Le Paradis perdu/Livre VII

Traduction par François-René de Chateaubriand.
Renault et Cie (p. 147-163).

Livre septième

Argument.


Raphaël, à la demande d’Adam, raconte comment et pourquoi ce monde a été d’abord créé : Dieu, ayant expulsé du ciel Satan et ses anges, déclara que son plaisir était de créer un autre monde et d’autres créatures pour y habiter. Il envoie son Fils dans la gloire et avec un cortège d’anges, pour accomplir l’œuvre de la création en six jours. Les anges célèbrent par des cantiques cette création et la réascension du Fils au ciel.

Descends du Ciel, Uranie, si de ce nom tu es justement appelée ! En suivant ta voix divine, j’ai pris mon essor au dessus de l’Olympe, au-dessus du vol de l’aile de Pégase. Ce n’est pas le nom, c’est le sens de ce nom que j’invoque ; car tu n’es pas une des neuf Muses, et tu n’habites pas le sommet du vieil Olympe ; mais née du ciel, avant que les collines parussent ou que la fontaine coulât, tu conversais avec l’éternelle Sagesse, la Sagesse ta sœur, et tu jouais avec elle en présence du Père tout-puissant, qui se plaisait à ton chant céleste. Enlevé par toi, je me suis hasardé dans le ciel des cieux, moi hôte de la terre, et j’ai respiré l’air de l’empyrée que tu tempérais : avec la même sûreté guide en bas, rends-moi à mon élément natal, de peur que, démonté par ce coursier volant sans frein (comme autrefois Bellérophon dans une région plus abaissée), je ne tombe sur le champ Alcien, pour y errer égaré et abandonné.

La moitié de mon sujet reste encore à chanter, mais dans les bornes plus étroites de la sphère diurne et visible. Arrêté sur la terre, non ravi au-dessus du pôle, je chanterai plus sûrement d’une voix mortelle ; elle n’est devenue ni enrouée ni muette, quoique je sois tombé dans de mauvais jours, dans de mauvais jours quoique tombé parmi des langues mauvaises, parmi les ténèbres et la solitude, et entouré de périls. Cependant je ne suis pas seul, lorsque la nuit tu visites mes sommeils, ou lorsque le matin empourpre l’orient.

Préside toujours à mes chants, Uranie ! et trouve un auditoire convenable, quoique peu nombreux. Mais chasse au loin la barbare dissonance de Bacchus et de ses amis de la joie ; race de cette horde forcenée qui déchira le barde de la Thrace sur le Rhodope, où l’oreille des bois et des rochers était ravie, jusqu’à ce que la clameur sauvage eut noyé la harpe et la voix : la muse ne put défendre son fils. Tu ne manqueras pas ainsi, Uranie, à celui qui t’implore ; car toi, tu es un songe céleste, elle un songe vain.

Dis, ô déesse, ce qui suivit après que Raphaël, l’archange affable, eut averti Adam de se garder de l’apostasie, par l’exemple terrible de ce qui arriva dans le ciel à ces apostats, de peur qu’il n’en arrivât de même dans le paradis à Adam et à sa race (chargés de ne pas toucher à l’arbre interdit), s’ils transgressaient et méprisaient ce seul commandement si facile à observer, au milieu du choix de tous les autres goûts qui pouvaient plaire à leurs appétits, quel qu’en fût le caprice.

Adam, avec Ève sa compagne, avait écouté attentivement l’histoire ; il était rempli d’admiration et plongé dans une profonde rêverie en écoutant des choses si élevées et si étranges ; choses à leur pensée si inimaginables, la haine dans le ciel, la guerre si près de la paix de Dieu dans le bonheur, avec une telle confusion ! Mais bientôt le mal chassé retombait comme un déluge sur ceux dont il avait jailli, impossible à mêler à la béatitude.

Maintenant Adam réprima bientôt les doutes qui s’élevaient dans son cœur, et il est conduit (encore sans péché) par le désir de connaître ce qui le touche de plus près : comment ce monde visible du ciel et de la terre commença ; quand et d’où il fut créé ; pour quelle cause ; ce qui fut fait en dedans ou en dehors d’Éden, avec ce dont il a souvenir. Comme un homme de qui l’altération est à peine soulagée, suit de l’œil le cours du ruisseau dont le liquide murmure entendu excite une soif nouvelle, Adam procède de la sorte à interroger son hôte céleste :

« De grandes choses et pleines de merveilles, bien différentes de celles de ce monde, tu as révélées à nos oreilles, interprète divin, par faveur envoyé de l’empyrée pour nous avertir à temps de ce qui aurait pu causer notre perte, s’il nous eût été inconnu, l’humaine connaissance n’y pouvant atteindre. Nous devons des remerciements immortels à l’infinie bonté, et nous recevons son avertissement avec une résolution solennelle d’observer invariablement sa volonté souveraine, la fin de ce que nous sommes. Mais puisque tu as daigné avec complaisance nous faire part pour notre instruction de choses au-dessus de la pensée terrestre (choses qu’il nous importait de savoir comme il l’a semblé à la suprême sagesse) ; daigne maintenant descendre plus bas, et nous raconter ce qui peut-être il ne nous est pas moins utile de savoir : quand commença ce ciel que nous voyons si distant et si haut orné de feux mouvants et innombrables ; qu’est-ce que cet air ambiant qui donne ou remplit tout espace, cet air largement répandu embrassant tout autour cette terre fleurie ; quelle cause mut le Créateur, dans son saint repos de toute éternité, à bâtir si tard dans le chaos ; et comment l’ouvrage commencé fut tôt achevé ? S’il ne t’est pas défendu, tu peux nous dévoiler ce que nous demandons, non pour sonder les secrets de son éternel empire, mais pour glorifier d’autant plus ses œuvres que nous les connaîtrons davantage.

« Et la grande lumière du jour a encore à parcourir beaucoup de sa carrière, quoique déjà sur son déclin ; suspendu dans le ciel, le soleil retenu par ta voix, écoute ta voix puissante ; il s’arrêtera plus longtemps pour te ouïr raconter son origine, et le lever de la nature du sein du confus abîme. Ou si l’étoile du soir et la lune à ton audience se hâtent, la Nuit avec elle amènera le silence ; le Sommeil en t’écoutant veillera, ou bien nous pourrons lui commander l’absence jusqu’à ce que ton chant finisse, et te renvoie avant que brille le matin. »

Ainsi Adam supplia son hôte illustre, et ainsi l’ange, semblable à un Dieu, lui répondit avec douceur :

« Que cette demande faite avec prudence te soit accordée ; mais pour raconter les œuvres du Tout-Puissant, quelle parole, quelle langue de séraphin peuvent suffire, ou quel cœur d’homme suffirait à les comprendre ? Cependant ce que tu peux atteindre, ce qui peut le mieux servir à glorifier le Créateur et à te rendre aussi plus heureux ne sera pas soustrait à ton oreille. J’ai reçu la commission d’en haut de répondre à ton désir de savoir, dans certaines limites : au-delà, abstiens-toi de demander ; ne laisse pas tes propres imaginations espérer des choses non révélées, que le Roi invisible, seul omniscient, a ensevelies dans la nuit, incommunicables à personne sur la terre ou dans le ciel : assez reste en dehors de cela à chercher et à connaître. Mais la science est comme la nourriture ; elle n’a pas moins besoin de tempérance pour en régler l’appétit et pour savoir en quelle mesure l’esprit la peut bien supporter ; autrement elle oppresse par son excès et change bientôt la sagesse en folie, comme la nourriture en fumée.

« Sache donc : après que Lucifer (ainsi appelé parce qu’il brillait autrefois dans l’armée des anges plus que cette étoile parmi les étoiles) eut été précipité du ciel dans son lieu avec ses légions brûlantes, à travers l’abîme, le Fils étant retourné victorieux avec ses saints, le Tout-Puissant, éternel Père, contempla de son trône leur multitude, et parla de la sorte à son Fils :

« — Du moins notre jaloux ennemi s’est trompé, lui qui croyait que tous comme lui seraient rebelles : par leur secours il se flattait (nous une fois dépossédés) de saisir cette inaccessible et haute forteresse, siège de la Divinité suprême. Dans sa trahison il a entraîné plusieurs dont la place ici n’est plus connue. Cependant la plus grande partie, je le vois, garde toujours son poste : le ciel, peuplé encore, conserve un nombre suffisant d’habitants pour remplir ses royaumes, quoique vastes, pour fréquenter ce haut temple avec des observances dues et des rites solennels. Mais de peur que le cœur de l’ennemi ne s’enfle du mal déjà fait en dépeuplant le ciel (ce qu’il estime follement être un dommage pour moi), je puis réparer ce dommage, si c’en est un de perdre ce qui est perdu de soi-même. Dans un moment je créerai un autre monde ; d’un seul homme je créerai une race d’hommes innombrables, pour habiter là, non ici, jusqu’à ce qu’élevés par degrés de mérite, éprouvés par une longue obéissance, ils s’ouvrent eux-mêmes enfin le chemin pour monter ici, et que la terre changée dans le ciel, et le ciel dans la terre, ne forme plus qu’un royaume, en joie et en union sans fin.

« En attendant, demeurez moins pressés, vous pouvoirs célestes ; et toi mon Verbe, Fils engendré, par toi j’opère ceci : parle, et qu’il soit fait ! Avec toi j’envoie ma puissance et mon esprit qui couvre tout de son ombre. Va et ordonne à l’abîme, dans des limites fixées, d’être terre et ciel. L’abîme est sans bornes, parce que je suis : l’infini est rempli par moi ; l’espace n’est pas vide. Quoique je ne sois circonscrit dans aucune étendue, je me retire et n’étends pas partout ma bonté, qui est libre d’agir ou de n’agir pas. Nécessité et hasard n’approchent pas de moi ; ce que je veux est destin. »

« Ainsi parla le Tout-Puissant, et ce qu’il avait dit, son Verbe, la divinité filiale, l’exécuta. Immédiats sont les actes de Dieu, plus rapides que le temps et le mouvement ; mais à l’oreille humaine ils ne peuvent être dits que par la succession du discours, et dits de telle sorte que l’intelligence terrestre puisse les recevoir.

« Grand triomphe et grande réjouissance furent aux cieux, quand la volonté du Tout-Puissant entendue fut ainsi déclarée. Ils chantèrent :

« — Gloire au Très-Haut ! bonne volonté aux hommes à venir, et paix dans leur demeure ! Gloire à celui dont la juste colère vengeresse a chassé le méchant de sa vue et des habitations du juste ! À lui gloire et louange dont la sagesse a ordonné de créer le bien du mal : au lieu des malins esprits, une race meilleure sera mise dans leur place vacante, et sa bonté se répandra dans des mondes et dans des siècles sans fin. » —

« Ainsi chantaient les hiérarchies.

« Cependant le Fils parut pour sa grande expédition, ceint de la toute-puissance, couronné des rayons de la majesté divine : la sagesse et l’amour immense, et tout son Père brillaient en lui. Autour de son char se répandaient sans nombre Chérubins, Séraphins, Potentats, Trônes, Vertus, esprits ailés, et les chars ailés de l’arsenal de Dieu : ces chars de toute antiquité placés par myriades entre deux montagnes d’airain, étaient réservés pour un jour solennel, tout prêts, harnachés, équipages célestes ; maintenant ils se présentent spontanément (car en eux vit un esprit) pour faire cortège à leur Maître. Le ciel ouvrit, dans toute leur largeur, ses portes éternelles tournant sur leurs gonds d’or avec un son harmonieux, pour laisser passer le Roi de gloire dans son puissant Verbe et dans son Esprit, qui venait de créer de nouveaux mondes.

« Ils s’arrêtèrent tous sur le sol du ciel, et contemplèrent du bord l’incommensurable abîme, orageux comme une mer, sombre, dévasté, sauvage, bouleversé jusqu’au fond par des vents furieux, enflant des vagues comme des montagnes, pour assiéger la hauteur du ciel et pour confondre le centre avec le pôle.

« — Silence, vous, vagues troublées ! et toi, abîme, paix ! dit le Verbe qui fait tout ; cessez vos discordes ! » —

« Il ne s’arrêta point, mais enlevé sur les ailes des Chérubins, plein de la gloire paternelle, il entra dans le chaos et dans le monde qui n’était pas né ; car le chaos entendit sa voix : le cortège des anges le suivait dans une procession brillante, pour voir la création et les merveilles de sa puissance. Alors il arrête les roues ardentes, et prend dans sa main le compas d’or, préparé dans l’éternel trésor de Dieu, pour tracer la circonférence de cet univers et de toutes les choses créées. Une pointe de ce compas il appuie au centre, et tourne l’autre dans la vaste et obscure profondeur, et il dit :

« — Jusque-là étends-toi, jusque-là vont tes limites ; que ceci soit ton exacte circonférence, ô monde ! » —

« Ainsi Dieu créa le ciel, ainsi il créa la terre ; matière informe et vide. De profondes ténèbres couvraient l’abîme : mais sur le calme des eaux l’Esprit de Dieu étendit ses ailes paternelles, et infusa la vertu vitale et la chaleur vitale à travers la masse fluide ; mais il précipita en bas la lie noire, tartaréenne, froide, infernale, opposée à la vie. Alors il réunit, alors il engloba les choses semblables avec les choses semblables ; il répartit le reste en plusieurs places, et étendit l’air entre les objets : la terre, d’elle-même balancée, sur son centre posa.

« — Que la lumière soit » ! dit Dieu. —

« Soudain la lumière éthérée, première des choses, quintessence pure, jaillit de l’abîme, et partie de son orient natal, elle commença à voyager à travers l’obscurité aérienne, enfermée dans un nuage sphérique rayonnant, car le soleil n’était pas encore : dans ce nuageux tabernacle elle séjourna quelque temps.

« Dieu vit que la lumière était bonne, et il sépara la lumière des ténèbres par hémisphère : il donna à la lumière le nom de jour, et aux ténèbres le nom de nuit. Et du soir et du matin se fit le premier jour. Il ne passa pas sans être célébré, ce jour, sans être chanté par les chœurs célestes, lorsqu’ils virent l’orient pour la première fois exhalant la lumière des ténèbres ; jour de naissance du ciel et de la terre. Ils remplirent de cris de joie et d’acclamations l’orbe universel ! ils touchèrent leurs harpes d’or, glorifiant par des hymnes Dieu et ses œuvres : ils le chantèrent Créateur quand le premier soir fut, et quand fut le premier matin.

« Dieu dit derechef :

« — Que le firmament soit au milieu des eaux, et qu’il sépare les eaux d’avec les eaux. » —

« Et Dieu fit le firmament, étendue d’air élémentaire, liquide, pur, transparent, répandu en circonférence jusqu’à la convexité la plus reculée de son grand cercle ; division ferme et sûre, séparant les eaux inférieures de celles qui sont au-dessus. Car, ainsi que la terre, Dieu bâtit le monde sur les eaux calmes circonfluentes, dans un large océan de cristal, et fort éloigné du bruyant désordre du chaos, de peur que ses rudes extrémités contiguës ne dérangeassent la structure entière de ce monde ; et Dieu donna au firmament le nom de ciel. Ainsi du soir et du matin, le chœur chanta le second jour.

« La terre était créée, mais encore ensevelie, embryon prématuré, dans les entrailles des eaux ; elle n’apparaissait pas : sur toute la surface de la terre le plein océan s’étendit, non inutile, car par une humidité tiède et prolifique, attendrissant tout le globe de la terre, il faisait fermenter cette mère commune pour qu’elle pût concevoir, saturée d’une moiteur vivifiante.

« Dieu dit alors : — « Que les eaux qui sont sous le ciel se rassemblent dans un seul lieu, et que l’élément aride paraisse. » —

« Aussitôt apparaissent deux montagnes énormes, émergentes, et leurs larges dos pelés se soulevant jusqu’aux nues ; leurs têtes montent dans le ciel. Aussi hautes que s’élevèrent les collines intumescentes, aussi bas s’abaissa un bassin creux et profond, ample lit des eaux. Elles y courent avec une précipitation joyeuse, enroulées comme des gouttes sur la poussière, qui se forment en globules par l’aridité. Une partie de ces eaux avec hâte s’élève en mur de cristal, ou en montagne à pic : telle fut la vitesse que le grand commandement imprima aux flots agiles. Comme des armées, à l’appel des trompettes (car tu as entendu parler d’armées), s’attroupent autour de leurs étendards, ainsi la multitude liquide roule vague sur vague là où elle trouve une issue, dans la pente escarpée torrent impétueux, dans la plaine courant paisible. Ni les rochers ni les collines n’arrêtent ces ondes ; mais sous la terre, ou en longs circuits promenant leurs sinueuses erreurs, elles se frayent un chemin, et percent dans le sol limoneux de profonds canaux ; chose facile avant que Dieu eût ordonné à la terre de devenir sèche partout, excepté entre ces bords où coulent aujourd’hui les fleuves qui entraînent incessamment leur humide cortège.

« Dieu appela terre l’élément aride, et le grand réservoir des eaux rassemblées il l’appela mer ; il vit que cela était bon, et dit :

« — Que la terre produise de l’herbe verte, l’herbe qui porte de la graine, et les arbres fruitiers qui portent des fruits, chacun selon son espèce, et qui renferment leur semence en eux-mêmes sur la terre. » —

« À peine a-t-il parlé que la terre nue (jusqu’alors déserte et chauve, sans ornement, désagréable à la vue), poussa une herbe tendre qui revêtit universellement sa surface d’une charmante verdure ; alors les plantes de différentes feuilles, qui soudain fleurirent en déployant leurs couleurs variées, égayèrent son sein suavement parfumé. Et celles-ci étaient à peine épanouies que la vigne fleurit, chargée d’une multitude de grappes ; la courge enflée rampa, le chalumeau du blé se rangea en bataille dans son champ, l’humble buisson et l’arbrisseau mêlèrent leur chevelure hérissée. Enfin s’élevèrent, comme en cadence, les arbres majestueux, et ils déployèrent leurs branches surchargées, enrichies de fruits ou emperlées de fleurs. Les collines se couronnèrent de hautes forêts ; les vallées et les fontaines de touffes de bois ; les fleuves de bordures le long de leur cours. La terre à présent parut un ciel, séjour où les dieux pouvaient habiter, errer avec délices, et se plaire à fréquenter ses sacrés ombrages.

« Cependant Dieu n’avait pas encore fait tomber la pluie sur la terre, et il n’y avait encore aucun homme pour labourer les champs ; mais il s’élevait du sol une vapeur de rosée qui humectait toute la terre, et toutes les plantes des champs, que Dieu créa avant qu’elles fussent dans la terre, toutes les herbes avant qu’elles grandissent sur la verte tige. Dieu vit que cela était bon. Et le soir et le matin célébrèrent le troisième jour. « Le Tout-Puissant parla encore :

« — Que des corps de lumière soient faits dans la haute étendue du ciel, afin qu’ils séparent le jour de la nuit ; et qu’ils servent de signes pour les saisons et pour les jours et le cours des années, et qu’ils soient pour flambeaux ; comme je l’ordonne, leur office dans le firmament du ciel sera de donner la lumière à la terre ! » — Et cela fut fait ainsi.

« Et Dieu fit deux grands corps lumineux (grands par leur utilité pour l’homme), le plus grand pour présider au jour, le plus petit pour présider à la nuit. Et il fit les étoiles, et les mit dans le firmament du ciel pour illuminer la terre, et pour régler le jour, et pour régler la nuit dans leur vicissitude, et pour séparer la lumière d’avec les ténèbres. Dieu vit, en contemplant son grand ouvrage que cela était bon.

« Car le soleil, sphère puissante, fut celui des corps célestes qu’il fit le premier, non lumineux d’abord, quoique de substance éthérée. Ensuite il forma la Lune globuleuse et les étoiles de toutes grandeurs, et il sema le ciel d’étoiles comme un champ. Il prit la plus grande partie de la lumière dans son tabernacle de nuée, il la transplanta et la plaça dans l’orbe du soleil, fait poreux pour recevoir et boire la lumière liquide, fait compacte pour retenir ses rayons recueillis, aujourd’hui grand palais de la lumière. Là, comme à leur fontaine, les autres astres se réparant, puisent la lumière dans leurs urnes d’or, et c’est là que la planète du matin dore ses cornes. Par impression ou par réflexion ces astres augmentent leur petite propriété, bien que, si loin de l’œil humain, on ne les voie que diminués. D’abord dans son orient se montra le glorieux flambeau, régent du jour ; il investit tout l’horizon de rayons étincelants, joyeux de courir vers son occident sur le grand chemin du ciel : le pâle crépuscule et les pléiades formaient des danses devant lui, répandant une bénigne influence.

« Moins éclatante, mais à l’opposite, sur le même niveau dans l’ouest, la Lune était suspendue ; miroir du Soleil, elle en emprunte la lumière sur sa pleine face ; dans cet aspect, elle n’avait besoin d’aucune autre lumière, et elle garda cette distance jusqu’à la nuit ; alors elle brilla à son tour dans l’orient, sa révolution étant accomplie sur le grand axe des cieux ; elle régna dans son divisible empire avec mille plus petites lumières, avec mille et mille étoiles ! Elles apparurent alors semant de paillettes l’hémisphère qu’ornaient pour la première fois leurs luminaires radieux qui se couchèrent et se levèrent. Le joyeux soir et le joyeux matin couronnèrent le quatrième jour.

« Et Dieu dit :

« — Que les eaux engendrent les reptiles, abondants en frai, créatures vivantes. Et que les oiseaux volent au dessus de la terre, les ailes déployées sous le firmament ouvert du ciel. » —

« Et Dieu créa les grandes baleines et tous les animaux qui ont la vie, tous ceux qui glissent dans les eaux et qu’elles produisent abondamment chacun selon leurs espèces ; il créa aussi les oiseaux pourvus d’ailes, chacun selon son espèce ; et il vit que cela était bon, et il les bénit en disant :

« — Croissez et multipliez ; remplissez les eaux de la mer, des lacs et des rivières ; que les oiseaux se multiplient sur la terre. » —

« Aussitôt les détroits et les mers, chaque golfe et chaque baie, fourmillent de frai innombrable et d’une multitude de poissons qui, avec leurs nageoires et leurs brillantes écailles, glissent sous la verte vague ; leurs troupes forment souvent des bancs au milieu de la mer. Ceux-ci, solitaires ou avec leurs compagnons, broutent l’algue leur pâturage, et s’égarent dans des grottes de corail, ou se jouant, éclair rapide, montrent au soleil leur robe ondée parsemée de gouttes d’or ; ceux-là, à l’aise dans leur coquille de nacre, attendent leur humide aliment, ou, dans une armure qui les couvre, épient leur proie sous les rochers.

« Le veau marin et les dauphins voûtés folâtrent sur l’eau calme ; des poissons d’une masse prodigieuse, d’un port énorme, se vautrant pesamment, font une tempête dans l’océan. Là Léviathan, la plus grande des créatures vivantes, étendu sur l’abîme comme un promontoire, dort ou nage, et semble une terre mobile ; ses ouïes attirent en dedans et ses naseaux rejettent en dehors une mer.

« Cependant, les antres tièdes, les marais, les rivages, font éclore leur couvée nombreuse de l’œuf qui bientôt se brisant, laisse apercevoir par une favorable fracture les petits tout nus ; bientôt emplumés, et en état de voler, ils ont toutes leurs ailes ; et avec un cri de triomphe, prenant l’essor dans l’air sublime, ils dédaignent la terre qu’ils voient en perspective sous un nuage. Ici l’aigle et la cigogne, sur les roches escarpées et sur la cime des cèdres, bâtissent leurs aires.

« Une partie des oiseaux plane indolemment dans la région de l’air ; d’autres plus sages, formant une figure, tracent leur chemin en commun ; intelligents des saisons, ils font partir leurs caravanes aériennes qui volent au-dessus des terres et des mers, et d’une aile mutuelle facilitent leur fuite : ainsi les prudentes cigognes, portées sur les vents, gouvernent leur voyage de chaque année ; l’air flotte, tandis qu’elles passent, vanné par des plumes innombrables.

« De branche en branche les oiseaux plus petits solacient les bois de leur chant, et déploient jusqu’au soir leurs ailes peinturées : alors même le rossignol solennel ne cesse pas de chanter, mais toute la nuit il soupire ses tendres lais.

« D’autres oiseaux encore baignent dans les lacs argentés et dans les rivières leur sein duveteux. Le cygne, au cou arqué, entre deux ailes blanches, manteau superbe, fait nager sa dignité avec ses pieds en guise de rames : souvent il quitte l’humide élément, et s’élevant sur ses ailes tendues, il monte dans la moyenne région de l’air. D’autres sur la terre marchent fermes : le coq crêté dont le clairon sonne les heures silencieuses, et cet oiseau qu’orne sa brillante queue, enrichie des couleurs vermeilles de l’arc-en-ciel et d’yeux étoilés. Ainsi les eaux remplies de poissons et l’air d’oiseaux, le matin et le soir solennisèrent le cinquième jour.

« Le sixième et dernier jour de la création se leva enfin au son des harpes du soir et du matin, quand Dieu dit :

« — Que la terre produise des animaux vivants, chacun selon son espèce ; les troupeaux, et les reptiles, et les bêtes de la terre, chacun selon son espèce ! » —

« La terre obéit : et soudain, ouvrant ses fertiles entrailles, elle enfanta dans une seule couche d’innombrables créatures vivantes, de formes parfaites, pourvues de membres et en pleine croissance. Du sol comme de son, se leva la bête fauve là où elle se tient d’ordinaire, dans la forêt déserte, le buisson, la fougeraie ou la caverne ; elles se levèrent par couple sous les arbres : elles marchèrent, le bétail dans les champs et les prairies vertes, ceux-ci rares et solitaires, ceux-là en troupeaux pâturant à la fois, et jaillis du sol en bandes nombreuses. Tantôt les grasses mottes de terre mettent bas une génisse ; tantôt paraît à moitié un lion roux, grattant pour rendre libre la partie postérieure de son corps : alors il s’élance comme échappé de ses liens, et, se dressant, secoue sa crinière tavelée. L’once, le léopard et le tigre, se soulevant comme la taupe, jettent par-dessus eux en monticules la terre émiettée. Le cerf rapide de dessous le sol lève sa tête branchue. À peine Béhémoth, le plus gros des fils de la terre, peut dégager de son moule son vaste corps. Les brebis laineuses et bêlantes poussent comme des plantes ; le cheval marin et le crocodile écailleux restent indécis entre la terre et l’eau.

« À la fois fut produit tout ce qui rampe sur la terre, insecte ou ver : les uns, en guise d’ailes agitent leurs souples éventails, et décorent leurs plus petits linéaments réguliers de toutes les livrées de l’orgueil de l’été, taches d’or et de pourpre, d’azur et de vert ; les autres tirent comme une ligne leur longue dimension, rayant la terre d’une sinueuse trace. Ils ne sont pas tous les moindres de la nature : quelques-uns de l’espèce du serpent, étonnants en longueur et en grosseur, entrelacent leurs tortueux replis, et y ajoutent des ailes.

« D’abord chemine l’économe fourmi, prévoyante de l’avenir ; dans un petit corps elle renferme un grand cœur ! modèle peut-être à l’avenir de la juste égalité, elle unit en communauté ses tribus populaires. Ensuite parut en essaim l’abeille femelle qui nourrit délicieusement son mari fainéant, et bâtit ses cellules de cire remplies de miel. Le reste est sans nombre, et tu sais leur nature, et tu leur donnas des noms inutiles à te répéter. Il ne t’est pas inconnu, le serpent (la bête la plus subtile des champs) ; d’une énorme étendue quelquefois ; il a des yeux d’airain, une crinière hirsute et terrible, quoiqu’il ne te soit point nuisible, et qu’il obéisse à ton appel.

« Les cieux brillaient maintenant dans toute leur gloire, et roulaient selon les mouvements que la main du grand premier moteur imprima d’abord à leur cours. La terre achevée dans son riche appareil, souriait charmante ; l’air, l’eau, la terre, étaient fréquentés par l’oiseau qui vole, le poisson qui nage, la bête qui marche : et le sixième jour n’était pas encore accompli.

« Il y manquait le chef-d’œuvre, la fin de tout ce qui a été fait, un être non courbé, non brute comme les autres créatures, mais qui, doué de la sainteté de la raison, pût dresser sa stature droite, et avec un front serein, se connaissant soi-même, gouverner le reste ; un être qui, magnanime, pût correspondre d’ici avec le ciel, mais reconnaître, dans sa gratitude, d’où son bien descend, et, le cœur, la voix, les yeux dévotement dirigés là, adorer, révérer le Dieu suprême qui le fit chef de tous ses ouvrages. C’est pourquoi le Père tout-puissant, éternel (car où n’est-il pas présent ?) distinctement à son Fils parla de la sorte :

« — Faisons à présent l’Homme à notre image et à notre ressemblance ; et qu’il commande aux poissons de la mer, aux oiseaux du ciel, aux bêtes des champs, à toute la terre et à tous les reptiles qui se remuent sur la terre. »

« Cela dit, il te forma, toi, Adam ; toi, ô Homme poussière de la terre ; et il souffla dans tes narines le souffle de la vie : il te créa à sa propre image, à l’image exacte de Dieu, et tu devins une âme vivante. Mâle il te créa, mais il créa femelle ta compagne, pour ta race. Alors il bénit le genre humain, et dit :

« Croissez, multipliez ; et remplissez la terre et vous l’assujettissez, et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tous les animaux vivants qui se meuvent sur la terre, partout où ils ont été créés, car aucun lieu n’est encore désigné par un nom. » De là, comme tu sais, il te porta dans ce délicieux bocage, dans ce jardin planté des arbres de Dieu, délectables à voir et à goûter. Et il te donna libéralement tout leur fruit agréable pour nourriture (ici sont réunies toutes les espèces que porte toute la terre, variété infinie !) ; mais du fruit de l’arbre qui goûté, produit la connaissance du bien et du mal, tu dois t’abstenir ; le jour où tu en manges, tu meurs. La mort est la peine imposée ; prends garde, et gouverne bien ton appétit, de peur que le péché ne te surprenne, et sa noire suivante, la mort.

« Ici Dieu finit : et tout ce qu’il avait fait, il le regarda, et vit que tout était entièrement bon : ainsi le soir et le matin accomplirent le sixième jour ; toutefois non pas avant que le Créateur cessant son travail, quoique non fatigué, retournât en haut, en haut au ciel des cieux, sa sublime demeure, pour contempler de là ce monde nouvellement créé, cette addition à son empire, pour voir comment il se montrait en perspective de son trône, combien bon, combien beau, répondant à sa grande idée.

« Il s’enleva, suivi d’acclamations, et au son mélodieux de dix mille harpes qui faisaient entendre d’angéliques harmonies. La terre, l’air, résonnaient (tu t’en souviens, car tu les entendis) ; les cieux et toutes les constellations retentirent, les planètes s’arrêtèrent dans leur station pour écouter, tandis que la pompe brillante montait en jubilation. Ils chantaient :

« — Ouvrez-vous, portes éternelles ; ouvrez, ô cieux, vos portes vivantes ! laissez entrer le grand Créateur, revenu magnifique de son ouvrage, de son ouvrage des six jours, un monde ! Ouvrez-vous, et désormais ouvrez-vous souvent ; car Dieu délecté daignera souvent visiter les demeures des hommes justes, et par une fréquente communication il y enverra ses courriers ailés, pour les messages de sa grâce suprême. » —

« Ainsi chantait le glorieux cortège dans son ascension : le Verbe à travers le ciel, qui ouvrit dans toute leur grandeur ses portes éclatantes, suivit le chemin direct jusqu’à la maison éternelle de Dieu ; chemin large et ample, dont la poussière est d’or et le pavé d’étoiles, comme les étoiles que tu vois dans la Galaxie, cette voie lactée que tu découvres, la nuit, comme une zone poudrée d’étoiles.

« Et maintenant, sur la terre, le septième soir se leva dans Éden, car le soleil s’était couché, et le crépuscule, avant-coureur de la nuit, venait de l’orient, quand au saint mont, sommet élevé du ciel, trône impérial de la Divinité, à jamais fixé, ferme et sûr, la puissance filiale arriva et s’assit avec son Père. Car lui aussi, quoiqu’il demeurât à la même place (tel est le privilège de l’omniprésence), était allé invisible à l’ouvrage ordonné, lui commencement et fin de toutes choses. Et se reposant alors du travail, il bénit et sanctifia le septième jour, parce qu’il se reposa ce jour-là de tout son ouvrage. Mais il ne fut pas chômé dans un sacré silence ; la harpe eut du travail, et ne se reposa pas ; la flûte grave, le tympanon, tous les orgues au clavier mélodieux, tous les sons touchés sur la corde ou le fil d’or, confondirent de doux accords entremêlés de voix en chœur ou à l’unisson. Des nuages d’encens, fumant dans des encensoirs d’or, cachèrent la montagne. La création et l’œuvre des six jours furent chantées.

« — Grands sont tes ouvrages, ô Jéhovah ! infini ton pouvoir ! quelle pensée te peut mesurer, quelle langue te raconter ? Plus grand maintenant dans ton retour, qu’après le combat des anges géants : toi, ce jour-là tes foudres te magnifièrent, mais il est plus grand de créer que de détruire ce qui est créé. Qui peut te nuire, Roi puissant, ou borner ton empire ? Facilement as-tu repoussé l’orgueilleuse entreprise des esprits apostats et dissipé leurs vains conseils, lorsque, dans leur impiété, ils s’imaginèrent te diminuer, te retirer de toi la foule de tes adorateurs. Qui cherche à t’amoindrir ne sert, contre son dessein, qu’à manifester d’autant plus ta puissance ; tu emploies la méchanceté de ton ennemi, et tu en fais sortir le bien : témoin ce monde nouvellement créé, autre ciel non loin de la porte du ciel, fondé, en vue, sur le pur cristallin, la mer de verre ; d’une étendue presque immense, ce ciel a de nombreuses étoiles, et chaque étoile a peut-être un monde destiné à être habité : mais tu connais leurs temps. Au milieu de ces mondes se trouve la terre, demeure des hommes, leur séjour agréable avec son océan inférieur répandu alentour. Trois fois heureux les hommes et les fils des hommes que Dieu a favorisés ainsi ! qu’il a créés à son image, pour habiter là et pour l’adorer, et en récompense régner sur toutes ses œuvres, sur la terre, la mer ou l’air, et multiplier une race d’adorateurs saints et justes ! Trois fois heureux s’ils connaissent leur bonheur, et s’ils persévèrent dans la justice ! » —

« Ils chantaient ainsi, et l’Empyrée retentit d’alleluia ; ainsi fut gardé le jour du sabbat.

« Je pense maintenant, ô Adam ! avoir pleinement satisfait à ta requête, qui demanda comment ce monde, et la face des choses, commencèrent d’abord, et ce qui fut fait avant ton souvenir, dès le commencement, afin que la postérité, instruite par toi, le pût apprendre. Si tu as à rechercher quelque autre chose ne surpassant pas l’intelligence humaine, parle. »