Le Paravent de soie et d’or/Les Seize ans de la Princesse

La princesse Fiaki.


LES SEIZE ANS DE LA PRINCESSE


Comme c’est l’hiver et qu’il fait froid, on a fermé, autour du prince, les panneaux de bois précieux, menuisés avec une minutie et un art incomparables, et cela rend toute petite la salle dans laquelle il est assis, rêveur, le bras posé sur un accoudoir revêtu de nacre.

Plusieurs belles robes, ouatées d’un duvet de soie, superposent et croisent leurs collets, de différentes couleurs, sur la poitrine du Daïmio, et l’on voit, près de l’épaule, brodée en or sur la manche, une espèce d’étoile formée de cinq boules en entourant une sixième. C’est là le blason bien connu de la très illustre famille de Kanga, qui n’a d’égale en puissance, dans toutes les îles du Japon, que celles de Shendaï et de Satsouma.

Oui, ce prince, qui médite au fond de son palais, est très puissant, très riche, très renommé ; son peuple l’admire et le craint, ses vassaux sont prêts à mourir pour lui, ses moindres désirs sont des lois pour tous ceux qui l’entourent, et cependant, aujourd’hui, il se trouve misérable, faible, pauvre, déplorablement pauvre d’imagination, car voici plusieurs jours qu’il cherche quelle surprise il pourrait bien faire à sa fille pour l’anniversaire de sa naissance, et il n’imagine rien.

Il est vrai que cette princesse, qui demain aura seize ans, possède tout ce qu’il est possible de posséder : elle a des oiseaux merveilleux, de fantastiques poissons, des chiens extravagants, des chars, des bœufs, des chevaux, des palais, tout ce qu’elle a pu désirer, et même des merveilles auxquelles elle ne songeait pas et qu’on a fait venir pour elle de lointains pays.

Le Daïmio s’avoue, en branlant la tête, qu’il a trop gâté cette fille bien-aimée, qu’il n’aurait pas dû la combler ainsi, lui faire épuiser, à peine entrée dans la vie, toutes les richesses du monde. Que faire maintenant ? sa puissance est à bout, il n’a plus rien à offrir à son enfant, pour l’étonner et la charmer.

À quoi sert donc d’être prince ?

Longtemps, à travers la transparence trouble de la fenêtre, il laisse errer un regard ennuyé sur le jardin dépouillé, sur le ciel gris et pleurard.

— Que peut-elle bien désirer encore ?

Tout à coup il se leva.

— Allons la voir, se dit-il, je pourrai peut-être, sans qu’elle se doute de rien, deviner son caprice.

Il frappa sur un gong suspendu à un cordon de soie, tenu du bout des dents par une chimère de bronze.

Aussitôt les panneaux formant les murailles glissèrent sans bruit, s’écartèrent à demi, laissant voir des perspectives de salles, emplies par les samouraïs de service, les pages, les gardes, les serviteurs. Les samouraïs, nobles vassaux portant deux sabres, s’inclinèrent profondément, tandis que pages et serviteurs se prosternaient, front contre terre.

— Je vais chez ma fille, dit le Daïmio.

Alors une escorte se forma, et des gardes coururent en avant, pour avertir les pages de la princesse.

Fiaki, c’est-à-dire Rayon de Soleil, dans une salle bien close de son palais particulier, était assise sur les nattes blanches du sol, et les plis de ses magnifiques robes, à traînes immenses, étaient disposés symétriquement autour d’elle, en éventail, en flots, en collines ; il y avait toutes sortes de tissus, de diverses nuances, très douces ! mais l’étoffe la plus abondante était de satin couleur ciel d’été, avec de fines broderies noires, figurant des toiles d’araignées dans lesquelles s’étaient pris des pétales de fleurs.

Le visage de la jeune fille était blanc comme de la crème, sa petite bouche un peu épaisse, avivée de fard, s’entrouvrait en découvrant deux rangs de grains de riz ; elle avait les sourcils rasés et remplacés par deux petites taches noires faites au pinceau et placées très haut sur le front ; suivant la mode des princesses, ses longs cheveux, dénoués, ruisselaient sur son dos, se perdant dans les plis des robes.

Les filles d’honneur formaient un demi-cercle autour de leur maîtresse, et en face d’elle, de l’autre côté d’une légère balustrade sculptée, une danseuse, en robe longue, dont les manches flottaient, imitant des ailes, coiffée d’un étrange bonnet d’or, posé au sommet de la tête, dansait lentement en agitant un éventail. Un orchestre de musiciens l’accompagnait, jouant du gotto, du biva, de trois espèces de flûtes, du tambour et du tambourin.

À l’entrée du prince, la symphonie cessa, et, vivement, Fiaki se cacha la bouche derrière une des toiles d’araignée de sa manche, ce qui était à l’adresse de son père un salut tendre et pudique.

Lui, souriait de plaisir, en revoyant la beauté et la grâce de l’enfant qu’il idolâtrait. Elle s’était levée, marchant à sa rencontre et, comme une mer agitée par une subite tempête, la soie, le satin, le brocart, derrière elle, ondulaient en bruissant.

Il lui prodigua les surnoms les plus flatteurs, la nommant : Mouroui, l’Incomparable ; Réifé, la Beauté surnaturelle ; Réikio, le Parfum du Ciel ; puis il lui demanda si, elle était heureuse, si rien ne l’avait fâchée, si elle ne désirait rien.

— Ah ! prince illustre ! père adoré ! s’écria-t-elle en ployant son corps souple en arrière, dans un joli mouvement de douleur, comment être heureuse quand la terre souffre ? Comment sourire quand le ciel pleure ? Les dieux sont bien cruels d’avoir créé l’hiver ! Hélas ! pas même de la neige pour donner l’illusion du printemps. Il me semble être une pauvre plante exilée, qui ne vit pas et ne peut mourir.

Elle ajouta avec un sourire coquet, en abaissant ses longs cils d’un air modeste :

— J’ai composé sur ce sujet un outa ; mais la poésie elle-même n’a pas pu me consoler.

D’un ton exquisement maniéré, elle récita le court poème, battant le rhythme du bout de son éventail :

L’automne en fuyant
Avec les fleurs qu’il emporte,
A fermé la porte,
M’oubliant à demi morte,
Devant l’hiver effrayant.

— Je ferai illustrer cet outa par le plus fameux peintre du royaume, dit le prince ; mais ! hélas ! je ne suis pas dieu.

Lentement, il s’éloigna, plein de soucis.

— Il est certain qu’elle ne désire que le printemps, se dit-il.

Et il s’arrêta, pour écouter la bise aigre siffler au dehors.

Déjà le jour baissait. La prochaine aurore allait donc le prendre au dépourvu.

— Le printemps ! murmurait-il en se rasseyant à la place qu’il avait quittée tout à l’heure.

Brusquement sa tristesse se changea en colère. Il fit appeler son premier ministre.

Le Nai-Daï-Tsin accourut, courbant le dos, et tout en débitant son compliment, vit le sombre visage du maître et n’augura rien de bon. Le prince garda un moment le silence, comme s’il hésitait à donner un ordre extravagant ; mais après un mouvement d’épaule irrité, il parla d’une voix dure.

— C’est demain la fête de ma fille, dit-il. Je veux, vous entendez, je veux, qu’au jour levant, les arbres et les buissons du parc, et de toute la campagne environnant le palais, soient couverts de fleurs, comme aux premiers mois du printemps. Allez !

— Vous serez obéi, maître, dit le ministre en sortant à reculons.

Mais une fois sorti, consterné, anéanti, il laissa baller ses bras dans les longues manches qui les cachaient.

— C’est l’exil, c’est la mort ! murmura-t-il. Oui, la mort, car je n’ai pas le temps de fuir assez loin. En pleine prospérité, la foudre qui tombe sur moi !

Ses jambes se dérobaient, il s’adossa à la boiserie.

— Qu’ai-je fait pour être en disgrâce ?… Rien, se répondit-il après un sévère examen de conscience ; c’est pour sa fille, il veut vraiment commander au printemps.

Il resta sans penser un long moment, la tête roulant comme une boule de plomb sur sa poitrine ; mais bientôt il secoua cette lourde tête, et la releva d’un air résolu.

— Allons, soyons digne de notre race, dit-il, un japonais ne tremble pas devant la mort ; ce ne sera pas en vain que j’aurai, depuis l’enfance, pris des leçons de suicide. Voyons, le sabre d’abord, pour se fendre le ventre d’un seul coup, de gauche à droite, puis le poignard qui tranche la gorge…

Il tira son sabre, mais l’arme resta au bout de son bras, la pointe appuyée au sol.

— S’il était possible, pourtant, par quelque artifice, de simuler le printemps, au lieu de la ruine et du suicide, quelle fortune ! Ne désespérons pas trop vite, il sera temps toujours de mourir.

Il eut un sursaut d’effroi en voyant que l’ombre avait envahi le palais et que les lumières commençaient à s’allumer.

— L’immense parc et toute la campagne ! dit-il, et rien qu’une nuit.

Tout en courant, il rengaina, gagna sa demeure, et réunit le conseil.

Sans permettre à ses collègues de s’asseoir, il leur fit part de l’ordre extraordinaire donné par le prince.

— Cet ordre doit être exécuté sous peine de mort, avant le jour, dit-il, indifférent aux mines épouvantées qui l’entouraient ; le prince est d’une humeur terrible ; il n’y aurait pas de rémission. Écoutez, et comprenez bien l’idée qui m’est venue et peut nous sauver tous. Il faut qu’à une lieue à la ronde, hommes, femmes, filles et garçons, nobles, marchands, paysans, avec la soie, le velours, le satin, le papier, se mettent à l’instant même à fabriquer, comme il le pourront, des simulacres de fleurs ; qu’ils taillent dans leurs vêtements, qu’ils massacrent les tentures, les paravents, les nattes du sol, tout ce qui leur semblera bon, ils n’y perdront rien ; puis que toutes ces fleurs soient, avant l’aube, liées, clouées, collées sur les arbres, sur les buissons, sur les arbustes, les plus réussies sur les bords des routes, les plus grossières aux derniers plans ; que les peintres soient chargés de diriger la décoration et de donner des coups de pinceau où il en faudra. Je veillerai à tout, je tâcherai de tout prévoir, notre salut vaut bien cet effort. Prenez l’armée, disposez de tout ; personne ne doit ni manger ni dormir cette nuit. Allez ! et, si vous tenez à la vie, soyez rapides comme l’éclair.

Sans mot dire, les ministres s’éloignèrent, s’enfuirent plutôt.

Moins d’une heure plus tard, il n’y avait pas un palais, pas une maison dans la ville, pas une chaumière dans la campagne où l’on ne fût occupé, fiévreusement, à fabriquer des fleurs ; et qui eût regardé du haut du palais de Kanga, un peu après le milieu de la nuit, le parc et les alentours, aurait cru reconnaître dans les milliers de lanternes qui roulaient, sautaient, couraient à fleur du sol, l’armée effrayante des feux follets, conduite par les renards.

Mais à cette heure-là, l’illustre Daïmio ronflait, derrière un paravent en bois de fer incrusté d’or, et l’incomparable princesse, à la lueur, tamisée par de minces feuilles de nacre, d’un grand lampadaire, se soulevait à demi sur sa couche, et feuilletait un livre, cherchant, pour l’emporter dans son rêve, un poème sur le printemps.

Ses femmes finissaient de l’habiller, lorsque Fiaki, le lendemain matin, entendit la musique d’un orchestre et les chants de voix nombreuses éclater sous ses fenêtres.

— Ah ! c’est vrai, c’est ma fête aujourd’hui, dit-elle avec un mouvement d’ennui, pourquoi suis-je née en hiver ?

On écarta les châssis des fenêtres.

— Voyez donc quel beau temps, maîtresse !

Le ciel, en effet, comme s’il eût été un simple courtisan, s’était, pour cette fête, paré d’un bleu très doux, dans lequel roulait un gai soleil, d’un or un peu pâle.

Languissamment, la princesse s’avança sur la galerie extérieure et s’accouda à la balustrade. Mais alors, quel cri de surprise et de joie ! Qu’est-ce qu’elle voyait là ? était-ce possible ? des fleurs, partout des fleurs ! le printemps était venu !

Elle se frottait les yeux, croyant rêver.

— Comment, disait-elle, en se tournant de tous côtés, en courant d’un bout à l’autre de la galerie, les amandiers ! les pêchers rouges ! les pommiers blancs et roses, et les grands arbres ! quel miracle.

Par toutes les avenues affluaient les visiteurs, venant rendre leurs devoirs à la princesse, les seigneurs à cheval, les femmes nobles dans des chars traînés par des bœufs, ou dans des norimonos. La cour sortait des palais, se réunissait sur les terrases. Fiaki se hâta de descendre.

Le prince, tout riant de plaisir, la reçut au bas des degrés. Les larmes aux yeux, elle se jeta dans ses bras en s’écriant :

— Père ! père ! tu vois bien que tu es un dieu !

Il proposa une promenade dans le parc et dans la campagne, pour admirer ce magique printemps.

La princesse, toute joyeuse, battit des mains, et son char magnifique, en forme de pavillon, blasonné de boules d’or figurant une étoile, et traîné par deux bœufs blancs, s’avança au pied de la terrasse ; ceux des filles d’honneur vinrent ensuite, puis toute la cour suivit et les visiteurs aussi ; ce fut une brillante, joyeuse et interminable procession.

Le prince, à cheval, escortait sa fille ; il avait auprès de lui le premier ministre, grave et impassible dans son triomphe.

C’était un enchantement, tout le long du chemin ; la tiédeur du soleil, la fine brume dorée qui voilait un peu la nature, rendaient complète l’illusion ; on admirait un printemps plus riche, plus fleuri encore que le vrai printemps.

— Et quels parfums délicieux flottent dans l’air ! toutes ces fleurs, cela embaume ! disait la princesse, qui, à chaque moment, penchait sa jolie tête hors du char, pour mieux voir.

Le Daïmio, très surpris, respirait, en effet, des odeurs charmantes.

C’est que des cassolettes étaient dissimulées dans le harnachement des bœufs, et la fumée qui s’en exhalait se confondait avec celle formée par l’haleine des animaux.

Des cassolettes étaient dissimulées dans le harnachement des bœufs.

On s’en alla loin dans la campagne ; Fiaki, au comble du bonheur, ne se lassait pas. Elle demanda à ne pas revenir au palais par le même chemin ; était-ce possible, cela ? Le prince, un peu inquiet, regarda le ministre ; celui-ci demeura impassible.

— La princesse désire-t-elle rentrer par les collines ou par les vergers ? dit-il.

— Par les vergers, répondit la jeune fille c’est plus loin, mais ce doit être bien plus beau.

On prit par les vergers et, en effet, c’était plus beau encore que ce qui s’était montré jusque-là.

Mais voici qu’un prunier rose attira spécialement l’attention de la princesse.

— Ah ! je veux emporter une branche de cet arbre-là ! s’écria-t-elle ; je veux un souvenir de cette féerique promenade.

— Pour le coup, la supercherie va être découverte, pensa le prince en jetant un regard de détresse au ministre.

Le ministre n’avait ni pâli ni tremblé.

— À moi l’honneur de la cueillir pour vous, disait-il en s’inclinant devant la jeune fille.

Il piqua son cheval, courut au prunier, et revint avec une branche superbe. La princesse la saisit, l’aspira, y plongea son visage : c’étaient bien des fleurs de prunier, toutes fraîches, toutes mouillées de rosée, tout odorantes.

À part lui, le maître s’ébahissait ; mais alors les filles d’honneur, les nobles dames, voyant qu’il était permis de cueillir des branches, sortirent leurs têtes des voitures, tendirent les mains, réclamant, elles aussi, un souvenir.

Cette fois-ci, c’était trop fort ; le prince eut un geste de colère et allait donner l’ordre de ne pas s’arrêter ; le ministre le rassura, il souriait avec un imperceptible haussement d’épaules ; il connaissait bien les femmes et avait prévu cela aussi. Il fit signe au conducteur d’un char vide d’aller chercher ce que l’on demandait. Le char revint bientôt tout empli de fleurs qu’on se partagea avec des cris de joie.

Le ministre n’avait pas hésité à faire piller les serres de tous les palais ; des hommes mêlés à la foule portaient toutes ces fleurs dans des sacs de toile brune et se tenaient à portée pour être là au moment voulu. Le prince, qui ne devinait pas, était tout abasourdi.

— Tu es vraiment un homme prodigieux, dit-il, au moment où l’on rentrait au palais ; tu as fait plus que je ne pouvais espérer ; tu as été absolument magicien. Tu l’as été trop, peut-être, et à la grande joie de ce jour se mêle une sourde inquiétude : comment nous sera-t-il possible de nous surpasser, à la fête de l’an prochain ?

Tandis que le maître, resté un peu en arrière, parlait ainsi à son ministre, Fiaki descendait de son char ; à cet instant, le fils du prince de Satsouma, qui venait d’arriver au palais avec une brillante escorte, s’avança pour la saluer. C’était un jeune homme plein d’élégance et de beauté, et tellement brave que, malgré sa jeunesse, il avait déjà fait parler de lui ; mais, en ce moment, il était très ému, très pâle, comme tremblant de peur ; la jeune fille, au contraire, rougissait et, pour cacher cette rougeur, enfouissait son visage dans les fleurs qu’elle tenait à la main. Le ministre montra d’un geste les jeunes gens au Daïmio ; lui fit remarquer ce trouble étrange, qui les laissait tous deux comme interdits.

— Quand les dix-sept ans de votre fille sonneront, dit-il, donnez-lui pour époux ce charmant prince, et elle l’aimera plus encore qu’elle n’aime le printemps.

Le prince tendit au ministre un bijou de bronze incrusté d’or.

— Tiens, dit-il, voici la clé de mes trésors ; prends ce que tu voudras, et ne t’avise pas d’être discret.