Le Paravent de soie et d’or/Une Descente aux Enfers

Supplices de damnés.


UNE DESCENTE AUX ENFERS


Un jour la belle Miou-Chen s’éveilla d’un long sommeil. Elle était dans une forêt sauvage, couchée sur des lotus ; à ses pieds dormait un tigre couleur de jade.

Tandis qu’elle promenait autour d’elle ses regards surpris, elle vit venir entre les arbres un jeune garçon à la peau brune et luisante qui portait un étendard claquetant dans l’air et froissant le feuillage.

L’enfant s’approcha d’elle, et, appuyant sur le sol la hampe de sa bannière, il la salua.

— Je viens à toi par l’ordre du seigneur des enfers, dit-il ; le grand Roi de Jade admire ta sagesse, et si ton courage est sans défaillance il consent à te laisser franchir la porte de la terrible cité de Fou-Tou-Tchan et visiter son royaume.

Miou-Chen se leva sans trembler, et à travers la sombre frondaison, regarda les étroits lambeaux du ciel bleu.

— En quelque lieu que je me trouve, tant que ma vertu ne faiblira pas, le maître du ciel me protégera, dit-elle.

— Viens donc, dit le jeune garçon, en soulevant la bannière sanglante, le roi des dix enfers t’attend près du pont d’or de Pou-Tien !

Bruyamment il se fraya un chemin à travers les branches et Miou-Chen le suivit.

Ils sortirent de la forêt et entrèrent dans une vallée solitaire. Après avoir marché quelque temps, Miou-Chen aperçut un homme assis sur le sol, à l’entrée d’une grotte, et elle s’arrêta surprise, car cet homme était entouré d’une bande de démons qui l’assaillaient, tandis que des scorpions escaladaient son corps. À sa gauche des êtres aux corps de léopards, aux faces effroyables, remuaient des chaînes rougies au feu et secouaient des serpents furieux. Une affreuse diablesse, les seins pendants, la tête chauve, les muscles décharnés, tenait une grenouille par la patte et avec un rire stupide et édenté la faisait gigoter devant les yeux du patient. À sa droite deux jeunes filles d’une beauté surhumaine, magnifiquement parées, mais laissant entrevoir sous leur robe une queue de renard et des pieds difformes, faisaient luire leur beau sourire et leurs regards caressants, tandis que leurs lèvres roses murmuraient de douces paroles.

Miou-Chen dit à l’envoyé du roi des enfers :

— Quel est cet homme malheureux ?

— Cet homme est le sage Ma-Min. Le grand Roi de Jade lui a envoyé ses diables pour le tenter.

Alors Miou-Chen s’approcha du sage :

— Ô ! Ma-Min, dit-elle, je vois ta pensée immaculée monter de ton front comme une vapeur et former la nuée glorieuse qui t’élèvera au royaume des immortels.

Puis la jeune fille continua sa route vers les enfers. Elle arriva dans la province de Sée-Tchoen et atteignit le pont d’or qui aboutit à la porte de l’enfer. Comme elle allait le franchir, elle fut contrainte de reculer par une foule tumultueuse d’hommes et de bêtes qui accourait de l’autre extrémité du pont Et comme elle s’étonnait :

— Tu vois ici ceux qui reviennent à la vie sous une forme nouvelle, lui dit son jeune guide : ces rois superbes étaient autrefois pauvres et vertueux » ces mendiants difformes furent pleins d’orgueil ; ces reptiles qui se traînent en sifflant ont été des hommes envieux et sournois ; ces oiseaux étaient de jeunes fous au cœur léger et insouciant ; quant à cette bande d’ânes qui ruent et braillent, ce sont pour la plupart d’anciens fonctionnaires sans probité.

Lorsque le troupeau bruyant se fut éloigné, Miou-Chen passa le pont et se trouva devant la porte voûtée et jaune, comme une porte impériale de Fou-Tou-Tchan la cité sévère. De chaque côté de l’entrée deux démons, l’un ayant une tête de bœuf, l’autre une tête de cheval, faisaient sentinelle un troisième être couleur de suie, et dont la tête était en fer, balayait le seuil. À l’approche de la jeune fille il s’écarta et les portes s’ouvrirent. Elle entra ; derrière elle, avec un retentissement plaintif, les lourds battants retombèrent.

Elle longea les larges rues de la ville de justice, suivant la foule des nouveaux morts que des soldats poussaient vers le palais des jugements suprêmes. Elle vit à l’angle des carrefours ainsi que des monceaux de débris inutiles, de vieux registres déchirés des instruments de torture rompus par l’usage, et qui n’étaient plus bons ; mais plus loin des forgerons actifs battaient l’enclume et tordaient le fer.

Le jeune garçon qui guidait Miou-Chen pénétra dans la salle d’un vaste palais, et la jeune fille après lui Elle aperçut alors le Roi de Jade sur son trône, elle admira sa coiffure frangée de perles et son visage couleur d’orange mûre, respirant la franchise l’équité. En face de lui, sur une estrade, se dressait le tribunal dernier auquel siégeait le grand juge Loun-Yo, sous deux bannières flamboyantes d’étoiles assisté de nombreux serviteurs feuilletant et mettant en ordre les dossiers des morts appelés. Tout autour de la salle étaient assis les mandarins de l’enfer : Fou-chou, porteur de la lance à trois dards ; Pen-Tchan, le gourmand, le pou-sah de la bonne chère, Ti-Tsan, prêtre du culte infernal, et Ta-Tcha, l’espion nocturne qui enregistre les insomnies et les rêves criminels.

Le Roi de Jade salua Miou-Chen et lui dit :

— Veux-tu, jeune fille, descendre avec moi les soixante-douze degrés de l’enfer.

Elle fit signe que oui et le roi se leva de son trône. Miou-Chen vit alors au milieu de la salle un gouffre béant, et les premières marches d’un escalier de pierre. Le roi commença à descendre ; elle le suivit et s’enfonça tremblante et pâle dans les lourdes ténèbres de l’enfer.

Bientôt, des hurlements et des sanglots s’élevèrent comme une bouffée amère. La jeune fille vit au-dessous d’elle un précipice peuplé de serpents, de dragons et de monstres furieux : un pont étroit le traversait et était gardé par le démon de cet enfer assisté d’un guerrier à tête de bœuf, portant un écriteau où l’on voyait écrit : « le Bien et le Mal ». Les damnés étaient poussés vers ce pont et, trébuchants, pleins d’épouvante, ils tombaient, avec des cris d’horreur, sur les gueules béantes et avides.

— Ceci est la première région de la pénitence, dit le roi ; tu vois les ambitieux cruels et gonflés d’orgueil.

Et il continua à descendre.

Elle vit alors un démon pâle et immobile assis sur un trône de glace, le corps couvert de neige ; autour de lui était un lac glacé, et, comme prises dans des cangues de cristal, les têtes violacées des condamnés, dont les dents claquaient avec un bruit sinistre, dépassaient à des intervalles égaux la surface dure de l’étang.

Miou-Chen pleurait et ses larmes se figeaient sur ses cils.

— Ces hommes sont les avares et les riches implacables, qui laissèrent mourir de froid, à la porte de leur palais, les mendiants qui suppliaient, dit le Roi de Jade.

Ils atteignirent le troisième enfer où étaient torturées des femmes attachées à des poteaux. Plusieurs démons au corps sanglant leur arrachaient les entrailles et les remplaçaient par des charbons ardents, ensuite ils recousaient la peau.

— Celles-ci sont les épouses adultères. Que leurs entrailles coupables subissent le remords brûlant.

Et le roi s’enfonça vers la quatrième région. Là se trouve une vaste mer de sang, dans laquelle se débattent une foule d’hommes et de femmes, tandis que sur ses flots épais navigue la nacelle du diable de cet enfer. Ce diable était entièrement vêtu de blanc et portait sur la tête un immense chapeau conique. Lorsque les damnés s’approchaient pour escalader la barque, il écarquillait les yeux, tirait la langue, et en se tordant de rire les repoussait d’un coup de pied.

Ti-Fan qui préside aux orages.

— Tu assistes au supplice des débauchés et des femmes de mauvaises mœurs, dit le roi : ce diable blanc, c’est Ti-Fan, qui préside aux orages.

Miou-Chen descendit encore quelques marches, et vit le cinquième enfer, dont le sol est pavé de glaives et de lames tranchantes, sur lesquels les démons font courir sans relâche les juges iniques et les calomniateurs.

Le sixième enfer est le plus terrible. Le diable qui le régit, avec sa face borgne couleur d’ébène, hérissée de poils rouges, est le plus redoutable des diables. Sous ses ordres, les damnés, emprisonnés dans une auge de bois, sont sciés lentement et méthodiquement avec une scie édentée.

En pénétrant dans cette région, Miou-Chen soupira, et mit la main sur ses yeux, mais le Roi de Jade lui dit :

— Ne gémis pas ainsi, jeune fille, car ces hommes sont des parricides.

Elle descendit rapidement l’escalier lugubre et atteignit le septième enfer où les victimes hurlaient dans l’huile bouillante.

Ceux-ci sont les empoisonneurs.

La jeune fille, le cœur plein de tristesse, versant des flots de larmes, arriva au huitième cercle, et vit qu’un énorme coutelas, se levant et s’abaissant, tranchait en mille morceaux le corps des voleurs et des assassins.

Dans la neuvième région infernale, des meules de fer broyaient les incendiaires, tandis que des chiens furieux léchaient le sang et arrachaient les lambeaux de chair aux suppliciés.

Elle atteignit enfin le dernier des dix enfers, où Ton brise les dents dans la bouche des menteurs, et où les langues sont arrachées avec des fers rouges. Là, elle se jeta à genoux, et tordant ses bras, cria :

— A-Mi-To-Fo ![1]

Puis, perdue dans une prière ardente, elle demeura longtemps immobile.

Alors, lentement une pluie de lotus descendit sur le sol ; de cercle en cercle, on entendit les cris de rage des démons et le bruit des instruments de torture qui se brisaient ; les damnés délivrés de leurs souffrances entonnèrent des chants d’allégresse dont le bruit s’envola vers le ciel occidental.

Miou-Chen est vénérée aujourd’hui, en Chine et au Japon, sous le nom de Kouanine ou Kouan-Chi-In. C’est la déesse de la Miséricorde.

  1. Ô grand Boudha !