Le Parc de Mansfield, ou les Trois cousines
Traduction par Henri Villemain.
J. G. Dentu (Tome I et IIp. 138-157).


CHAPITRE IX.

M. Rushworth était au bas du perron pour recevoir la dame de ses pensées, et toute la société fut accueillie par lui avec la politesse convenable. Dans le salon, madame Rushworth usa de la même civilité, et miss Bertram fut l’objet de toutes les distinctions qu’elle pouvait désirer.

Après les premières salutations la compagnie s’assit à une table servie avec autant d’élégance que de profusion, pour se remettre des fatigues de la route. On parla beaucoup, on fit honneur à la collation, et tout alla le mieux du monde. Il fut ensuite question de s’occuper du principal objet du voyage, et monsieur Crawford fut consulté sur la manière qu’il jugeait préférable pour examiner le terrain. M. Rushworth proposa son carricle ; mais M. Crawford témoigna le désir que l’on se servît d’une voiture où l’on pût être plus de deux personnes, « parce que ce serait se priver du coup-d’œil et du jugement des autres personnes de la société. »

Madame Rushworth proposa sa chaise de poste ; mais les jeunes gens gardèrent le silence et parurent peu disposées à regarder cette offre comme un amendement. La proposition de visiter le château fut mieux accueillie. Miss Bertram était bien aise d’en déployer toute l’opulence, et chacun désirait faire quelque chose.

Tout le monde se leva, et madame Rushworth ouvrant la marche, on parcourut une quantité considérable de chambres toutes grandes, somptueuses, meublées dans un goût qui datait d’une cinquantaine d’années : des damas, de la dorure, de l’acajou massif, toutes choses qui, dans leur genre, avaient de la noblesse. Il y avait une grande quantité de tableaux, mais la plus grande partie étaient des tableaux de famille. La situation du château mettait obstacle à toute perspective, et pendant que le reste de la société entourait madame Rushworth, Henri Crawford secouait la tête d’un air grave en regardant par les fenêtres.

« Maintenant, dit madame Rushworth, nous allons voir la chapelle. »

On y entra. L’imagination de Fanny l’avait disposée à voir toute autre chose qu’une longue chambre où l’acajou était prodigué, avec une galerie pour la famille et quelques coussins de velours cramoisi. « Je m’étais trompée, dit-elle à voix basse à Edmond ; ce n’est pas-là l’idée que je m’étais formée d’une chapelle. Il n’y a là rien d’auguste, rien de mélancolique, rien de grand. Je ne vois aucune voûte, aucune inscription, aucune de ces bannières que le vent du soir agite ; je ne vois aucun de ces signes pour indiquer qu’un monarque écossais sommeille ici dessous. »

« Vous oubliez, Fanny, que ce château n’est qu’une construction des temps modernes, et qu’il n’a été destiné qu’à des personnages peu importans. Il ne faut pas comparer ceci avec les chapelles des châteaux de prince et des monastères. »

« J’ai tort de ne pas faire cette réflexion ; mais je suis trompée dans mon attente. »

Madame Rushworth commença l’historique de la chapelle. « Autrefois, dit-elle, on y récitait les prières soir et matin, le chapelain était chargé de cet office ; mais le défunt M. Rushworth avait négligé de faire suivre cet usage. »

« Chaque génération s’améliore, dit miss Crawford en regardant Edmond avec un sourire. »

Madame Rushworth alla répéter sa relation à M. Crawford. Edmond, miss Crawford et Fanny restèrent ensemble à part.

« C’est dommage, dit Fanny, que cette coutume ait été abandonnée ; c’était un excellent usage des anciens temps. Il y a quelque chose dans une chapelle et un chapelain qui s’accorde si bien avec une grande maison, avec l’idée de ce qu’une telle maison doit être ! Il est beau de voir toute une famille se réunir régulièrement pour prier. »

« Oui, en vérité, cela est très-beau ! dit miss Crawford en riant ; cela doit faire grand bien aux chefs d’une maison que de forcer tous leurs domestiques d’abandonner leurs besognes et leurs plaisirs pour réciter les prières deux fois par jour ; tandis qu’eux-mêmes inventent des prétextes pour s’en exempter. »

« Ce n’est pas là l’idée de Fanny, dit Edmond ; si le maître et la maîtresse de la maison n’assistent pas eux-mêmes à la prière, l’usage dont nous parlons nuit plus qu’il ne sert. »

« Il vaut mieux, dans tous les cas, répondit miss Crawford, laisser la liberté aux gens sur ce sujet. Chacun aime à choisir son chemin et sa manière de dévotion. L’obligation, la formalité, la contrainte, la longueur du temps sont des choses que chacun redoute ; et si les bonnes gens qui sont venus s’agenouiller et s’ennuyer dans cette galerie, avaient prévu que le temps serait arrivé où leurs successeurs, au lieu d’avoir des maux de tête pour s’être levés de trop bonne heure, resteraient dans leur lit sans crainte d’être blâmés de manquer aux devoirs de la chapelle, ils en auraient éprouvé un sentiment d’envie. Imaginez-vous combien de fois les belles de la maison de Rushworth sont venues à contre-cœur passer leurs momens dans ce lieu-ci : la jeune Eléanor et madame Bridgets, plongées en apparence dans la piété, mais la tête occupée de toute autre chose, sur-tout si le pauvre chapelain n’était pas digne d’être regardé, car dans ces temps-là je présume que les ecclésiastiques étaient même inférieurs à ce qu’ils sont maintenant. »

Pendant quelques instans miss Crawford n’obtint aucune réponse. Fanny rougissait et regardait Edmond. Elle était trop indignée pour pouvoir parler ; et Edmond eut besoin d’un moment de réflexion avant de pouvoir répondre à miss Crawford : « La vivacité de votre esprit, lui dit-il, s’oppose à ce que vous parliez sérieusement d’objets sérieux. » Il ajouta quelques autres observations auxquelles miss Crawford répondit avec sa légèreté accoutumée.

Pendant que cela avait lieu, le reste de la société était épars dans la chapelle. Julia attira l’attention de M. Crawford sur sa sœur, en lui disant : « Regardez-donc Maria et M. Rushworth placés l’un près de l’autre, exactement comme pour la célébration de la cérémonie. »

M. Crawford sourit de sa remarque, et s’approchant de Maria, il lui dit à voix basse et de manière à n’être entendu de personne : « Je n’aime pas voir miss Maria si près de l’autel. »

Maria fit involontairement deux pas en arrière : mais se remettant aussitôt, elle affecta de rire et lui demanda, sans parler plus haut, « s’il l’y laisserait ? »

« Je crains de n’avoir point assez d’adresse, » répondit Crawford avec un regard significatif.

Julia, qui survint au même moment, continua sa plaisanterie.

« C’est véritablement dommage que la cérémonie ne puisse avoir lieu. Nous voilà tous réunis, et rien dans le monde ne serait plus agréable. » Et en disant cela, elle riait avec si peu de précaution, qu’elle attira l’attention de M. Rushworth et de sa mère sur ce qu’elle disait, exposant ainsi sa sœur aux galanteries de son amant, dites à demi-voix, tandis que madame Rushworth parla avec grâce et dignité de cet événement futur qu’elle regarderait, disait-elle, comme très-heureux.

« Ah ! si Edmond avait pris les ordres ! » s’écria Julia ; et allant vers lui comme il était avec miss Crawford et Fanny : « Mon cher Edmond, si vous aviez déjà pris les ordres ecclésiastiques, vous pourriez faire la cérémonie à l’instant. Quel dommage que vous n’ayez pas pris les ordres ! M. Rushworth et Maria sont tout prêts. »

« La physionomie de miss Crawford, pendant que Julia parlait, aurait pu amuser un observateur désintéressé. Elle paraissait presque effrayée de la nouvelle idée qu’elle recevait. Fanny en eut pitié. « Combien elle va être fâchée de ce qu’elle vient de dire ! » pensa Fanny.

« Les ordres ! dit miss Crawford ! Quoi ! devez-vous appartenir au clergé ? »

« Oui, répondit Edmond, je prendrai les ordres après le retour de mon père : probablement à Noël. »

Miss Crawford cherchant à reprendre ses esprits, dit : « Si j’avais su cela plutôt, j’aurais parlé du clergé avec plus de respect, » et changea de sujet de conversation.

On quitta la chapelle. Miss Bertram, fâchée contre sa sœur, ouvrait la marche, et toute la compagnie paraissait trouver qu’on avait resté assez long-temps dans ce lieu.

Madame Rushworth, qui ne se lassait point de montrer ses appartemens, prenait la route du grand escalier pour conduire la société dans les chambres supérieures ; mais son fils lui fit observer que si on restait trop long-temps dans la maison, on n’aurait pas le temps de voir le terrain. « Il est deux heures, dit-il, et nous devons dîner à cinq. » Madame Rushworth se soumit ; et l’on parla de nouveau d’arranger une voiture, quand les jeunes personnes de la troupe apercevant une porte ouverte qui conduisait immédiatement à un tapis de verdure entouré d’arbrisseaux, prirent en même temps cette route, ayant toutes un même désir de respirer l’air et d’agir en liberté.

« Je suppose, dit madame Rushworth poliment, en les suivant, que nous commençons par-là notre promenade. Ce sont là nos arbrisseaux les plus précieux, et nos faisans sont à côté. »

« Je crois, dit M. Crawford en regardant autour de lui, que nous trouverons quelque chose à faire ici. Je vois des murs qui, s’ils étaient abattus, produiraient un grand effet. M. Rushworth, tiendrons-nous conseil sur cet objet ? »

« James, dit madame Rushworth à son fils, je crois que le désert sera nouveau pour toute la société. Les demoiselles Bertram n’ont jamais vu le désert ? »

On ne fit aucune objection ; mais pendant quelques momens aucun plan ne parut devoir être adopté. Les arbrisseaux et les faisans occupèrent d’abord l’attention des promeneurs, et tous se dispersèrent ensuite dans une heureuse indépendance.

M. Crawford fut le premier à marcher en avant pour examiner le terrain. Il fut suivi par miss Bertram et M. Rushworth ; Edmond, miss Crawford et Fanny venaient ensuite, et la marche était fermée par madame Rushworth, madame Norris et Julia. L’heureuse étoile de celle-ci avait changé. Elle était obligée de rester auprès de madame Rushworth, de contenir son impatience, et de se conformer à la lenteur de sa marche, tandis que madame Norris était restée en conversation avec l’intendant, qui était venu visiter les faisans.

« Il fait extrêmement chaud, » dit miss Crawford qui, pour la seconde fois, parcourait avec Edmond et Fanny une terrasse garnie de palissades de fer qui dominait sur le désert ; tandis que M. Crawford, avec miss Maria et M. Rushworth, discutait sur les embellissemens à faire dans cette partie. La porte qui s’ouvrait sur le désert, laissait apercevoir de l’ombrage ; miss Crawford, suivie d’Edmond et de Fanny, se dirigea avec empressement de ce côté ; et tous trois, en se promenant sous des arbres fort beaux et fort touffus, se bornèrent pendant quelques momens à jouir de la fraîcheur qu’ils y trouvaient et à les admirer. À la fin, miss Crawford commença la conversation : « Ainsi, M. Bertram, vous devez entrer dans le clergé ? Cela m’étonne ! »

« Pourquoi cela ? Je dois prendre une profession quelconque ; et vous pourriez peut-être juger que je ne suis propre à être ni un homme de loi, ni un militaire, ni un marin. »

« Mais, pourquoi entrez-vous dans le clergé ? Les hommes aiment à se distinguer. Ils peuvent y parvenir dans beaucoup de professions. Dans le clergé, il n’y a point de distinction à obtenir. Un ecclésiastique n’est rien. »

« Ce rien a ses gradations, à ce que j’imagine. Un ecclésiastique ne peut jouir d’une grande considération parmi ce qu’on nomme les gens à la mode. Il ne peut être le chef d’un parti, ni donner le ton pour un habit nouveau ; mais je ne puis regarder comme n’étant rien, une situation qui a pour objet de veiller sur ce qu’il y a de plus important parmi les hommes pris individuellement ou collectivement, la religion et les mœurs. Cette situation mérite d’autant moins d’être dépréciée, qu’elle a une influence considérable sur les mœurs publiques, et je crois que par-tout où le clergé est, on n’est pas ce qu’il doit être ; il en est ainsi du reste de la nation. »

« Certainement, » dit Fanny avec un aimable empressement. « Ah ! dit miss Crawford, vous avez déjà convaincu miss Price. »

« Je désirerais pouvoir aussi convaincre miss Crawford. »

« Je ne crois pas que vous y réussissiez, répondit miss Crawford avec un souris malin ; je suis tout à fait surprise que vous preniez cette carrière. Vous êtes réellement propre à quelque chose de mieux. Allons, changez d’idée ! Il n’est pas trop tard ; entrez dans le barreau. »

« Entrez dans le barreau ! Vous me dites cela avec autant d’aisance que si vous me disiez : Entrez dans ce désert. »

« Vous allez dire que le barreau est le pire désert des deux ? Mais je vous ai prévenu ; rappelez-vous que je vous ai prévenu. »

« Ne vous pressez pas pour m’enlever un bon mot, car je n’ai pas la moindre prétention à l’esprit. Je suis capable de rester une demi-heure à comprendre une répartie. »

Un silence général suivit cette dernière réponse. Fanny l’interrompit la première pour se plaindre d’être fatiguée. Ils se trouvaient alors auprès d’un banc bien ombragé, situé auprès d’un ha-ha qui s’ouvrait sur le parc, et ils s’y assirent.

« Je serai bientôt reposée, dit Fanny, c’est un excellent rafraîchissement que de s’asseoir à l’ombre par un beau jour, en regardant la verdure. »

Après être restée assise pendant un moment, miss Crawford se leva : « Il faut que je prenne du mouvement, dit-elle, le repos me fatigue ; j’ai regardé si long-temps parce ha-ha, que j’en suis lassée.

Edmond se lassa pareillement, et fit quelques pas avec miss Crawford. Ils discutèrent sur l’étendue de la promenade qu’ils venaient de parcourir, et pour mieux la connaître, ils se déterminèrent à s’y promener dans un autre sens. Fanny dit qu’elle était reposée, mais Edmond la pressa si instamment de ne pas se fatiguer, qu’elle resta assise où elle était, pensant avec plaisir aux attentions de son cousin, et regrettant de n’avoir pas plus de force. Elle regarda Edmond et miss Crawford jusqu’à ce qu’ils eussent disparu au coin d’une allée, et prêta l’oreille au son de leurs voix jusqu’à ce qu’elle n’entendît plus rien.