Le Parfum des îles Borromées/V
V
Un matin, étant descendu dans les jardins avant que la grande chaleur ne fût élevée, Gabriel vit s’éloigner du côté d’Isola Bella une barque portant les couleurs françaises et où il reconnut, sous le toit de coutil blanc qui l’abritait du soleil, Mme Belvidera. Il héla aussitôt un batelier qui le connaissait et qui, par une attention délicate, se mit en devoir de hisser à l’arrière de l’embarcation le pavillon de son pays.
— Non ! non ! lui cria-t-il, mettez aujourd’hui les couleurs italiennes !
C’était un enfantillage amoureux autant qu’inoffensif.
À son arrivée au petit port d’Isola Bella, il rencontra la jeune femme attardée aux environs du débarcadère.
— Je vous confie, dit-elle, que j’aurais une grande envie de visiter Isola Bella sans la compagnie des touristes et des guides. Croyez-vous que cela soit possible ?
Il prit en riant le ton qu’avait Mme de Chandoyseau lorsqu’elle parlait de l’art mystique :
— Sphinge ! dit-il, ô vous dont la pensée demeure un mystère et qui sondez miraculeusement les arcanes les plus profonds !… qui vous a dit que j’avais eu la précaution de faire demander au comte Borromée la permission de me promener dans ses domaines à loisir ?… et de plus que j’avais précisément cette permission dans mon portefeuille ?
— Vrai ?
— Tenez ! fit-il en lui tendant la carte. Prenez ce talisman, il vous suffira de le présenter au chef-jardinier qui vous laissera aller en paix… Et je ferai comme lui, madame, ajouta-t-il en s’inclinant, puisque telle est votre répugnance pour les cicerones.
— Non, dit-elle, il paraît qu’il y a beaucoup d’escaliers et de pentes : vous m’offrirez le bras !
Et elle lança son rire clair et franc, faisant retourner la tête de plusieurs hommes du port qui demeurèrent les yeux fixés sur elle.
Gabriel ne pouvait pas quitter son visage, et il était affolé de son sourire ouvert sur la rangée des dents éclatantes. Il se tenait pour ne lui pas tomber sur la bouche :
— Je t’aime ! je t’aime ! prononça-t-il à demi-voix.
Elle reçut toute la chaleur de son amour sans rejoindre les lèvres, et la trace d’une langueur heureuse éteignit seulement dans ses yeux la flamme du sourire :
— Quel pays ! quel temps ! quelle beauté ! dit-elle enfin en lui enlevant son regard qu’elle promena tout autour d’elle, sur le port garni de petites barques de couleurs claires, sur le lac lumineux, sur les montagnes lointaines dont les cimes bleues se perdaient dans le ciel.
— Je suis folle ! dit-elle.
— Moi aussi !
— Dieu est trop bon, la terre trop belle…
— Oui, oui, il y a des moments où l’on oublie les conditions de la vie et où l’on touche la vie elle-même dans sa plénitude, comme un résultat merveilleux… D’ailleurs on ne sait pas, non, on ne sait pas ce que c’est ; on ignore ce qui vous passe par la chair et par la cervelle…
— Ça passe…
— Chut !
— Taisons-nous, vous avez raison.
Ils prirent le chemin du palais Borromée par où l’on gagne les jardins.
Il s’effaçait pour laisser passer la jeune femme sous les portes chargées outre mesure de vignes-vierges, de lierres et d’une pesante chevelure de lianes aux floraisons inconnues. Parfois il devait lui donner la main en la précédant, pour écarter les végétations encombrantes. D’autres fois il lui arrivait de la laisser faire quelques pas en avant, parce que ce qu’il avait voulu lui dire au moment où elle passait tout contre lui, expirait sur ses lèvres. Au reste, qu’a-t-on à dire dès que l’on aime ? Mais la beauté de sa taille et de ses mouvements l’accablait particulièrement. Elle était grande et développée ; mais mince à la ceinture et aux attaches ; ses gestes avaient de la lenteur et de l’aisance ; son visage était calme et heureux ; il semblait que ses yeux eussent la faculté d’adoucir les gens et les choses, et que tous ses environs reçussent d’elle on ne sait quelles facilités, quels contours arrondis, ou quelque chose de comparable à la caresse générale, tiède et savoureuse d’un bain.
Elle escaladait sans fatigue les terrasses superposées ; empruntait une sorte de légèreté au maniement de son ombrelle blanche, et, se retournant de temps en temps, elle disait, dans le pur éclat de son bien-être :
— Comment ça va-t-il ?
— Ah !
Elle s’arrêtait tout à coup :
— Dieu que ça sent bon ! Qu’est-ce que ça sent ?
Ils passaient sous d’énormes magnolias en fleurs et des massifs de roses les entouraient ; mais, pour lui, il marchait dans son sillage et croyait ne respirer qu’elle.
— Qu’est-ce que ça sent ? répétait-il gauchement.
— Dites ! dites ! fit elle en lui cognant l’épaule du bout de son ombrelle qu’elle avait fermée pour passer sous les branches basses.
Elle le vit pâlir un peu en battant des narines. Elle lut dans ses yeux toute la pauvreté servile du chien qui marche à côté de son maître et jette sur la main qui le tient en laisse un regard d’esclave et d’amoureux. Elle se pencha vers lui comme une déesse pitoyable et lui tendit ses lèvres, toute sa bouche imprégnée du parfum de sa jeunesse et de ce matin enchanté.
Après une longue étreinte, seulement, elle songea à regarder si personne ne les voyait, et à cette pensée, elle rougit très simplement, très sincèrement.
Ils montaient en silence les marches de marbre de la dernière terrasse. Elle ramassa à ses pieds une feuille gigantesque de quelque plante tropicale, et s’en servit avec grâce comme d’un éventail. Elle s’arrêta, un peu essoufflée, à la fin.
— Pas une âme dans les jardins, ce matin ; nous sommes seuls, nous sommes bien…
Il se rapprocha d’elle ; ils n’en finissaient pas de gravir ces escaliers.
Arrivés sur la grande plate-forme aux dalles de marbre qui domine l’île entière et est comme le faîte d’un colossal reposoir, ils s’accoudèrent à une balustrade regardant le lac. Le soleil ardent l’immobilisait tout entier, et les villages avaient l’air d’être couchés sur les rives, comme des bêtes bienheureuses. En face d’eux, Stresa perdu dans la brume de chaleur, mais dont on distinguait le drapeau du débarcadère, souvenir de leur arrivée et de l’angoisse qu’avait causée au jeune homme celle qu’il appelait la « Sirène ». Puis venaient, le long de la route, la série des jardins aux arbres courts, soigneusement rognés pour le souci de la vue du lac : les jardins de la duchesse de Gênes, et ceux de l’hôtel, témoins de leurs aveux. Vers la gauche, l’Isola Madre, la mère du groupe des Borromées, gorgée de végétation, paraissait dormir, repue, derrière son grand palais rose peuplé de jardiniers. Quelques voiles blanches filaient au loin.
Après une minute de songerie muette en face d’une des plus belles vues du monde, Mme Belvidera dit, d’un ton de religieuse admiration :
— Mon ami, voilà des moments inoubliables…
Il fit signe qu’il pensait comme elle. Elle hésita un peu, avant d’ajouter :
— Vous êtes, je crois bien, le premier homme que j’aie rencontré, et qui soit capable de ne pas interrompre d’un mot la grande émotion que l’on éprouve à côté de lui… J’ai vu beaucoup de belles choses et de beaux paysages ; ils m’ont toujours été gâtés par quelqu’un.
Cette phrase fut doublement sensible à Gabriel, parce qu’il pensait qu’elle faisait peut-être allusion par ce « quelqu’un » à son mari, de qui ils n’avaient jamais parlé, et qui lui avait paru si loin, dans la première exaltation, que son image, vraiment, ne l’avait pas atteint un seul instant. Qui était-il, comment était-il ? Cette question si tôt venue d’ordinaire à l’esprit de qui s’éprend d’une jeune femme mariée, avait été étouffée chez lui par la farouche, absorbante et soudaine passion que la Florentine lui avait inspirée. Pensait-elle à lui en ce moment, à quelque propos fâcheux qu’il aurait eu en face des lieux qu’ils avaient visités ensemble ? La comparaison qui s’établissait alors dans son esprit, si favorable qu’elle parût être à l’amant, troubla la limpidité de son bonheur. Il vit qu’elle-même avait un pli léger au front, qu’elle effaça presque aussitôt pour se replonger dans la rêverie en regardant au loin. Mais elle semblait ne plus rien voir. À quoi pensait-elle ? Il commençait d’en souffrir, quand tout en continuant d’ouvrir de larges yeux dans le vide, elle se rapprocha de Gabriel et lui saisit la main appuyée sur la balustrade brûlante, en desserrant les lèvres du geste particulier qu’elle avait pour appeler le baiser.
Il étreignit sa main, et il s’approchait de sa bouche. Un bruit les fit retourner brusquement du côté de la terrasse peuplée d’innombrables statues et plantée d’obélisques de marbre rose.
Une faible brise venait de détacher de l’arbre deux oranges, et les fruits, ayant rebondi sur la paroi des caisses, roulaient jusqu’à leurs pieds.
Elle poussa un cri de surprise et rit d’avoir eu peur pour si peu. Au même instant, les célèbres colombes des Borromées s’élevèrent ; elles passèrent en tournoyant au-dessus de leurs têtes, firent ainsi plusieurs fois le tour de l’île ; puis leur troupe élégante alla s’abattre sur la toiture du palais qu’elle parut couvrir d’une épaisse cendre bleue.
Il se pencha au-dessus de la balustrade, d’où la vue surplombe les terrasses superposées.
— Voilà, dit-il, la cause de l’émoi des colombes ; c’est l’heure où les premiers visiteurs vont leur jeter du grain dans la grande cour du palais, et j’aperçois la première troupe de nos trouble-fête qui s’avance là-bas sous la conduite d’un jardinier.
— Ils vont venir là ?
— Certainement, c’est d’ici qu’on leur fait voir le profil de Napoléon couché sur la montagne…
— Où ça ? où ça ? fit-elle.
— Ah ! ah ! vous aussi, dit-il, en riant de ce genre de curiosité. Et il lui fit voir le profil de Napoléon. Elle se haussait sur le bout des pieds. Tout en riant, il la trouvait adorable.
— Je suis enfant, dites ?
— Mais non : femme, simplement.
— Ah ! trop ! trop ! dit-elle avec un gros soupir et l’embrassant avant de se mettre à courir pour éviter la troupe des touristes.
— Où allez-vous ?… mais vous allez tomber sur eux tout juste par là !…
— Par où faut-il aller alors ?
— Venez, venez de ce côté !
Ils descendirent quatre à quatre des marches et des marches ; d’autres oranges tombaient à la secousse du sol, et leur roulaient sur les talons.
— Ne riez donc pas ! mais ne riez donc pas ainsi ; vous allez vous couper le souffle !
La chaleur et la course rosaient la peau de ses joues habituellement mate, et sur les tons de paille, illuminés de soleil de la garniture intérieure de l’ombrelle, sa figure prenait une extraordinaire animation. Par le simple caprice de fuir les touristes, elle se faisait une peur terrible de les rencontrer et, à chaque tournant d’allée, poussait des cris. De grands lézards se précipitaient affolés derrière les espaliers. Elle écrasait du pied les extrémités débordantes de lourdes plantes grasses. Les colombes avaient repris leur vol tournant et semblaient jouer comme eux.
— Les voilà ! criait Mme Belvidera.
— Qui ? les touristes ?
— Non, les colombes !
Et elle était tout heureuse de lui avoir fait peur ; car il en arrivait à partager sa crainte de tomber dans cette agglomération compacte de malheureux réunis autour d’un guide qui leur récite durant une grande heure le catalogue complet de l’horticulture. Il s’arrêta en face d’une portière de lierre qui devait fermer l’entrée d’une grotte, et fit signe à la jeune femme de venir se réfugier là-dessous. Il souleva l’énorme et lourd rideau végétal, et ils se trouvèrent dans une obscurité complète.
— Oh ! comme il fait noir là-dedans ! dit-elle.
Alors, il la saisit dans ses bras. Il lui baisait confusément les cheveux, le cou et le visage, et ses lèvres ivres lui happaient la gorge dont la forme était sensible au travers de la chemisette légère. L’odeur de sa peau moite se mêlait bizarrement à un relent de terreau gras sans doute déposé dans la grotte, et à l’âpre saveur des lierres.
— Écoute, écoute ! fit-elle, oh ! cette fois-ci ce sont eux… Nous allons les voir passer à travers le rideau de lierre !
— Ah ! mais… ah ! mais… il ne faudrait pas tout de même qu’ils s’avisassent d’entrer ici !
— Il ne manquerait que cela ! par exemple !
— Mais cela serait très possible !
— Oh ! que j’ai peur ! que j’ai peur !
Elle allait se blottir au fond de la grotte. Elle renversa des outils de jardinage dont l’acier se choquant fit du bruit, et elle vint plus morte que vive se jeter au cou de Gabriel.
Fort heureusement, un éclat de rire général, parti du groupe des touristes, avait couvert le bruit malencontreux. Le guide répéta en italien le plaisant propos qui avait valu cette forte hilarité de la part d’une dizaine d’Allemands qui étaient là. Il expliquait que cette grotte portait le nom de « chambre de Vénus » et que la tradition voulait que le manteau de feuillage y fût poussé naturellement, sans que personne y eût mis la main, et pour la seule raison de la pudeur. Tout le monde trouva l’à-propos excessivement drôle, car on n’est pas difficile sur la qualité de l’esprit au cours d’une excursion botanique.
Ce disant, le guide facétieux secouait le manteau de lierre de la façon la plus inquiétante et sans se douter que sa plaisanterie médiocre avait pour les amants un sel particulier. Dans une des éclaircies que leur valait le balancement imprimé par ce satané bonhomme à la portière naturelle, Gabriel faillit pousser lui-même une exclamation. Il venait d’apercevoir, derrière le groupe barbu des Teutons, M. et Mme de Chandoyseau ! Si par malheur une tige de lierre venait à se rompre et à les découvrir, Mme Belvidera était compromise, et aux yeux de cette pie-borgne de Parisienne qui tenait à sa merci tout l’Hôtel des Îles Borromées.
Il avoua son inquiétude à la jeune femme. Elle-même reconnut leurs bons amis les Chandoyseau par la fenêtre intermittente dont le jardinier les gratifiait trop abondamment.
— Mais, dit-elle, ils ont avec eux une jeune fille que je n’ai pas aperçue encore à l’hôtel ?
— Allons donc ! Madame de Chandoyseau connaîtrait quelqu’un dont elle ne nous aurait pas entretenus ?
— Mon ami, cette jeune fille, qui est fort bien, entre parenthèses, donne le bras à Madame de Chandoyseau.
Ah ! Dieu soit loué ; les voilà qui s’en vont ! dit-elle en l’embrassant avec toute la joie d’être sauvée.
— Mais non ! mais non ! fit-il vivement, en la repoussant, cette jeune fille est encore là… tenez ! tenez ! la voici… ah ! saprelotte !…
Il avait eu à peine le temps d’écarter la tête de Mme Belvidera, que la jeune fille demeurée en arrière, soulevait le rideau de lierre et passait dans la déchirure lumineuse qu’elle produisait à leurs yeux, sa très jolie tête blonde qui demeura pétrifiée en apercevant un monsieur et une dame élégants enfermés là et la dévisageant elle-même avec les marques de l’effarement le plus complet. Elle rougit ; fit le mouvement de se retirer ; mais sa stupéfaction même la laissa assez de temps inerte pour qu’elle gardât de leurs physionomies une empreinte suffisante à les inquiéter. Enfin elle s’enfuit en courant, et ils entendirent la voix aigrelette de Mme de Chandoyseau :
— Solweg ! Solweg ! eh bien ! que fais-tu là, ma jolie ?
Ils se regardèrent réciproquement en prononçant l’un et l’autre à la fois le nom de « Solweg. »
— Solweg ? dit Mme Belvidera, qu’est-ce que c’est que ça ?
— C’est un nom du nord, un nom ibsénien…
— Cette jeune fille, alors, serait une Scandinave ?
— Ou une Parisienne au goût du jour… une artiste, peut-être, ou un jeune bas-bleu : « Solweg » doit être un pseudonyme.
— Vous croyez ?
— En tout cas, si c’est une amie de Madame de Chandoyseau, ça doit être une farceuse…
— Elle est bien gentille.
— Plaise au ciel qu’elle soit discrète !
— Ça, ce n’est pas possible.
— Peut-être que si, tout de même ; cela dépend du degré d’intimité où elle est avec Madame de Chandoyseau…
— Mon ami, vous savez aussi bien que moi qu’il n’y a pas de degrés dans l’intimité de Madame de Chandoyseau : si cette petite est ce que vous croyez, elle ne tiendra pas sa langue. Madame de Chandoyseau est édifiée à l’heure qu’il est.
— Et c’est la femme la plus heureuse du monde !…
— Après moi ! interrompit Mme Belvidera, voulant montrer par là que rien ne pouvait entamer son bonheur.
— Merci, ma chérie !… ma chérie !…
— C’est égal, ajouta-t-il, notre bonne amie de Chandoyseau nous gardera une terrible rancune, pour deux raisons : d’abord parce que ses bons soins nous auront été superflus, alors qu’elle eût voulu nous jeter dans les bras l’un de l’autre ; ensuite parce que ce n’est pas elle qui nous aura vus la première dans cette attitude… Quant à nous, il faut sortir de la « chambre de Vénus » et voici l’heure du déjeuner. Retournons-nous à Stresa ?
— Je n’en ai guère envie, et vous ? Ne peut-on pas déjeuner dans l’île ?
— Mais si !
— Quel bonheur ! dit-elle en se courbant pour passer sous le maudit lierre ; et dans la joie de recouvrer la lumière, de revoir le paysage resplendissant dans la chaleur de midi, elle se mit à sauter avec l’insouciance admirable que donne la santé et la beauté plus fortes que tout.
— Nous risquons de tomber dans nos connaissances qui pourraient bien avoir eu la même idée que nous !
— Tant pis ! tant pis ! dit-elle, nous dirons la vérité. Ne nous sommes-nous pas rencontrés ce matin par hasard ?
Il remarqua que, pour la première fois, elle laisserait déjeuner la petite Luisa seule avec la femme de chambre ; il se garda bien de paraître s’en apercevoir, et, dans son égoïsme d’amant, il en fut secrètement heureux.
Ils descendirent ensemble jusqu’au village qui environne la petite église et le port d’Isola Bella, sans se préoccuper davantage d’autres visiteurs qui les croisèrent à plusieurs reprises.
En arrivant sur la place, ils aperçurent un groupe assez compact de personnes entourant un objet de curiosité qui ne pouvait être qu’un blessé ou un peintre. Ils firent comme tout le monde, et, se haussant sur la pointe du pied, reconnurent Dante-Léonard-William Lee qui peignait, sur une large feuille de papier teinté, des figures aux formes étranges.
Il avait toutes les peines à contenir la foule des indigènes et des touristes qui, formant autour de lui un cercle complet, ne lui laissaient pas apercevoir le modèle qu’il semblait chercher sans le pouvoir découvrir à travers toute cette affluence.
— C’est bizarre, fit Mme Belvidera, il a l’air de s’inspirer de quelque chose qui serait placé là-bas, du côté de l’église, et il fait des sortes d’arabesques qui n’ont ni queue ni tête.
— Ce n’est pas cela qui m’étonne, dit Gabriel, mais je suis curieux de voir où il puise son inspiration…
À ce moment, les personnes qui se trouvaient devant lui ayant enfin compris qu’elles gênaient l’artiste, s’écartèrent, et l’on reconnut la Carlotta qui faisait les cent pas devant les marches de l’église. Elle avait ses beaux cheveux bruns, épais, noués négligemment sur la nuque ; ses bras superbes, un peu hâlés, étaient nus jusqu’au delà du coude ; on sentait sa gorge forte et libre sous un corsage de pauvresse à demi boutonné, et elle marchait en se balançant sur des hanches saillantes et paresseuses.
À cette heure-là, elle était marchande d’éventails et de paniers de paille dans une petite boutique construite en planches, et les rares acheteurs lui laissaient le loisir de bavarder, de rire et de s’étirer au soleil.
Cinq ou six femmes étant venues s’asseoir sur les marches où des arbres répandaient l’ombre trouée de leurs hautes branches, Carlotta se campa debout en face d’elles et les poings aux hanches. Sa silhouette était une merveille. Par cette belle fille simple, la nature confirmait le plus pur classicisme ; on eût cru voir un dessin de Raphaël. Elle avait le nez des marbres romains, de grands yeux gris et fins, et le dessin des lèvres d’une netteté presque invraisemblable.
Une enfant passa, qui portait sur la tête un bassin de cuivre rempli d’eau. Les femmes l’arrêtèrent ; elles trempèrent l’une après l’autre un verre dans l’eau pure et elles en avalaient d’un trait le contenu. Carlotta but, s’étira les bras, les tint un moment élevés et les reposa nonchalamment sur ses hanches. Quelqu’un la fit éclater de rire tandis qu’elle buvait un second verre d’eau qui se répandit sur sa robe. Elle la retroussa d’un geste prompt, franchement et très haut, mais sans la moindre hésitation, sans vulgarité, sans donner le soupçon de l’immodestie, tant ses mouvements étaient spontanés, simples et près de la nature.
Des hommes du port, des bateliers, en passant, s’arrêtaient près d’elle ; quelques-uns essayaient de la lutiner ; elle se défendait en riant et leur allongeait de grandes tapes lourdes. Mais l’un d’eux, un gars de vingt ans, fort et trapu, avec un regard timide et sombre, étant survenu, se posta derrière elle, sans lui parler. Dès lors personne n’osa plus la lutiner.
Lee prononçait à demi-voix des exclamations. Tout à coup, il se leva, et l’on crut qu’il allait embrasser cette jolie fille, dans l’exaltation de son enthousiasme. Mais sa froideur britannique ou une certaine timidité l’interrompirent dans son élan, et, arrivé près de Carlotta, il dit simplement qu’il voulait boire un verre d’eau. Carlotta passa de l’eau dans le verre et s’apprêtait à l’essuyer.
— Non, non ! dit-elle, je veux boire après toi seulement.
Le gars sombre se dressa tout à coup comme s’il voulait s’opposer à toute tentative de galanterie.
— Paolo ! dit-elle, en lui donnant un soufflet vigoureux qui ne fit rire que les étrangers. Puis elle porta le verre d’eau à ses lèvres, et le tendit au poète qui le but pieusement.
— Bravo ! bravissimo ! s’écria de loin une voix bien connue.
C’était Mme de Chandoyseau, arrivant au milieu du groupe des touristes allemands, et flanquée de son mari et de l’énigmatique Solweg.
Enthousiasmée à son tour de l’action galante du poète, elle reproduisait le geste qu’il avait en buvant ; et elle dit qu’elle voulait boire après lui.
— Herminie !… voyons, ma chère Herminie, faisait M. de Chandoyseau en s’épongeant le front ruisselant, à l’aide d’un petit mouchoir de soie bleue.
— Mon ami, répondait Herminie, je vous dis que cet homme-là est divin !
Mais déjà elle oubliait de boire et se précipitait du côté des dessins.
Elle faillit se pâmer dès qu’elle les aperçut. Elle les tenait à la main, les tournait, les retournait dans tous les sens, et poussait de petits gloussements de béatitude. Lee s’approcha et s’aperçut qu’elle les regardait à l’envers ; il les lui redressa bénévolement dans la main :
— Non, non : dans ce sens-ci.
Mme Belvidera toucha le coude de son compagnon ; ils rirent l’un et l’autre de tout leur cœur. Mais peu de gens s’aperçurent du sel de la petite scène. Il faut dire que l’on ne savait trop par où prendre ces images. C’étaient des entrelacs gracieux formés de lianes végétales se métamorphosant peu à peu et prenant ici et là des rudiments de formes humaines, s’épanouissant enfin en délicieux corps de femmes ou d’adolescents dont les plus achevés semblaient se reverser avec ivresse dans le calice de fleurs imaginaires où ils s’absorbaient à nouveau tout à fait. Tout cela était encore vague, légèrement esquissé et voilé à dessein sous un estompage nuageux. On ne le distinguait qu’avec de l’application et après une certaine accommodation de l’œil. Mme de Chandoyseau n’y avait certainement rien vu.
Le vocabulaire de ses louanges se déroulait sans cesse et sans fatigue sur ses lèvres, avec cette monotonie dans la répétition inconsciente qui rend impatientant par exemple le babillage des hirondelles. Le motif principal de son exaltation venait de ce qu’un homme pût tirer tout cela de soi, n’imitât rien ni personne, enfin ne se posât point « servilement devant la nature. »
— Pardon, dit doucement Dante-Léonard-William, je ne pourrais rien faire du tout sans Mademoiselle Carlotta qui est une admirable créature et que je tâche de voir là-bas à travers ces gentlemen… C’est sa beauté qui a tout le mérite.
Mme de Chandoyseau se mordit les lèvres pour n’avoir pas trouvé cela.
Elle ratait une occasion excellente d’entrer dans l’estime du peintre-poète, que les compliments les plus outranciers laissaient glacial. Elle se tut, prit sa mine chiffonnée, et quittant des yeux les dessins fameux, elle aperçut Mme Belvidera et Dompierre. Leur présence lui offrait une digression si opportune qu’elle se précipita et les incendia du feu qu’elle avait à répandre.
Elle appela simultanément son mari et Solweg qui étaient allés s’asseoir contre une barque de pêcheur échouée sur le rivage, à l’ombre grêle d’un acacia.
— Comment, vous ne savez pas ? dit elle, mais en effet, vous ne pouvez pas savoir : Solweg est arrivée ce matin par le bateau de sept heures, inopinément ;… on a frappé à ma porte ; je rêvais ; — je rêve beaucoup, surtout le matin — je rêvais à quoi donc ?… est-ce que je sais ? je rêve à tant de choses… Bref, j’ai cru que le feu était à l’hôtel. Hector ronflait dans la chambre voisine. Je lui crie : « Hector, levez-vous donc ! il y a quelque chose ! » Ah bien, ouiche ! comme si je chantais ! Je me lève donc moi-même ; je vais ouvrir. Qui est-ce que je vois ? Qui est-ce qui tombe dans mes bras ? Solweg.
— Qui est cette demoiselle Solweg ? firent d’un même mouvement les deux jeunes gens.
— Comment, vous ne savez pas ? Comment je ne vous ai pas parlé de ma sœurette, de ma petite sœur Solweg ? Mais après tout, c’est bien possible ! je l’ai toujours si présente à l’esprit, la chère, que je crois avoir déjà parlé d’elle au moment où je vais prononcer son nom, et je ne voudrais tout de même pas que l’on trouvât que je rabâche…
Et elle continua de bavarder pendant que M. de Chandoyseau s’avançait doucement avec sa gracieuse petite belle-sœur. On la présenta successivement à Mme Belvidera et à Dompierre.
Elle avait légèrement rougi en les apercevant ; elle rougit davantage quand elle apprit par leurs noms qu’ils n’étaient pas mariés. Eux-mêmes furent extrêmement embarrassés. Leur cas était pire qu’ils ne l’avaient pensé tout d’abord : car ils avaient cru être exposés à l’indiscrétion d’une petite curieuse, et ils se demandaient s’ils n’avaient pas tout bonnement scandalisé une très candide jeune fille.
« Allons donc ! fit à part lui Gabriel, la sœur de la Chandoyseau une candide jeune fille, c’est tout à fait invraisemblable. C’est une petite sotte comme sa sœur aînée ; mais elle est un peu gênée de se trouver si tôt en présence des héros du roman qu’elle a découvert ; tout le monde le serait à sa place ; elle ne tardera pas à faire de nous des gorges chaudes. »
Mme Belvidera, moins promptement rassurée que lui, voulait retourner à Stresa ; mais elle lut sur sa figure une si parfaite tranquillité recouvrée, qu’elle fut sans force pour refuser l’invitation à déjeuner que leur faisait Mme de Chandoyseau.
Gabriel lui dit à la dérobée ce qu’il pensait de la jeune fille.
— Vous croyez ? dit-elle. Dame ! vous connaissez mieux vos Parisiennes que moi ; il faut que je m’en rapporte à vous !… mais cette petite a une figure charmante.
— Vous ne trouvez pas qu’elle ressemble à sa sœur ?
— Oui et non !
— Bast !… et puis elle s’appelle Solweg ! Voyons, vous ne me ferez pas croire qu’une demoiselle qui s’appelle Solweg, et qui est la sœur de Madame de Chandoyseau, n’a pas couru les couloirs des théâtres soi-disant artistiques, les cheveux en bandeaux plats, en compagnie de petits pédants efflanqués, au front idéaliste et à la main cynique. Mais oui, c’est comme cela que ça se fait ! et je vous parie que votre petite vierge a pour amie quelque peintresse ou sculpteuse sans gorge ni hanche et que l’on trouve dans son atelier posant elle-même, toute nue, devant la glace.
— Oh ! oh ! taisez-vous, vous êtes abominable… Eh bien ! mais dites donc ! je ne dîne pas avec ces gens-là, moi.
Il comprit la sottise qu’il commettait en s’excitant lui-même à abîmer une pauvre enfant qu’il ne connaissait pas, et dans le seul but de se vouloir persuader qu’il n’avait pas souillé des yeux purs.
— Je ne sais rien de ce que je dis, après tout ; je m’emporte sans raison et très imprudemment… Madame de Chandoyseau est insupportable, mais elle peut bien être la plus honnête femme du monde. Les Chandoyseau sont…
— D’ailleurs, dit Mme Belvidera, je ne veux même pas savoir ce que je fais ; je ne sais rien, moi, je ne pense à rien ; je suis là, vous êtes là : je suis folle, je reste.
— Merci, et pardonnez-moi les vilaines choses que je vous ai dites. Mais, voyez-vous, je vous aime, Luisa, je vous aime ! je voudrais vous aimer sans que personne pût en être choqué ;… personne qui compte, entendez-vous ? personne ayant un cœur, une intelligence pour vous apprécier et vous chérir, comprenez-vous ? sans que personne d’ainsi fait enfin, ne vous diminuât dans son esprit. Tenez, par exemple, notre Chandoyseau, eh bien, ça m’est égal qu’elle pense ou qu’elle sache n’importe quoi ; elle inventerait ce qui ne serait pas ! elle n’est personne. Eh bien ! je voudrais, au fond de moi, en ce moment-ci, que cette petite, qui sait, elle, qui a vu, je voudrais de tout mon cœur que cette petite, elle aussi, ne fût personne !… Alors tout ça me met la tête à l’envers.
Ah ! ça, mais, dites donc ! ajouta-t-il avec l’acharnement, que l’on met dans ces cas de suggestion volontaire, d’où est-ce qu’elle est tombée, à propos, cette Solweg ? Elle vient comme cela de Paris, toute seule, comme un jeune homme, en voilà des façons !…
— Mais non ! mais non ! vous n’avez donc pas entendu que Madame de Chandoyseau nous expliquait les circonstances de l’arrivée de sa sœur ?
— J’avoue que je n’ai pas entendu : au bout d’une minute du verbiage de cette femme là, je ne perçois plus rien de rien.
— C’est quelquefois dommage ; cette fois-ci, en tous cas, cela vous eût épargné un jugement téméraire à l’encontre de cette jeune fille qui m’intéresse, je l’avoue, je ne sais pourquoi. Madame de Chandoyseau nous a dit que son frère, vous savez, le peintre Antonius Plaisant…
— Comment, Antonius Plaisant est le frère de Madame de Chandoyseau ?
— Mais, mon ami, vous tombez de la lune ! vous n’écoutez jamais Madame de Chandoyseau, même pas la première minute, car elle nous a parlé maintes fois de son célèbre frère. Enfin, Antonius Plaisant chez qui Solweg était demeurée à Paris, pendant le voyage de sa sœur, ayant été appelé soudainement à Venise, comme arbitre, pour une question de médaille à décerner dans je ne sais quel concours de peinture, et sachant que les Chandoyseau étaient pour plusieurs semaines au lac Majeur, a amené sa petite sœur jusqu’à Milan, d’où il l’a expédiée à Stresa ce matin, en compagnie de la femme de chambre de Madame de Chandoyseau qui était restée au service de Solweg. Antonius n’avait pas prévenu parce qu’il sait l’affection qu’a la sœur aînée pour la cadette, et qu’il était certain de l’heureux effet de cette surprise. Est-ce clair ?
— Et Antonius ?…
— Antonius a filé tout droit sur Venise. Ce n’est pas un homme qui a du temps à perdre.
Mme de Chandoyseau frappant dans ses mains leur criait du haut de la petite terrasse de la trattoria où des tables proprettes étaient disposées pour le déjeuner :
— Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce que c’est que ces bavards-là ! Voulez-vous bien vous dépêcher ; le risotto vous attend, et venez voir un peu les jolies flasquettes de chianti ! Quand on pense qu’à l’hôtel on nous le sert dans des bouteilles ordinaires ! il faut se plaindre ; nous nous plaindrons, n’est-ce pas, Hector ? n’est-ce pas, vous ? il faut rédiger une pétition : je la ferai apostiller par mon ami le révérend Lovely…
— Le révérend ?…
— Lovely ; Lo-ve-ly ! Vous savez bien, le clergyman, mon clergyman. Figurez-vous, ma chère, dit-elle en se penchant à l’oreille de Mme Belvidera, figurez-vous qu’il me fait la cour !…
— Oh !
— Comme j’ai l’honneur de vous le dire !
— Mais ! et mistress Lovely ?…
— Mistress Lovely n’y voit que du feu ; mistress Lovely m’adore, positivement ! C’est une femme d’une simplicité sublime… Je vous raconterai quelque chose à ce propos…
— Dites donc !
— Non, non, une autre fois… j’ai peur que Solweg ne m’entende…
— Dites donc ! dites donc !
— Eh bien ! figurez-vous que mistress Lovely vint avec moi hier à l’église catholique, pour m’accompagner simplement, bien entendu. Or il y a dans cette église un petit tableau de la primitive école lombarde que l’on nous indiqua comme une curiosité. C’est un Adam et Ève ; oh ! mais peint avec une conscience, un scrupule des détails, une minutie, une exactitude, enfin tel que l’on est gêné, je vous le dis franchement. Mistress Lovely pinça les lèvres ; je crus qu’elle était choquée et je m’attendais à ce qu’elle se lançât dans une violente diatribe contre ces pauvres catholiques un peu grossiers dans leurs images. En effet, elle me dit en haussant les épaules : « Ces gens-là sont stupides, very stioupid : Adam et Ève n’avaient pas de nombril ! »
J’en suis restée moi-même stupide, very stioupid ; si je m’attendais à la trouver courroucée, ce n’était pas pour une inexactitude !
— Cela indique un sens approfondi de l’Écriture en même temps qu’un esprit observateur et fortement plié à la logique. Vous nous ferez connaître mistress Lovely ?
— Comment donc !
— Herminie ! voyons, est-ce que c’est bientôt fini ? soupira M. de Chandoyseau en fichant un coin de sa serviette dans la large échancrure de sa chemise de flanelle blanche ; ma chère amie, je meurs de faim, et Solweg a passé la nuit en chemin de fer…
— Mais non ! mais non ! interrompit Solweg, dont l’organe était assez agréable, je n’ai pas passé la nuit en chemin de fer !
— C’est ta sœur qui me l’a raconté, fillette ; à moins qu’elle n’ait pas compris ce que tu lui as dit…
— Elle n’a pas compris ce que je lui ai dit : nous sommes arrivés à Milan hier soir, nous avons dîné à l’Hôtel de la Ville où il y a un portier qui ressemble à M. Casimir-Perier, en un peu moins distingué, mais plus savant, certainement, car je me suis amusée pendant vingt minutes à l’entendre parler anglais à droite, allemand à gauche, italien en se retournant du côté d’un facchino, tout ça pendant qu’il nous donnait en très bon français toutes sortes de renseignements sur l’heure des trains. Je ne voulais plus sortir, tant j’avais de plaisir à voir ce portier, quoique Antonius voulût me faire voir le Dôme au clair de lune.
— C’est la première fois que vous voyez l’Italie, mademoiselle ? demanda Dompierre à la jeune fille qui était si admirative du polyglottisme d’un portier d’hôtel.
— Oh ! oui, monsieur ! fit-elle.
Il voulait s’efforcer de la faire parler, à cause de l’ardent désir qu’il avait de savoir qui elle était. Il épiait sur sa figure, non pas tant l’effet du sens de ses questions que celui que pouvait lui produire le fait de s’adresser à elle. Lui était-il antipathique ? quelle impression avait-elle aussi de Mme Belvidera ? Elle les reconnaissait évidemment ; ses grands yeux bleus conservaient l’image qu’ils avaient formée dans la grotte lorsqu’il soutenait d’une main la taille de l’Italienne, et que, de l’autre, il éloignait ses lèvres. Quelle sorte de tumulte cette image produisait-elle dans son jeune cerveau ? Il épiait le moindre de ses mouvements au son de sa voix ou de la voix de Mme Belvidera. Il espérait qu’une question brusquement posée à propos de n’importe quoi, que le seul mot de « mademoiselle » par exemple, à elle adressé soudain, de la part de l’un ou de l’autre des deux amants, allait lui révéler son secret par le tressaillement de sa paupière. Il allait jusqu’à chercher son regard ; il eût été jusqu’à mettre dans le sien du cynisme, pour en éprouver le résultat. Il rencontra deux ou trois fois ses yeux durant le déjeuner. Ils le désappointèrent par leur calme limpidité. Ils n’étaient pas plus gênés que par le regard d’un étranger quelconque. Elle ne semblait même pas comprendre qu’il affectait de la regarder. Il pouvait en conclure soit qu’elle était une enfant très innocente, soit qu’elle avait déjà toute la puissance de dissimulation, toute la maîtrise d’une jeune femme du monde sur l’expression de ses sentiments.
Elle parla peu, mais il supposa qu’elle était comme tout le monde étouffée par la loquacité de sa sœur. « Elle parlerait comme sa sœur si elle en avait le loisir, pensait-il ; elle lui ressemble assurément, quoiqu’elle soit mieux, mais cette différence tient à sa jeunesse… » Enfin il n’y avait pas jusqu’au timbre de sa voix, qu’il trouvait pourtant agréable, où il ne reconnût l’accent de sa sœur. Sa conclusion fut qu’elle était une petite fille très forte.
Le déjeuner était assez avancé, quand Mme de Chandoyseau s’aperçut que le poète anglais qu’elle avait invité en même temps que Mme Belvidera et Dompierre, n’était pas là, et elle fut tout à coup au désespoir, se leva, convoqua tout le personnel de la maison à l’effet de s’enquérir si un accident n’était pas arrivé « au monsieur qui dessinait de si adorables choses, là-bas, en face de l’église, sur la petite place ». Dans le flot de paroles dont elle avait abreuvé ses hôtes, l’objet de sa passion s’était ainsi englouti. Combien de fois avait-elle avoué sous le sceau du secret, aussi bien à l’Italienne qu’à son jeune compatriote, que son âme était tout entière absorbée par cet être insaisissable qui la traitait comme une servante, et qu’elle considérait comme un dieu ! Cependant elle avait oublié qu’il déjeunait avec elle.
« Tout doit passer avec une pareille légèreté, se dit Gabriel, dans la cervelle de cette famille-là. La petite sœur comme la grande, n’ont pas deux minutes durant la même image à l’esprit, et nous sommes là, ma maîtresse et moi, à nous torturer la cervelle inconsidérément ; cela n’en vaut pas la peine. »