Le
PARATONNERRE.

Vers la fin de l’été dernier, je me promenais pensivement de mon salon à mon cabinet, de mon cabinet à ma salle à manger, et de ma salle à manger à mon salon ; car, pour le dire en passant, je partage le goût du comfortable, auquel sacrifient aujourd’hui la plupart des jeunes célibataires qui ont de la fortune, et même quelques-uns de ceux qui n’en ont point. J’ai donc un cabinet de travail, quoique je ne fasse rien, un salon, quoique je ne reçoive pas, et une salle à manger, quoique je dîne dehors. Ma niche, choisie avec soin et décorée avec amour, ne serait assurément pas digne d’un saint, mais elle a de quoi plaire au pécheur qui l’habite. Ce jour-là cependant, j’y trouvais peu d’attraits, et je me sentais travaillé d’une irrésistible tentation d’en sortir. Mais où aller ? ou, pour exposer plus complètement la difficulté, comment passer le mois de septembre ! L’emploi du temps, ce problème sans cesse renaissant pour les oisifs, m’embarrassait en ce moment outre mesure, et depuis deux heures j’en poursuivais vainement la solution, en pérégrinant à travers mon logis.

Voyager ? Pendant les cinq derniers mois, qu’avais-je fait autre chose ? Depuis le commencement du printemps, j’avais visité les bords du Rhin, la Belgique, la Hollande et les principales villes d’Angleterre : la fibre voyageuse était émoussée. Aller aux eaux ? En quittant Londres, j’avais passé quinze jours à Brighton et trois semaines à Dieppe : j’avais assez de la mer. Vichy, Barèges, le Mont-d’Or ? Archi-connus ! D’ailleurs la saison des bains touchait à sa fin. Rester à Paris ? Fi donc ! À part les sergens de ville, qui reste à Paris à pareille époque ? Les épiciers même ont des villas où ils passent les beaux jours de l’automne. Ce n’était pas que, dépourvu d’une habitation champêtre, il me fût interdit de suivre cet exemple. Je possédais entre Troyes et Bar-sur-Seine un domaine de quelque importance où se trouvait un pavillon fort habitable, et il ne tenait qu’à moi d’y mener indéfiniment la vie de propriétaire campagnard ; mais je me sentais les nerfs agacés à la seule idée des plaines de la Champagne. Comment donc venir à bout de ce maudit mois de septembre ?

Octobre ne m’inquiétait pas ; j’avais par devers les monts de l’Auvergne une aimable cousine qui devait se marier à cette époque. En qualité de proche parent et de célibataire encore jeune, peut-être aussi en raison composée d’une trentain de mille livres de rentes dont je jouis et de trois ou quatre demoiselles à marier qui embellissent la branche de ma famille, établie aux environs de Saint-Flour, j’avais été promu, dans cette circonstance, à l’emploi solennel de premier garçon d’honneur. Je me faisais une fête de ces noces auvergnates, et, en y songeant, mon imagination d’avance dansait la bourrée. Le mois d’octobre avait donc son emploi ; mais que devenir durant les trente jours bien comptés de cet infernal mois de septembre ?

Pour la cinquantième fois peut-être, je m’adressais cette question sans parvenir à y trouver une réponse satisfaisante lorsque ma méditation fut interrompue à l’improviste par un de mes amis, l’élégant et spirituel Edmond Maléchard, que je n’avais pas vu depuis quelque temps.

— Encore à Paris ! me dit-il avec cette familiarité enjouée qui se prend aisément pour l’accent de la cordialité et de la franchise ; je venais vous voir à l’aventure et à peu près convaincu que je ne vous trouverais pas. Que faites-vous cet automne ?

— C’est ce que je me demande, répondis-je en lui offrant ma boîte à cigares.

— Qu’avez-vous décidé ?

— Rien.

— En ce cas, je suis plus avancé que vous. J’étais depuis quelques jours assez embarrassé de ma personne, je ne savais que faire jusqu’à la mi-octobre, quand hier au soir il m’est venu tout à coup une inspiration sublime dont rien ne vous empêche de profiter. Je vais en Suisse voir notre ami Richomme. Hein ! qu’en dites-vous ?

— Je le connais à peine, notre ami Richomme.

— Laissez donc ; j’ai dîné chez lui avec vous ; et il vous a invité, moi présent, à aller à sa campagne. Sa femme prise beaucoup votre esprit. D’ailleurs, le plus grand plaisir qu’on puisse leur faire est d’aller les voir. Vous savez que notre ami Richomme est fort bien nommé. Il possède là-bas, près de Berne, une propriété magnifique ; c’est tout-à-fait la vie de château. Aimez-vous la chasse ? il y a des bois superbes et du gibier à foison. Préférez-vous la pêche ? L’Aar est à deux pas. Avez-vous le goût de l’étude ? une bibliothèque considérable est à votre disposition. Et puis journaux, billard, chevaux de selle, voitures, en un mot toutes les ressources que doit offrir une maison parfaitement montée. Je ne dis rien de la table, qui est excellente, ni du pays, que vous connaissez. On est aux portes de l’Oberland ; en fait de pittoresque, c’est tout dire. Enfin, pour brocher par-dessus tous ces agrémens, une société sans cesse renouvelée : attrayantes Bernoises, agaçantes Frihourgeoises, séduisantes Lucernoises, ravissantes Zurichoises ! Est-ce que cela ne vous tente pas ?

— Je crois que vous avez en effet juré de me tenter, répondis-je en souriant de la chaleur que mettait Maléchard à vanter les délices de la campagne de notre ami commun.

— Vous devez comprendre, reprit-il gracieusement, que je serais enchanté de vous avoir pour compagnon de pèlerinage. Voyons, supposons que je réussisse à vous entraîner ; de combien de temps pourriez-vous disposer ?

— Mais… je vous avouerai que d’ici à un mois environ je ne prévois ni affaires urgentes ni plaisirs absorbans.

— À merveille : quatre jours pour aller, autant pour revenir, et trois semaines là-bas. Cela m’arrange parfaitement. Quand partons-nous ?

Pouvais-je faire mieux que d’accepter une proposition qui venait ainsi, comme à point nommé, terminer mon embarras ? Sans être intimement lié avec M. Richomme, j’étais sûr d’être bien reçu chez lui, car, ainsi que l’avait dit Edmond, il mettait son plaisir, et surtout sa vanité, dans l’exercice d’une hospitalité fastueuse. Il m’avait, en effet, invité à plusieurs reprises à l’aller voir en Suisse, sa femme, d’autre part, m’avait toujours accueilli de la manière la plus aimable ; à tout égard, je me trouvais en règle.

— Ma foi, mon cher, vous parlez si bien, dis-je à Maléchard, que je n’ai pas la force de vous refuser. Va pour l’Helvétie, et partons quand vous voudrez.

— Après-demain répliqua-t-il d’un air fort satisfait.

— Après-demain, soit ; mais comment ?

— Il me semble, mon cher Duranton, que deux gentlemen comme nous ne peuvent convenablement aller qu’en poste.

— D’accord, j’ai précisément un briska dont je vous garantis la commodité et la solidité.

— Vous êtes un homme charmant. Après-demain donc je vous attends à déjeuner, et après nous être lesté l’estomac le moins mal possible, fouette, postillon !

— C’est convenu, c’est entendu, répétâmes-nous simultanément, en échangeant une poignée de main, comme cela se pratique dans le septuor des Huguenots.

Contre l’usage, notre projet fut exécuté. Le surlendemain, nous nous mîmes en route, et, quatre jours après, nous fîmes l’entrée la plus brillante dans la cour d’honneur de l’habitation quasi princière que possédait M. Richomme à deux lieues de Berne. Au moment où nous descendîmes de voiture, le maître du logis parut sur le perron et vint à notre rencontre, avec un empressement hospitalier qui laissait percer une certaine emphase. Il était facile de lire dans cet accueil la vaniteuse jubilation de l’homme enrichi qui aime à éblouir les autres de l’étalage d’un luxe auquel lui-même n’est pas encore complètement habitué. M. Richomme, le bien nommé, ainsi que l’appelait judicieusement Maléchard, était un de ces individus grands, gros et gras, que le menu peuple, race chétive, admire en raison de leur prestance copieuse, et qui, dans cette boursoufflure, semblent le symbole de l’opulence. En ce vaste corps, un petit esprit aurait logé fort à l’aise, si ce n’eût été un amour-propre excessif qui remplissait merveilleusement le vide. Au total, M. Richomme n’était ni plus fat, ni plus ridicule, ni plus impertinent qu’il n’appartenait à un ex-fournisseur deux ou trois fois millionnaire ; aux yeux même de beaucoup de gens, tous ses petits défauts se trouvaient amplement compensés par deux qualités admirables : il prêtait de l’argent d’assez bonne grace et tenait table ouverte.

— Voilà d’aimables garçons, dit le crésus bourgeois en nous tendant la main ; c’est fort bien à vous de vous être détournés de votre route pour venir visiter mon chalet.

— Nous ne nous sommes pas détournés de notre route, répondit Maléchard ; nous venons de Paris tout exprès pour vous voir.

— En ce cas, c’est mieux encore, et Mme Richomme sera fort reconnaissante, en apprenant que vous lui sacrifiez les délices de Paris. Ma simple demeure ne vous en dédommagera pas, poursuivit le gros homme en nous montrant la riche façade de sa maison ; mais, si mon hospitalité est modeste, du moins elle est cordiale.

Maléchard me poussa du coude. Je n’avais pas besoin de cet avertissement pour remarquer le divertissant contraste qu’offraient l’humble langage de notre hôte et son geste superbe. En désignant circulairement les lointaines perspectives du jardin anglais dont se trouvait entouré le corps de logis, la main du fournisseur devenu châtelain semblait vouloir s’allonger jusqu’à l’horizon et s’approprier le canton de Berne tout entier, y compris les Alpes.

— Vous arrivez dans un mauvais moment, reprit M. Richomme en nous dirigeant vers le perron ; vous nous trouvez réduits à nos petites ressources de famille. La semaine dernière, j’avais ici quinze maîtres et onze domestiques : le comte et la comtesse de Maulevrier, lord et lady Rothsay, le prince Liparini…

— C’est vous que nous venons voir, interrompit Maléchard en souriant.

— … La comtesse Czarniwienska et sa fille, continua l’ex-fournisseur, qui semblait éprouver un plaisir particulier à faire sonner à nos oreilles bourgeoises les titres des hôtes de distinction qu’il avait reçus la semaine précédente. Nous avons eu aussi la visite de notre ambassadeur, un homme charmant ! Nous sommes fort bien ensemble. Je vous présenterai à lui la première fois qu’il dînera ici.

— C’est à Mme Richomme que je désirerais d’abord être présenté, dis-je à mon tour ; mais pour cela un changement de costume me semble urgent. Après quatre jours de voyage…

— On va vous conduire dans vos chambres, reprit le maître du logis ; vous avez le temps de vous habiller avant le dîner. Liberté entière pour tout le reste, mais exactitude à table, voilà la règle de la maison. Du reste je n’ai pas besoin de vous dire que vous êtes ici chez vous.

M. Richomme, donnant lui-même l’exemple de la liberté qu’il proclamait, nous confia aux soins d’un domestique qui nous installa, mon compagnon de voyage et moi, dans deux chambres voisines l’une de l’autre et parfaitement meublées, ainsi que l’était toute la maison. Sans perdre de temps, nous procédâmes à l’ajustement de nos personnes. Après nous être adonisés chacun de notre côté, nous nous rejoignîmes en entendant la cloche du dîner. Maléchard, dont l’air préoccupé m’avait frappé à plusieurs reprises pendant le voyage, me parut en ce moment pensif ; ou plutôt soucieux.

— Qu’avez-vous ? lui dis-je en riant ; est-ce le départ de lady Rothsay ou celui de la comtesse Czarniwienska qui jette un nuage sur votre front ?

— Je suis fatigué, répondit-il en prenant un air d’insouciance ; votre briska est fort bien conditionné, comme vous l’aviez dit, mais après quatre jours de voyage il n’est plus de voiture supportable. Si c’était possible, au lieu de montrer à table ma dolente figure, j’irais tout prosaïquement me mettre au lit.

Au salon, à part les maîtres du logis, il ne se trouva que deux convives d’un âge mûr, Helvétiens de la tête aux pieds. Sans accorder une grande attention à ces indigènes, nous nous avançâmes vers la femme de notre hôte, en déployant à l’envi nos graces françaises.

Ainsi qu’il arrive souvent en ménage, Mme Richomme offrait un contraste frappant avec son mari ; lorsqu’elle lui donnait le bras, il semblait voir une chevrette attelée avec un buffle. Petite, maigre, délicate, l’air fin et résolu, le regard vif et pénétrant, laide au total, mais non désagréable, l’esprit chez elle compensait les défectuosités de la matière. Cette frêle créature nous laissa approcher sans faire le moindre mouvement à notre rencontre, et, loin de s’épanouir, sa figure prit graduellement une expression sérieuse qui me surprit au point de m’enlever une partie de mon assurance. Toutefois, il me fut facile de m’apercevoir que je n’avais pas la plus lourde part dans cet accueil inhospitalier. Après avoir glissé sur moi avec une sorte de distraction hautaine, l’œil brun de Mme Richomme s’arrêta sur mon compagnon d’un air si glacial, qu’à la place de ce dernier j’eusse perdu contenance. Soit qu’il s’attendît à cette réception, soit qu’il fût doué d’un de ces caractères bien trempés que rien ne déconcerte, Maléchard supporta héroïquement ce témoignage muet, mais non équivoque, du déplaisir causé par notre visite.

— Madame, dit-il en essayant de fléchir par un humble sourire le regard sévère fixé sur lui. M. Duranton m’a affirmé qu’en venant vous demander l’hospitalité pour quelques jours, nous ne vous paraîtrions pas importuns, et, sur cette assurance, j’ai cru pouvoir accepter une place dans sa voiture ; j’espère…

L’étonnement où me jeta cette manière effrontée de s’excuser à mes dépens m’empêcha d’entendre le reste de la phrase. Je fus sur le point de démentir mon compagnon, mais souvent l’effet d’une imposture hardie est de couper la parole à qui pourrait la démasquer. C’est ce qui m’arriva ; je restai muet et l’air assez niais, je suppose, tandis que mon ami Maléchard, se repliant sournoisement sur les derrières, me laissait ainsi exposé en première ligne à la visible mauvaise humeur de la maîtresse de la maison. Cependant, quelque habilement exécutée qu’eût été cette manœuvre, Mme Richomme n’en fut pas la dupe ; je le devinai au sourire dédaigneux qui vint effleurer ses lèvres, et je lui sus gré de cette clairvoyance.

Les sots ont du bon. Si d’ordinaire ils se jettent malencontreusement à travers les conversations les plus intéressantes, parfois aussi interviennent-ils à propos au milieu d’un entretien embarrassant. Au moment où je commençais à me demander si ce que nous avions de mieux à faire n’était pas de repartir pour Paris le soir même, M. Richomme me prit par le bras et m’attira près d’une fenêtre pour me montrer les cimes des glaciers de l’Oberland, que teignaient en rose les derniers rayons du soleil.

— Eh bien ! monsieur le Parisien, me dit-il avec une fatuité railleuse, ceci ne vaut-il pas les brouillards de la Seine ?

Les deux Helvétiens d’un âge mûr, participèrent par un sourire de supériorité à ce propos qui flattait leur patriotisme. Évidemment le goût de l’ex-fournisseur pour les beautés de la nature tenait par un lien étroit à ses affections de propriétaire ; ailleurs que sur son domaine, il n’eût pas songé à critiquer le soleil de Paris. Je n’essayai pas de froisser dans son épanouissement cette vanité innocente ; le spectacle offert à mon admiration la méritait en réalité, et j’y donnai des éloges sans réserve. Toutefois mon attention n’était pas tellement captivée par les charmes pittoresques du paysage, que l’action de mes sens se trouvât paralysée. Parmi les avantages physiques dont j’ai le droit de me prévaloir, il faut mettre au premier rang la finesse de l’ouïe. J’entends souvent sans écouter, à plus forte raison quand j’écoute. Or, je dois l’avouer, en ce moment mes oreilles étaient au moins aussi ouvertes que mes yeux, et, tout en contemplant la Jungfrau, j’abusais indiscrètement de la perfection de mes nerfs auditifs pour surprendre les paroles que Mme Richomme et mon compagnon de voyage échangeaient à demi-voix, à quelques pas de moi.

— Est-ce donc là un crime indigne de pardon ? demanda Maléchard après avoir prononcé quelques mots d’un ton si bas qu’il me fut impossible de les entendre.

— Point d’excuses, répondit impérieusement la maîtresse du logis ; votre démarche me cause un déplaisir mortel ; ce n’est pas là ce que vous m’aviez promis.

— Je le sais, madame, répliqua mon ami d’un air de contrition, mais il est des entraînemens invincibles auxquels succombent les plus fermes résolutions.

— Phrases que cela. Vous, un homme d’entraînement ! vous !

— Combien vous êtes injuste !

Maléchard baissa la voix de nouveau, et me priva ainsi de la suite de sa justification qu’interrompit presque aussitôt l’annonce officielle du dîner.

Incomplet et tronqué, ce mystérieux colloque, fut néanmoins pour moi un trait de lumière. À coup sûr, Maléchard était amoureux de Mme Richomme, qui, par vertu ou peut-être par repentir, lui tenait rigueur pour le moment. Chose non moins évidente, en me pressant de l’accompagner, mon ami n’avait eu d’autre but que de m’employer, à mon insu, en manière de chaperon. Ceci me déplut : non pas qu’un pareil office outrepassât les limites des petits services qu’il est permis de se rendre entre hommes du monde, mais je trouvai hors de saison l’excessive réserve dont avait usé à mon égard mon compagnon de voyage. J’aurais accepté sans aucun doute le rôle de confident, celui d’instrument passif blessa mon amour-propre, et je me promis de punir à la première occasion favorable ce que je nommais la ridicule dissimulation de Maléchard.

À table, Mme Richomme plaça les deux Suisses à ses côtés. L’âge de ces deux respectables personnages justifiait cet arrangement, où pourtant je crus voir une intention mortifiante pour Edmond d’abord, et accessoirement pour moi. Je ne connais rien de plus déplaisant que la maussaderie d’une jeune femme, surtout lorsque, n’ayant pas l’honneur d’en être la cause, on s’en trouve atteint par ricochet. Je m’assis donc d’assez mauvaise humeur, nonobstant l’attrayante apparence du festin. Les premiers momens furent froids. Mme Richomme ne parlait que pour donner quelques ordres d’une voix brève et saccadée ; Maléchard, causeur d’ordinaire, semblait également voué au silence, et tenait le nez modestement baissé sur son assiette, ainsi qu’une pensionnaire sortie la veille du couvent. Les Suisses mangeaient comme on assure que leurs compatriotes boivent ; mais d’alimenter l’entretien c’était évidemment le moindre de leurs soucis. Pour moi, l’appétit aiguisé par le voyage, j’imitais assez brutalement leur exemple. Vainement me disais-je que quelques frais d’amabilité seraient chose convenable. Le nuage fixé sur le front de la femme de notre hôte glaçait mon esprit et ma verve. Le repas, en un mot, eût fini par une véritable pantomime, si M. Richomme, sa première faim assouvie, n’avait brusquement ranimé la conversation languissante.

— Ah çà ! messieurs les Parisiens, dit-il tout à coup en remplissant mon verre et celui de Maléchard, il me semble que vous êtes diantrement mélancoliques, mais je sais pourquoi. Vous vous attendiez à trouver ici un essaim de beautés. Je vous l’ai dit, c’est la semaine dernière qu’il fallait venir ; nous avions entre autres, lady Rothsay, la plus charmante blonde…

— Je n’aime pas les blondes, dit Maléchard en regardant du coin de l’œil, à ce qu’il me parut, les cheveux noirs qui encadraient le front de Mme Richomme.

— Ce qui veut dire que vous aimez les brunes reprit l’amphitryon d’un air qui visait à la finesse.

— Oui, quand elles sont jolies, répliqua Maléchard.

— Vous n’êtes pas dégoûté, dit M. Richomme avec un gros rire ; eh bien ! puisque tels sont vos principes, je vous dirai confidentiellement que, peut-être ce soir même, vous verrez une femme selon votre cœur, brune et jolie.

Un instinct malfaisant arracha de mes lèvres la niaiserie suivante :

— Mais, à vous entendre, on dirait que nous ne la voyons pas dès à présent.

D’un regard traîtreusement souriant, j’adressai ce joli compliment à Mme Richomme, qui, loin de paraître embarrassée comme je l’espérais, eut l’air de ne pas comprendre qu’il fût question d’elle, et conserva la plus dédaigneuse impassibilité.

— Est-ce que vous attendez ce soir Mme Baretty ? Demanda un des Suisses, la bouche à moitié pleine.

— Ce soir ou demain, dit M. Richomme. Vous connaissez ma belle-sœur ? poursuivit-il en s’adressant à moi.

Je savais vaguement que M. Richomme avait une sœur, mais j’ignorais le nom du mari de cette sœur, ou du moins je l’avais oublié, comme on oublie les choses indifférentes.

— J’ai beaucoup entendu parler de l’esprit et de la beauté de Mme Baretty, répondis-je galamment, mais je n’ai jamais eu le plaisir de la voir.

— Vous aurez ce plaisir incessamment, et vous verrez qu’en vous annonçant une jolie femme, je n’ai pas exagéré.

— J’en suis convaincu d’avance, et mon admiration est prête.

M. Richomme cligna un œil, hocha la tête à deux ou trois reprises, et ricana sourdement, avant de reprendre la parole.

— Si vous voulez m’en croire, dit-il avec un accent moitié moqueur, moitié sérieux, vous la tiendrez en bride, votre admiration.

— Pourquoi cela ? fis-je un peu surpris de ce conseil. Le gros homme recommença sa pantomime, et se penchant vers moi :

— Avez-vous vu jouer Othello ? me dit-il à l’oreille.

— Sans doute.

— En ce cas, vous connaissez mon beau-frère.

— Jaloux ?

— Effréné, endiablé, enragé !

Malgré son attitude confidentielle, M. Richomme avait haussé la voix, et il parlait de manière à être entendu de tout le monde. Un regard de sa femme lui imposa silence.

— C’est juste, dit-il en s’inclinant. Puis, se penchant de nouveau vers moi : Ma femme, reprit-il tout bas, ne veut pas qu’on parle devant les domestiques des ridicules du cher beau-frère, et, au fond, elle a raison, car ces marauds sont l’impertinence et le bavardage incarnés. Au dessert je vous conterai cela.

Une femme jolie, un mari jaloux, il n’y avait rien là que d’assez ordinaire. Ce vulgaire prologue suffit cependant pour exciter ma curiosité, et j’attendis avec une sorte d’impatience la retraite des domestiques. Ils disparurent après avoir servi le dessert, selon l’usage établi dans la maison. Sans songer à ce qu’il pourrait y avoir d’indiscret dans ma conduite, j’allais rappeler à notre hôte sa promesse, mais il prévint ma demande. Aussi bavard que j’étais curieux moi-même, il lui tardait évidemment d’exercer aux dépens du mari de sa belle-sœur la lourde malice qu’il prenait pour de l’esprit, et qui constituait la partie joviale de son caractère.

— Messieurs Wendel, dit-il en s’adressant aux deux Bernois, vous avez déjà vu Baretty, mais ces messieurs ne le connaissent pas. N’est-il pas vrai que c’est un charmant garçon ?

À cette question ironiquement articulée, les Helvétiens ne répondirent que par une grimace qu’il était difficile de prendre pour un assentiment.

— Ce n’est pas parce que nous sommes presque beaux-frères, poursuivit en goguenardant M. Richomme, mais je doute qu’on puisse trouver un homme plus aimable. Il est vrai que les mauvaises langues l’accusent d’être difficile à vivre, hargneux, emporté, grognon, colère, et surtout jaloux comme un crocodile ; mais ce sont là des calomnies, n’est-ce pas, Césarine ?

Mme Richomme avait écouté son mari avec une impatience marquée ; elle haussa imperceptiblement les épaules, et répondit d’un ton bref :

— Chacun a ses défauts ; ceux de M. Baretty n’ôtent rien à la bonté de son cœur ni à la noblesse de son caractère.

— Je te dis que l’oiseau est charmant ; seulement il a bec et ongles, et il est bon d’en avertir ces messieurs. Je ne parle pas pour vous, messieurs du grand-conseil : vous êtes des hommes raisonnables, pères de famille, et d’ailleurs vous savez de quoi il retourne ; mais voici deux fashionables qui ne doutent de rien, en qualité de Français, et à qui une petite leçon de prudence ne sera peut-être pas inutile.

Je lançai un coup d’œil à Maléchard, que ces dernières paroles concernaient autant que moi. Il pelait méthodiquement une pomme et semblait inattentif. De son côté, Mme Richomme, visiblement contrariée, essayait d’un regard improbateur d’imposer silence à son mari.

— Ma chère amie, tu as beau me faire de gros yeux, reprit le millionnaire d’une façon assez triviale, je n’ai pas envie de voir se renouveler chez moi la sotte aventure de Barèges.

— Quelle aventure ? Dis-je, au risque de déplaire davantage à la maîtresse du logis.

— Vous n’en avez pas entendu parler ? l’histoire pourtant a fait assez de bruit. L’an passé, Baretty, qui souffre quelquefois d’une ancienne blessure, va à Barèges et y conduit sa femme. Ma belle-sœur, aimable et jolie, se trouve dès son arrivée entourée d’une cour nombreuse ; c’est à qui aura le plaisir d’être son danseur ou de chanter avec elle. Vous saurez qu’elle danse et chante comme un ange. Rien que de fort simple assurément, et sur cent maris quatre-vingt-dix-neuf n’auraient pas songé à se formaliser ; mais le cher Baretty a du sang corse dans les veines. Le voilà donc furieux, et ne rêvant plus que carnage. Massacrer en bloc la douzaine d’étourneaux qui voltigeaient autour de ma belle-sœur, c’eût été embarrassant : pour simplifier la chose, mon jaloux prend le parti de faire un exemple. Parmi les galans qui l’offusquaient, il choisit le plus empressé, et lui cherche, devant trente personnes, la plus allemande des querelles. Le quidam essaie de tourner l’affaire en plaisanterie et un soufflet en plein visage le force de la prendre au sérieux. Un duel s’ensuit, et Baretty casse la jambe à son adversaire, qui ne dansera plus, le pauvre diable, car il a fallu l’amputer. Vacarme horrible, comme vous pouvez croire. Tout le monde donne tort à Baretty, la justice intervient, et, pour éviter l’esclandre d’une arrestation, mon aimable beau-frère est obligé de se constituer prisonnier. Bref, il est resté trois mois sous clé pendant l’instruction de l’affaire ; fort heureux d’être acquitté en définitive par le jury. Vous croyez peut-être que la leçon lui a profité ? Vous ne connaissez pas le Corse. À la première occasion il recommencera, et je serais très fâché que cette occasion se présentât chez moi. Vous voilà donc bien avertis, messieurs les Parisiens : quand vous verrez ma belle-sœur, permis à vous de l’admirer, mais que ce soit de loin et en silence. Autrement, gare la tragédie !

— En vérité, vous faites de votre beau-frère un ogre, dit Maléchard en souriant d’un air ironique.

— Avisez-vous de paraître amoureux de sa femme, répondit M. Richomme ; vous verrez s’il fait de vous plus d’une bouchée.

— Je n’aurai garde, reprit mon compagnon de voyage d’un ton léger ; quoique je ne me pique pas d’être un beau danseur, je tiens à mes jambes.

Cette plaisanterie fit sourire les convives, à l’exception de Mme Richomme, qui, conservant un sérieux glacial, se leva inopinément et rompit ainsi, en nous forçant de suivre son exemple, une conversation qui semblait lui déplaire outre mesure.

La contradiction est naturelle à l’homme : j’en eus bientôt la preuve, car l’avertissement de notre hôte produisit, à mon égard du moins, un effet tout opposé à celui qu’il en attendait sans doute. Mme Baretty, que je n’avais jamais vue, s’empara soudain de mon imagination. Je savais qu’elle était jolie ; mais ce mérite, si recommandable qu’il fût, n’eût pas suffi pour me jeter dans la rêverie où je tombai tout en humant une tasse d’excellent café. Pour mon esprit enclin au romanesque, l’aimable inconnue avait un attrait plus violent encore que celui de ses charmes. Il est incontestable que les pommes du jardin des Hespérides empruntaient une partie de leur valeur au dragon chargé de leur garde ; de même la beauté d’une femme est rehaussée par la jalousie maritale, et plus celle-ci se montre intraitable, plus celle-là devient conquérante. Mme Baretty devait être irrésistible, puisque, s’il fallait en croire son beau-frère, il y avait péril de mort à l’aimer. Or, je me piquais de n’être pas de ces cœurs faibles que glace la perspective du danger. Je ne sais quelle lubie de mon amour-propre se mettant de la partie, j’arrivai, de réflexion en réflexion, à me demander sérieusement si la réserve rigoureuse recommandée par M. Richomme n’était pas incompatible avec le juste soin de ma dignité personnelle. Après avoir débattu quelque temps cette importante question, je la résolus de manière à n’engager en rien l’avenir.

— Je laisserai les choses suivre leur cours naturel, me dis-je ; je ne chercherai pas à m’échauffer la tête d’une ardeur factice ; mais si par hasard je tombe amoureux (et ne l’étant pas, que puis-je faire de mieux, à la campagne surtout ?), je n’opposerai pas la moindre résistance à mon penchant. Aux yeux d’un homme comme moi, tous les maris doivent être égaux, qu’ils s’appellent George Dandin ou Croquemitaine.

Cette belle résolution prise, je me trouvai tout égayé, et mon voyage en Suisse m’offrit aussitôt un intérêt dont jusqu’alors il m’avait semblé totalement dépourvu. Dans ma riante humeur, je pardonnai à Maléchard la dissimulation dont je lui avais fait un crime l’instant d’auparavant. Loin de m’offusquer encore, son amour pour Mme Richomme me parut au contraire fort opportun, car il me garantissait d’une rivalité redoutable, et me laissait le champ libre. Il va sans dire que je comptais pour rien les deux Helvétiens d’un âge mûr.

Le café pris, nous nous promenâmes quelque temps dans les jardins ; mais la fraîcheur du soir nous en chassa bientôt, et nous rentrâmes au salon, où une partie de whist ne tarda pas à s’organiser. Pour la première fois peut-être, je regrettai de ne pas connaître ce jeu, car, M. Richomme, Maléchard et les deux Suisses, ayant pris place autour du tapis vert, je restai seul debout vis-à-vis de la maîtresse de la maison ; sorte de tête-à-tête que rendait assez embarrassant l’air soucieux et mécontent qui n’avait pas quitté sa physionomie depuis notre arrivée. Le dialogue était difficile, mais le silence eût été ridicule. J’entamai donc la conversation par quelques lieux communs que Mme Richomme interrompit presque aussitôt en m’adressant d’une voix incisive la question suivante :

— C’est donc vous qui avez eu l’aimable idée de venir nous voir, et à qui par conséquent mes remerciemens sont dus ?

Quoique mentalement réconcilié avec mon compagnon de voyage, je jugeai hors de propos de confirmer le petit mensonge par où il avait débuté.

— Il faut rendre à César ce qui est à César, répondis-je modestement. J’ai été heureux d’accompagner Maléchard, mais à lui seul appartient la pensée première de notre voyage.

Mme Richomme hocha la tête d’une façon qui disait clairement : J’en étais sûre.

— Vous êtes fort lié avec M. Maléchard ? reprit-elle en me regardant d’un œil pénétrant.

— Je le connais depuis dix ans.

— C’est-à-dire que vous n’avez rien de caché l’un pour l’autre ?

Cette question fut articulée d’un ton si expressif, qu’à mon tour je regardai attentivement la femme du millionnaire.

— Madame, répondis-je en baissant la voix, il est des choses qu’on ne confie pas à son meilleur ami. Je ne dis pas tout à Maléchard, et il agit de même envers moi ; mutuellement nous sommes souvent réduits à deviner.

M. Maléchard est-il habile à ce métier ?

— Fort habile.

— Et vous ?

— Ma modestie m’empêche de répondre, dis-je en souriant.

— Cela veut dire que vous vous croyez plus habile encore que votre ami.

— Plus, non ; mais autant.

Mme Richomme parut hésiter.

— Y a-t-il long-temps que vous n’avez trouvé l’occasion d’exercer votre talent ? dit-elle enfin avec un enjouement affecté.

— Je l’exerce en ce moment même, répondis-je d’un air railleur, car l’interrogatoire commençait à me déplaire.

— Vraiment ! reprit la femme de l’ex-fournisseur, dont les yeux bruns étincelèrent ; puis-je savoir ce que vous cherchez à deviner ?

— Mon ami est engagé dans une partie fort intéressante : gagnera-t-il ? voilà ce que je me demande.

Quoique j’eusse montré la table de jeu, Mme Richomme ne se méprit pas au sens de mes paroles, que lui expliqua d’ailleurs mon regard. Elle comprit que je faisais allusion à une partie qui n’était pas celle de whist, et répondant à ma pensée :

— Si cela dépend de moi, il perdra, dit-elle du ton le plus tranchant.

— Peste ! Dis-je en moi-même, il ne paraît pas que la forteresse soit disposée à capituler, et mon ami Maléchard n’est pas aussi avancé que je croyais.

En ce moment, des claquemens de fouet et le roulement d’une voiture se firent entendre. À ce bruit, qui annonçait sans doute l’arrivée de sa sœur, Mme Richomme se leva, en laissant échapper un signe de dépit, et, sans mot dire, sortit du salon. Les joueurs continuèrent imperturbablement leur partie, et j’en fus peu surpris, sachant que le whist est une œuvre sacrée que la fin du monde même aurait peine à interrompre. Pour moi, je dois en convenir, je ne partageai pas cette impassibilité ; il me prit même une petite palpitation, à laquelle je ne m’attendais guère, et qui me prouva que j’étais moins blasé que je ne l’avais craint quelquefois.

— Dieu me pardonne ! le cœur me bat, me dis-je assez content de cette juvénile émotion ; cela signifie-t-il que je vais devenir amoureux ? J’en accepte l’augure.

Avouons toute ma faiblesse. Je me levai, et je regardai un instant dans la glace ma figure, dont je fus peu content, selon mon habitude. Après avoir chiffonné dans mes cheveux et rectifié le nœud de ma cravate, je m’adossai à l’angle de la cheminée, dans une attitude qui, selon moi, ne devait manquer ni de distinction ni de caractère, et j’attendis ainsi, sous les armes, la femme en qui j’étais fort disposé à trouver la future souveraine de mon cœur.

Ainsi que je l’avais prévu, la porte ne tarda pas à s’ouvrir, et Mme Richomme rentra dans le salon en donnant la main à la nouvelle arrivée. L’ogre les suivait, mais dans le premier moment je n’y fis pas attention, tant mes yeux étaient occupés ailleurs. Un peu plus jeune que sa sœur, c’est-à-dire âgée de vingt-huit ans environ, d’une taille moyenne et admirablement proportionnée, Mme Baretty offrait dans tous ses traits le type grave, fin et passionné tout ensemble, des belles races méridionales. La brune pâleur de son teint décelait d’ailleurs son origine et rehaussait l’expression ardente, quoique habituellement voilée, de son regard. Une robe de soie noire, une capote de paille, un châle de couleur sombre négligemment posé, lui composaient un costume de voyage élégant et harmonieux dans sa simplicité. Sous ces modestes atours, Mme Baretty me parut une reine. Elle s’avança lentement, avec une dignité nonchalante, accueillit d’un air poli, mais sérieux, mon salut et celui des joueurs, qui, à son approche, s’étaient enfin décidés à se lever, et tendant la main à M. Richomme qui se précipita pour la baiser, d’aussi bonne grace qu’eût pu faire l’ours de Berne en personne :

— Bonsoir, mon frère, dit-elle d’une voix moelleuse et vibrante.

Rien de plus ordinaire assurément que ces trois paroles : Bonsoir, mon frère, et pourtant jamais phrase de Rossini n’avait caressé plus délicieusement mon oreille. Je préfère les voix de contralto, et je me trouvais servi à souhait ; d’autre part, la mélancolique pâleur de la belle voyageuse satisfaisait complètement un de mes goûts les plus exclusifs ; enfin, quoique Mme Baretty eût des dents magnifiques, ainsi que j’avais pu l’entrevoir, elle n’avait pas encore ri depuis son entrée dans le salon : or, j’ai toujours sincèrement estimé les femmes qui ont de belles dents et qui rient peu. De ces différentes causes secondes, et surtout de la disposition aventureuse de mon cœur, il résulta que je me trouvai instantanément subjugué. J’avais juré, il est vrai, de succomber sans résistance, mais il faut avouer que cette promesse me fut plus facile à tenir que n’eût été l’engagement contraire.

Me voilà donc amoureux, ou du moins acheminé vers l’amour. Je lançai un coup d’œil à Maléchard, qui passait pour un connaisseur. J’étais bien aise de voir justifié par son suffrage le trouble agréable que je commençais de ressentir. À ma grande surprise, je pourrais dire à mon grand courroux, je l’aperçus déjà rassis à la table de whist, et mêlant gravement les cartes, sans accorder la moindre attention à l’objet de ma naissante flamme. Il me parut que pour un homme de trente ans c’était pousser un peu loin la passion du jeu, et je sentis baisser sensiblement dans mon esprit l’espèce de considération qu’en matière de galanterie j’avais accordée jusqu’alors à mon compagnon de voyage.

Après quelques complimens échangés avec les arrivans, les Suisses, ainsi que M. Richomme, suivirent l’exemple de Maléchard, et reprirent leur partie un instant interrompue. Les deux sœurs se placèrent l’une près de l’autre, sur une causeuse, et commencèrent à voix basse une conversation dont l’apparence confidentielle semblait me défendre d’y prendre part. Discrètement je m’éloignai, et, m’asseyant derrière la table de jeu, je profitai de mon isolement pour examiner à loisir un personnage que j’avais à peine regardé jusqu’à ce moment, quoiqu’il m’importât de le connaître à fond. M. Baretty, le mari féroce, était un homme de cinquante ans, trapu, ventru, alerte toutefois, et portant résolument son embonpoint. Ce physique convenait fort bien à un ancien capitaine de voltigeurs ; tel était l’emploi qu’il avait rempli jusqu’en 1832, époque où une blessure grave reçue en Algérie l’avait décidé à quitter le service. Son teint cuivré avait gardé l’empreinte du soleil d’Afrique, et rougissait, à la moindre émotion, avec une violence voisine de l’apoplexie. Ses cheveux, coupés fort court, commençaient à peine à grisonner et se dressaient en brosse sur sa tête. D’épais sourcils couronnaient ses noires prunelles, qui me rappelèrent les yeux de braise dont parle Dante en faisant le portrait de Caron. Martialement laid dans l’état ordinaire, le vétéran devait être terrible à voir enflammé par la fureur jalouse. Une large balafre au coin de la bouche et un doigt de moins à la main gauche annonçaient d’ailleurs qu’il avait tenu à l’armée les promesses de son énergique physionomie, et donnaient une valeur sérieuse au ruban rouge qui décorait sa redingote bleue, boutonnée jusqu’au menton, par un reste d’habitude militaire.

Au moment où je commençai de prendre son signalement, M. Baretty venait de s’étendre sans cérémonie dans un immense fauteuil à la Voltaire, où, malgré sa rotondité, il paraissait englouti. Sa pose avait quelque chose de si farouche, et s’accordait tellement avec l’expression rébarbative de son visage, que je ne pus m’empêcher de le comparer à un bouledogue couché dans sa niche, le museau sur les pattes, l’œil assoupi, mais la dent éveillée. Je remarquai bientôt qu’à travers ses paupières demi-closes, il glissait un regard scrutateur qui, après avoir examiné quelque temps Maléchard, se porta sur moi-même et me força de détourner les yeux. Je compris sur-le-champ le sens de cette observation sournoise. Sans doute, au seul aspect de jeunes gens inconnus, cet agréable mari avait senti frémir ses instincts soupçonneux et en nous étudiant à la dérobée, mon ami et moi, peut-être cherchait-il à deviner auquel des deux il aurait le plaisir de casser bras ou jambe, conformément à la recette dont il s’était servi à Barèges. Cette idée, bien faite pour modérer mes velléités sentimentales, les irrita au contraire. J’éprouvai que la saveur du péril rehausse le goût de l’amour même, et, en regardant de nouveau Mme Baretty, je la trouvai plus belle encore qu’elle ne m’avait paru d’abord. Combien elle était charmante en effet, nonchalamment assise, la tête un peu penchée, les mains entrelacées dans celles de sa sœur, qui lui parlait vivement à voix basse, et qu’elle écoutait avec un sourire sérieux ! Peu à peu je m’abandonnai au plaisir de la contempler, et, oubliant la sombre surveillance dont j’étais probablement l’objet, je tombai dans une rêverie profonde.

— Ô mariage ! voilà de tes coups, me dis-je avec une ironie mêlée de compassion ; tu prends d’une main un être plein de grace, de distinction, d’intelligence, de l’autre une créature vulgaire, bornée, brutale, et tu les unis. Dérision amère ! la caserne unie au salon !

Comme je m’apitoyais sur la destinée de cette femme d’élite livrée au despotisme d’un grossier soldat (c’est ainsi que, dans mon indignation, je nommais l’ex-capitaine de voltigeurs), Mme Baretty tourna la tête de mon côté, et ses beaux yeux veloutés se fixèrent sur les miens avec une expression si mélancolique et si pénétrante, que je me sentis troublé jusqu’au fond de l’ame. L’étrange émotion où me jeta ce regard sera suffisamment expliquée lorsque j’aurai dit que je n’avais pas l’habitude de m’en voir accorder de pareils ; ceci m’oblige à un aveu pénible pour mon amour-propre, mais nécessaire à la clarté de ce récit.

Le bonheur d’être belle a trouvé son poète : si le malheur d’être laid pouvait donner envie de chanter, j’aurais de légitimes raisons pour accorder ma lyre. Là ne s’arrête pas mon infortune. Il est une rare et pittoresque laideur qui, fièrement portée, sert un homme plus qu’elle ne lui nuit. Mirabeau, à coup sûr, n’eût pas troqué contre le fade visage d’un bellâtre sa face de tigre marquée de la petite-vérole. Malheureusement pour moi, l’irrégularité de mes traits ne se trouve pas compensée par leur expression. Ma laideur est de celles qui courent les rues ; je ressemble à tout le monde, à tel point que des gens avec qui j’ai été lié oublient ma figure, et que d’autres me reconnaissent qui ne m’ont jamais vu. Né avec un cœur sensible et une imagination romanesque, il est inutile de dire combien cette déplaisante vulgarité de ma physionomie m’a chagriné souvent et quelquefois désespéré ; mon goût pour les émotions tendres y trouvait de si fâcheuses entraves ! car les femmes ont beau professer une superbe indifférence pour les avantages physiques des hommes, j’ai toujours remarqué qu’en définitive l’esprit le mieux accueilli d’elles était celui qui avait les yeux les plus éloquens et les plus belles dents. Aussi, que de fois, en passant sur le boulevard des Italiens, n’ai-je pas envié l’enveloppe de quelques-uns des agréables jeunes gens qui s’y promènent, la botte vernie, le cigare à la bouche, le camélia à la boutonnière, le pouce dans l’entournure du gilet ?

— Avec cette figure et mon savoir-faire, ai-je dit souvent, je ne trouverais pas de cruelles.

Réduit à mon savoir-faire et à ma figure, j’en avais trouvé plus d’une, je suis forcé d’en convenir. Mes succès fort clair-semés avaient toujours été laborieux. Si j’avais triomphé quelquefois, ce n’avait été qu’à force d’entêtement ; mais de ces provocations fines et charmantes qui disent : Aimez-moi, et vous épargnent la moitié du chemin, je n’avais pas encore eu lieu de m’en enorgueillir. Jamais jusqu’alors Galathée, après m’avoir lancé sa pomme, n’avait fui vers les saules en m’invitant à la poursuivre.

Le regard expressif de Mme Baretty était donc une nouveauté en même temps qu’une faveur. Pour la première fois, une femme prenait envers moi une pareille initiative. Tel fut l’étonnement de ma modestie, que j’éprouvai d’abord plus d’embarras que de plaisir. Un sentiment de défiance s’éveilla même dans mon esprit. N’était-il pas possible que j’eusse devant moi une coquette qui, en me prenant pour point de mire, ne cherchait qu’à se divertir à mes dépens ? Je reconnus bientôt l’invraisemblance d’une semblable supposition, et je pensai qu’il y aurait une humilité trop niaise à interpréter défavorablement une action qui n’avait rien que de flatteur, et dont, après tout, la cause n’était pas impénétrable.

— Mariée à un homme indigne d’elle, cette femme, me dis-je, ne peut être que fort malheureuse. Or, les malheureux recherchent la sympathie, et, lorsqu’ils croient l’avoir trouvée, ils l’accueillent avec reconnaissance. De mon côté, je ne suis pas beau, mais peut-être ai-je trop mauvaise opinion de ma figure. Après tout, plus ou moins bien fendus, les yeux sont les interprètes de l’ame. Elle aura lu dans les miens le vif intérêt qu’elle m’inspire ; elle aura deviné qu’il y a en moi une intelligence faite pour la comprendre ; en un mot, elle aura reconnu un ami, et voilà ce qu’a voulu m’exprimer son regard de colombe souffrante.

Instinctivement, je pris l’attitude qui convenait à ce tendre rôle d’ami d’une femme malheureuse, pour lequel je me sentais une vocation toute particulière. Les bras croisés sur la poitrine, le front penché d’un air rêveur, je continuai de regarder Mme Baretty, convaincu déjà que par cette contemplation obstinée je risquais peu de lui déplaire, au cas qu’elle vînt à la remarquer. Si présomptueuse qu’elle pût être, cette conjecture ne tarda pas à me paraître réalisée. Un second regard plus doux, plus appuyé, plus décisif que le premier m’arriva de plein fouet, comme disent les artilleurs. J’en tressaillis, mais mon ravissement fut troublé aussitôt par un aigre bruit de porcelaine brisée qui interrompit fort à l’improviste le silence du salon. Tout le monde tourna les yeux vers M. Baretty. Le capitaine venait de se lever avec l’impétuosité d’un tigre blessé, et la violence de son mouvement avait fait rouler le fauteuil où il était assis contre une étagère chargée de potines et de cornets.

— Quelle mouche vous pique ? s’écria M. Richomme en regardant d’un œil piteux les débris épars sur le tapis ; prenez-vous mes vases du Japon pour des Bédouins ?

— Mille pardons ! je crois que je m’étais endormi, répondit M. Baretty d’une voix rauque.

Un regard furieux qu’il lança au même instant à sa femme m’apprit ce que je devais penser d’une pareille excuse.

— Vous avez le sommeil meurtrier, grogna l’ex-fournisseur. Que diantre ! quand on a envie de dormir, on va se coucher.

— C’est ce que je vais faire, répliqua le jaloux d’un ton moins grondeur ; à plus d’onze heures, il est bien temps de se retirer. Allons, madame ; je suis à vos ordres.

Mme Baretty se leva aussitôt sans dire un seul mot. Cette passive obéissance, si peu ordinaire chez une jolie femme, me confirma dans l’idée que j’avais sous les yeux le plus absolu des despotes et la plus soumise des esclaves. Si déjà toutes mes sympathies n’avaient pas été acquises à la belle opprimée, la façon touchante et résignée dont elle accepta le bras que lui offrait son tyran, eût suffi pour m’attendrir le cœur. Les deux époux sortirent presque aussitôt du salon, qui soudain me parut désert, comme l’Orient à Antiochus après le départ de Bérénice. Inoccupé désormais, j’attendis avec impatience la fin de la partie de wisth, qui s’acheva enfin et permit à chacun de se retirer. Sous le prétexte de fumer un cigare, j’accompagnai Maléchard dans sa chambre avant de rentrer dans la mienne.

— Comment trouvez-vous Mme Baretty ? lui demandai-je sans préambule.

— Pas mal, répondit-il négligemment.

— Pas mal ! Répétai-je en m’échauffant malgré moi ; l’éloge est assez mince. Mais d’abord l’avez-vous regardée ?

— Assez pour avoir le droit de la juger. Je préfère sa sœur.

— Parbleu ! je n’en doute pas, m’écriai-je en ricanant ; vous vous trahissez, mon cher. Mais j’aurais mieux aimé recevoir cet aveu de votre confiance.

— Je me trahis ! En quoi, s’il vous plaît ?

Je haussai légèrement les épaules

— Nierez-vous que vous fassiez la cour à Mme Richomme ? repris-je d’un air railleur.

Maléchard me regarda fixement.

— Ah ! vous avez découvert cela ! dit-il au bout d’un instant avec un accent où il me parut entrer plus de persifflage que de mauvaise humeur.

— Je ne suis ni sourd ni aveugle. En conscience, vous auriez dû me mettre au fait, au lieu de me réduire à faire usage de ma perspicacité. N’importe ; quoique j’aie à me plaindre de votre dissimulation, si je puis vous être utile, disposez de moi.

— À charge de revanche peut-être ? répondit mon compagnon de voyage en m’interrogeant d’un regard perçant.

— Comment l’entendez-vous ? répliquai-je un peu intrigué de ce propos.

Maléchard aspira coup sur coup trois ou quatre bouffées, et, posant son cigare sur la cheminée :

— Mon cher Duranton, me dit-il avec une sourire qui me parut plein de bonhomie, jouons cartes sur table. Vous voulez que je sois amoureux de la maîtresse de céans, j’y consens ; mais, à votre tour, avouez que les œillades assassines dont sa sœur vous a gratifié n’ont pas trouvé votre cœur complètement insensible.

— Vous vous moquez de moi, dis-je, assez content au fond de voir mes propres observations confirmées par celles d’un témoin désintéressé.

— Je ne suis pas plus aveugle que vous. Une chose certaine, que vous en conveniez ou non, c’est que Mme Baretty vous a accordé ce soir une attention fort significative.

— Pure curiosité, fis-je d’un ton modeste.

— Soit ; mais la curiosité n’est-elle pas le moteur universel, la source féconde d’où tout découle ? À quoi devons-nous, s’il vous plaît, la découverte de l’Amérique, l’emploi de la vapeur et toutes les autres conquêtes de la science ? L’amour lui-même, qu’est-il autre chose qu’une curiosité dirigée vers un terme unique ? Croyez-moi, mon cher, femme curieuse aujourd’hui, demain sera femme éprise, pour peu qu’on lui aplanisse cette transition.

Maléchard s’exprimait avec un aplomb dogmatique, comme s’il eût démontré un théorème. Il m’appartenait moins qu’à personne de le contredire, car sur cette matière je partageais ses idées. Je me contentai donc de sourire en homme qui ne demande qu’à se laisser convaincre de ses succès.

— Tout à l’heure je vous ai méchamment contrarié, poursuivit mon ami d’un air d’enjouement ; je suis prêt à faire amende . honorable. La vérité est que je trouve Mme Baretty, non point pas mal, mais extrêmement bien, et à votre place…

— À ma place ?

— Je risquerais de déplaire à son ogre de mari.

— C’est fait, dis-je étourdiment.

Ces mots lâchés, je m’en repentis, mais il était trop tard, et les questions de Maléchard m’arrachèrent un aveu complet. En apprenant la cause du désastre dont les potines du Japon avaient été la victime, il partit d’un éclat de rire si franc, que je ne pus me retenir de partager son hilarité.

— Allons ! courage ! me dit-il avec une gravité bouffonne ; sus à la Barbe Bleue ! haro sur ce sauvage qui ne veut pas qu’on trouve sa femme jolie ! Point de quartier à ce barbare ! Vous savez qu’il tire aux jambes, visez-le à la tête.

En retour de ma franchise, mon ami finit par m’avouer que j’avais deviné juste, et que son voyage n’avait d’autre cause que la passion violente et peu récompensée qu’il éprouvait depuis plusieurs mois pour Mme Richomme. Je le complimentai sur son goût, qu’au fond je trouvais au moins singulier, vu le peu d’attraits dont la dame me semblait pourvue. À son tour, il reconnut que Mme Baretty était une de ces femmes pour qui, selon la pittoresque expression du plus spirituel de nos poètes, on se ferait rompre les os. Devenus ainsi confidens l’un de l’autre, nous nous quittâmes en parfaite intelligence, après nous être promis discrétion à toute épreuve et secours au besoin.

Ma conversation avec Maléchard m’affermit dans mes projets aventureux, ou plutôt me barra la retraite. En effet, comment reculer, maintenant que j’avais choisi pour confident de mes désirs et de mes espérances un maître railleur qui n’eût pas manqué d’attribuer toute démarche rétrograde à une prudence fort peu héroïque ? La crainte du ridicule se joignit à la tendre attraction que je subissais déjà, et, par vanité autant peut-être que par entraînement, je résolus de mettre immédiatement en usage tous les moyens de séduction dont m’avait doué la nature.

Le lendemain, je ne revis Mme Baretty qu’à l’instant du déjeuner. Elle me parut triste. Quoique au fond je me sentisse l’humeur allègre, je dus me mettre à l’unisson de cette tristesse, car, en amour ainsi qu’en musique, il est une tonalité rigoureuse à laquelle il faut se conformer sous peine de jouer faux. Une femme languissante impose à qui veut lui plaire une tenue élégiaque, aussi clairement que deux bémols à la clé, compliqués du fa dièze, indiquent à un symphoniste le ton plaintif de sol mineur.

La mélancolie obligatoire dont il est ici question n’est pas d’une pratique fort difficile. N’exigeant ni beaucoup d’esprit, ni beaucoup d’imagination, ni beaucoup d’adresse, ni beaucoup d’audace, elle convient particulièrement aux cœurs timides et aux intelligences paresseuses ; mais les habiles et les raffinés eux-mêmes auraient tort de la dédaigner. C’est un vêtement commode, en ce qu’il dispense celui qui l’endosse de tous les menus frais d’amabilité qui rendent souvent si laborieux le métier d’homme sensible. Un amoureux mélancolique n’est pas tenu d’être galant, amusant bien moins encore. En revanche, il a le droit d’être taciturne, maussade, farouche, et plus il donne un libre cours à son humeur sauvage, mieux il est dans l’esprit de son rôle ; agréable rôle à coup sûr, mais qui pourtant a ses inconvéniens, à la campagne surtout.

À Paris, un jeune homme qui s’enrôle sous les drapeaux de la mélancolie raisonnée, ne se charge pas d’un service très pénible ; pourvu qu’en présence de l’objet de son martyre il se montre convenablement pénétré, dévasté et ravagé, il peut d’ailleurs mener joyeuse vie. Dès qu’il n’est plus de piquet, libre à lui de fumer, de dîner au café anglais, de hanter les coulisses de l’Opéra et de perdre son argent à la bouillotte. Tel qui, le soir, se meurt d’amour dans un recoin du faubourg Saint-Germain, quelques heures plus tard traîne impunément au bal Musard son reste d’existence. Paris est si grand ! Il n’en est pas de même à la campagne, où la vie en commun amène de fréquens rapprochemens. Là point de repos pour l’amoureux mélancolique ; à toute heure et en tout lieu, il doit être en grande tenue de souffrance. À la longue, c’est fatigant ; mais se relâcher un seul instant, ce serait risquer de tout perdre, car les femmes n’admettent pas que la passion puisse avoir des intermittences.

À la campagne, il est un écueil surtout dont je dois signaler le danger, c’est à table qu’il se rencontre, et j’en parle par expérience. À déjeuner, Mme Baretty mangea à peine, et ce fut d’un air de distraction si dédaigneux, que je compris aussitôt quel irréparable tort me ferait dans son esprit la manifestation d’un appétit grossier ; quoi de moins sympathique, en effet, pour une femme sentimentale, qu’un homme qui mange, si ce n’est peut-être un homme qui dort ?

En pareille épreuve, il n’y a pas deux manières de se conduire ; il faut payer de sa personne. C’est ce que je fis malgré l’aspect tentateur du repas, je me mis héroïquement à la diète.

— J’en serai quitte pour une visite clandestine à l’office, me dis-je en résistant aux inintelligentes remontrances de mon estomac.

— Êtes-vous malade ? me demanda M. Richomme, qui, à la fin, remarqua mon obstination à laisser mon assiette vide.

Je répondis négativement.

— Alors vous êtes amoureux ? reprit-il d’un air railleur.

Cette fois je me contentai de sourire, mais presque aussitôt, d’un regard passionné, j’offris à Mme Baretty l’hommage du sentiment qui m’était imputé. Une œillade des plus encourageantes agréa cet aveu muet. Par malheur, je ne fus pas seul à la remarquer ; contre l’usage de ses confrères, le mari jaloux avait d’excellens yeux. En cette occasion sa clairvoyance ne lui fit pas défaut, et, comme la veille, l’émotion qui en fut le résultat se trahit d’une manière assez burlesque : occupé à dépecer une magnifique truite de l’Aar, tout à coup M. Baretty lui enfonça la truelle dans le ventre, par un mouvement si violent, que la plupart des morceaux découpés se trouvèrent lancés hors du plat et s’éparpillèrent sur la table. Ce fait, puéril en lui-même, avait un sens tragique dont l’interprétation n’était pas difficile. C’était moi, sans aucun doute, que venait d’éventrer brutalement le capitaine de voltigeurs, sous l’innocente effigie d’un poisson. Je me tins pour averti : provoquer plus longtemps une jalousie si éveillée et si inflammable eût été le fait d’un écolier, et j’avais la prétention de ne plus l’être. Je m’interdis donc sur-le-champ toute démonstration dont eût pu prendre ombrage le plus intolérant des maris. De quoi m’eût servi d’ailleurs un plus long usage de la pantomime ? Qu’aurait-elle pu m’apprendre que je ne connusse déjà ? Les indulgentes dispositions de Mme Baretty ne pouvaient plus être pour moi l’objet d’un doute raisonnable. Quelle que fût la cause de sa conduite, coquetterie excessive, besoin d’émotions, ou coup de sympathie, cette charmante femme m’avait autorisé le plus clairement du monde à m’occuper d’elle. Dès à présent il y avait entre nous un accord tacite, une mystérieuse intelligence. La plus exacte circonspection devenait donc impérieuse. Progrès étourdissant et miraculeux : douze heures à peine s’étaient écoulées depuis que je l’avais aperçue pour la première fois, et j’avais déjà le droit d’être prudent !

Je le fus ; mais, à ma grande surprise, Mme Baretty, qui aurait dû me donner l’exemple, parut peu disposée à le suivre. Je remarquai à la dérobée qu’à plusieurs reprises ses yeux cherchaient les miens, et, à l’expression de dépit qui se peignit bientôt sur son visage, je devinai que ma réserve était loin d’obtenir son approbation ; j’y persistai cependant, convaincu qu’avant la fin du jour je trouverais l’occasion de m’en dédommager. En ceci, je me trompai ; j’avais compté sans mon jaloux.

Après déjeuner, M. Richomme proposa à sa belle-sœur de jouer au billard. Un amoureux sans cervelle les eût accompagnés. Loin de là, je descendis politiquement au jardin. J’espérais que, tranquillisé par mon éloignement, M. Baretty se déciderait à partir pour la chasse, ainsi qu’il en avait manifesté l’intention dès le matin. Après avoir laissé écouler une demi-heure qui me parut un demi-siècle, je me glissai en tapinois vers la salle de billard. Contre-temps fâcheux ! la première figure que j’aperçus en entrant fut celle du détestable capitaine, qui avait pris position sur une banquette, d’où, un cigare à la bouche et un journal à la main, il gardait sa femme ; car comment qualifier autrement une pareille conduite ? À ma vue, il posa le journal sur ses genoux, se croisa les bras sur la poitrine, et me regarda en face. Certes, le loup à qui l’on essaie d’arracher l’agneau qu’il tient dans sa gueule, ne doit pas avoir un autre regard. Au lieu de répondre à cette espèce de provocation, j’eus l’air de ne pas la remarquer ; je me composai un maintien insouciant, et, après avoir contemplé un instant les joueurs, je sortis du billard, non sans donner en secret les plus effroyables malédictions à ce mari sauvage qui, possesseur d’un trésor, avait l’intolérable prétention de le conserver pour lui seul.

Quelques heures plus tard, dès que la forte chaleur du jour fut passée, on arrangea une promenade, et l’on choisit pour but un chalet situé dans une position pittoresque, à une demi-lieue du château. Il me parut impossible qu’une semblable excursion, dans un pays si accidenté, ne finît point par mettre en défaut la surveillance de l’odieux vétéran et me donner le moyen de parler à Mme Baretty, à qui jusqu’alors je n’avais pas adressé un seul mot, car, d’après le romanesque caractère que je lui supposais, mieux valait encore débuter près d’elle par un expressif silence que par des lieux communs de conversation. Je me promis de saisir aux cheveux la première occasion favorable ; elle ne tarda pas.

Au moment où nous sortions du parc, une pente escarpée se présenta devant nous ; un sentier où l’on ne pouvait marcher que deux de front la coupait diagonalement, et, après avoir décrit plusieurs zig-zags à travers un massif de sapins, descendait au fond d’un étroit vallon que nous devions traverser. En face de ce rude chemin, offrir le bras à une femme était une action fort naturelle, pour ne pas dire un devoir. Un des Suisses avait déjà présenté le sien à Mme Richomme ; sans hésiter, je me dirigeai vers Mme Baretty, qui précédait sa sœur de quelques pas ; mais, avant d’être arrivé près d’elle, je fus retenu par Maléchard, qui marchait derrière moi.

— Pas d’école, me dit-il d’un ton magistral ; vous en avez déjà trop fait depuis hier. Le mari est jaloux, la femme imprudente ; soyez raisonnable. Voyez-moi, est-ce que j’ai offert le bras à Mme Richomme ? C’est par de pareils enfantillages qu’on gâte tout. Allez faire votre cour au Corse ; il a des soupçons, détruisez-les. Pendant ce temps je ferai jaser votre infante, et je saurai ce qu’elle pense de vous.

Le conseil de mon compagnon de voyage me parut rigoureusement conforme aux lois du code galant.

— Vous avez raison, dis-je à Maléchard ; conquérir les bonnes graces du mari, ou du moins endormir sa défiance, tel est sans doute le premier soin dont je doive m’occuper. Mais que lui dire, à ce requin ?

— Parlez-lui de ses campagnes, de ses blessures ; bientôt vous n’aurez plus qu’à écouter.

La corvée était lourde, mais après en avoir reconnu l’urgence, il eût été peu logique d’en différer l’exécution. Je me résignai donc, et, cédant à mon ami l’agréable office dont un instant auparavant j’avais espéré de m’emparer, je ralentis le pas pour attendre M. Baretty. Le jaloux, peut-être dans le but de me surveiller, s’était placé à l’arrière-garde. Lorsqu’il m’eut rejoint, je lui adressai quelques paroles banales à propos du site agreste que nous parcourions. Un grognement inintelligible fut l’unique réponse du farouche bipède que j’essayais d’apprivoiser. Ce début n’avait rien d’encourageant, mais le premier pas était fait, et c’est, dit-on, le plus difficile.

L’air rogue de mon interlocuteur, son accent bourru, le laconisme de ses réponses, enfin la sardonique grimace qui venait de temps en temps plisser sa bouche balafrée et perfectionner sa laideur, tous ces indices me portèrent à croire qu’il n’était pas dupe de mes prévenances, et que ma tactique était éventée. S’il n’était pas universellement reconnu qu’un mari est un être tellement respectable qu’un amoureux doit tout endurer plutôt que de se brouiller avec lui, j’eusse été mis à une pénible épreuve pendant cet entretien, où les rebuffades ne me furent pas épargnées. Mais, au point de vue où je m’étais placé, les façons peu civiles de l’ancien capitaine de voltigeurs n’avaient pas plus d’importance morale que n’en a pour un écuyer la résistance du cheval qu’il veut dresser. Le mari ruait ; c’était là un obstacle à vaincre et non un affront à punir.

Malgré le peu de succès de mes premières avances, je persévérai dans la patiente amabilité que je m’étais imposée. Je redoublai d’enjouement et de bonhomie, je cherchai les sujets de conversation les plus opportuns, en un mot je manœuvrai si adroitement qu’à la fin, soit que j’eusse réussi à détruire ses soupçons, soit que, choisissant entre deux ennuis, il aimât mieux subir ma compagnie que de me voir papillonner autour de sa femme, M. Baretty s’humanisa. Une circonstance bien puérile et bien triviale m’annonça que nous passions de l’état d’hostilité sourde à celui de désarmement. Et pourquoi omettrais-je ce vulgaire, mais caractéristique incident ? Le calumet n’est-il pas chez les sauvages le symbole de la paix, et beaucoup de fumeurs civilisés ne trouvent-ils pas cet usage plein de poésie ? Or, d’une pipe à une tabatière, la distance est courte et la dérogeance petite. On a compris déjà que le mari jaloux prenait du tabac ; il finit par se décider à m’en offrir, et moi, au risque d’éternuer, j’acceptai pour deux raisons : la première, c’est que Mme Baretty ne me voyait pas ; la seconde, c’est que je me rappelai fort à propos la dissertation de Sganarelle sur le tabac considéré comme élément de concorde, d’harmonie et de sociabilité.

En rentrant au château, nous étions, le Corse et moi, de si bon accord, qu’il me proposa une partie de chasse pour le lendemain. Le moyen de refuser ? C’eût été chicaner le tigre prêt à s’endormir. J’accueillis donc ce projet d’un air ravi, mais en enrageant ; je détestais la chasse.

Aucun incident digne d’être mentionné ne signala le reste de la journée. Quelques regards, de mon côté seulement contenus par la prudence, furent encore échangés entre Mme Baretty et moi. Mais je ne trouvai aucune occasion de lui parler sans témoin, et je persistai dans mon système : — Avec les femmes, le silence plutôt qu’une conversation insignifiante.

Le soir, lorsque chacun se retira, ce fut Maléchard qui, à son tour, m’accompagna dans ma chambre. Pendant une grande partie de la promenade, il avait donné le bras à Mme Baretty, sans que le capitaine, dont la jalousie était évidemment concentrée sur moi, eût eu l’air de s’en occuper. Il me tardait de l’interroger, car, d’après sa promesse, j’avais dû faire le principal sujet de l’entretien.

— Bravissimo ! mon cher, me dit-il dès que nous fûmes seuls ; hier au soir et ce matin, vous m’aviez paru un peu adolescent, mais à présent je vous rends toute mon estime. Impossible de pêcher un mari à la ligne avec plus de grace et de dextérité.

— Vous en parlez fort à votre aise, lui répondis-je ; vous ne savez pas ce qu’il m’en coûte pour conduire la chose selon les règles de l’art. Si, comme moi, vous étiez condamné à tuer demain une quantité indéfinie de perdreaux…

— Il va à la chasse ? interrompit Maléchard avec une vivacité singulière.

— C’est-à-dire nous allons à la chasse. Il m’a proposé ce régal tellement à l’improviste, que je n’ai pas eu la présence d’esprit de trouver une défaite.

— Partez-vous de bonne heure ?

— Au point du jour.

— Au point du jour ! répéta mon ami, dont la figure devint radieuse sans que je songeasse à lui en demander la cause.

— Il n’est pas certain que je ne lui fausse pas compagnie, repris-je en hochant la tête : j’ai bien envie d’avoir la migraine demain matin.

— Perdez-vous l’esprit ? s’écria Maléchard du ton le plus chaleureux ; des perdreaux à tuer ! ne dirait-on pas que ce soit du poison à prendre ? Je vous conseille de vous plaindre ; moi qui vous parle, j’ai fait pendant six mois trois parties d’échecs par jour avec un époux de ma connaissance. Voilà ce qui s’appelle une corvée. Allons, vous êtes un enfant. Vous voulez donc réveiller sa défiance ? Si vous ne l’accompagnez pas à cette chasse, il est homme à n’y pas aller lui-même, et alors qu’aurez-vous gagné ?

De nouveau je fus forcé de reconnaître que mon ami avait raison, et je m’armai de patience pour la partie de plaisir du lendemain.

— Maintenant, mon cher, soyez franc, repris-je en abordant un sujet plus agréable ; vous avez causé fort long-temps avec Mme Baretty. Avez-vous parlé de moi ?

— De quoi aurions-nous parlé ? répondit en souriant Maléchard.

— Qu’a-t-elle dit ?

— Mille choses.

— Mais encore ?

— Vous savez qu’il est fort difficile de se rappeler exactement ce que disent les femmes, lorsqu’elles ont quelque intérêt à déguiser leur pensée. Elles emploient alors des expressions si fines, elles s’entourent de précautions oratoires si adroites, elles arrivent à leur but par de si ingénieux détours, que c’est beaucoup de comprendre le sens secret de leurs paroles, et qu’il faut renoncer à les reproduire.

— Vous avez donc compris…

— J’ai compris que, si vous parvenez à métamorphoser le féroce capitaine en Cupidon, au moyen d’un bandeau artistement appliqué sur ses yeux, vous aurez fait plus de la moitié du chemin ; mais pour cela, mon cher, il faut tuer beaucoup de perdreaux.

— Je tuerai des chamois, des ours, s’il le faut, m’écriai-je dans un transport soudain.

— Bravo ! cultivez le mari, c’est l’essentiel. Surtout n’allez pas demain lui fausser compagnie, comme vous en manifestiez l’intention tout à l’heure.

— Soyez tranquille, vous nous verrez au retour de la chasse ; si déjà nous ne sommes pas amis intimes, traitez-moi de conscrit.

Animé d’un espoir auquel les encouragemens de Maléchard venaient de donner un aliment nouveau, en ce moment, je ne doutais plus du succès ; j’étais tout impatience et tout feu.

Le lendemain à l’heure convenue, c’est-à-dire dès le point du jour, nous nous mîmes en campagne, M. Baretty et moi. La chasse est, dit-on, l’image de la guerre. L’ancien capitaine de voltigeurs se trouvait donc rapproché de son élément naturel. À le voir marcher résolument le fusil sur l’épaule, le sac en bandoulière, le pantalon dans les guêtres, le chef couvert d’une casquette semblable aux petits cônes tronqués des soldats de l’armée d’Afrique, on eût dit qu’il reprenait possession de son ancien métier. Des perdreaux à massacrer à défaut de Bédouins lui avaient fait oublier tout le reste, même sa jalousie. De qui d’ailleurs eût-il été jaloux ? ne me tenait-il pas à portée de son fusil, en laisse pour ainsi dire ? Près de lui, je cessais d’être dangereux, et par conséquent je ne l’inquiétais plus. Sous ce rapport, mon calcul avait réussi. Quelques jours encore d’une pareille manœuvre, et ses soupçons achèveraient de tomber d’eux-mêmes : ainsi me disais-je pour m’encourager à la patience.

Tout alla d’abord assez bien. Moins farouche que la veille, M. Baretty montrait de temps en temps une sorte de jovialité bourrue ; c’était là sa plus belle humeur, et je m’efforçais de l’entretenir par ma propre amabilité. Malheureusement les circonstances contrarièrent mes efforts. Les perdreaux sur qui nous avions compté firent défaut ; en revanche, un orage aussi violent qu’imprévu nous surprit au milieu des bois, à plus de deux lieues de la maison de M.   Richomme. Le feuillage, notre unique abri, ne nous protégea guère, et nous fûmes bientôt mouillés jusqu’aux os. Un malheur, dit-on proverbialement, ne va jamais seul. En partant, nous avions eu l’intention de rentrer pour le déjeuner, mais la poursuite d’un gibier imaginaire nous avait entraînés au-delà de toutes prévisions. Nous étions donc à jeun. Le pays semblait désert et nous était inconnu. Pour comble de disgrace, nous nous égarâmes, et nous passâmes une partie de la journée à piétiner sur le sol détrempé par la pluie. Après d’innombrables marches et contre-marches, le sort enfin nous prit en pitié. Nous reconnûmes notre chemin, et deux heures plus tard nous étions de retour au château. Mais dans quel état, juste ciel ! La gibecière vide, ainsi que l’estomac, les habits ruisselans et souillés de boue ! J’ai avoué que je n’étais pas beau, je dois confesser maintenant que je ne suis pas des plus robustes ; de ma vie, je n’avais fait traite si longue ni si rude. Aussi, vers la fin, je ne marchais plus ; je me traînais. J’étais harassé, démoralisé, vaincu ; je pensais à la retraite de Moscou : pour la première fois je la comprenais. Quant au capitaine, il supportait notre échec avec le patient courage d’un vieux soldat, et, malgré son embonpoint, il marchait au retour d’un pas aussi ferme qu’au départ.

— Votre vocation n’était pas de servir dans les voltigeurs, me dit-il ironiquement en remarquant ma dolente démarche et mon penchant pour rester en arrière.

— Au diable les perdreaux ! répondis-je avec humeur.

— On n’est pas heureux tous les jours, reprit-il ; demain nous prendrons notre revanche.

Cette manière de me réconforter me donna une certaine envie d’étrangler le bourreau qui l’employait. De peur d’éclater, je me tus ; il en fit autant, et nous arrivâmes au château sans avoir renoué la conversation. L’heure du dîner approchait. Je pris en toute hâte le chemin de ma chambre, de peur d’être aperçu par la dame de mes pensées dans le triste état où m’avaient réduit la marche, la pluie et la faim. Je changeai de costume de pied en cap, et j’essayai de réparer mon air défait. Ainsi Mazarin mourant mettait du rouge ; mais je n’avais pas cette ressource, et ma triste mine résista à tous mes efforts pour l’améliorer. N’en pouvant mais, je finis par me résigner.

— Après tout, me dis-je, si j’ai les traits tirés, si je suis blême comme Debureau, cela peut être mis sur le compte de la passion tout aussi bien que sur celui de la fatigue. Peut-être vais-je lui paraître fort intéressant.

Tranquillisé par cette réflexion sagace, je descendis au salon, où je ne trouvai que Mme Richomme, sa sœur et Maléchard. La manière dont ils m’accueillirent tous trois fut assez singulière. Mon compagnon de voyage vint à moi d’un bout du salon à l’autre, et me serra la main avec une effusion où paraissait s’épancher la plus vive gratitude. Cependant, à ma connaissance du moins, je ne lui avais rendu aucun service. Mme Baretty, dont la grave beauté se trouvait rehaussée de je ne sais quelle grace langoureuse, m’adressa un sourire enchanteur qui ressemblait à un remerciement. De quoi cette charmante femme pouvait-elle me remercier ? Mme Richomme enfin, fidèle à son rôle de trouble-fête, laissa tomber sur moi le plus ironique, le plus dédaigneux, le plus méprisant de ses regards. De quel crime m’étais-je rendu coupable envers cette créature aimable d’ordinaire, et maintenant si revêche ? En toute autre circonstance, je me serais évertué à chercher le mot de cette triple énigme, mais en ce moment toutes mes pensées et tous mes sentimens se trouvaient dominés par une sensation éminemment triviale ; si ma curiosité parlait, mon appétit hurlait, et je dus obéir avant tout à ses réclamations véhémentes. L’abstinence sentimentale que je m’étais imposée la veille n’était plus praticable. Je m’assis donc à table avec un empressement féroce, et je commençai de manger à la façon de Gargantua, au risque de me perdre à tout jamais dans l’esprit de la belle mélancolique à qui je désirais de plaire.

Tout en dévorant ma part d’un succulent dîner, j’étais dévoré à mon tour d’un indéfinissable dépit. Mécontent de moi-même et des autres, quoiqu’il m’eût été fort difficile de formuler contre qui que ce fût une accusation précise et raisonnable, je récapitulais les petits évènemens accomplis depuis deux jours. Quel pas avais-je fait ? quel obstacle renversé ? quel triomphe obtenu ? Pour un homme positif, car j’avais la prétention de l’être malgré mes romanesques fantaisies, quelle valeur pouvaient avoir quelques regards éblouissans comme l’éclair, mais aussi fugitifs ? Fallait-il compter comme un succès six heures d’une averse épouvantable, supportées conjointement avec M. Baretty ? À juger la chose sans illusion, je n’étais pas plus avancé qu’au premier instant. Sous peine de tomber dans le mépris de moi-même, je devais donc changer de batteries et employer des moyens plus efficaces que les manœuvres exclusivement prudentes auxquelles j’avais eu recours jusqu’alors.

Après dîner, au lieu de suivre dans le parc la société que le retour du beau temps avait décidée à sortir, je remontai à pas de loup à ma chambre. Là, inspiré par les beaux yeux de Mme Baretty, par l’irritation nerveuse qui accompagne parfois la mauvaise humeur, et, s’il faut tout dire, par l’excellent vin que je venais de boire, je me mis à composer une épître fort éloquente, dans laquelle je démontrai victorieusement : 1o  la grossièreté, la vulgarité, la brutalité, en un mot l’indignité de l’ancien capitaine de voltigeurs ; 2o  le rare esprit, la grace divine, le charme irrésistible de l’ange incompris qu’une injuste destinée avait donné pour femme à ce barbare ; 3o  le dévouement, la discrétion, le respect, l’amour enfin de l’homme sensible qui tenait la plume.

Ces trois points capitaux bien établis, la conséquence se déduisait d’elle-même. À moins d’être plus injuste qu’elle n’était aimable et plus cruelle qu’elle n’était charmante, Mme Baretty devait me permettre de l’adorer. Pour conclusion, je la suppliais de confirmer le langage de ses yeux par un mot, un seul mot ! formule consacrée, y compris le point d’exclamation que je n’eus garde d’oublier, car à la fin d’une lettre passionnée il fait très bien.

Mon billet achevé et réduit au plus petit format possible, je descendis au salon, où je trouvai tout le monde réuni. La partie de wisth était formée ; Mme Richomme y remplaçait Maléchard, qui jouait à l’écarté avec le capitaine. Mme Baretty, assise au piano, lisait une fantaisie de Chopin. L’occasion était plus favorable que je ne l’avais espéré, et je m’empressai de la saisir. M’approchant du piano d’un air insouciant, d’une main je tournai le feuillet quand le moment fut venu, de l’autre je plaçai audacieusement mon épître sur le clavier. Sans perdre la mesure, sans manquer une seule note, la charmante musicienne pinça le papier au vol, à travers une fusée de triples croches et le rendit soudain invisible, si bien que moi-même je ne pus deviner ce qu’il était devenu. À vrai dire, cette prodigieuse dextérité m’émerveilla sans me charmer ; elle annonçait beaucoup d’aplomb, passablement d’usage, et ce sont là des qualités dont les hommes aiment assez à conserver le monopole.

À la manière dont venait d’être accueilli mon billet, je ne doutai pas que dès le lendemain je ne reçusse la réponse. Cette fois encore je me trompais. Lorsque je revis Mme Baretty, j’interrogeai inutilement ses beaux yeux, si éloquens d’ordinaire : ils restèrent muets et s’obstinèrent à fuir les miens. Je ne vis, il est vrai, dans cette sévérité inaccoutumée qu’un de ces petits manéges qu’emploient parfois les femmes pour donner plus de prix à une faveur en la faisant désirer ; mais, si j’expliquai facilement la réserve de Mme Baretty, j’eus plus de peine à comprendre le changement survenu dans les manières de son mari. La rudesse bourrue du capitaine avait fait place à une sorte d’aménité doucereuse ; sa physionomie de hérisson grimaçait benoîtement, et, avec de la bonne volonté, on pouvait prendre cette grimace pour un sourire. Il marchait à pas comptés, parlait doucement, était de l’avis de tout le monde, se mouchait à petit bruit. Jamais, en un mot, pareille ni si prompte métamorphose. M. Richomme lui-même en fut frappé.

— Sur quelle herbe a marché votre mari ? demanda-t-il à sa belle-sœur ; ce matin, c’est un vrai mouton.

Au lieu de répondre, Mme Baretty sourit languissamment et leva les yeux au ciel.

Après déjeuner, le capitaine vint à moi d’un air de bonne humeur.

— Eh bien ! monsieur Duranton, me dit-il familièrement, voilà le temps qui est redevenu superbe. Avez-vous toujours envie d’aller au Grindelwald ?

La veille, en courant après les perdreaux, j’avais parlé vaguement de mon désir de visiter les glaciers de l’Oberland.

— Pour qu’une pareille partie fût agréable, il faudrait être au moins deux, répondis-je sans pressentir l’embarras où m’allait jeter cette imprudente réponse.

— C’est aussi mon avis, reprit le vétéran en me présentant sa tabatière. Je ne suis jamais allé au Grindelwald ; si vous voulez, nous ferons cette petite course ensemble.

Je m’attendais si peu à cette amicale proposition, que dans le premier moment la surprise me coupa la parole. Machinalement je regardai Mme Baretty, qui se trouvait derrière son mari. D’un coup d’œil prompt et impérieux, sur le sens duquel il était impossible de se méprendre, elle me dit : Acceptez.

Pour me donner un pareil ordre, elle avait sans doute des raisons qu’elle se réservait de me faire connaître plus tard ; mais au préalable il fallait obéir. C’est ce que je fis, en pestant au fond du cœur contre les beautés de la nature.

— Enchanté de vous avoir pour compagnon de voyage, répondis-je de l’air le plus riant qu’il me fut possible de feindre.

— En ce cas, répartit le capitaine, qui nous empêche de partir aujourd’hui, sur-le-champ ? Il n’est que midi, à deux heures nous serons à Thun, où nous laisserons notre voiture. Si le bateau qui fait le service régulier est déjà parti, nous en trouverons facilement un autre. Nous dînerons à Unterseen, et nous pousserons une reconnaissance jusqu’à Lauterbrunen, où nous coucherons. Demain, continua le jaloux avec un sourire étrange auquel je fis peu d’attention dans le moment, demain, qui vivra verra !

— Demain, dit M. Richomme, qui assistait à cet entretien, vous monterez au Grindelwald, et, après avoir visité les glaciers, vous descendrez à Meyringen par la Scheidegg. Votre itinéraire est tout tracé, de même que votre retour par le lac de Brienz. Vous pouvez être ici après-demain au soir ; mais je vous conseille de prendre un jour de plus. Nos montagnes sont rudes…

— Et M. Duranton n’a pas le pied alpestre, interrompit le capitaine d’un air de condescendance.

J’étais furieux. Comparée à l’épreuve qui m’était réservée, la chasse de la veille me semblait maintenant une délicieuse partie de plaisir. Trois jours et peut-être quatre à passer en tête-à-tête avec M. Baretty ! Quelle expiation anticipée des torts que je désirais d’avoir envers lui ! Dans ma détresse, je cherchai des yeux Maléchard, espérant qu’il consentirait à partager le calice d’amertume que j’étais condamné à boire. Mon agréable ami avait sans doute prévu ma demande, et, ne se souciant pas d’y obtempérer, il s’était esquivé dès qu’il avait été question du voyage au Grindelwald. Mme Baretty, dont le regard aurait pu soutenir mon courage, venait également de sortir. Abandonné à moi-même, j’eus recours une fois encore à la résignation, cette vertu des misérables. Mon bourreau m’avait accordé une demi-heure pour faire mes préparatifs de départ. Je montai à ma chambre, et je jetai quelques hardes pêle-mêle dans un petit havresac. Avant l’expiration de la demi-heure, un domestique vint me prévenir que la voiture qui devait nous conduire à Thun était attelée, et que mon compagnon de voyage m’attendait. Je ne revis ni Mme Baretty, que j’avais espéré d’apercevoir avant de partir, ni Maléchard dont j’étais mécontent sans trop savoir pourquoi ; mais, sur le perron, je trouvai Mme Richomme qui regardait d’un air soucieux son beau-frère déjà assis dans la voiture. Je la saluai en passant, et je lui exprimai en quelques mots mon désir de la revoir bientôt. Jamais je n’avais été plus sincère.

— Oh ! monsieur, me dit-elle tout bas avec l’accent d’une indignation contenue, quel rôle jouez-vous !

Je la regardai d’un air hébété ; sans attendre ma réponse, elle rentra aussitôt sous le vestibule. Je fus tenté de la suivre et de lui demander l’explication de ses paroles, mais le capitaine ne m’en laissa pas le temps.

— Voilà un quart d’heure que je vous attends, me cria-t-il d’un ton d’impatience.

Je m’élançai brusquement dans la voiture, et presqu’au même instant les chevaux partirent au grand trot.

— Il est certain que je joue un assez triste rôle, me dis-je alors en songeant à l’étrange exclamation de Mme Richomme ; mais qu’en peut-elle savoir ? Évidemment nous ne nous comprenons pas. Je pense à une chose ; elle fait allusion à une autre. Il y a là-dessous une énigme dont je saurai le mot à mon retour.

Pendant cette première journée, nous suivîmes exactement l’itinéraire tracé par mon compagnon. Après avoir traversé le lac de Thun et mal dîné à Unterseen, nous remontâmes à cheval l’étroite vallée de Lauterbrunen. À huit heures du soir, assis devant l’auberge, ainsi que quelques autres voyageurs, nous fumions d’excellens cigares au clair de lune, en face de la cascade du Staubach. Fatigué peut-être des efforts d’amabilité qu’il avait faits dans la matinée, M. Baretty était devenu fort taciturne, et je m’accommodais de ce silence qui me laissait la liberté de rêver. Nous nous retirâmes de bonne heure, car nous devions partir dès le point du jour pour le but de notre pèlerinage. Ma mauvaise humeur ne fit aucun tort à mon sommeil. Je dormais encore, et le soleil commençait à peine à pomper l’épais brouillard répandu dans la vallée, lorsque l’impitoyable capitaine vint frapper rudement à la porte de ma chambre.

— Debout et en route ! me cria-t-il du même ton que s’il eût commandé sa compagnie de voltigeurs.

Je me jetai à bas du lit, et, m’étant habillé en bâillant, je rejoignis mon compagnon. Il m’attendait devant la porte de l’auberge, un cigare à la bouche, un sac de voyage sur le dos, et à la main un long bâton ferré d’un bout, et terminé de l’autre par une corne de chamois.

— Où sont les chevaux ? lui demandai-je, surpris de le voir équipé de la sorte.

— Les chevaux ! répliqua-t-il en ricanant, supprimés pour le quart d’heure. Il faut de la variété en voyage ; hier nous sommes allés en voiture, en bateau et à cheval, aujourd’hui nous irons à pied.

Je regardai d’un œil mélancolique les parois presque verticales de l’immense entonnoir au fond duquel nous nous trouvions, et, en songeant que j’étais condamné à les gravir pédestrement, j’éprouvai aux jambes une lassitude anticipée.

— Il me semble, me hasardai-je à dire, que nous allons nous éreinter inutilement, tandis qu’en prenant des chevaux…

— Je n’ai pas servi dans la cavalerie, interrompit d’un ton bref le capitaine ; le cheval me fatigue, et la marche me donne de l’appétit.

À de pareilles raisons que pouvais-je répondre ?

— Je n’aperçois pas notre guide, repris-je en voyant que mon aimable compagnon se mettait en marche.

— Un guide, à quoi bon ? répliqua-t-il sans s’arrêter ; le chemin de Lauterbrunen au Grindelwald est aussi fréquenté que la route du bois de Boulogne.

Cette assertion, sans doute, n’était pas de celles qu’il est impossible de réfuter ; mais à quoi m’eût servi de contredire un entêté à qui je devais tant d’égards ? Je renonçai au guide ainsi que j’avais déjà renoncé au cheval, et, passant les bras dans les bricoles de mon havresac, je me munis d’un bâton semblable à celui du capitaine. Nous partîmes enfin, silencieux l’un et l’autre. La rapidité des pentes qu’il nous fallait gravir n’était pas favorable à la conversation, et d’ailleurs nous fumions, lui par habitude, moi pour neutraliser l’humidité âcre du brouillard qui nous enveloppait. La Providence, qui veille, dit-on, sur les ivrognes, protége aussi les imprudens. Contre toute probabilité, nous ne nous égarâmes pas, et, après plusieurs heures de l’ascension la plus laborieuse, nous arrivâmes sains et saufs au Grindelwald. Jusque-là, quoique j’eusse parlé à plusieurs reprises de faire une halte, M. Baretty s’y était toujours refusé.

— Vous vous reposerez au glacier, m’avait-il répondu chaque fois avec un sourire dont l’expression sournoise ne me frappa que plus tard.

À l’auberge du Grindelwald, nous trouvâmes un déjeuner passable, mais non le repos sur lequel j’avais compté, et dont mon compagnon devait avoir besoin autant que moi. Ma dernière tasse de thé à peine avalée, et comme j’essayais de faire un lit de ma chaise en en renversant le dossier contre une des encoignures de la salle à manger, l’endiablé vétéran se leva de table et endossa son havresac.

— Au glacier ! s’écria-t-il d’une voix rauque près de laquelle l’aboiement d’un dogue m’eût paru plein de mélodie.

— Vous êtes donc de fer ? lui dis-je d’un ton piteux, sans faire mine de bouger ; laissez-moi dormir une heure.

— Vous dormirez au glacier, répliqua-t-il en accentuant étrangement ces paroles.

— Drôle de lit ! me dis-je en moi-même ; on voit que le brave homme a commencé sa carrière par la campagne de Russie.

J’avais prévu que ce petit voyage d’agrément serait pour moi un temps de pénitence. Je me soumis donc à ma destinée, et me levai péniblement en détirant l’un après l’autre mes membres endoloris.

— Partons, puisque vous le voulez, dis-je avec un sourire forcé ; mais à quoi bon nous charger de notre bagage ? Ne repasserons-nous pas par ici ?

— Laissez votre sac si bon vous semble, répondit M. Baretty ; je garde le mien. Je marche mieux quand j’ai quelque chose sur le dos.

L’assertion me parut absurde, et en toute autre circonstance je ne l’aurais pas laissée passer ; mais la contradiction exige une certaine énergie physique dont je me sentais complètement dépourvu. Je n’avais pas trop de toute ma vigueur pour supporter la fatigue, et en dépenser en controverse la moindre parcelle eût été une dissipation imprudente.

Arrivés au bord du glacier, nous nous arrêtâmes un instant. De l’endroit où nous étions, on saisissait à merveille l’ensemble de ce curieux et magnifique tableau. Je n’avais d’autre désir que de m’étendre sur l’herbe et de m’abandonner à la contemplation, seul plaisir qui convienne à la lassitude du corps comme à celle de l’esprit ; mais autrement en avait décidé mon compagnon.

— Descendons sur le glacier, dit-il tout à coup en joignant aussitôt l’effet à la parole.

Je le suivis en silence, et bientôt nous eûmes dépassé la lisière où s’arrêtent la plupart des touristes. M. Baretty marchait sur la glace comme si c’eût été une grande route ; de mon côté, je faisais bonne contenance, quoique de temps en temps quelques crevasses missent ma fermeté à l’épreuve. Malgré son embonpoint, le capitaine, ainsi que je l’ai fait observer, était leste et ingambe ; à cinquante ans il était resté un digne voltigeur. C’était un amusement pour moi que de le voir, armé de son bâton ferré, s’élançant résolument par-dessus des fentes béantes, que j’avais ensuite un peu moins de plaisir à franchir moi-même. Nous cheminâmes assez long-temps de la sorte à travers cent abîmes, dont quelques-uns, rien qu’à y plonger le regard en passant, me donnaient un commencement de vertige. Au milieu de ce chaos, mon imagination s’exaltait. Nonobstant l’apparence fort vivante et très peu poétique du gros homme qui marchait devant moi, je me comparai à Dante suivant Virgile dans le neuvième cercle de l’enfer, où les traîtres sont plongés dans la glace. Cette belle rêverie fut brusquement interrompue par un faux pas qui faillit m’envoyer au fond d’un gouffre près duquel le puits de Grenelle eût paru un trou fort mesquin. Je sentis mon front s’humecter d’une sueur froide, et je fus forcé de m’asseoir ; car la tête me tournait, et mes jambes se dérobaient sous moi.

— Ah çà ! où diable allons-nous ? m’écriai-je lorsque je fus un peu remis de cette émotion.

M. Baretty se retourna.

— Est-ce que vous avez peur ? me dit-il avec un ricanement qui me parut odieux.

— Je ne suis pas un chamois, répondis-je sèchement ; allez vous casser le cou, si cela peut vous être agréable ; je ne fais pas un pas de plus.

Le capitaine promena les yeux de tous côtés comme pour explorer l’état des lieux. Cet examen était facile. Dans le lointain, les pics de granit encadrant l’ourlet supérieur du glacier, le ciel sur nos têtes, sous nos pieds une mer pétrifiée : c’était tout. Autour de nous la solitude et le silence. Pas une créature vivante à portée de nous voir ou de nous entendre. Nous aurions pu croire que la terre n’avait pas d’autres habitans.

— Au fait, dit M. Baretty en revenant sur ses pas, pour ce qu’il nous reste à faire, nous sommes aussi bien ici que plus loin.

— Que nous reste-t-il à faire ? demandai-je naïvement.

— Vous allez le voir, répondit-il d’un air goguenard.

Il ôta son havresac, le posa sur la glace, et commença d’en défaire les courroies. Je suivais avec une certaine curiosité ces préparatifs, dont je crus presque aussitôt comprendre le but. Le capitaine ne méprisait nullement la dive bouteille. Il avait sans doute pensé qu’un échantillon des vins excellens que nous buvions chez son beau-frère ne perdrait rien de sa saveur pour être dégusté en plein glacier. L’idée me sembla ingénieuse et la précaution louable. Je m’apprêtais à festoyer l’agréable flacon, quel que fût son état civil, clos-vougeot, chambertin ou marsalla, lorsqu’au lieu du goulot que je m’attendais à voir poindre, j’entrevis l’extrémité d’une boîte étroite et plate dont l’aspect fit faire soudain à mes idées le plus brusque soubresaut, et m’ôta ma soif tout net.

Le capitaine, ayant achevé de tirer de son sac cette espèce de nécessaire, l’ouvrit au moyen d’une clé fort mignonne, et offrit à ma vue deux magnifiques pistolets de combat accompagnés de tous leurs accessoires.

— Vous comprenez l’apologue ? me dit-il alors en me regardant entre les deux yeux.

La trivialité de ce propos n’en atténuait pas la signification sanguinaire. La comédie tournait au mélodrame ; j’appelai à l’aide mon sang-froid, afin de le maintenir dans une voie paisible.

— Vous voulez faire une expérience d’acoustique ? répondis-je du ton le plus naturel qu’il me fut possible de prendre ; la condensation de l’atmosphère agit fortement sur le son, et, à la hauteur où nous sommes, nous devons obtenir un effet assez curieux.

— Il ne s’agit ni d’acoustique, ni de musique, ni de physique, répliqua brutalement le mari jaloux ; il s’agit de voir si vous regarderez la gueule d’un pistolet avec autant d’aplomb que vous en mettez à lorgner les femmes.

— Qu’entendez-vous par là ? repris-je en jouant la surprise.

— J’entends par là que nous sommes arrivés deux au glacier, et qu’un seul de nous en sortira.

— Mais, mon cher capitaine….

— Mais, mon cher monsieur, c’est comme ça.

— Il me semble qu’entre gens de cœur, avant de s’égorger, on s’explique.

— Expliquons-nous donc ; cela ne sera pas long. Je ne suis pas un mari de Paris, moi. Je suis de race corse, voyez-vous ? Il est possible que je vous paraisse fort ridicule, mais cela m’est parfaitement égal. Je suis jaloux, et je ne m’en cache pas. C’est une faiblesse, c’est une sottise, c’est tout ce qu’il vous plaira ; c’est ainsi. L’homme qui cherche à plaire à ma femme devient à l’instant même mon ennemi mortel, tout comme s’il m’avait donné un soufflet ou craché au visage. Et vous êtes cet homme.

— Moi, capitaine ? m’écriai-je en joignant les mains.

— Vous, monsieur, vous, reprit le jaloux, qui, en continuant de pousser par saccades des paroles inarticulées assez semblables aux âpres grognemens d’un sanglier, saisit un des pistolets et se mit en mesure de le charger.

La catastrophe était imminente, et il n’y avait pas une minute à perdre pour la prévenir.

— Monsieur, deux mots seulement, dis-je d’un ton que je m’efforçai de rendre calme et digne ; vous m’accusez d’avoir cherché à plaire à Mme Baretty. À cela je réponds que je serais un aveugle si le mérite éminent de Mme Baretty n’avait pas produit sur moi l’effet qu’il produit sur tous ceux qui ont l’honneur de la connaître ; mais d’une admiration réservée et respectueuse à un sentiment dont vous avez le droit de vous offenser, la distance est grande, ce me semble, et ce sentiment existât-il, tant qu’il ne s’est pas manifesté, il ne saurait devenir la matière d’une altercation. Il peut y avoir une injure dans un fait, mais non dans une pensée.

— Vous raisonnez admirablement, répondit le capitaine, qui chercha dans sa poche ; il vous faut des faits ? En voici.

Au même instant, il leva la main à la hauteur de mon menton, et me montra, entre le pouce et l’index, un petit papier dans lequel il me fut impossible de ne pas reconnaître l’éloquente épître que j’avais écrite la veille.

La botte était aussi rude qu’imprévue, et je n’eus pas l’adresse de la parer.

— Je ne devine pas, dis-je en balbutiant, quel rapport peut avoir ce papier…

— Cette lettre est de vous, interrompit impérieusement M. Baretty ; je ne m’occupe pas ici de la manière impertinente dont vous y parlez de moi, cet article-là sera réglé dans le compte général, mais je tiens à vous montrer que je suis bien instruit. Hier au soir, n’espérant pas sans doute que ma femme prendrait ce billet, vous l’avez attaché à sa robe avec une épingle.

— Avec une épingle ! m’écriai-je au comble de l’ébahissement.

— Ce n’est pas elle qui l’a trouvé, c’est moi ; non-seulement elle ne l’a pas lu, mais elle ne se doute même pas qu’il existe. Vous en avez donc été cette fois pour vos frais d’éloquence. Le quiproquo est assez drôle, n’est-il pas vrai ?

Tandis que le vétéran s’exprimait de la sorte d’un air d’écrasante ironie et avec la plus évidente conviction, j’éprouvais une de ces hallucinations qui font douter si l’on veille ou si l’on dort. Je fus quelque temps avant de comprendre que la singulière variante survenue à l’histoire de ma lettre n’était autre chose qu’une noire trahison dont la femme du capitaine était l’auteur et moi la victime. À la fin pourtant, j’en vis cette cruelle et mortifiante vérité. Quel motif avait poussé Mme Baretty à profiter des habitudes inquisitoriales de son mari pour lui faire tomber entre les mains mon billet ? Cela était assez difficile à deviner, mais le fait n’en était pas moins incontestable ; j’étais la dupe d’une affreuse mystification.

— Eh bien ! monsieur, reprit le capitaine en voyant qu’au lieu de répondre je gardais un morne silence, nierez-vous que cette lettre soit de votre main ?

— Je ne nie rien, monsieur, répliquai-je avec un amer sourire ; j’accepte la responsabilité du billet et même celle de l’épingle, continuai-je en ricanant ; voilà donc la discussion bien fixée. Je me reconnais l’auteur d’une lettre que vous regardez comme un outrage, et dont vous me demandez raison.

— C’est parfaitement ça, dit M. Baretty en enfonçant à coups de maillet une balle dans le canon d’un des pistolets.

— Je suis prêt à vous accorder la réparation que vous demandez, mais je ne me crois pas obligé de me soumettre à l’arrangement fort insolite que vous avez choisi. Je ne me bats pas sans témoins.

— Permettez, répondit le capitaine sans discontinuer ses belliqueux préparatifs ; nous sommes d’accord sur le fond, c’est l’essentiel ; quant aux détails, je vous crois incapable d’élever des chicanes à propos d’une petite irrégularité que m’imposent des considérations particulières. Je sais que Richomme vous a conté ce qui m’est arrivé l’an dernier à Barèges. Trois mois d’emprisonnement à propos du duel le plus loyal, c’était dur. Aussi ai-je juré qu’on ne m’y prendrait pas une seconde fois, et que la justice ne fourrerait plus le nez dans mes affaires. Des témoins, ça bavarde, et le procureur du roi finit toujours par se mettre de la partie. Il est vrai que nous sommes en Suisse, mais on y est encore plus bégueule qu’en France. Pour nous éviter tout désagrément à l’un ou à l’autre, voici ce que j’ai imaginé : voyez-vous ces deux crevasses ? elles sont de taille à engloutir un éléphant ; c’est ce qu’il nous faut. Il y a entre elles vingt-cinq pas environ, une bonne distance. Vous vous placerez au bord de celle-ci, moi près de celle-là. Le sort décidera qui fera feu le premier, et nous tirerons alternativement jusqu’à ce qu’il y ait un résultat. Il y a dix à parier contre un que celui qui sera atteint tombera dans la crevasse placée derrière lui. Alors tant mieux pour lui s’il est mort sur le coup. En tout cas, sa disparition passera pour un de ces accidens qui arrivent quelquefois dans les glaciers. Vous comprenez maintenant pourquoi je n’ai pas voulu prendre de guide ?

M. Baretty continua d’exposer avec la plus épouvantable tranquillité les avantages de ce joli plan, qui, tout d’abord, m’avait paru digne d’un antropophage, mais je ne l’écoutais plus. Ses paroles venaient de réveiller dans mon esprit un souvenir dont l’effet fut tel, que je devrais renoncer à le décrire. Je me rappelai qu’en visitant Chamouny, quelques années auparavant, j’y avais entendu raconter la tragique histoire d’un voyageur anglais. Ce malheureux était tombé dans une crevasse, et, au bout de trois ans, on l’avait vu reparaître fort bien conservé, à la source de l’Arveyron qui sert de canal excrétoire au glacier. Légende lamentable, à laquelle peut-être j’allais fournir un pendant ! Cette idée me serra la gorge comme eût pu faire un étau. Je m’appropriai l’affreuse agonie du misérable précipité vivant encore dans un de ces gouffres qui ouvraient autour de moi leurs gueules avides. Je me vis, à une profondeur de quelques centaines de pieds, arrêté dans ma chute par le rétrécissement graduel de la crevasse ; je me sentis lentement broyé entre deux montagnes dont la puissance de compression ferait paraître débile l’irrésistible étreinte du boa constrictor. Rien que d’y penser, je suffoquais, j’étouffais. En ce moment suprême, les considérations du respect humain tombèrent à plat devant l’instinct animal qui porte tous les êtres créés à veiller à leur conservation. Jusqu’alors j’étais resté assis sur la glace en face du capitaine. Par un bond qui tenait de la frénésie, je me levai ; d’une main je lui arrachai le pistolet qu’il tenait encore, de l’autre je ramassai celui qu’il venait de charger, et je les lançai tous deux à tour de bras à travers le glacier ; d’un coup de pied j’envoyai au fond d’une crevasse le bâton à corne de chamois dont il s’était servi, et, à l’aide du mien, je gambadai si énergiquement, qu’au bout de quelques secondes j’avais mis deux ou trois abîmes fort respectables entre mon féroce ennemi et moi.

— Lâche !… polisson ! s’écria M. Baretty lorsque la stupeur où l’avait plongé cette manœuvre étourdissante lui eut permis de prendre la parole.

Nous étions à cinquante pas l’un de l’autre ; il n’avait plus d’armes, et sans bâton il lui était à peu près impossible de franchir les crevasses qui nous séparaient. Je m’arrêtai donc, et me retournant :

— Je ne suis ni un lâche ni un polisson, répondis-je majestueusement ; vous savez mon nom. Je demeure à Paris, rue Trévise, no 8. J’y retourne et vous m’y trouverez à vos ordres à toute heure. Nous nous couperons donc la gorge quand il vous plaira, mais à condition que ce soit sur un terrain civilisé. Si vous me tuez, je prétends reposer dans de la bonne terre végétale, et non dans cette glace, où j’aurais l’air d’un homard que l’on conserve. N’essayez pas de sortir d’ici sans bâton, vous vous casseriez le cou indubitablement ; je vais vous envoyer un guide.

Au lieu d’écouter les furibondes apostrophes que continuait de m’adresser le capitaine, je repris mon élan et traversai le glacier avec une agilité dont je me serais cru incapable. Je descendis en courant à l’auberge du Grindelwald, d’où, fidèle à ma promesse, j’envoyai un guide à la recherche de mon compagnon, qui, selon moi, s’était égaré dans le glacier. Puis, sans reprendre haleine, je me précipitai au pas gymnastique sur le chemin de Lauterbrunen, où je tombai comme une avalanche. Ma lassitude avait disparu ; en songeant aux crevasses auxquelles j’échappais, je me sentais des ailes. À l’auberge où nous avions couché, je trouvai fort à propos un cheval de retour pour Interlaken ; je l’enfourchai sans perdre une minute, et, grace à la manière impitoyable dont je le talonnai, j’arrivai au bord du lac de Thun en moitié moins de temps qu’on n’en met d’ordinaire pour faire ce trajet. Un bateau allait partir ; je m’y jetai. Quelques heures plus tard je louais à Thun un second cheval, et, au coucher du soleil j’étais de retour au château de M. Richomme, où, selon toute apparence, on ne m’attendait guère. J’évitai l’entrée principale, et, après avoir décrit un assez long circuit autour du parc, je trouvai une brèche par où je réussis à m’y introduire. Cette invasion clandestine avait un but que je dois avouer, au risque de donner une idée peu avantageuse de la longanimité de mon caractère. Quoique la conduite de Mme Baretty fût entourée d’un mystère que je n’avais pas encore su découvrir, j’en étais outré, et je rêvais une éclatante vengeance. Je calculai que, le dîner fini, on se promènerait sans doute dans le jardin, et que là, au détour de quelque allée, je parviendrais peut-être à la trouver seule. Ce n’était plus l’amour, mais l’indignation qui me faisait désirer cette rencontre. Je me promettais d’être magnifique de froideur, foudroyant d’ironie, plus acéré, en un mot, que l’épingle dont elle avait traîtreusement percé mon infortuné billet.

Du taillis où je m’étais caché, et duquel on entrevoyait une des façades du château, je ne tardai pas à distinguer plusieurs personnes inconnues, arrivées sans doute après mon départ. Au milieu de ce groupe se trouvait le maître du logis, mais je ne vis ni sa femme, ni mon ami Maléchard, ni Mme Baretty. J’allais transporter ailleurs mon embuscade, lorsque tout à coup, à travers une clairière, je reconnus Mme Richomme : elle marchait fort vite, d’un air affairé et mécontent. Je ne sais quelle voix secrète me dit qu’elle cherchait sa sœur. Instinctivement je pris une direction opposée à celle qu’elle paraissait suivre, et, après avoir coupé à angle droit plusieurs sentiers que j’explorai en tout sens, j’arrivai au bord d’une des allées les plus retirées. Au moment de la traverser, je me retins avec un brusque tressaillement, comme fait un épagneul lorsqu’il tombe en arrêt.

À trente pas, tout au plus, je venais d’apercevoir Mme Baretty et Maléchard. Les mains entrelacées sur le bras où elle semblait se suspendre plutôt que s’appuyer, la tête tournée à demi et un peu levée, les lèvres entrouvertes par un languissant sourire, elle l’écoutait en le regardant. Ils marchaient très lentement et s’arrêtaient presque à chaque pas. Seuls, du moins croyaient-ils l’être, ils parlaient assez haut pour que je pusse les entendre ; mais je n’avais pas besoin de nouvelles preuves pour reconnaître la plénitude de mon désastre. Un seul coup d’œil avait suffi pour déchirer le voile qui m’avait aveuglé jusqu’alors.

— Rentrer déjà ! disait Maléchard de cette voix roucoulante que les amoureux empruntent aux tourterelles.

— Je crains qu’on ne remarque notre absence, répondit la perfide ; Césarine va encore me gronder. Si vous saviez combien elle me tourmente à cause de vous ! Je parierais qu’elle nous cherche.

— Elle est sœur aînée, c’est tout dire. Mais qu’importe qu’elle gronde ? Vous êtes bien sûre qu’elle ne vous trahira pas.

— Elle m’aime tant !

— Autant, je crois, qu’elle me déteste.

— Non, elle ne vous hait pas, mais elle tremble en pensant à l’affreux danger que provoque ma folie. N’a-t-elle pas raison ? Tout ceci me semble un songe, et je crains de m’éveiller. Déjà un jour écoulé, et dans deux il reviendra !

Mme Baretty étouffa un soupir.

— Deux jours ! quand on aime, c’est l’éternité, répondit dramatiquement Maléchard.

Il y eut un instant d’éloquent silence.

— Tout m’inquiète, tout m’alarme, reprit Mme Baretty d’un air pensif ; il n’est pas jusqu’à mes petites coquetteries à l’égard de votre ami dont je ne me fasse maintenant un crime. C’est vous qui l’avez voulu.

— Je le voudrais encore. N’est-ce pas à cette ingénieuse plaisanterie que je dois mon bonheur d’aujourd’hui ?

— C’est qu’il n’est pas le seul qui l’ait prise au sérieux. Je crains d’être allée trop loin. Il est dangereux de jouer avec une si terrible jalousie. Ce billet attaché à ma robe…

— Est une invention ravissante, interrompit Maléchard en riant malignement ; c’est le conducteur électrique qui éloigne de nous la foudre et la mène chez le voisin.

— Voilà précisément ce qui m’effraie. Il est si emporté ! Si, maintenant qu’il est seul avec ce monsieur, il allait lui chercher querelle…

— Bah ! il en serait pour sa provocation. Duranton est un garçon prudent, raisonnable…

— Et passablement présomptueux, dit avec un sourire moqueur Mme Baretty ; je suis sûre qu’en ce moment il me croit tout-à-fait subjuguée par le mérite de son style emphatique et de ses gros yeux sans expression.

Je n’y tenais plus. D’un saut furieux je m’élançai hors du taillis, et tombai comme une bombe au milieu de l’allée, en face du couple stupéfait. Mme Baretty poussa un cri d’effroi et se jeta en arrière. Maléchard la retint, et me regardant fixement

— Ami ou ennemi ? me dit-il d’un ton vif et résolu.

— Ennemi, répondis-je sans hésiter.

— Fort bien, reprit-il ; je suis à vous dans un instant. Permettez seulement que je reconduise madame au château.

— Permettez-moi vous-même d’adresser à madame les remerciemens que je lui dois.

— Pas un mot à madame ! s’écria-t-il impérieusement, attendez-moi là.

Il s’éloigna aussitôt en emmenant Mme Baretty, dont la pâleur extrême et la démarche mal assurée accusaient une grande émotion. En ce moment je tenais dans ma main la vengeance que j’avais méditée. Mais si je suis quelque peu présomptueux, ainsi que je venais de l’entendre dire, du moins n’ai-je pas le cœur méchant. Assez content de l’effet foudroyant que je venais de produire, je jugeai indigne de moi d’abuser de mon avantage.

— C’est une femme, me dis-je, soyons généreux.

Je ne cacherai pas qu’en cet instant je me trouvai presque aussi sublime qu’Auguste pardonnant à Cinna.

J’attendais mon ami Maléchard. Au bout de quelques minutes, je le vis revenir. Sans doute il avait réfléchi de son côté, car, au lieu de l’air courroucé sur lequel je comptais, j’aperçus sur sa figure une expression joviale et débonnaire.

— Ah çà ! mon cher, d’où diantre sortez-vous ? me dit-il en passant familièrement son bras sous le mien ; vous pouvez vous flatter de m’avoir fait une belle peur ; je vous ai pris pour un sanglier. Et la Barbe Bleue ? J’espère bien qu’elle n’a pas, ainsi que vous, élu domicile en ce taillis : cela compliquerait furieusement la question.

Le ton léger qu’affectait Maléchard me fit voir qu’il n’avait nulle envie de mon sang ; malgré le dépit que me causait ma déconvenue, je ne me souciais par davantage du sien, et je me mis assez facilement à l’unisson de son humeur pacifique.

— Avant tout, répondis-je, finissons-en avec la mystification.

— C’est trop juste, reprit-il tranquillement ; vous avez surpris mon secret ; autant vaut alors tout vous dire. Vous êtes un galant homme, et je suis sûr que vous ne me trahirez pas. Ce n’est pas de Mme Richomme que je suis amoureux, c’est de sa sœur.

— Parbleu, j’en sais quelque chose, m’écriai-je.

— Voici comment cela est arrivé. L’an dernier, tandis que M. Baretty était en prison, à cause de ce duel dont vous a parlé Richomme, sa femme demeurait à Toulouse chez une de ses tantes. C’est là que je l’ai connue.

— Je comprends. Mais moi, à quel propos me trouvai-je mêlé à cette agréable intrigue ?

— Le capitaine est, comme vous savez, un jaloux endiablé. Il ne me connaissait pas encore, et il m’importait beaucoup de détourner de moi sa jalousie ; le seul moyen efficace, c’était de lui donner un autre aliment.

— Ainsi, je suis le gâteau que vous avez jeté dans la gueule de ce Cerbère, afin qu’il ne vous morde pas. Bien obligé. Si du moins vous m’aviez prévenu.

— Vous auriez joué votre rôle avec moins de naturel.

— Et Mme Richomme ferme les yeux ?

— Elle les ouvre fort grands, au contraire, et fait des sermons à sa sœur du matin au soir, mais je ne m’en inquiète guère. Elle croit que vous êtes mon confident.

— C’est donc à cela que je dois l’accueil massacrant dont elle m’honore depuis mon arrivée ; peut-être se figure-t-elle que j’ai emmené son beau-frère à la chasse et au Grindelwald tout exprès pour vous rendre service ?

— Elle en est persuadée, répondit Maléchard en riant.

— Mon cher, repris-je en essayant de rire à mon tour, l’exploitation de l’homme par l’homme est une chose odieuse, antisociale, et il me semble qu’à mon égard vous en avez un peu abusé. Cherchez, je vous prie, une autre victime. Je vous préviens qu’à cinq heures du matin je serai parti pour Paris.

— Diable ! je vais me trouver fort embarrassé, dit Edmond ; l’ogre est bâti de telle sorte qu’il lui faut absolument de la chair fraîche, et si je le laisse chômer, c’est moi qu’il mangera. Il y a bien ici un jeune et beau Lyonnais, arrivé d’hier avec sa maman, et qui a déjà changé cinq fois de cravate ; faute de mieux, je tâcherai de l’utiliser. L’enfant est de votre avis et du mien, il trouve Mme Baretty fort agréable. À la première occasion je le lance. Mais à propos, qu’avez-vous fait du tyran farouche ?

Je racontai à Maléchard la scène du glacier ; elle lui parut assez divertissante, et, en le voyant rire, je finis par partager son hilarité.

— Nous allons le voir arriver demain matin, reprit mon compagnon de voyage, dont la gaieté parut diminuer à cette idée.

— Vous lui direz de ma part mille choses aimables, et vous lui donnerez mon adresse, dans le cas où il l’aurait oubliée ; au bois de Vincennes ou au bois de Boulogne, je serai son homme quand il lui plaira.

— Vous partez donc décidément ?

— Que voulez-vous que je fasse ici ?

— Mais… ce que vous y avez fait jusqu’à ce jour.

— Mauvais plaisant ! Ne dites pas que je suis revenu ; je vais me glisser dans ma chambre et me coucher, car je tombe de fatigue.

— Sans rancune ? dit Maléchard en me tendant la main.

— Sans rancune, répondis-je, quoique au fond j’eusse quelque peine à lui pardonner.

Le lendemain, ainsi que je l’avais résolu, je partis dès le point du jour, sans prendre congé de personne. J’emportais du canton de Berne une leçon qui m’a profité. Je me défie maintenant des regards des femmes : en revanche, je crois toujours à leurs paroles. Des sceptiques trouveront peut-être qu’il manque encore quelque chose à mon instruction.


Charles de Bernard.