Traduction par François-René de Chateaubriand.
Renault et Cie (p. 243-267).

Livre onzième

Argument.


Le Fils de Dieu présente à son Père les prières de nos premiers parents maintenant repentants, et il intercède pour eux. Dieu les exauce, mais il déclare qu’ils ne peuvent habiter plus longtemps dans le paradis. Il envoie Michel avec une troupe de chérubins pour les en déposséder et pour révéler d’abord à Adam les choses futures. Descente de Michel. Adam montre à Ève certains signes funestes : il discerne l’approche de Michel, va à sa rencontre : l’ange leur annonce leur départ. Lamentations d’Ève. Adam s’excuse, mais se soumet : l’ange le conduit au sommet d’une haute colline, et lui découvre, dans une vision, ce qui arrivera jusqu’au déluge.

Ils priaient ; dans l’état le plus humble ils demeuraient repentants ; car du haut du trône de la miséricorde la grâce prévenante descendue, avait ôté la pierre de leurs cœurs, et fait croître à sa place une nouvelle chair régénérée qui exhalait à présent d’inexprimables soupirs ; inspirés par l’esprit de prière, ces soupirs étaient portés au ciel sur des ailes d’un vol plus rapide que la plus impétueuse éloquence. Toutefois le maintien d’Adam et d’Ève n’était pas celui de vils postulants : leur demande ne parut pas moins importante que l’était celle de cet ancien couple des fables antiques (moins ancien pourtant que celui-ci), de Deucalion et de la chaste Pyrrha, alors que pour rétablir la race humaine submergée, il se tenait religieusement devant le sanctuaire de Thémis.

Les prières d’Adam et d’Ève volèrent droit au ciel ; elles ne manquèrent pas le chemin, vagabondes ou dispersées par les vents envieux ; toutes spirituelles, elles passèrent la porte divine ; alors revêtues par leur grand Médiateur, de l’encens qui fumait sur l’autel d’or, elles arrivèrent jusqu’à la vue du Père, devant son trône. Le Fils, plein de joie et les présentant, commence ainsi à intercéder :

« Considère, ô mon Père, quels premiers fruits sur la terre sont sortis de ta grâce implantée dans l’homme, ces soupirs et ces prières, que, mêlés à l’encens dans cet encensoir d’or, moi, ton prêtre, j’apporte devant toi : fruits provenus de la semence jetée avec la contrition dans le cœur d’Adam, fruits d’une saveur plus agréable que ceux (l’homme les cultivant de ses propres mains) qu’auraient pu produire tous les arbres du paradis, avant que l’homme fût déchu de l’innocence. Incline donc à présent l’oreille à sa supplication ; entends ses soupirs quoique muets : ignorant des mots dans lesquels il doit prier, laisse-moi les interpréter pour lui, moi son avocat, sa victime de propitiation ; greffe sur moi toutes ses œuvres bonnes ou non bonnes ; mes mérites perfectionneront les premières, et ma mort expiera les secondes. Accepte-moi, et par moi reçois de ces infortunés une odeur de paix favorable à l’espèce humaine. Que l’homme réconcilié vive au moins devant toi ses jours comptés, quoique tristes jusqu’à ce que la mort, son arrêt (dont je demande l’adoucissement, non la révocation) le rende à la meilleure vie où tout mon peuple racheté habitera avec moi dans la joie et la béatitude, ne faisant qu’un avec moi, comme je ne fais qu’un avec toi. »

Le Père, sans nuage, serein :

« Toutes tes demandes pour l’homme, Fils agréable, sont obtenues, toutes tes demandes étaient mes décrets. Mais d’habiter plus longtemps dans le paradis, la loi que j’ai donnée à la nature le défend à l’homme. Ces purs et immortels éléments, qui ne connaissent rien de matériel, aucun mélange inharmonieux et souillé, le rejettent, maintenant infecté ; ils veulent s’en purger comme d’une maladie grossière, le renvoyer à un air grossier, à une nourriture mortelle comme à ce qui peut le mieux le disposer à la dissolution opérée par le Péché, lequel altéra le premier toutes les choses, et d’incorruptibles les rendit corruptibles.

« Au commencement j’avais créé l’homme doué de deux beaux présents, de bonheur et d’immortalité : le premier il l’a follement perdu ; la seconde n’eût servi qu’à éterniser sa misère ; alors je l’ai pourvu de la mort ; ainsi la mort est devenue son remède final. Après une vie éprouvée par une cruelle tribulation, épurée par la foi et par les œuvres de cette foi, éveillé à une seconde vie dans la rénovation du juste, la mort élèvera l’homme vers moi avec le ciel et la terre renouvelés.

« Mais appelons maintenant en congrégation tous les bénis, dans les vastes enceintes du ciel ; je ne veux pas leur cacher mes jugements ; qu’ils voient comment je procède avec l’espèce humaine, ainsi qu’ils ont vu dernièrement ma manière d’agir avec les anges pécheurs : mes saints, quoique stables dans leur état, en sont demeurés plus affermis. »

Il dit, et le Fils donna le grand signal au brillant ministre qui veillait ; soudain il sonna de sa trompette (peut-être entendue depuis sur Oreb quand Dieu descendit, et qui retentira peut-être encore une fois au jugement dernier). Le souffle angélique remplit toutes les régions : de leurs bosquets fortunés qu’ombrageait l’amarante, du bord de la source, ou de la fontaine, du bord des eaux de la vie, partout où ils se reposaient en sociétés de joie, les fils de la lumière se hâtèrent, se rendant à l’impérieuse sommation ; et ils prirent leurs places, jusqu’à ce que du haut de son trône suprême, le Tout-Puissant annonça ainsi sa souveraine volonté :

« Enfants, l’homme est devenu comme l’un de nous ; il connaît le bien et le mal depuis qu’il a goûté de ce fruit défendu ; mais qu’il se glorifie de connaître le bien perdu et le mal gagné : plus heureux s’il lui avait suffi de connaître le bien par lui-même, et le mal pas du tout. À présent il s’afflige, se repent et prie avec contrition : mes mouvements sont en lui ; ils agissent plus longtemps que lui ; je sais combien son cœur est variable et vain, abandonné à lui-même. Dans la crainte qu’à présent sa main, devenue plus audacieuse, ne se porte aussi sur l’arbre de vie, qu’il n’en mange, qu’il ne vive toujours, ou qu’il ne rêve du moins de vivre toujours, j’ai décidé de l’éloigner, de l’envoyer hors du jardin labourer la terre d’où il a été tiré ; sol qui lui convient mieux.

« Michel, je te charge de mon ordre : avec toi prends à ton choix de flamboyants guerriers parmi les chérubins, de peur que l’ennemi ou en faveur de l’homme, ou pour envahir sa demeure vacante, n’élève quelque nouveau trouble. Hâte-toi, et du paradis de Dieu chasse sans pitié le couple pécheur, chasse de la terre sacrée des profanes, et dénonce-leur et à toute leur postérité le perpétuel bannissement de ce lieu. Cependant, de peur qu’ils ne s’évanouissent en entendant leur triste arrêt rigoureusement prononcé (car je les vois attendris et déplorant leurs excès avec larmes), cache-leur toute terreur. S’ils obéissent patiemment à ton commandement, ne les congédie pas inconsolés ; révèle à Adam ce qui doit arriver dans les jours futurs, selon les lumières que je te donnerai ; entremêle à ce récit mon alliance renouvelée avec la race de la femme : ainsi renvoie-les, quoique affligés, cependant en paix.

« À l’orient du jardin du côté où il est plus facile de gravir Éden, place une garde de chérubins et la flamme largement ondoyante d’une épée, afin d’effrayer au loin quiconque voudrait approcher, et interdire tout passage à l’arbre de vie, de peur que le paradis ne devienne le réceptacle d’esprits impurs, que tous mes arbres ne soient leur proie, dont ils déroberaient le fruit, pour séduire l’homme encore une fois. »

Il se tut : l’archangélique pouvoir se prépare à une descente rapide, et avec lui la cohorte brillante des vigilants chérubins. Chacun d’eux, ainsi qu’un double Janus, avait quatre faces ; tout leur corps était semé d’yeux comme des paillettes, plus nombreux que les yeux d’Argus, et plus vigilants que ceux-ci qui s’assoupirent, charmés par la flûte arcadienne, par le roseau pastoral d’Hermès, ou par sa baguette soporifique.

Cependant, pour saluer de nouveau le monde avec la lumière sacrée, Leucothoé s’éveillait et embaumait la terre d’une fraîche rosée, alors qu’Adam et Ève notre première mère finissaient leur prière, et trouvaient leur force augmentée d’en haut : ils sentaient de leur désespoir sourdre une nouvelle espérance, une joie, mais encore liée à la frayeur. Adam renouvela à Ève ses paroles bienvenues :

« Ève, la foi peut aisément admettre que tout le bien dont nous jouissons descend du ciel ; mais que de nous quelque chose puisse monter au ciel, assez prévalant pour occuper l’esprit de Dieu souverainement heureux, ou pour incliner sa volonté, c’est ce qui paraît difficile à croire. Cependant cette prière du cœur, un soupir rapide de la poitrine de l’homme volent jusqu’au trône de Dieu : car depuis que j’ai cherché par la prière d’apaiser la Divinité offensée, que je me suis agenouillé, et que j’ai humilié tout mon cœur devant Dieu, il me semble que je le vois placable et doux me prêtant l’oreille. Je sens naître en moi la persuasion qu’avec faveur j’ai été écouté. La paix est rentrée au fond de mon sein, et dans ma mémoire la promesse que ta race écrasera notre ennemi. Cette promesse, que je ne me rappelai pas d’abord dans mon épouvante, m’assure à présent que l’amertume de la mort est passée et que nous vivrons. Salut donc à toi, Ève, justement appelée la mère de tout le genre humain, la mère de toutes choses vivantes, puisque par toi l’homme doit vivre, et que toutes choses vivent pour l’homme. »

Ève, dont le maintien était doux et triste :

« Je suis peu digne d’un pareil titre, moi pécheresse, moi qui ayant été ordonnée pour être ton aide, suis devenue ton piège : reproche, défiance et tout blâme, voilà plutôt ce qui m’appartient. Mais infini dans sa miséricorde a été mon juge, de sorte que moi qui apportai la première la mort à tous, je suis qualifiée la source de vie ! Tu m’es ensuite favorable quand tu daignes m’appeler hautement ainsi, moi qui mérite un tout autre nom ! Mais les champs nous appellent au travail maintenant imposé avec sueur quoique après une nuit sans sommeil. Car vois ! le matin, tout indifférent à notre insomnie, recommence en souriant sa course de roses. Marchons ! désormais je ne m’éloignerai plus jamais de ton côté, en quelque endroit que notre travail journalier soit situé, quoique maintenant il nous soit prescrit pénible jusqu’au tomber du jour. Tandis que nous demeurons ici, que peut-il y avoir de fatigant dans ces agréables promenades ? Vivons donc ici contents, bien que dans un état déchu. »

Ainsi parla, ainsi souhaita la très-humiliée Ève ; mais le destin ne souscrivit pas à ses vœux. La nature donna d’abord des signes exprimés par l’oiseau, la brute et l’air ; l’air s’obscurcit soudainement après la courte rougeur du matin ; à la vue d’Ève l’oiseau de Jupiter fondit de la hauteur de son vol sur deux oiseaux du plus brillant plumage, et les chassa devant lui ; descendu de la colline, l’animal qui règne dans les bois (premier chasseur alors), poursuivit un joli couple, le plus charmant de toute la forêt, le cerf et la biche : leur fuite se dirigeait vers la porte orientale. Adam les observa, et suivant des yeux cette chasse, il dit à Ève, non sans émotion :

« Ô Ève, quelque changement ultérieur nous attend bientôt : le ciel par ces signes muets dans la nature, nous montre les avant-coureurs de ses desseins, ou il nous avertit que nous comptons peut-être trop sur la remise de la peine, parce que la mort est reculée de quelques jours. De quelle longueur, et quelle sera notre vie jusque-là, qui le sait ? Savons-nous plus que ceci : nous sommes poudre, et nous retournerons en poudre, et nous ne serons plus ? Autrement, pourquoi ce double spectacle offert à notre vue, cette poursuite dans l’air et sur la terre d’un seul côté, et à la même heure ? Pourquoi cette obscurité dans l’orient avant que le jour soit à mi-cours ? Pourquoi la lumière du matin brille-t-elle davantage dans une nue de l’occident qui déploie sur le bleu firmament une blancheur rayonnante, et descend avec lenteur chargée de quelque chose de céleste ? »

Adam ne se trompait pas, car dans ce temps les cohortes angéliques descendaient à présent d’un nuage de jaspe dans le paradis, et firent halte sur une colline ; apparition glorieuse, si le doute et la crainte de la chair n’eussent ce jour-là obscurci les yeux d’Adam ! Elle ne fut pas plus glorieuse cette autre vision, quand à Manahin les anges rencontrèrent Jacob qui vit la campagne tendue des pavillons de ses gardiens éclatants ; ou cette vision à Dothaïn sur une montagne enflammée, couverte d’un camp de feu prêt à marcher contre le roi syrien, lequel, pour surprendre un seul homme, avait, comme un assassin, fait la guerre, la guerre non déclarée.

Le prince hiérarche laissa sur la colline à leur brillant poste, ses guerriers pour prendre possession du jardin. Seul pour trouver l’endroit où Adam s’était abrité, il s’avança, non sans être aperçu de notre premier père, qui dit à Ève pendant que la grande visite s’approchait :

« Ève, prépare-toi maintenant à de grandes nouvelles, qui peut-être vont bientôt décider de nous, ou nous imposer l’observation de nouvelles lois : car je découvre là-bas, descendu du nuage étincelant qui voile la colline, quelqu’un de l’armée céleste, et à en juger par son port, ce n’est pas un des moindres : c’est un grand potentat ou l’un des Trônes d’en haut, tant il est dans sa marche revêtu de majesté ! Cependant, il n’a ni un air terrible que je doive craindre, ni, comme Raphaël cet air sociablement doux qui fasse que je puisse beaucoup me confier à lui : mais il est solennel et sublime. Afin de ne pas l’offenser, il faut que je l’aborde avec respect et toi que tu te retires. »

Il dit et l’archange arriva vite près de lui, non dans sa forme céleste, mais comme un homme vêtu pour rencontrer un homme : sur ses armes brillantes flottait une cotte de mailles d’une pourpre plus vive que celle de Mélibée ou de Sarra, que portaient les rois et les héros antiques dans les temps de trêve : Iris en avait teint la trame. Le casque étoilé de l’archange, dont la visière n’était pas baissée, le faisait voir dans cette primeur de virilité où finit la jeunesse. Au côté de Michel, comme un éclatant zodiaque, pendait l’épée, terreur de Satan, et dans sa main, une lance. Adam fit une inclination profonde ; Michel royalement n’incline pas sa grandeur, mais explique ainsi sa venue :

« Adam, le commandant suprême du ciel n’a besoin d’aucun préambule : il suffit que tes prières aient été écoutées, et que la Mort (qui t’était due par sentence, quand tu transgressas) soit privée de son droit de saisie pour plusieurs jours de grâce, à toi accordés, pendant lesquels tu pourras te repentir et couvrir de bonnes œuvres un méchant acte. Il se peut alors que ton Seigneur apaisé te rédime entièrement des avares réclamations de la Mort. Mais il ne permet pas que tu habites plus longtemps ce paradis : je suis venu pour t’en faire sortir et t’envoyer hors de ce jardin, labourer la terre d’où tu as été tiré, sol qui te convient mieux. »

L’archange n’ajouta rien de plus, car Adam, frappé au cœur par ces nouvelles, demeura sous le serrement glacé de la douleur, qui le priva de ses sens. Ève, qui sans être vue, avait cependant tout entendu, découvrit bientôt par un éclatant gémissement le lieu de sa retraite.

« Ô coup inattendu, pire que la mort ! faut-il donc te quitter, ô Paradis ! vous quitter ainsi, ô toi, terre natale, ô vous promenades charmantes, ombrages dignes d’être fréquentés des dieux ! Ici j’avais espéré passer tranquille, bien que triste, répit de ce jour qui doit être mortel à tous deux. Ô fleurs qui ne croîtrez jamais dans un autre climat, qui le matin receviez ma première visite et le soir ma dernière ; vous que j’ai élevées d’une tendre main depuis le premier bouton entr’ouvert, et à qui j’ai donné des noms ! ô fleurs ! qui maintenant vous tournera vers le soleil ou rangera vos tribus, et vous arrosera de la fontaine d’ambroisie ? Toi enfin, berceau nuptial, orné par moi de tout ce qui est doux à l’odorat ou à la vue, comment me séparerai-je de toi ? Où m’égarerai-je dans un monde inférieur qui, auprès de celui-ci, est obscur et sauvage ? Comment pourrons-nous respirer dans un autre air moins pur, nous, accoutumés à des fruits immortels ? »

L’ange interrompit doucement :

« Ève, ne te lamente point, mais résigne patiemment ce que tu as justement perdu : ne mets pas ton cœur ainsi trop passionné dans ce qui n’est pas à toi. Tu ne t’en vas point solitaire ; avec toi s’en va ton mari. Tu es obligée de le suivre : songe que là où il habite, là est ton pays natal. »

Adam, revenant alors de son saisissement subit et glacé, rappela ses esprits confus, et adressa à Michel ces humbles paroles :

« Être céleste, soit que tu sièges parmi les Trônes ou qu’on te nomme le plus grand d’entre eux, car une telle forme peut paraître celle d’un prince au-dessus des princes, tu as redit doucement ton message, par lequel autrement tu aurais pu en l’annonçant nous blesser et en l’accomplissant nous tuer. Ce qu’en outre de chagrin, d’abattement, de désespoir, notre faiblesse peut soutenir, tes nouvelles l’apportent, le partir de cet heureux séjour, notre tranquille retraite, seule consolation laissée familière à nos yeux ! Toutes les autres demeures nous paraissent inhospitalières et désolées, inconnus d’elles, de nous inconnues.

« Si par l’incessante prière je pouvais espérer changer la volonté de celui qui peut toutes choses, je ne cesserais de le fatiguer de mes cris assidus : mais contre son décret absolu la prière n’a pas plus de force que notre haleine contre le vent, refoulée suffocante en arrière sur celui qui l’exhale au dehors.

« Je me soumets donc à son grand commandement. Ce qui m’afflige le plus, c’est qu’en m’éloignant d’ici je serai caché de sa face, privé de sa protection sacrée. Ici j’aurais pu fréquenter en adoration, de place en place, les lieux où la divine présence daigna se montrer ; j’aurais dit à mes fils :

« Sur cette montagne il m’apparut ; sous cet arbre il se rendit visible ; parmi ces pins j’entendis sa voix ; ici au bord de cette fontaine, je m’entretins avec lui. »

« Ma reconnaissance aurait élevé plusieurs autels de gazon, et j’aurais entassé les pierres lustrées du ruisseau, en souvenir ou monument pour les âges ; sur ces autels j’aurais offert les suaves odeurs des gommes doucement parfumées, des fruits et des fleurs. Dans le monde ici-bas, au-dessous, où chercherai-je ses brillantes apparitions et les vestiges de ses pieds ? Car bien que je fuie sa colère, cependant rappelé à la vie prolongée et une postérité m’étant promise, à présent, je contemple avec joie l’extrémité des bords de sa gloire, et j’adore de loin ses pas. »

Michel, avec des regards pleins de bénignité :

« Adam, tu le sais, le ciel et toute la terre sont à Dieu, et non pas ce roc seulement : son omniprésence remplit la terre, la mer, l’air et toutes les choses qui vivent fomentées et chauffées par son pouvoir virtuel. Il t’a donné toute la terre pour la posséder et la gouverner ; présent non méprisable ! N’imagine donc pas que sa présence soit confinée dans les bornes étroites de ce paradis ou d’Éden. Éden aurait peut-être été ton siège principal, d’où toutes les générations se seraient répandues, et où elles seraient revenues de toutes les extrémités de la terre pour te célébrer et te révérer, toi leur grand auteur. Mais cette prééminence tu l’as perdue, descendu que tu es pour habiter maintenant la même terre que tes fils.

« Cependant ne doute pas que Dieu ne soit dans la plaine et dans la vallée comme il est ici, qu’il ne s’y trouve également présent : les signes de sa présence te suivront encore ; tu seras encore environné de sa bonté, de son paternel amour, de son image expresse et de la trace divine de ses pas. Afin que tu puisses le croire et t’en assurer avant ton départ d’ici, sache que je suis envoyé pour te montrer ce qui, dans les jours futurs, doit arriver à toi et à ta race. Prépare-toi à entendre le bien et le mal, à voir la grâce surnaturelle lutter avec la méchanceté des hommes : de ceci tu apprendras la vraie patience, et à tempérer la joie par la crainte et par une sainte tristesse, accoutumé par la modération à supporter également l’une et l’autre fortune, prospère ou adverse. Ainsi, tu conduiras le plus sûrement ta vie, et tu seras mieux préparé à endurer ton passage de la mort, quand il arrivera. Monte sur cette colline ; laisse ton épouse (car j’ai éteint ses yeux) dormir ici en bas, tandis que tu veilleras pour la provision de l’avenir, comme tu dormis autrefois quand Ève fut formée pour la vie. »

Adam, plein de reconnaissance, lui répondit : « Monte ; je te suis, guide sûr, dans le sentier où tu me conduis ; et sous la main du ciel je m’abaisse, quoiqu’elle me châtie. Je présente mon sein au-devant du mal, en l’armant de souffrance pour vaincre et gagner le repos acquis par le travail, si de la sorte j’y puis atteindre. »

Tous deux montent dans les visions de Dieu : c’était une montagne, la plus haute du paradis, du sommet de laquelle l’hémisphère de la terre, distinct à la vue, s’offrait étendu à la plus grande portée de la perspective. Elle n’était pas plus haute, elle ne commandait pas une plus large vue à l’entour, cette montagne sur laquelle (par une raison différente) le tentateur transporta notre second Adam dans le désert pour lui montrer tous les royaumes de la terre et leur gloire.

Là, l’œil d’Adam pouvait dominer, quelque part qu’elles fussent assises, les cités d’antique ou moderne renommée, les capitales des empires les plus puissants, depuis les murs destinés pour Cambalu, siège du Kan de Cathai, et depuis Samarcande, trône de Témir, près de l’Oxus, jusqu’à Pékin, séjour des rois de la Chine ; et de là jusqu’à Agra et Lahor, du grand Mogol ; descendant jusqu’à la Chersonèse d’Or, ou bien vers le lieu qu’habitait jadis le Perse dans Ecbatane, ou depuis dans Ispahan, ou vers Moscow, du czar de Russie, ou dans Byzance soumise au sultan, né Turkestan. Son œil pouvait voir encore l’empire de Négus jusqu’à Erecco, son port le plus éloigné, et les plus petits rois maritimes de Montbaza, de Quiloa, de Melinde et de Sofala qu’on croit être Ophir, jusqu’au royaume de Congo, et celui d’Angola, le plus éloigné vers le Sud. De là depuis le fleuve Niger jusqu’au mont Atlas, les royaumes d’Almanzor, de Fez, de Sus, de Maroc, d’Alger et de Tremizen, et ensuite en Europe les lieux d’où Rome devait dominer le monde. Peut-être vit-il aussi en esprit la riche Mexico, siège de Montezume, et dans le Pérou, Cusco, siège plus riche d’Atabalipa, et la Guyane non encore dépouillée, et dont la grande cité est appelée El-Dorado par les enfants de Géryon.

Mais pour de plus nobles spectacles, Michel enleva la taie formée sur les yeux d’Adam par le fruit trompeur qui avait promis une vue plus perçante. L’ange lui nettoya le nerf optique avec l’enfraise et la rue, car il avait beaucoup à voir, et versa dans ses yeux trois gouttes de l’eau du puits de vie. La vertu de ces collyres pénétra si avant, même dans la partie la plus intérieure de la vue mentale, qu’Adam, forcé alors de fermer les yeux, tomba, et tous ses esprits s’engourdirent ; mais l’ange gracieux le releva aussitôt par la main, et rappela ainsi son attention :

« Adam, ouvre maintenant les yeux, et vois d’abord les effets que ton péché originel a opérés dans quelques-uns de ceux qui doivent naître de toi, qui n’ont jamais ni touché à l’arbre défendu, ni conspiré avec le serpent, ni péché de ton péché. Et cependant de ce péché dérive la corruption qui doit produire des actions plus violentes. »

Adam ouvrit les yeux, et vit un champ : dans une partie de ce champ, arable et labourée, étaient des javelles nouvellement moissonnées ; dans l’autre partie, des parcs et des pâturages de brebis : au milieu, comme une borne d’héritage, s’élevait un autel rustique de gazon. Là tout à l’heure un moissonneur, couvert de sueur, apporta les premiers fruits de son labourage, l’épi vert et la gerbe jaune, non triés, et comme ils s’étaient trouvés sous la main. Après lui un berger plus doux vint, avec les premiers nés de son troupeau, les meilleurs et les mieux choisis : alors les sacrifiant, il en étendit les entrailles et la graisse parsemées d’encens sur du bois fendu, et il accomplit tous les rites convenables. Bientôt un feu propice du ciel consuma son offrande avec une flamme rapide et une fumée agréable ; l’autre offrande ne fut pas consumée, car elle n’était pas sincère : de quoi le laboureur sentit une rage intérieure ; et comme il causait avec le berger, il le frappa au milieu de la poitrine d’une pierre qui lui fit rendre la vie : il tomba et mortellement pâle, exhala son âme gémissante avec un torrent de sang répandu.

À ce spectacle, Adam fut épouvanté dans son cœur, et en hâte cria à l’ange :

« Oh ! maître, quelque grand malheur est arrivé à ce doux homme qui avait bien sacrifié ! Est-ce ainsi que la piété et une dévotion pure sont récompensées ? »

Michel, ému aussi, répliqua :

« Ces deux-ci sont frères, Adam, et ils sortiront de tes reins : l’injuste a tué le juste par envie de ce que le ciel avait accepté l’offrande de son frère. Mais l’action sanguinaire sera vengée ; et la foi du juste approuvée ne perdra pas sa récompense, bien que tu le voies ici mourir, se roulant dans la poussière et le sang caillé. »

Notre premier père :

« Hélas ! pour quelle action ! et par quelle cause ! mais ai-je vu maintenant la mort ? Est-ce par ce chemin que je dois retourner à ma poussière natale ? Ô spectacle de terreur ! mort difforme et affreuse à voir ! horrible à penser ! combien horrible à souffrir ! »

Michel :

« Tu as vu la mort sous la première forme dans laquelle elle s’est montrée à l’homme ; mais variées sont les formes de la mort, nombreux les chemins qui conduisent à sa caverne effrayante ; tous sont funestes. Cependant cette caverne est plus terrible pour les sens à l’entrée, qu’elle ne l’est au-dedans. Quelques-uns, comme tu l’as vu, mourront d’un coup violent ; quelques autres par le feu, l’eau, la famine ; un bien plus grand nombre par l’intempérance du boire et du manger, qui produira sur la terre de cruelles maladies dont une troupe monstrueuse va paraître devant toi, afin que tu puisses connaître quelles misères l’inabstinence d’Ève apportera aux hommes. »

Aussitôt parut devant ses yeux un lieu triste, infect, obscur, qui ressemblait à un lazaret. Dans ce lieu étaient des multitudes de malades, toutes les maladies qui causent d’horribles spasmes, de déchirantes tortures, des défaillances de cœur, souffrant l’agonie, les fièvres de toutes espèces, les convulsions, les épilepsies, les cruels catarrhes, la pierre intestine, et l’ulcère, la colique aiguë, la frénésie démoniaque, la mélancolie songeresse et la lunatique démence, la languissante atrophie, le marasme, la peste qui moissonne largement, les hydropisies, les asthmes et les rhumatismes qui brisent les joints. Cruelles étaient les secousses, profonds les gémissements. Le Désespoir, empressé de lit en lit, visitait les malades, et sur eux la Mort triomphante brandissait son dard ; mais elle différait de frapper, quoique souvent invoquée par leurs vœux comme leur premier bien et leur dernière espérance.

Quel cœur de rocher aurait pu voir longtemps d’un œil sec un spectacle si horrible ? Adam ne le put, et il pleura, quoiqu’il ne fût pas né de la femme : la compassion vainquit ce qu’il y a de meilleur dans l’homme, et pendant quelques moments le livra aux pleurs : jusqu’à ce que de plus fermes pensées en modérèrent enfin l’excès. Recouvrant à peine la parole, il renouvela ses plaintes.

« Ô malheureuse espèce humaine ! à quel abaissement descendue ! à quel misérable état réservée ? mieux vaudrait n’être pas née ! Pourquoi la vie nous a-t-elle été donnée, si elle nous devait être ainsi arrachée ? plutôt, pourquoi nous a-t-elle été ainsi imposée ? Qui, si nous connaissions ce que nous recevons, ou voudrait accepter la vie offerte, ou aussitôt ne demanderait à la déposer, content d’être renvoyé en paix ? L’image de Dieu, créée d’abord dans l’homme si belle et si droite, quoique depuis fautive, peut-elle être ravalée à des souffrances hideuses à voir, à des tortures inhumaines ? Pourquoi, l’homme retenant encore une partie de la ressemblance divine, ne serait-il pas affranchi de ces difformités ? pourquoi n’en serait-il pas exempté, par égard pour l’image de son Créateur ? »

« L’image de leur Créateur, répondit Michel, s’est retirée d’eux, quand ils se sont avilis eux-mêmes pour satisfaire des appétits déréglés ; ils prirent alors l’image de celui qu’ils servaient, du vice brutal qui principalement induisit Ève au péché. C’est pour cela que leur châtiment est si abject ; ils ne défigurent pas la ressemblance de Dieu, mais la leur ; ou si cette ressemblance est par eux-mêmes effacée lorsqu’ils pervertissent les règles saintes de la pure nature en maladie dégoûtante, ils sont punis convenablement, puisqu’ils n’ont pas respecté en eux-mêmes l’image de Dieu. »

« Je reconnais que cela est juste, dit Adam, et je m’y soumets ; mais n’est-il d’autre voie que ces pénibles sentiers pour arriver à la mort et nous mêler à notre poussière consubstantielle ? »

« Il en est une, dit Michel, si tu observes la règle : rien de trop ; règle enseignée par la tempérance dans ce que tu manges et bois ; cherchant une nourriture nécessaire et non de gourmandes délices : jusqu’à ce que les années reviennent nombreuses sur ta tête, puisses-tu vivre ainsi, jusqu’à ce que, comme un fruit mûr, tu tombes dans le sein de ta mère, ou que tu sois cueilli avec facilité, non arraché avec rudesse, étant mûr pour la mort : ceci est le vieil âge. Mais alors tu survivras à ta jeunesse, à ta force, à ta beauté devenue fanée, faible et grise. Alors tes sens émoussés perdront tout goût de plaisir pour ce que tu as. Au lieu de ce souffle de jeunesse, de gaieté et d’espérance, circulera dans ton sang une vapeur mélancolique, froide et stérile, pour appesantir tes esprits et consumer enfin le baume de ta vie. »

Notre grand ancêtre :

« Désormais je ne fuis point la mort, ni ne voudrais prolonger beaucoup ma vie, incliné plutôt à m’enquérir comment je puis le plus doucement et le plus aisément quitter cet incommode fardeau qu’il me faudra porter jusqu’au jour marqué pour le rendre, et attendre avec patience ma dissolution ! »

Michel répliqua :

« N’aime ni ne hais ta vie : mais ce que tu vivras, vis-le bien. Ta vie sera-t-elle longue ou courte ? laisse faire au ciel ! Prépare-toi maintenant à un autre spectacle. »

Adam regarda, et il vit une plaine spacieuse, couverte de tentes de différentes couleurs ; près de quelques-unes paissaient des troupeaux de bétail. De plusieurs autres on entendait s’élever le son d’instruments qui produisaient les mélodieux accords de la harpe et de l’orgue : on voyait celui qui faisait mouvoir les touches et les cordes ; sa main légère par toutes les proportions, volait inspirée en bas et en haut, et poursuivait en travers la fugue sonore.

Dans un autre endroit se tenait un homme qui, travaillant à la forge, avait fondu deux massifs blocs de fer et de cuivre ; (soit qu’il les eût trouvés là où un incendie fortuit avait consumé les bois sur une montagne ou dans une vallée, embrasement descendu dans les veines de la terre, et de là faisant couler la matière brûlante par la bouche de quelque cavité ; soit qu’un torrent eût dégagé ces masses de dessous la terre) : l’homme versa le minéral liquide dans des moules exprès préparés : il en forma d’abord ses propres outils, ensuite ce qui pouvait être façonné par la fonte ou gravé en métal.

Après ces personnages, mais du côté le plus rapproché d’eux, des hommes d’une espèce différente, du sommet des montagnes voisines, leur séjour ordinaire, descendirent dans la plaine : par leurs manières ils semblaient des hommes justes, et toute leur étude les portait à adorer Dieu en vérité, à connaître ses ouvrages non cachés, et ces choses qui peuvent maintenir la liberté et la paix parmi les hommes.

Ils n’eurent pas longtemps marché dans la plaine, quand voici venir des tentes une volée de belles femmes, richement parées de pierreries et de voluptueux atours : elles chantaient sur la harpe de douces et amoureuses ballades, et s’avançaient en dansant. Les hommes, quoique graves, les regardèrent et laissèrent leurs yeux errer sans frein ; pris tout d’abord au filet amoureux ils aimèrent, et chacun choisit celle qu’il aimait : ils s’entretinrent d’amour jusqu’à ce que l’étoile du soir, avant-coureur de l’amour, parut. Alors, pleins d’ardeur, ils allument la torche nuptiale et ordonnent d’invoquer l’hymen, pour la première fois aux cérémonies du mariage invoqué alors : de fête et de musique toutes les tentes retentissent.

Cette entrevue si heureuse, cette rencontre charmante d’amour et de jeunesse, non perdues ; ces chants, ces guirlandes, ces fleurs, ces agréables symphonies, attachent le cœur d’Adam (promptement incliné à se rendre à la volupté, penchant de la nature !) ; sur quoi il s’exprime de cette manière :

« Ô toi qui m’as véritablement ouvert les yeux, premier ange béni, cette vision me paraît bien meilleure et présage plus d’espérance de jours pacifiques que les deux visions précédentes : celles-là étaient des visions de haine et de mort, ou de souffrances pires : ici la nature semble remplie dans toutes ses fins. »

Michel :

« Ne juge point de ce qui est meilleur par le plaisir, quoique paraissant convenir à la nature : tu es créé pour une plus noble fin, une fin sainte et pure, conformité divine.

« Ces tentes que tu vois si joyeuses sont les tentes de la méchanceté, sous lesquelles habitera la race de celui qui tua son frère. Ces hommes paraissent ingénieux dans les arts qui polissent la vie, inventeurs rares ; oublieux de leur Créateur, quoique enseignés de son Esprit ; mais ils ne reconnaissent aucun de ses dons ; toutefois ils engendreront une superbe race : car cette belle troupe de femmes que tu as vues, qui semblaient des divinités, si enjouées, si attrayantes, si gaies, sont cependant vides de ce bien, dans lequel consiste l’honneur domestique de la femme, et sa principale gloire ; nourries et accomplies seulement pour le goût d’une appétence lascive, pour chanter, danser, se parer, remuer la langue, et rouler les yeux. Cette sobre race d’hommes, dont les vies religieuses leur avaient acquis le titre d’enfants de Dieu, sacrifieront ignoblement toute leur vertu, toute leur gloire, aux amorces et aux sourires de ces belles athées ; ils nagent maintenant dans la joie, et ils nageront avant peu dans un plus large abîme : ils rient, et pour ce rire, la terre avant peu versera un monde de pleurs. »

Adam, privé de sa courte joie :

« Ô pitié ! ô honte ! que ceux qui pour bien vivre débutèrent si parfaitement, se jettent à l’écart, suivent des sentiers détournés, ou défaillent à moitié chemin ! Mais je vois toujours que le malheur de l’homme tient de la même cause : il commence à la femme. »

« Il commence, dit l’Ange, à la mollesse efféminée de l’homme qui aurait dû mieux garder son rang par la sagesse, et par les dons supérieurs qu’il avait reçus. Mais à présent prépare-toi pour une autre scène. »

Adam regarda, et il vit un vaste territoire déployé devant lui, entrecoupé de villages et d’ouvrages champêtres : cités pleines d’hommes avec des portes et des tours élevées, concours de peuple en armes, visages hardis menaçant la guerre, géants aux grands os et d’une entreprenante audace ! Ceux-ci manient leurs armes, ceux-là domptent le coursier écumant : isolés ou rangés en ordre de bataille, cavaliers et fantassins, ne sont pas là pour une montre oisive.

D’un côté, un détachement choisi amène du fourrage, un troupeau de gros bétail, de beaux bœufs et de belles vaches, enlevés des gras pâturages, ou une multitude laineuse, des brebis et leurs bêlants agneaux butinés dans la plaine. Le berger échappe à peine avec la vie, mais il appelle au secours ; de là une rencontre sanglante. Dans une cruelle joute les escadrons se joignent : là où ils paissaient tout à l’heure, les troupeaux sont maintenant dispersés avec les carcasses et les armes, sur le sol sanglant changé en désert.

D’autres guerriers campés mettent le siège devant une forte cité ; ils l’assaillent par la batterie, l’escalade et la mine : du haut des murs les assiégés se défendent avec le dard et la javeline, avec des pierres et un feu de soufre : de part et d’autre carnage et faits gigantesques.

Ailleurs les hérauts qui portent le sceptre convoquent le conseil aux portes d’une ville : aussitôt des hommes graves et à tête grise, confondus avec des guerriers, s’assemblent : des harangues sont entendues ; mais bientôt elles éclatent en opposition factieuse ; enfin se levant, un personnage de moyen âge, éminent par son sage maintien, parle beaucoup de droit et de tort, d’équité, de religion, de vérité, et de paix, et de jugement d’en haut. Vieux et jeunes le frondent ; ils l’eussent saisi avec des mains violentes, si un nuage descendant ne l’eût enlevé sans être vu du milieu de la foule. Ainsi procédaient la force, et l’oppression et la loi de l’épée dans toute la plaine, et nul ne trouvait un refuge.

Adam était tout en pleurs ; vers son guide il tourne gémissant, et plein de tristesse :

« Oh ! qui sont ceux-ci ? Des ministres de la mort, non des hommes, eux qui distribuent ainsi la mort inhumainement aux hommes, et qui multiplient dix mille fois le péché de celui qui tua son frère. Car de qui font-ils un tel massacre, sinon de leurs frères ? Hommes, ils égorgent des hommes ! Mais quel était ce juste qui, si le ciel ne l’eût sauvé, eût été perdu dans toute sa droiture ? »

Michel :

« Ceux-ci sont le fruit de ces mariages mal assortis que tu as vus, dans lesquels le bon est appareillé au mauvais qui d’eux-mêmes abhorrent de s’unir ; mêlés par imprudence, ils ont produit ces enfantements monstrueux de corps ou d’esprit. Tels seront ces géants, hommes de haute renommée ; car dans ces jours, la force seule sera admirée, et s’appellera valeur et héroïque vertu : vaincre dans les combats, subjuguer les nations, rapporter les dépouilles d’une infinité d’hommes massacrés, sera regardé comme le faîte le plus élevé de la gloire humaine ; et pour la gloire obtenue du triomphe, seront réputés conquérants, patrons de l’espèce humaine, dieux et fils de dieux, ceux-là qui seraient nommés plus justement destructeurs et fléaux des hommes. Ainsi s’obtiendront la réputation, la renommée sur la terre ; et ce qui mériterait le plus la gloire, restera caché dans le silence. Mais lui, ce septième de tes descendants que tu as vu, l’unique juste dans un monde pervers, pour cela haï, pour cela obsédé d’ennemis, parce qu’il a seul osé être juste et annoncer cette odieuse vérité que Dieu viendrait les juger avec ses saints ; lui, le Très-Haut l’a fait ravir par des coursiers ailés sur une nue embaumée ; il l’a reçu pour marcher avec Dieu dans la haute voie du salut, dans les régions de bénédiction, exempt de mort. Afin de te montrer quelle récompense attend les bons, quelle punition les méchants, dirige ici à présent tes regards et contemple. »

Adam regarda, et il vit la face des choses entièrement changée : la gorge de bronze de la guerre avait cessé de rugir ; tout alors était devenu folâtrerie et jeu, luxure et débauche, fête et danse, mariage ou prostitution au hasard, rapt ou adultère partout où une belle femme, venant à passer, amorçait les hommes ; de la coupe des plaisirs sortirent des discordes civiles. À la fin un personnage vénérable vint parmi eux, leur déclara la grande aversion qu’il avait de leurs actions, et protesta contre leurs voies. Il fréquentait souvent leurs assemblées où il ne rencontrait que triomphes ou fêtes, et il leur prêchait la conversion et le repentir, comme à des âmes emprisonnées sous le coup d’arrêts imminents : mais le tout en vain ! Quand il vit cela, il cessa ses remontrances, et transporta ses tentes au loin.

Alors, abattant sur la montagne de hautes pièces de charpente, il commença à bâtir un vaisseau d’une étrange grandeur ; il le mesura par coudées en longueur, largeur et hauteur. Il l’enduisit de bitume, et dans un côté il pratiqua une porte. Il le remplit en quantité de provisions pour l’homme et les animaux. Quand, voici un étrange prodige ! chaque espèce d’animaux, d’oiseaux et de petits insectes vinrent sept et par paires, et entrèrent dans l’arche comme ils en avaient reçu l’ordre. Le père et ses trois fils et leurs quatre femmes entrèrent les derniers, et Dieu ferma la porte.

En même temps le vent du midi s’élève, et avec ses noires ailes volant au large, il rassemble toutes les nuées de dessous le ciel. À leur renfort les montagnes envoient vigoureusement les vapeurs et les exhalaisons sombres et humides, et alors le firmament épaissi se tient comme un plafond obscur : en bas se précipite la pluie impétueuse, et elle continua jusqu’à ce que la terre ne fût plus vue. L’Arche flottante nagea soulevée, et en sûreté avec le bec de sa proue, alla luttant contre les vagues. L’inondation monta par-dessus toutes les autres habitations qui roulèrent avec toute leur pompe au fond sous l’eau. La mer couvrit la mer, mer sans rivages ! Dans les palais, où peu auparavant régnait le luxe, les monstres marins mirent bas et s’établèrent. Du genre humain naguère si nombreux, tout ce qui reste surnage embarqué dans un petit vaisseau.

Combien tu souffris alors, ô Adam, de voir la fin de toute ta postérité, fin si triste, dépopulation ! Toi-même autre déluge, déluge de chagrins et de larmes, toi aussi fus noyé et toi aussi abîmé comme tes fils, jusqu’à ce que par l’ange doucement relevé, tu te tins debout enfin, bien que désolé, comme quand un père pleure ses enfants tous à sa vue détruits à la fois ; à peine tu pus exprimer ainsi ta plainte à l’ange :

« Ô visions malheureusement prévues ! mieux j’aurais vécu ignorant de l’avenir ! je n’aurais eu du mal que ma seule part : c’est assez de supporter le lot de chaque jour. À présent ces peines qui, divisées, sont le fardeau de plusieurs siècles, pèsent à la fois sur moi par ma connaissance antérieure ; elles obtiennent une naissance prématurée afin de me tourmenter avant leur existence, par l’idée de ce qu’elles seront. Que nul homme ne cherche désormais à savoir d’avance ce qui arrivera à lui ou à ses enfants ; il peut se tenir bien assuré du mal que sa prévoyance ne peut prévenir ; et le mal futur il ne le sentira pas moins pénible à supporter en appréhension qu’en réalité ; mais ce soin est à présent inutile, il n’y a plus d’hommes à avertir ! Ce petit nombre échappé sera consumé à la longue par la famine et les angoisses, en errant dans ce désert liquide. J’avais espéré, quand la violence et la guerre eurent cessé sur la terre, que tout alors irait bien, que la paix couronnerait l’espèce humaine d’une longue suite d’heureux jours. Mais j’étais bien trompé ; car, je le vois maintenant, la paix ne corrompt pas moins que la guerre ne dévaste. Comment en arrive-t-il de la sorte ? apprends-le-moi, céleste guide, et dis si la race des hommes doit ici finir. »

Michel :

« Ceux que tu as vus dernièrement en triomphe et dans une luxurieuse opulence, sont ceux que tu vis d’abord faisant des actes d’éminente prouesse et de grands exploits, mais ils étaient vides de la véritable vertu. Après avoir répandu beaucoup de sang, commis beaucoup de ravages pour subjuguer les nations, et acquis par là dans le monde une grande renommée, de hauts titres et un riche butin, ils ont changé leur carrière en celle du plaisir, de l’aisance, de la paresse, de la crapule et de la débauche, jusqu’à ce qu’enfin l’incontinence et l’orgueil aient fait naître, de l’amitié, d’hostiles actions dans la paix.

« Les vaincus aussi et les esclaves par la guerre avec leur liberté perdue, perdront toute vertu et la crainte de Dieu, auprès de qui leur hypocrite piété dans la cruelle contention des batailles ne trouvera point de secours contre les envahisseurs. Par cette raison refroidis dans leur zèle, ils ne songeront plus désormais qu’à vivre tranquilles, mondains ou dissolus avec ce que leurs maîtres leur laisseront pour en jouir. Car la terre produira toujours plus qu’assez pour mettre à l’épreuve la tempérance. Ainsi tout dégénérera, tout se dépravera. La justice et la tempérance, la vérité et la foi, seront oubliées ! Un homme sera excepté, fils unique de lumière dans un siècle de ténèbres, bon malgré les exemples, malgré les amorces, les coutumes et un monde irrité. Sans craindre le reproche et le mépris ou la violence, il avertira les hommes de leurs iniques voies ; il tracera devant eux les sentiers de la droiture beaucoup plus sûrs et pleins de paix, leur annonçant la colère prête à visiter leur impénitence ; et il se retirera d’entre eux insulté, mais aux regards de Dieu le seul homme juste vivant.

« Par son ordre il bâtira une arche merveilleuse (comme tu l’as vu) pour se sauver lui et sa famille du milieu d’un monde dévoué à un naufrage universel. Il ne sera pas plutôt logé dans l’arche et à couvert avec les hommes et les animaux choisis pour la vie, que toutes les cataractes du ciel s’ouvrant verseront la pluie jour et nuit sur la terre, tous les réservoirs de l’abîme crèveront et enfleront l’Océan qui usurpera tous les rivages, jusqu’à ce que l’inondation s’élève au-dessus des plus hautes montagnes.

« Alors ce mont du paradis sera emporté par la puissance des vagues ; hors de sa place, poussé par le débordement cornu, dépouillé de toute sa verdure, et ses arbres en dérive, il descendra vers le grand fleuve jusqu’à l’ouverture du golfe, et là il prendra racine ; île salée et nue, hantise des phoques, des orques et des mouettes au cri perçant. Ceci doit t’apprendre que Dieu n’attache la sainteté à aucun lieu, si elle n’y est apportée par les hommes qui le fréquentent ou l’habitent. Et regarde maintenant ce qui doit s’en suivre. »

Adam regarda, et il vit l’arche flotter sur l’amas des eaux qui maintenant s’abaissait, car les nuages avaient fui, chassés par un vent aigu du nord qui, soufflant sec, ridait la face du déluge à mesure qu’il se desséchait. Le soleil clair sur son miroir liquide, dardait ses chauds regards et buvait largement la fraîche vague, comme ayant soif : ce qui fit que d’un lac immobile, les eaux, en rétrécissant leur inondation, devinrent un ebbe agile qui se déroba d’un pas léger vers l’abîme, lequel avait maintenant baissé ses écluses, comme le ciel fermé ses cataractes.

L’arche ne flotte plus ; mais elle paraît atterrie et fixée fortement au sommet de quelque haute montagne. À présent les cimes des collines apparaissent comme des rochers ; les courants rapides conduisent à grand bruit leur furieuse marée dans la mer qui se retire. Aussitôt s’envole de l’arche un corbeau, et après lui une colombe, plus sûre messagère, envoyée une fois et derechef pour découvrir quelque arbre verdoyant, ou quelque terre sur laquelle elle pût poser son pied : revenue la seconde fois, elle rapporte dans son bec un rameau d’olivier, signe pacifique. Bientôt la terre paraît sèche et l’antique père descend de son arche avec, toute sa suite. Alors, plein de gratitude levant ses mains et ses pieux regards vers le ciel, il vit sur sa tête un nuage de rosée, et dans ce nuage un arc remarquable par trois bandes de brillantes couleurs, annonçant la paix de Dieu et une alliance nouvelle. À cette vue, le cœur d’Adam, auparavant si triste, grandement se réjouit, et il éclate ainsi dans sa joie :

« Ô toi, qui peux offrir les choses futures comme étant présentes, instructeur céleste, je renais à cette dernière vision, assuré que l’homme vivra avec toutes les créatures, et que leur race sera conservée. Je gémis beaucoup moins à présent de la destruction d’un monde entier d’enfants coupables, que je ne me réjouis de trouver un homme si parfait et si juste, que Dieu ait daigné faire sortir un autre monde de cet homme, et oublier sa colère. Mais dis-moi ce que signifient ces bandes colorées dans le ciel, dessinées comme le sourcil de Dieu apaisé ? Servent-elles comme une hart fleurie à lier les fluides bords de cette même nuée d’eau, de peur qu’elle ne se dissolve encore, et n’inonde la terre ? »

L’archange :

« Ingénieusement tu as conjecturé : oui, Dieu a bien voulu calmer sa colère, quoiqu’il se soit dernièrement repenti d’avoir créé l’homme dépravé ; il s’était affligé dans son cœur ; lorsque abaissant ses regards il avait vu la terre entière remplie de violence, et toute chair corrompant ses voies. Cependant les méchants écartés, un homme juste trouve tellement grâce à ses yeux qu’il s’apaise et n’efface pas du monde le genre humain ; il fait la promesse de ne jamais détruire encore la terre par un déluge, de ne laisser jamais l’Océan franchir ses bornes, ni la pluie noyer le monde avec l’homme et les animaux dedans ; mais quand il ramènera un nuage sur la terre, il y placera son arc de triple couleur, afin qu’on le regarde et qu’il rappelle son alliance à l’esprit. Le jour et la nuit, le temps de la semaille et de la moisson, la chaleur et la blanche gelée suivront leurs cours, jusqu’à ce que le feu purifie toutes les choses nouvelles, avec le ciel et la terre où le juste habitera. »