigme.

Il s’avisa que leur thème même du rôle de la suggestion pourrait les conduire à un chapitre moins abstrait que celui de l’art pur, et, sous l’influence amollissante de l’après-midi, tout en prenant le café à l’ombre tournante du bâtiment de l’hôtel, Lee descendit facilement, à l’instigation de son compagnon, à parler de la femme :

— J’ai plus de raisons de l’admirer que vous, dit-il, puisque j’admets la valeur propre de la suggestion, c’est-à-dire de l’impression, de l’image ou de l’idée suggérée, tandis que vous ne concédez de qualité véritable qu’à l’objet offrant, en soi-même, l’apparence d’une perfection. La femme est essentiellement imparfaite, au moral comme au physique, ainsi que je vous le disais hier soir, tandis qu’elle est éminemment suggestive de nos impressions les plus savoureuses, de nos plus harmonieuses pensées, de nos représentations imaginaires les plus parfaites. Sa vue donne l’idée du bien comme du beau. Elle est exactement équivalente à ce tableau d’exécution fautive qui divise en ce moment nos maîtres peintres à Venise, et qui a cependant tant de sens et donne l’idée d’une si touchante beauté qu’il a rallié tous les sentiments populaires et ceux d’un très grand nombre d’artistes…

— Pardon ! la femme est quelquefois un chef-d’œuvre accompli…

— Taisez-vous donc ! vous parlez avec des yeux d’amoureux, c’est à ne pas s’y méprendre. Je vous vois nettement regarder en ce moment l’image physique et morale que votre amour vous crée de toutes pièces, mais qui ne correspond pas, qui ne peut pas correspondre à la réalité. Pardonnez-moi si je vous blesse…

— Faites donc, je vous en prie.

— Notez que vous avez cent fois raison de juger ainsi. Mais je vous ferai remarquer en même temps l’opposition inattendue qu’il y a entre un statisticien et un poète, dans leur façon d’envisager la réalité du monde. C’est vous, statisticien, qui transposez l’objet réel en obéissant instinctivement à l’ordre admirable et généreux de la nature ; et c’est moi, le poète, qui, sorti de l’obéissance aux lois naturelles par l’abus de la réflexion et l’usage de la transposition artificielle, ne puis plus idéaliser spontanément l’objet, et n’y réussis qu’après un effort qui m’entraîne, par la force de l’élan, à la généralisation, à la transposition idéale, dans laquelle l’objet en question a perdu à peu près tous ses traits caractéristiques.

Je m’explique : je ne reçois pas au contact d’une femme ce coup de folie qui fait d’elle à vos yeux un objet de volupté, un objet à part de tous les autres, presque à part du jugement. Je ne peux pas perdre la tête ! Comprenez-vous ce singulier genre d’infirmité ? Je juge et apprécie sans répit : dès lors il n’y a jamais de quoi s’enflammer, et je ne pourrais goûter de plaisir que par le secours d’une hallucination volontaire représentant une idéale image, laquelle voilerait complètement la personne enclose en mes bras. Telle est l’idéalisation artificielle, qui est mon lot ; son désavantage est d’être consciente, de me laisser toujours très nettement apercevoir la nécessité de son emploi, par conséquent de m’imposer le sentiment de l’insuffisance de la femme telle qu’elle est, ce qui me rend mysogine en un sens, et d’autre part de me forcer à l’idéalisation à outrance, ce qui me permet de passer pour un poète de l’amour…

— Alors que vous ne pouvez pas l’éprouver !…

— Non ! dit-il, je ne puis pas l’éprouver.

— En êtes-vous bien sûr ?

— Je n’ai jamais pu l’éprouver.

En ce moment, sa figure prit une expression qui contrastait si violemment avec son ordinaire impassibilité, que Gabriel ne put retenir un mouvement de surprise. Son masque glabre, à la fois très osseux et charnu, accusa des traits qui n’étaient que ses traits habituels, bien entendu, mais qui se soulignaient, s’accentuaient, comme si, sur les lignes d’un visage dessiné au crayon, quelqu’un passait rapidement un épais tracé à l’encre noire. Une profonde douleur secrète semblait lui labourer toute la chair, rétractant, tout à coup ce qu’il y avait d’élément jeune en sa physionomie, n’y laissant émerger que les saillies du squelette et le feu très ardent, mais étonnant, presque inhumain du regard. C’était si tragique et si clair, que celui qui en était témoin en frissonna. Il n’osa l’interroger davantage. Lee restait là, sur le dernier mot qu’il avait prononcé, muet comme une statue, mais livrant malgré lui le secret de sa grande douleur. Elle le rongeait évidemment, mais il la savourait encore ; il la magnifiait en lui-même : il savait que le seul palliatif pour un être de son espèce, était de s’enorgueillir de son mal. Son mal même, il l’idéalisait à outrance… Son mal était de ne pouvoir pas aimer.

Il payait la rançon de l’idéalisme ; sa nature d’homme se révoltait par moments contre l’orgueil de son esprit : l’une presque étouffée, se soulevait désespérément dans un effort dernier ; l’autre, implanté en maître, la piétinait et la refoulait sans merci.

Généraliser, idéaliser ; ne concevoir que l’essence et le type, le divin, la Beauté : besogne admirable qui place assurément certains créateurs au rang de demi-dieux. On oublie ordinairement que ces facultés héroïques ne se développent qu’au détriment des instincts fondamentaux, les plus simples de la nature humaine, lesquels ne se laissent arracher qu’au prix d’une espèce de martyre.

L’être réel et particulier : l’homme, la femme, n’existait plus pour Lee qu’en tant qu’intime et misérable cellule de l’être synthétique et superbe qu’il lui fallait imaginer, et dont la seule représentation hantait les désirs de sa chair et se prêtait volontiers aux vastes élans de son affectivité. Cependant sa nature d’homme, sur quoi s’étayent en définitive tous nos plus célestes échafaudages, se mourait faute de cette misère : aimer une femme !

L’ombre s’allongeait autour d’eux ; les hôtes des îles Borromées se faisaient plus nombreux autour des petites tables, et le jeu des cuillers contre la glace fondante et les parois des verres leur redonnait son habituelle musique argentine. Mme Belvidera s’assit non loin d’eux avec la petite Luisa, et fit comprendre d’un léger signe à son amant, qu’elle avait tout préparé pour leur fuite de cinq heures. Lee s’était levé et éloigné aussitôt, sans ajouter une parole à l’aveu bref qui lui était échappé. Il se dirigea du côté du lac, et, ayant repris son flegme, il alluma un cigare.

Toutes les personnes présentes le regardèrent descendre vers les jardins. La plupart inclinaient la tête un peu sur l’épaule. Dompierre se souvint d’avoir un jour vu Mme de Chandoyseau et sa suite l’admirer ainsi de loin, pour rien, parce qu’il était étrange, simplement. Aujourd’hui que son étrangeté prenait de la précision dans ces cervelles de moineaux, on se moquait de lui. « Il est vierge ! » telle était la phrase creuse que prononçaient toutes les bouches. L’était-il dans le sens vulgaire où ces personnes l’entendaient ? La question importait assez peu, depuis qu’était connue la triste virginité morale dont lui-même essayait de se faire gloire et dont il était accablé.

Le jeune homme resta un assez long temps, volontairement isolé, dans la torpeur de la chaude après-midi. Comme chaque jour, quelques notes de piano tintaient, sous les doigts moites d’une femme, interrompues infailliblement par la prompte fatigue de ces heures lourdes. Le tonneau d’arrosage, dans les allées de gravier, promenait son ondée quotidienne. Gabriel regardait de loin la jeune femme qui se préparait pour lui à la plus voluptueuse des soirées, et chacun des mouvements de sa nuque ou de ses mains lui faisait frémir toute la chair.

Où donc allait le pauvre Lee, à cette heure délicieuse et terrible ? Partait-il déjà pour une de ses promenades solitaires où, dans la compagnie de son vieux batelier muet, il s’acharnait, jusqu’au cœur de la nuit, à tirer de la puissance de son rêve l’équivalent du simple plaisir humain qui lui était interdit ? Ou bien, qui sait ? peut-être cherchait-il l’amour ? Peut-être épuisait-il son désespoir d’aimer, le long de ces belles rives peuplées de créatures si diverses ? Allait-il à Baveno, à Pallanza, ou simplement le long des petites maisons des pêcheurs, en quête d’un regard capable de lui fournir ce coup de folie, cette idéalisation élémentaire à quoi nous devons le désir, le désir première fonction de la vie, et à défaut duquel nous prenons cet aspect de mort qui avait paru si effrayant, une minute, sur le visage de l’idéaliste ?

L’heure approchant, Gabriel vint se joindre au groupe dont faisait partie Mme Belvidera. Il voulait faciliter son départ, auquel toutes sortes d’obstacles pouvaient vraisemblablement s’opposer, et dont le moindre, à sa prévision, n’était pas celui de laisser sa petite fille.

Cette enfant méritait toute l’adoration dont elle était l’objet. Elle avait une intelligence précoce qui ne nuisait pas, ce qui est rare, à la grâce tout ingénue de ses manières. Elle était d’une tendresse excessive et ressemblait physiquement à sa mère, avec un penchant méditatif, une attitude réfléchie, qui donnait au velours sombre de ses yeux un dessous profond que sa mère n’avait pas.

— Alors tu seras sage, Luisa ; et que feras-tu si maman rentre tard ?

— Je penserai à toi.

— Mais non ! mais non ! il ne faut pas tout le temps penser à moi. Tu joueras, et tu iras te coucher.

— Je jouerai si tu veux, mais ça ne m’amusera pas.

— Pourquoi ?

— Parce que je n’aime pas quand tu n’es pas là !

— Voyez-vous ça !

— C’est comme ça.

— Luisa ! on ne parle pas ainsi à sa maman : on fait ce que l’on vous commande et on se tait.

— Je ferai, maman, tout ce que tu commanderas.

Et elle reprenait avec un petit air entendu et résigné un travail à l’aiguille dont elle s’acquittait à l’émerveillement de ces dames. Après un silence :

— Et s’il m’arrivait malheur pendant que tu ne seras pas là, maman ? comme ça il n’y aurait pas moyen de te prévenir ? Il n’y a pas de télégraphe où tu vas ?

— Voyez-vous, la petite coquine, dit madame Belvidera ; elle veut savoir où je vais !… Mesdames, avez-vous vu une petite curieuse comparable à cette demoiselle ?

— Mais c’est très délicat, c’est très gentil de sa part, dit Solweg. Il ne faut pas lui en tenir rigueur !…

— Tu sais bien, Luisa, que je vais voir Madame X… qui est en ce moment à Pallanza.

— Maman, tu ne me l’avais pas dit !

— Mademoiselle ma fille, je vous en demande pardon ; dorénavant, je ne ferai rien sans vous prévenir !

Et après un silence, la petite reprenait avec une insistance très habile :

— Ça fait donc, maman, que s’il m’arrivait malheur, chez mad…

— Ah ! ça ! mais tu es assommante avec ton malheur ! En voilà des idées ! Quel malheur veux-tu qu’il t’arrive ? Et puis tout cela c’est de l’entêtement ! mademoiselle n’est pas contente parce que je ne l’emmène pas, voilà ! Tu sais bien que je ne veux pas que tu reviennes tard, en bateau…. Enfin, assez, n’est-ce pas ?

C’était la première fois que Gabriel la voyait parler un peu durement à Luisa. Il partageait toute la souffrance qu’elle en devait ressentir et l’aimait de faire cela à cause de lui. Mais il craignait la crise que cette contrainte pouvait amener et la réaction possible, l’abandon soudain du projet. Il fallait ruser avec une ténacité très dure contre l’extrême finesse de la fillette. La mère l’aimait à la folie, et il ne pouvait s’empêcher d’admirer et d’aimer cette enfant trop gracieuse et trop intelligente qui guerroyait contre lui avec des roueries de diplomate.

La petite avait renfoncé quelque temps une larme ; puis, voyant qu’elle ne pouvait la contenir, elle s’était levée précipitamment, et était allée se jeter sur les genoux de Solweg, pour qui elle éprouvait une grande amitié.

Était-ce un élan naturel ou une dernière ruse, la plus forte, assurément : l’emploi de la provocation à la jalousie pour attendrir sa mère ? L’effet fut infaillible. À peine l’enfant recevait-elle les caresses de Solweg que Mme Belvidera allait la prendre dans les bras de la jeune fille, la couvrait de baisers, et fondant elle-même en larmes, tout à coup, entraînait sa fille à l’intérieur de l’hôtel.

— Et vous, monsieur Dompierre, dit à brûle-pourpoint Mme de Chandoyseau, vous ne faites pas de promenade aujourd’hui ?

— Mon Dieu ! madame, j’ai un assez grand mal de tête, et je pense que j’irai marcher sur la route, quand la chaleur sera un peu tombée.

Il était ému de la scène qui venait de se passer, et la question méchante de cette pie-grièche lui faisait légèrement trembler la voix. Il rencontra sans l’avoir cherché l’énigmatique regard de Solweg, qui était fixé sur lui au moment où il parlait.

Peindre ce qu’il y avait dans ces yeux est chose impossible. De l’anxiété, de la pitié, une sorte de douce remontrance, une exhortation involontaire, un chagrin réel, enfin par dessus tout, une complaisance, un fond de sympathie, simple, franc, éclatant d’évidence, qui luttait contre tout le reste, et semblait noyer tout le reste dans l’humidité limpide de ce regard bleu. Il avait eu bien des impressions, par le court moyen d’un geste, d’un regard, d’un seul clin d’œil : jamais il n’avait éprouvé dans un temps aussi court et par un moyen aussi simple, une émotion si intimement cuisante et si complexe. Le résultat, en lui, fut plutôt une sorte de colère contre cette jeune fille sérieuse, presque silencieuse au milieu du jacassement des femmes, et qui voyait dans ses faits et gestes, qui percevait clair comme le jour, en ce moment-ci, le double jeu de Mme Belvidera et le sien, qui lisait son mensonge sur ses lèvres, au moment où il le prononçait, qui avait lu le mensonge pénible de la jeune mère à sa fillette, et comprenait aussi nettement le merveilleux instinct de l’enfant luttant contre l’absence insolite de sa mère. Qu’est-ce qu’avait cette demoiselle à venir regarder dans ses affaires ? Et sa sympathie par dessus le marché ! sa compatissante complaisance ! sa gracieuse indulgence envers l’auteur responsable de cette tragi-comédie ! qu’en avait-il faire en vérité ? Il la trouvait énervante au suprême degré.

Il s’en alla, en flânant, sur la route, afin de dépister tout au moins la surveillance de Mme de Chandoyseau, et prit une barque, fort loin de l’embarcadère de l’hôtel, désespéré d’ailleurs quant à la réussite de sa soirée à l’Isola Madre. Il eut un véritable étonnement, en faisant lentement le tour de cette île, après plusieurs crochets sur le lac, de découvrir la barque qui portait Mme Belvidera, amarrée déjà sur une petite plage naturelle… Il ne joua donc qu’incomplètement la surprise qui était nécessaire, à cause des bateliers, et entraîna la jeune femme hors de toute vue. Le bonheur de l’avoir là, à lui seul, dans cette île déserte à cette heure, et après en avoir désespéré, lui donnait une folie enfantine.

Luisa s’extasia tout de suite sur la richesse du paysage, sur le nombre et la magnificence des arbres où les beaux tons de l’automne commençaient à répandre ces cuivres rouges et ces vieux ors qui donnent aux feuillages une saveur majestueuse.

— Mais, dit-elle, je ne vois pas par où l’on pénètre dans votre île ?…

— Chut ! chut !… Savez-vous bien qu’il est tard et que l’entrée ordinaire nous est interdite : on ne doit pas entendre sonner la cloche des Borromées passé cinq heures du soir !

— Alors, par où passons-nous ?

— Par une porte dérobée…

— Oh ! mais c’est délicieux ! Dites donc ! mais il y a du danger à faire ça ?

— Je le crois bien ! figurez-vous qu’il y a neuf jardiniers robustes établis dans ce grand palais rose que nous apercevons de Stresa et d’Isola Bella, et vous frémiriez si je vous faisais la description de l’arsenal de défense dont ces gaillards-là sont munis, afin de tenir à l’abri du vol leurs graines, leurs plantes rares et les innombrables oiseaux qui peuplent cette forêt…

— Brrr ! fit-elle, tout en courant et sautant sur le rivage étroit que l’eau venait battre doucement. Sans compter, ajouta-t-elle, que nous débarquons un peu comme des malfaiteurs !…

Et elle s’élançait la première à l’assaut de la forteresse fleurie.

— Attention ! pas par là ! tenez, voyez ici ces marches naturelles qui s’enfoncent sous les branches… Bon ! c’est là notre brèche. En avant !

La petite porte était ouverte ; ils n’eurent qu’à en franchir le pas en déchirant de longs fils d’araignées. Le chemin qui s’offrait à eux était d’un romanesque achevé. D’énormes touffes de lierre pendaient à droite et à gauche, et leurs lourdes guirlandes se croisaient, çà et là, au-dessus de leurs têtes. Des vignes-vierges parasites enlaçaient avec des airs de paresse élégante le tronc des arbres, et, d’en haut, semblaient laisser pendre avec affectation leurs lianes de pourpre.

Pas un être humain, pas un bruit, sinon celui des oiseaux que leur passage effarouchait.

— Oh ! oh ! fit elle tout à coup, voilà le palais rose !

Et ce furent des exclamations sans fin, à mesure qu’ils approchaient de ce grand bâtiment, dont le dos uni et tendrement coloré communique tant d’agrément, de loin, à la grasse silhouette d’Isola Madre. Rien n’est plus joli que la façade qui donne sur les jardins intérieurs. L’entrée se trouve sous un portique surmonté d’une loggia ouverte où les pampres, les lierres et les églantiers serpentent en liberté au long des balustrades. De grosses touffes de fleurs emmêlées et lourdes se laissent tomber de l’appui des fenêtres et de la rampe de la loggia ; et si ce lieu était habité par des fées, on croirait volontiers, à l’heure indécise du crépuscule, que ce sont les bras nonchalants de ces belles personnes endormies.

Les portes étaient closes, au moment de leur arrivée : c’était une paix, un silence complets. On osait à peine marcher ; on retenait son souffle. Les plantes innombrables commençaient d’exhaler leurs baumes dans l’air amolli du soir.

— Venez !

Il la prit par le bras et la mena jusqu’à une fenêtre entr’ouverte du rez-de-chaussée. Elle se haussa sur la pointe des pieds, et regarda :

— Oh ! oh ! dit-elle, ça, c’est trop joli !

C’était une chambre ancienne, avec un mobilier rustique du siècle passé. On y avait vue d’un côté sur le lac, de l’autre sur les jardins tropicaux de l’île. Une quantité de fleurs fraîchement coupées, étalées un peu partout dans de larges paniers, laissaient choir une à une, les gouttelettes du dernier arrosage.

— Voilà, dit-elle, l’endroit où je voudrais vivre !

— Il est à vous !

Il avait gagné les bonnes grâces du chef des jardiniers qui, en lui faisant visiter la maison, lui avait expliqué que cette pièce était affectée au dépôt des fleurs cueillies chaque soir et que la belle Carlotta venait prendre, à la nuit, pour les vendre dans les hôtels et les villas, à Pallanza ou à Baveno. Pour son amour des fleurs, il avait donné au jeune homme toute permission de les venir respirer à son aise jusqu’au moment de leur enlèvement par la marchande des Borromées. C’était le plus délicieux rendez-vous d’amour.

Gabriel voulait entrer tout de suite.

— Oh ! non ! fit-elle… promenons-nous au moins !

Il lui reprit le bras et lui dit ce torrent de choses qui viennent confusément à l’esprit et aux sens lorsque l’être longtemps contenu, tout à coup déborde, à l’abri des importuns et de l’ordinaire badinage.

Ils marchaient au hasard des allées. Dans le désordre de leurs paroles, elle lui adressait subitement une question sur une plante exotique qu’elle remarquait au passage.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demandait-elle.

— Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? lui répondait-il en souriant.

— En effet !

Et elle riait, de son rire clair et magnifique, en renversant un peu en arrière sa taille qu’il soutenait et portait avec enivrement.

Elle était toujours vêtue de ces toilettes claires qui enchantaient son amant. Et son grand chapeau de paille blanche muni de dentelles retombantes faisait de toute sa personne la plus étonnante de ces fleurs extraordinaires aux noms inconnus, qui s’étalaient sur leur passage.

— Et vous, vous, qui êtes-vous ? lui dit-il.

— Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ?

— En effet ! puisque je t’aime !

En relevant les yeux, la grande beauté de la vue les éblouit. Deux trouées, l’une sous les branches d’un chêne à feuilles gigantesques, l’autre dans l’intervalle d’un massif de houx frisés et de camphriers, leur découvraient d’une part la corne méridionale du lac, et de l’autre la ville de Pallanza, blanche et charmante, assise au bord des eaux tièdes, comme une jolie fille paresseuse qui les attendrait à fraîchir avant de s’y baigner les pieds. Le soleil, à ce moment, passait de l’autre côté des montagnes ; une brise infiniment légère fit glisser une ride à la surface de l’eau ; des nuages chargés d’or s’élevèrent, et la pâleur de Pallanza s’anima jusqu’au rose d’une jeune chair. Les eaux elles-mêmes semblaient devenir molles comme du lait et en prenaient la teinte grasse et bleuâtre. La ligne des montagnes s’adoucit ; toutes les choses se résolurent en un attendrissement général. C’était une heure si touchante et d’une beauté si communicative, qu’ils en furent presque suffoqués et prirent tout naturellement la direction de « leur » palais et de « leur » chambre fleurie.

Ils couraient, ils traversaient en sautant les plates-bandes et les tapis de gazon. Elle s’arrêtait par moments, et portant la main à son cœur :

— J’ai chaud aux joues, disait-elle, sens un peu !…

Les oiseaux, se couchaient. Au milieu du ramage, on pouvait distinguer le cri des paons.

Gabriel et Luisa se retournèrent vivement à un bruit qui vint par une grande allée droite descendant jusqu’au lac par de longues marches plates et moussues.

— Voilà quelqu’un, dit-elle, j’ai peur !

— Folle ! dit-il, ce sont les paons !

En effet, une dizaine de paons remontaient gravement l’allée, comme une réunion d’imposants personnages.

Cependant, on vit dans l’ombre tombante, une forme humaine qui se glissait le long des hauts buis taillés. L’individu cherchait évidemment à se dissimuler : ce ne pouvait être un des jardiniers.

— C’est quelque gamin qui vient prendre des oiseaux ; il n’est pas dangereux pour nous, et c’est lui qui aura le plus peur en nous apercevant… Ah ! dit Gabriel, en le reconnaissant tout à coup, c’est l’amoureux de la belle Carlotta !

— Comment ! c’est ce méchant vaurien qui est si jaloux et qui ne la quittait pas d’une semelle, l’autre jour, à l’Isola Bella ?

— Pourquoi l’appelez-vous méchant ? Il aime cette fille ; il est jaloux et violent ; c’est bien naturel… J’espère toutefois que cet animal-là va nous laisser tranquilles !

Il parut gêné en les voyant et prit immédiatement une contre-allée qui l’éloignait de sa direction première.

— À la bonne heure ! s’écria Dompierre, en s’élançant vers un lourd rideau de lierre pour pénétrer sous le portique où se trouvait l’entrée de la chambre. Il le tenait relevé d’une main, pour permettre à la jeune femme de pénétrer promptement dans leur refuge.

— Tiens ! fit-il, le vent nous a fermé la porte !

Il souleva le loquet en se heurtant assez violemment contre la porte qu’il croyait devoir céder aussitôt. Elle était fermée intérieurement.

— C’est un peu fort, par exemple !

— Allons-nous en, je vous en prie, dit-elle ; il y a peut-être quelqu’un, j’ai peur !…

Elle avait déjà repassé le rideau de lierre, quand il entendit, que l’on remuait dans la chambre. Il demanda :

— Qui est là ?

Puis il prononça le nom du chef-jardinier. On ne bougea plus et ne dit mot. En l’entendant parler à quelqu’un, Mme Belvidera s’était enfuie.

Il alla la rejoindre sous un berceau de verdure où elle s’était réfugiée toute tremblante. Il la rassura contre un danger ; mais il était furieux… Quels étaient les importuns qui étaient venus s’emparer de « leur » chambre ?

— C’est quelqu’un qui a eu la même idée que vous, mon ami !

Ils ne purent s’empêcher de rire.

Au travers d’un groupe de bruyères arborescentes, ils apercevaient l’entrée du portique, légèrement noyé dans l’ombre. Ils imaginaient l’agrément que les derniers feux du crépuscule devaient donner à cette chambre fleurie. Ils ne pouvaient détacher les yeux de cet endroit.

— Ce sont peut-être les fées qui sont rentrées chez elles à cette heure-ci ?

Et ils regardaient les guirlandes lascives et parfumées qui débordaient des fenêtres et qu’ils avaient comparées aux bras des fées endormies. La maison était si jolie et le prestige de l’heure si favorable aux songes les plus chimériques, que cette gracieuse idée ne leur paraissait pas folle.

Comme il soupirait cependant, elle lui dit, à demi souriante :

— Après tout, peut-être votre ami le poète anglais a-t-il raison : pourquoi vouloir donner à l’amour, dont nous ne sommes seulement pas dignes de prononcer le nom, une forme délimitée qui ne saurait que l’avilir ?… Pourquoi ne pas user de toutes les choses du monde qu’à la manière d’un tremplin qui vous élance vers le ciel ?

Il lui baisait les bras, et elle riait de la tournure de sa pensée. Il n’osait pas lui dire ce qu’il savait de la douleur intime de l’original ascète. Il n’avait plus le courage de plaisanter ses manies, et il allait essayer de détourner le sens de la conversation, lorsqu’ils entendirent un peu de bruit du côté de leur portique, et virent une main qui soulevait le rideau de lierre. Mme Belvidera très émue serrait la main de Gabriel ; il attendait lui-même avec anxiété. Le lierre fut écarté ; une jolie tête parut, très reconnaissable, malgré la faible lumière ; c’était la belle Carlotta.

— Ah ! fit-il tout bas, petite coquine de Carlotta ! je gage que tu ne t’enfermes pas à double tour avec les fleurs pour en tresser des guirlandes à la madone ou à ton saint patron !

— Attendez donc ! dit Mme Belvidera, je crois qu’il y a quelqu’un avec elle…

— Parbleu, je le crois bien ! et comme ce n’est pas son amoureux officiel, je comprends la mauvaise mine que faisait celui-ci tout à l’heure, en longeant les buis.

— Ah ! je donnerais je ne sais quoi pour savoir qui est avec elle !

— C’est quelqu’un que je ne plains pas, et qui a du goût assurément.

— Le fait est que cette fille est d’une beauté !… Ha ! ha ! ha ! s’écria-t-elle, prise tout à coup d’un fou rire si violent que Gabriel dut lui poser une main sur la bouche de peur qu’elle ne se découvrît ; et elle lui indiquait le petit trou dans le feuillage : Regardez donc ! regardez donc !… C’est… c’est votre ami Dante-Léonard-William Lee !

Il vit en effet Dante-Léonard-William Lee qui se faisait épingler à la boutonnière, par la jolie fille, une magnifique fleur d’iris.

— Eh bien ! dit Mme Belvidera, vous avouerez que l’aventure n’est pas mauvaise : vous vous donnez la peine de préparer un joli nid, et c’est cet oiseau-là qui vient l’occuper à votre place. Un ascète !… ça ne vous fait pas rire ?

— Je suis abasourdi.

— Dites donc ! que pensez-vous de la… particularité ?

— Je pense que ce n’est pas celle-là qui le distingue du reste des hommes, mais je l’en distinguerais volontiers pour le moment en lui coupant la gorge, à lui, à l’exclusion de tout autre !

— Ne plaisantez pas avec ces choses-là ! Figurez-vous que j’ai une peur que l’autre, le vilain jaloux, ne se livre à quelque démonstration désagréable ! Il est là-bas : j’ai cru voir sa tête il n’y a qu’un instant, de l’autre côté des buis.

— Diable ! est-ce qu’il faudrait maintenant que je prévinsse Lee du danger qu’il court ? Ce serait mettre le comble à la facétie ! Voyez-vous que nous ne soyons restés à la porte de la chambre que pour veiller au salut de ce…

— Chut ! voilà Lee qui descend par le petit chemin qui nous a amenés ; il a sans doute une barque qui l’attend et il ne court aucun risque, mais c’est pour cette pauvre fille que j’ai peur. Vous ne connaissez pas la violence de ces petits hommes-là, chez nous. Ce Paolo est très capable de la tuer…

Ils sortirent de leur cachette et crurent devoir aller prévenir Carlotta de la présence de son fiancé, derrière les buis. Elle ne fut nullement troublée en les reconnaissant. Ils lui demandèrent de leur vendre des fleurs, en lui signalant la présence du garçon tapi là-bas avec une mine peu rassurante. Elle comprit tout de suite, et se contenta de hausser les épaules.

— Vous n’avez donc pas peur ?

Elle les regarda sans répondre. Toute sa figure exprimait une sérénité parfaite. Ses yeux splendides semblaient illuminer sa jolie figure ; elle avait le cou dégagé, et, une main posée tranquillement sur la hanche, elle paraissait défier l’univers, dans son inconscience. Sans doute, elle savait bien qu’elle n’aurait qu’à regarder le malheureux garçon pour voir tomber sa colère. Sa puissance était si évidente qu’ils ne gardèrent aucune inquiétude.

Par curiosité, tout au moins, ils voulurent la voir partir. Elle posa un des paniers de fleurs sur sa tête et en prit adroitement quatre autres qu’elle suspendit aux anses de ses bras. Ils descendirent derrière elle, dans son sillage embaumé. Sa barque était amarrée dans le voisinage, et ils la quittèrent pour aller rejoindre les leurs demeurées plus loin.

Ils n’avaient pas fait cent pas que le bruit d’une altercation les fit retourner, et ils distinguèrent une prise de corps assez violente qui avait lieu certainement entre la pauvre Carlotta et son soupirant jaloux… Gabriel s’élançait, quand il vit très nettement la Carlotta renverser l’homme sur le rivage, sauter dans sa barque et s’éloigner en un clin d’œil à grands coups d’aviron. Le garçon se releva ; il ramassa une pierre et la lança dans la direction de Carlotta. On ne vit pas tomber la pierre dans l’eau ; les deux amants tremblaient que la malheureuse ne fût atteinte. Le gars ramassa une autre pierre. Mais Carlotta éleva sa voix admirable et tranquille qui éveilla un écho au mur du palais et se répandit sur le lac paisible. Elle ne précipitait déjà plus sa course ; elle ramait avec son impassibilité ordinaire, et il n’y avait pas trace d’une émotion particulière dans le charme étrange de son chant impudique et candide. L’homme ne lança pas la seconde pierre. Gabriel et Luisa furent bercés tout le temps du retour par le chant ininterrompu de celle qu’ils croyaient la maîtresse de Dante-Léonard-William Lee.