Anonyme
Le Pape Léon XIII
Revue des Deux Mondes5e période, tome 16 (p. 481-501).
LE PAPE LÉON XIII

Après seize jours d’assaut, la mort a vaincu le pape Léon XIII. Il y eut, seize jours durant, sous cette écorce de nonagénaire, presque immatérielle à force d’être frêle, une sorte d’hésitation de la sève vitale, des alternatives de reflux et de flux : Léon XIII montrait, tout ensemble, assez d’énergie morale pour faire l’abandon d’une vie que sollicitaient encore de vastes pensées, assez d’énergie physique pour la retenir quand même, jusqu’à ce qu’une volonté supérieure ratifiât l’abandon.

Souvent, à notre époque affairée, les maladies des chefs d’Etat intéressent la Bourse plutôt qu’elles ne préoccupent les âmes ; les bulletins médicaux qui chiffrent plusieurs fois le jour les pulsations des souverains malades ont surtout une répercussion sur les cotes ; et c’est aux oscillations de la finance, thermomètre de l’opinion, que l’indifférence publique mesure l’altitude des puissans qui luttent avec la mort. Léon XIII, lui, a laissé la Bourse insensible ; le « serviteur des serviteurs de Dieu » s’est éteint sans troubler Mammon. Mais, seize jours durant, dans l’Église et hors de l’Église, dans la chrétienté et hors de la chrétienté, l’auguste coucher de soleil qui s’attardait sur la colline Vaticane a tenu les regards en suspens ; seize jours durant, les hommes se sont mis debout pour observer là-bas, entre ciel et terre, le fantôme blanc qui voulait mourir debout. Le même coup de destinée qui décapitait le corps de l’Église faisait tressaillir d’une inquiétude respectueuse, bien au-delà des frontières de la catholicité, cette masse diffuse de consciences que la charité théologique rattache à l’ « âme de l’Eglise, » et qu’elle se refuse à exclure du salut ; et c’est ainsi qu’à la faveur de l’universelle émotion, l’âme de l’Eglise semblait s’épanouir, plus large, plus consciente d’elle-même, à l’heure précise où le corps en allait être tronqué.

Léon XIII mourant a eu la joie suprême d’entendre tous les échos lui rapporter les glorieuses résonances de son propre glas ; et ces résonances étaient un unanime hommage, qui attestait l’importance présente de la Papauté dans le monde. Quel accent prenait cet hommage au fond des cœurs français et comment il se formulait sur les lèvres françaises, c’est ce qu’on voudrait essayer de résumer ici. Vaste comme le monde habité, grandiose comme l’est un rêve d’immortelle échéance, l’activité de Léon XIII ne saurait en quelques pages se récapituler, même sommairement. Mais, si l’on peut dire avec exactitude que, dans notre pays, c’est par son triple rôle d’ami de la France, de défenseur des humbles, de pacificateur des nations, que Léon XIII avait conquis l’esprit public, l’étude même de ces trois aspects nous permettra de faire revivre, non point Léon XIII tout entier, mais, si j’ose ainsi dire, notre Léon XIII à nous, nôtre hier par notre admiration, nôtre aujourd’hui par nos regrets.


I

Il est devenu banal, — banal comme l’est parfois la vérité, comme toujours elle doit aspirer à l’être, — de saluer la nation française comme une grande semeuse d’idées. Son histoire nous la montre propageant à travers le monde, tour à tour et parfois en même temps, et tantôt avec son verbe, tantôt avec son épée, les maximes les plus diverses, même les plus incompatibles. Les partis extrêmes se touchent, en France, en proclamant, à qui mieux mieux, l’existence de « deux Frances, » toutes deux apôtres, dont l’une voulut racheter le Calvaire au nom de la foi, et dont l’autre prétendit libérer l’Europe au nom de la Révolution. Léon XIII, lui, n’admettait point cette dualité ; il ne voulait connaître qu’une France, qui a dû jadis « sa vitalité et sa grandeur, » écrivait-il à M. Jules Grévy, à l’ « homogénéité entre ses citoyens ; » et durant tout son pontificat il voulut rendre à la France ce trait du passé.

On le vit, dès 1884, honorer d’un souvenir spécial « la très noble nation française, qui, par les grandes choses qu’elle a accomplies dans la paix et dans la guerre, s’est acquis auprès de l’Eglise catholique des titres à une reconnaissance immortelle et à une gloire qui ne s’éteindra pas. » Rome, en effet, de temps immémorial, proclame la France sa fille aînée. « Depuis Louis XIV, il n’y a pas de pire aînée (Pyrénées), » disait un jour Pie IX, en une de ses colères qui s’attiédissaient en jeux de mots : la colère passait, et l’indulgence restait. Que ces vieilles maximes : Primogenita filia Ecclesiæ, Gesta Dei per Francos, aient comme une saveur d’anachronismes, cela n’est point pour les disqualifier, aux yeux d’un pape. Elles ont perdu presque tout leur sens, mais elles gardent une valeur. « Ce sont là mots en l’air, » prétendent à l’étranger nos jaloux : ces mots en l’air forment une atmosphère. En ces lambeaux de phrases, Rome voit et aime l’histoire passée qui s’y condense, l’histoire future qui lui semble s’y élaborer ; elle persiste à croire à la souveraineté de ces devises, une souveraineté qui pour l’instant subit un interrègne… Mais Rome n’a jamais redouté les longs interrègnes.

Les imaginations communes, surtout frappées par la fuite des hommes et des choses, se complaisent à embaumer le passé : c’est leur façon, à elles, de le respecter. L’imagination de Léon XIII, avec ce même élan par lequel elle ramassait, rapprochait et maîtrisait l’avenir, savait arracher le passé à sa vie d’outre-tombe, le ressusciter, le réincarner. Alors, Lavigerie survenait : avec ces évocations d’une histoire défunte, il faisait l’histoire du lendemain ; et, du rêve pontifical, le cardinal créait une réalité.

Il n’y eut plus deux Frances, il n’y en eut qu’une, lorsque Léon XIII, « tenant la place du Christ, du Rédempteur très aimant de tous les hommes, » remit solennellement à Charles-Martial Lavigerie le soin de plaider auprès du monde civilisé la cause de ces « quatre cent mille Africains, vendus chaque année à l’instar des troupeaux de bêtes, et dont la moitié, après avoir été accablés de coups le long d’un âpre chemin, succombent misérablement, de telle sorte que les voyageurs en suivent la trace faite des restes de tant d’ossemens. » Les hommes d’État de la République s’associèrent à ce nouveau genre de croisade, essai de contact entre la propagande chrétienne et cette ténacité mystérieusement indomptable dont jusqu’ici l’Islam s’est pu glorifier. Le commun labeur de Léon XIII et du cardinal Lavigerie ne put entamer l’Islam assez profondément pour que l’humanité enregistrât tout ce qu’elle souhaitait de victoires. Mais, quoi qu’on pense des premiers résultats et quoi qu’on augure de leur lendemain, l’histoire dira que c’est l’Algérie française qui fit vibrer en ondes sonores à travers le désert, et par le désert à travers le continent noir, les paroles d’affranchissement prononcées sur les bords du Tibre ; et, lorsque Lavigerie prêchait au nom de Léon XIII, le souffle de foi qui poussa les croisés et le souffle de liberté conquérante qui poussa les premières armées révolutionnaires semblaient animer ses lèvres et ne faire qu’un seul et même souffle.

Politiquement parlant, Léon XIII a fortifié et élargi l’assiette de la France en Afrique : la France avait besoin de Rome pour que la Tunisie fût vraiment française. L’épiscopat de Lavigerie s’était déroulé comme une improvisation superbe : on se demandait quel en serait le prolongement, et si la troisième Rome, qui affectait à l’endroit de Cartilage les visées de la Rome antique, ne chercherait pas à s’assurer des auxiliaires dans la hiérarchie ecclésiastique. La congrégation de la Propagande, dont le cardinal Ledochowski était alors le préfet, s’y fût peut-être volontiers prêtée ; mais Léon XIII évoqua l’affaire de Carthage à la secrétairerie d’État, et un traité spécial avec la France garantit aux âmes de la Régence la juridiction d’une crosse française et la sollicitude d’un clergé français.

Des actes analogues, qui remettaient en honneur la vocation de notre peuple en même temps qu’ils asseyaient nos prérogatives, furent multipliés par Léon XIII en faveur de notre protectorat dans le Levant. Le Quirinal en 1888, l’empire d’Allemagne en 1898, offrirent aventureusement au Vatican l’occasion de rappeler et de ratifier notre privilège de puissance protectrice des missionnaires : sans retard, cette occasion fut saisie ; Léon XIII poursuivait son œuvre d’unificateur en récompensant la République française des services rendus au nom chrétien par la France de saint Louis. Il trouva même, en 1894, un ingénieux moyen d’affirmer ces solidarités historiques et d’en donner une de ces traductions voyantes, somptueuses, qui frappent pour de longues années le cerveau de l’Oriental : c’est un Français, le cardinal Langénieux, qui fut choisi comme légat du Pape à la réunion eucharistique de Jérusalem. Pour la première fois depuis les croisades, un envoyé officiel du Saint-Siège venait rendre hommage au Saint-Sépulcre, berceau du christianisme universel ; il arrivait en droite ligne du baptistère de Reims, berceau du christianisme français. Ce sont là des faits dont l’Orient se souvient, au grand bénéfice de la France.

Serait-il téméraire de prétendre que ce ne fut point seulement hors d’Europe, mais en Europe même, que l’amitié de Léon XIII nous fut fructueuse ? Nous descendons ici sur un terrain qui, jusqu’à publication des documens, sera chasse réservée pour les diplomates : on y devine certains enchaînemens plus qu’on ne les constate expressément. Voilà moins de treize ans que deux musiques, à quelques mois de distance, étonnèrent le vieux monde en jouant la Marseillaise : la première, en rade d’Alger, était la musique d’une congrégation ; la seconde, en rade de Cronstadt, était celle d’un autocrate ; et ces deux musiques parurent se faire écho. Les Pères Blancs du cardinal Lavigerie avaient commencé ; le Tsar de toutes les Russies continuait. Or la deuxième exécution, celle de Cronstadt, préludait immédiatement à l’harmonie franco-russe. Ces coïncidences étaient instructives : la série d’actes par lesquels le Pape faisait à la République française crédit de sa confiance étaient comme le point de départ des démarches amicales d’Alexandre III. M. Charles Benoist pouvait écrire ici même, dès le printemps de 1893 :


En prêchant la conciliation, l’union entre tous les Français, Léon XIII a contribué à refaire la France plus forte. En délivrant à la République une sorte de certificat de bonne vie et de bonnes mœurs, il a ouvert la voie au Tsar et contribué à doubler encore la force de la France… Si le Pape s’est senti porté de tout son être vers la France, c’est peut-être qu’elle lui est apparue en butte aux desseins équivoques d’une coalition hostile et que le souvenir lui est revenu de toutes les œuvres françaises à travers les siècles. L’affection particulière de Léon XIII pour la France, qui sait si ce n’est pas la haine mal contenue de la Triple Alliance qui l’a nourrie[1] ?


Précisément, en face de l’imposante Triple Alliance, les fêtes de Cronstadt permettaient d’entrevoir les premiers linéamens d’une combinaison diplomatique nouvelle, garante de la paix internationale, et qui pouvait à ce titre obtenir l’active bienveillance d’un pape pacificateur. Et ce n’est point exagérer, c’est même, peut-être, rester au-dessous de la vérité, que de parler, en ce cas, d’une bienveillance active. L’imagination de Léon XIII, experte à s’asservir souverainement les réalités politiques, avait, sans hésiter, conçu comme possible le mariage d’un autocrate avec une démocratie ; le cardinal Rampolla mettait au service de ce dessein un zèle patient, tenace, heureux : l’alliance franco-russe fut cimentée. Léon XIII s’en félicita comme d’un succès personnel de sa politique ; il en parlait avec une entière effusion de cœur, avec un accent qui n’avait rien d’offensant pour aucune nation, mais qui trahissait, d’une façon très flatteuse pour nous, tout ce qu’il espérait du nouvel équilibre diplomatique, tant pour le prestige de la France que pour la paix de l’Europe. « Il n’y a pas, il n’y a jamais eu de nos jours, de parti français au-delà des Alpes, » écrivait à cette date Jules Ferry. Une compensation s’offrait à nous, au-delà des Alpes même : c’était l’amitié de Léon XIII ; elle nous fut fidèle jusqu’au tombeau.


II

Au début d’octobre 1891, en présence du comte Lefebvre de Béhaine, ambassadeur de France, un pèlerinage d’ouvriers français apportait à la basilique de Saint-Pierre un reliquaire, pour y déposer la tête de sainte Pétronille, qui, depuis Pépin le Bref, est considérée, là-bas, comme la protectrice du nom français. Il sembla que ce riche cadeau scellait, tout à la fois, l’ « antique union du Pape et de la France » (ce furent les propres mots inscrits sur le reliquaire), et l’affectueuse rencontre du Pape docteur avec les masses laborieuses. Un double arc-en-ciel resplendissait : des bousculades policières dans les rues de Rome et la lapidation de nos pèlerins en gare de Pise ne réussirent point à en ternir l’éclat. La confirmation de l’amitié franco-romaine et l’avènement du catholicisme social demeuraient des faits acquis.

Ce serait lourdement errer, que de considérer le catholicisme social, soit comme une édition transformée du catholicisme d’antan, soit comme une sorte de reliure moderne artistement adaptée. Il n’y a là ni concession, ni sacrifice à des principes jusqu’ici réputés hétérogènes à ceux de l’Eglise : ce n’est pas plus un demi-catholicisme que ce n’est un catholicisme récent. Le catholicisme social, au contraire, ressuscite et consacre, dans l’Église, les ambitions d’impérieuse générosité que témoignèrent à l’endroit du genre humain les grands papes du moyen âge.

Interprètes et gardiens de l’immuable morale, ces papes incarnaient la prépondérance de la justice sur la brutalité, de l’absolutisme divin sur les velléités d’absolutisme humain ; ils voulaient courber sous la tutelle de la loi suprême, égale pour tous, l’arbitraire des puissans qui la violaient et la reconnaissance des faibles qui l’invoquaient. Auguste Comte admira profondément ces pontifes d’autrefois ; il saluait en eux un pouvoir d’ordre, qui depuis est disparu. Mais comme il leur advenait de mettre les rois à la gêne en faisant planer Dieu par-dessus les couronnes, comme leur théocratie, sûre de son droit, s’exaltait à mesure qu’elle s’exerçait, elle s’aliéna toutes les forces sociales, dynasties, maisons féodales, épiscopats nationaux, et fut ainsi punie de s’être érigée en protectrice des faiblesses, reines répudiées, marchands détroussés, moines persécutés, peuples pressurés.

Le temps passa ; et puis un siècle vint au terme duquel la faiblesse se trouva être la force… La faiblesse économique était devenue la force politique. De là, dans la vie intestine des peuples, une série d’incohérences et de menaces, un incessant péril d’oppression réciproque, une dissonance continue dans l’harmonie sociale. Au vote, les humbles étaient tout, ou presque tout ; dans la vie industrielle, leur vouloir comptait pour rien, ou presque rien. Par-dessus ces complexités, la morale sociale avait besoin d’un interprète ; la fraternité humaine requérait une affirmation. Léon XIII fut cet interprète ; il élabora cette affirmation.

A l’époque où il prit la tiare, deux reproches singulièrement inverses étaient adressés à l’Eglise romaine : tantôt on l’accusait de se trop mêler des affaires de ce monde, et tantôt de s’en trop détacher. On la disait importune, indiscrète : le mot de cléricalisme résumait le grief. Mais, d’autre part on la blâmait de façonner des âmes uniquement éprises de l’au-delà et indifférentes à cette réalité terrestre qui s’appelle le devoir social, d’enseigner une piété qui devenait facilement un égotisme, et de n’être point une école de civisme, sauf pour la « cité de Dieu. » La société souffreteuse n’était jamais contente, soit qu’à la façon du bon Samaritain l’Eglise attardât son regard sur le malaise des peuples et ingérât son zèle dans leur guérison, soit qu’au contraire elle semblât passer son chemin, avec une attitude d’altière réserve. C’est parmi ces contradictions de l’opinion que Léon XIII inaugura l’action catholique sociale. D’un geste souverain devant lequel tout reproche de cléricalisme s’arrêta, et qui témoignait, en revanche, que rien de ce qui est humain ne demeure étranger à la paternité romaine, il fit rentrer le monde économique dans le royaume de Dieu. Il fit intervenir Dieu entre les classes ennemies, comme ses prédécesseurs du moyen âge le faisaient s’immiscer entre rois ennemis ou peuples ennemis.

Il n’y avait point de temps à perdre : la démocratie américaine, par l’organe du cardinal Gibbons, archevêque de Baltimore, consultait Rome sur la question sociale ; la vaste association ouvrière des Chevaliers du Travail, menacée par certaines oppositions religieuses, attendait de Rome une parole de vie. Le Saint-Office refusa de se rallier à ces oppositions ; les Chevaliers furent absous[2]. Après avoir assuré à l’Eglise romaine, sur le territoire de l’Union, un si prodigieux développement que New-York est à cette heure l’une des plus grandes villes catholiques du monde ; après avoir laissé prendre à la pensée catholique, parmi la profusion des églises et chapelles chrétiennes, un ascendant si incontesté, que le cardinal Gibbons allait être chargé de réciter, en plein Congrès des religions de Chicago, ce Pater Noster qui crée le règne de Dieu par-là même qu’il le souhaite ; la démocratie américaine continuait à bien mériter de l’Eglise romaine en lui ouvrant, avec de pressantes instances, le terrain « social, » et en montrant au reste de l’univers catholique, à l’issue et à l’encontre d’un siècle de « libéralisme, » en quel sens et pour quelles conquêtes le royaume du Christ était de ce monde…

Dans la soupçonneuse Angleterre, où toute incursion papiste risquait de porter ombrage, Manning, à son tour, tentait un glorieux essai : sa signature cardinalice mettait un terme à une grève de dockers, qui, chacun dans sa prière confessionnelle, remerciaient ensuite le Tout-Puissant que, sur les lèvres de ce cardinal, l’Evangile eût gardé toute son efficacité sociale et fût devenu un ferment de rénovation pour demeurer un instrument de paix. L’Angleterre avait été le champ d’expériences du catholicisme social ; l’encyclique sur la Condition des ouvriers en donna la doctrine. Manning l’avait pratiqué ; Léon XIII l’enseigna.

L’opinion fut tout de suite complice, autant et plus, peut-être, hors de l’Eglise que dans l’Eglise. Il y avait de par le monde, à cette date, — c’était en 1891, — beaucoup d’âmes anxieuses : on souffrait du mal social, on pressentait des devoirs inconnus. On aimait, dans le « néo-christianisme, » le don qu’il avait de sourire à tout et à tous, d’un sourire un peu vague, mais sincère en ses complaisances, et bienfaisant, quelque temps durant, pour certaines âmes que l’impiété ambiante laissait frileuses et qui craignaient, d’autre part, que Rome ne les oppressât. On aimait, dans le tolstoïsme, le don qu’il avait de pleurer sur tout et sur tous, de s’attendrir sur les plus anormaux d’entre les hommes, et de disperser gracieusement son anarchique sympathie sur tout ce qui souffrait et sur tout ce qui péchait. La philosophie de la solidarité commençait d’occuper quelques cénacles : elle alléguait qu’en fait tous les hommes sont solidaires et concluait, en droit, à un « devoir » de solidarité ; d’une constatation empirique, elle passait avec souplesse à l’idée d’obligation ; impuissante à définir le passage du fait au devoir, elle sautait à pieds joints de l’un à l’autre, et s’est, avec le temps, perfectionnée dans l’art de sauter.

Et les néo-chrétiens, et les tolstoïsans, et les philosophes de la solidarité, tous étaient, chacun à sa façon, des apôtres du devoir social ; mais les tolstoïsans conciliaient mal leurs aspirations « sociales » avec une philosophie individualiste, ou même anarchique ; et les docteurs de la solidarité, qui étaient plutôt, eux, des anti-individualistes, requéraient de leurs lecteurs, pour étayer un devoir social dont ils étaient incapables d’établir l’obligation, une bonne volonté toute gratuite.

Au tolstoïsme, il manquait l’idée d’organisation sociale ; aux philosophes de la solidarité, il manquait la notion révélée de la fraternité humaine.

Le catholicisme social, tel que Léon XIII l’a développé, repose sur cette notion : il en déduit l’équivalence de dignité des hommes entre eux. Le fort et le faible sont des frères dont la lutte économique fait trop souvent des ennemis : au nom de cette fraternité, le catholicisme social intervient, pour prévenir les excès de la lutte et pour en corriger les résultats. Le plan créateur assurait à tous les hommes de quoi vivre ; un post-scriptum s’y ajouta, qui s’appela la Rédemption, et d’où résulta pour tous les êtres humains, également rachetés, un droit égal à un minimum de respect. Ce sont là des enseignemens primordiaux, contre lesquels ne saurait prévaloir nulle arrogance humaine, ni l’arrogance du propriétaire qui volontiers traiterait les biens terrestres comme un monopole de l’usage duquel il ne doit aucun compte, ni l’arrogance de l’hégémonie industrielle impatiente de produire toujours davantage, ni l’arrogance des bonnes fortunes commerciales.

Léon XIII considérait la fraternité des hommes comme offensée, lorsqu’il voyait « le monopole du travail et des effets de commerce devenu le partage d’un petit nombre de riches et d’opulens qui imposent un joug presque servile à l’infinie multitude des prolétaires. » Il lui paraissait que les créatures dérangeaient les projets du Créateur : l’encyclique sur la Condition des ouvriers fut comme une protestation du vouloir divin en faveur de la dignité humaine et du bien-être humain.

La liberté sans frein s’était épanouie ; elle était devenue oppressive ; les « droits de l’homme, » souverainement exercés par quelques tempéramens absolutistes, n’avaient été efficaces que pour quelques êtres, — les « opulens, » — et n’avaient fait que peser sur « l’infinie multitude des prolétaires. » Isoler l’homme par une abstraction factice ; en faire un être imaginaire, théoriquement pourvu d’innombrables droits ; l’abandonner ensuite aux bousculades de la réalité, qui fait prévaloir les droits effectifs du fort sur les droits platoniques du faible : c’était là une duperie dont Léon XIII voyait l’humanité victime. L’homme, pour lui, est, avant tout, membre d’une fraternité, qui est la société : la superbe individuelle, qui est comme un reliquat de la faute d’Adam, voile souvent cette vérité et les exigences qu’elle entraîne ; c’est au catholicisme social d’intervenir, non seulement par des déclarations, mais par des remèdes ; et Léon XIII, faisant un pas de plus, proposa les remèdes.

Pratiquement, la liberté du travail et de la concurrence ne lui semble compatible avec la vie sociale, que si elle est réglée et comme encadrée par des lois. Elle peut se donner ces lois à elle-même : l’organisation professionnelle, au sein de chaque métier, fixerait, après discussion sincère et libre entre les intéressés, les conditions du travail. Ces lois peuvent venir, aussi, des pouvoirs publics : en vertu de cette prérogative que leur décerne la théologie, d’être les gardiens de la justice, ils définiraient le minimum d’exigences normales qu’impliquent la vie religieuse de l’ouvrier, son hygiène, sa vie familiale, sa vie civique, et dont aucun travailleur, même par un contrat soi-disant libre, n’a le droit de faire abandon.

Péché originel, droits souverains de l’homme, liberté plénière, lutte pour l’existence, anarchie : voilà la pente sur laquelle Léon XIII, messager du catholicisme social, voulait arrêter l’humanité. Et par ses enseignemens il l’invitait à remonter une autre pente, dont les jalons étaient, au contraire : rédemption universelle, fraternité humaine, épanouissement de cette fraternité en un ordre social chrétien, organisé, suivant les heures et les besoins, par l’autonomie professionnelle ou par l’Etat.

Sur ce terrain pratique, le catholicisme social et le socialisme révolutionnaire s’affrontaient ; ils engagèrent entre eux des joutes confuses, indécises. Le catholicisme social était tout fraîchement équipé, et le socialisme, au contraire, était comme encombré par de fâcheux bagages. Le catholicisme social avait besoin de compléter sa doctrine en élaborant derechef et en adaptant les vieux enseignemens du droit canon sur la spéculation et sur ce que le Pape appelait l’ « usure vorace : » Léon XIII a laissé cette tâche aux pontificats ultérieurs. Le socialisme, en revanche, se traînait à la remorque d’une philosophie matérialiste médiocrement qualifiée pour étayer un idéal social. Tandis que le catholicisme social, en présence de certaines injustices, permettait d’en appeler à la rébellion des consciences, le socialisme en était souvent réduit à invoquer, tout simplement, la rébellion des estomacs affamés. Il avait sur les masses, d’ailleurs, le droit d’un premier occupant ; mais Léon XIII escomptait, pour un lointain avenir, le succès d’une doctrine de relèvement social qui se présente comme d’émanation divine. Les humbles pourraient-ils détester que l’on dérangeât Dieu pour eux ?

Il parut, dès le printemps de 1893, que les humbles acceptaient avec gratitude ce dérangement. Les organisations ouvrières de la Suisse, protestantes ou socialistes en majorité, tenaient à Bienne leur congrès. Discuter sur le régime du travail et sur les moyens de l’améliorer, tel était le programme. Les congressistes souhaitèrent, à la presque-unanimité, « qu’une propagande internationale fût faite, par les soins des organisations ouvrières catholiques, en faveur de la réalisation des postulats de l’encyclique sur la Condition des ouvriers. » Ainsi, moins de deux ans après cette encyclique, les délégués de la classe ouvrière, dans la plus ancienne démocratie du vieux monde, trouvaient dans le document pontifical « les élémens les plus précieux pour la défense de leurs droits légitimes ; » et ils invitaient les travailleurs catholiques à ne point permettre que les nefs des églises, quelque sonores qu’elles fussent, emprisonnassent ce verbe émancipateur, et à porter la parole papale dans les tribunes des clubs.

C’est alors que Léon XIII écrivit à M. Gaspard Decurtins une lettre extrêmement frappante. Chef de l’Eglise universelle, il envisageait, du haut du Vatican, la vie économique universelle ; et, déplorant qu’ « une multitude si grande et si utile fût abandonnée sans défense à une exploitation qui transformait en fortune pour quelques-uns la misère du grand nombre, » il ajoutait : « Les ouvriers ne trouveront jamais une protection efficace dans des lois qui varieront avec les différens États. Du moment, en effet, que des marchandises de diverses provenances affluent souvent au même endroit pour y être vendues, il adviendrait à coup sûr que la diversité des conditions du travail assurerait un privilège à tel peuple, une infériorité à tel autre. » C’était là un langage d’économiste : M. Anatole Leroy-Beaulieu ne s’était pas trompé lorsque ici même, en 1891, il saluait le Pape de ce nom. Léon XIII terminait en souhaitant qu’en tous pays, des lois égales protégeassent contre les excès du travail la faiblesse des femmes et des enfans, et qu’un nouveau congrès ouvrier se réunît bientôt pour remettre cette nécessité sous les yeux des pouvoirs publics.

Les « meneurs » suisses avaient aspiré à faire sortir l’Eglise de chez elle, pour qu’elle se fît entendre des ouvriers trop indifférens à leur sort ; Léon XIII répondait en les engageant à sortir de chez eux, pour qu’ils se fissent entendre, comme congressistes, de l’unanimité des États. Le mot que, peu d’années auparavant, écrivait M. le vicomte Eugène-Melchior de Vogué s’accomplissait : la tradition des « grands pontifes rassembleurs de peuples, législateurs sociaux[3], » était ressaisie. Aussi vit-on, en 1900, le Congrès international pour la protection légale des travailleurs, traiter le Pape en quelque façon comme un législateur social. « L’existence de la Papauté, déclara M. Keufer, son influence sur nombre de patrons et sur une portion de la classe ouvrière, sont des faits qu’il serait puéril de nier et dont il n’est pas possible de ne pas tenir compte. » Le Pape fut invité, comme tous les autres gouvernemens, à envoyer un délégué au comité de l’Association internationale pour la protection légale des travailleurs ; et le Congrès que cette association tint à Cologne, en 1902, entendit une lettre du cardinal Rampolla accréditant ce délégué.

A mesure que le catholicisme social ressusciterait au profil du peuple les ambitions émancipatrices de Dieu, à mesure que se développerait cet ensemble d’initiatives que Léon XIII consacrait, dans une lettre de 1901, sous le nom de « démocratie chrétienne, » verrait-on, parmi les masses incroyantes, Dieu redevenir d’actualité ? Léon XIII s’abandonnait à cet espoir. « On juge de l’arbre par ses fruits, » dit l’Évangile : le propos est vrai, surtout, à notre époque d’agnosticisme où, pour juger d’un arbre doctrinal, on en regarde les fruits beaucoup plus qu’on n’en sonde les racines. C’est à l’efficacité sociale d’une foi que nos contemporains sont tentés d’en mesurer la valeur ; et s’il est vrai que la morale de l’Evangile, que les masses depuis longtemps considéraient exclusivement comme une gêneuse, commence de leur apparaître comme une protectrice, Léon XIII, propagateur du catholicisme social, aura peut-être la gloire posthume d’avoir donné l’essor à la meilleure et à la plus vivante des apologétiques populaires.


III

Vivre en société, telle est la vocation de l’être humain. Il n’est pas surprenant qu’au surlendemain des doctrines du XVIIIe siècle sur l’état de nature, l’Eglise ait spécialement affecté de remettre en honneur le lien social. Léon XIII, qui semble avoir fait de ce soin son principal labeur, acheminait ainsi les fidèles, non seulement vers des conclusions économiques qui s’efforçaient de ramener l’harmonie entre le capitaliste et le travailleur, mais aussi, et par une marche analogue, vers des conclusions politiques. Pie IX s’était donné pour tâche, en des actes retentissans, de défendre l’Eglise contre ce qu’elle appelait les empiétemens de la société civile ; Léon XIII voulut défendre la société civile contre les périls dont elle était à son tour menacée et que parfois elle semblait créer elle-même contre elle-même. On pouvait tirer des enseignemens de Pie IX la théorie de ce que n’est pas l’Etat, et de ce que ne peut pas l’État, et de ce que ne doit pas l’État ; les enseignemens de Léon XIII, non moins inspirés par la théologie traditionnelle, expliquèrent ce qu’est l’État, ce qu’il peut, ce qu’il doit ; et, de part et d’autre, on reconnut la même doctrine, mais elle était, si l’on peut ainsi dire, différemment campée ; immuable en son essence, elle avait, d’un règne à l’autre, changé d’attitude, non de contenu.

Ce qu’on a coutume d’appeler la politique de Léon XIII fut, en tous pays, la suite naturelle de cette attitude nouvelle. Qu’en 1878, il s’adresse à Guillaume Ier, ou bien, en 1882, au président Grévy, c’est au nom de la société civile, autant qu’au nom de l’Eglise, qu’il déplore les luttes religieuses entre citoyens d’un même pays. Léon XIII, au cours de son long pontificat, ne dénonça jamais le mal qu’un État fait à l’Eglise, sans dénoncer, tout ensemble, le mal que se fait à lui-même cet État ; et les États apprirent sans cesse, si d’aventure ils risquaient de l’ignorer, que l’intégrité du lien social est compromise par une politique de Culturkampf.

Inversement, parce que Léon XIII voulait faire de la force religieuse un étai pour la charpente sociale, et parce qu’il ne voulait point permettre que le facteur religieux devînt un diviseur, il prohibait, tant au nom des intérêts de l’Eglise qu’au nom des intérêts de la société civile, l’immixtion de la religion dans les antagonismes de partis. Des catholiques, sous toutes les latitudes, prétendirent connaître mieux que lui les intérêts de l’Eglise et poursuivirent une politique dont sa sérénité s’inquiétait légitimement : ce fut pour lui une amertume prolongée, dont les fidèles de Portugal, d’Espagne, de France, reçurent à plusieurs reprises le témoignage. La théorie même de la bonne ordonnance sociale, — et non point seulement un considérant d’opportunité, — induisait Léon XIII à réclamer des catholiques, « tant que les exigences du bien commun le demanderaient, » : l’acceptation des régimes établis ; l’avantage social, encore et toujours, devenait ainsi pour les catholiques le motif et la mesure de leur loyauté politique.

Allant plus loin, Léon XIII aimait peu les partis purement confessionnels : il redoutait que, sous leurs enseignes, la religion ne dessinât des lignes de démarcation dans la société, au lieu d’y faire s’aplanir, au contraire, un terrain d’union. Le rêve qu’il caressait volontiers pour la France était celui d’une union entre les catholiques et tous les hommes de bonne volonté, « naturellement chrétiens. » Les échecs ou les succès politiques sont éphémères de leur nature ; ils peuvent être, les uns et les autres, remis en question. Les succès intellectuels sont plus durables : Léon XIII, en mourant, eût pu se rendre ce témoignage qu’en dépit des attaques, des malentendus et des mécomptes, il avait toujours recommandé aux catholiques de nouvelles habitudes d’esprit, et parfois les leur avait victorieusement inculquées.

Il les avait amenés, lentement, patiemment, à éconduire en pratique la maxime : « Qui n’est pas pour nous est contre nous, » et à s’assimiler cette autre devise : « Qui n’est pas contre nous est pour nous. » Il leur avait sans cesse redit les prérogatives et rappelé le caractère respectable du pouvoir civil, et cela au moment même où les fidèles de l’Eglise, persécutés par les dépositaires de ce pouvoir, risquaient de laisser péricliter en leur esprit la notion de l’autorité de l’Etat. Il leur avait instamment rappelé, sous toutes les latitudes, que « les temps leur commandaient de travailler à la tranquillité publique, et pour cela d’observer les lois, d’avoir la violence en horreur, et de ne pas demander plus que ne le permettent l’équité et la justice. « Il les avait enfin conviés à l’initiative dans tous les domaines de l’action laïque et à « se mettre à la tête, non à la suite des autres. » Ni ombrageux ni boudeur, ni perturbateur ni frondeur, ni révolté ni retardataire : tel doit être le catholique d’après le catéchisme civique de Léon XIII.

On accusa ce catéchisme d’opportunisme : ce n’était, en réalité, qu’une stricte adaptation des principes immuables à la mobilité des circonstances ; et il y avait, à la source de cette politique, une foi si intense dans l’harmonie naturelle des deux sociétés, religieuse et civile, que Léon XIII réussit en quelque mesure à communiquer cette foi : en Allemagne, il atténua les suspicions de l’État contre l’Église et mena Bismarck tout proche de Canossa ; en Russie, il renoua conversation diplomatique avec un chef d’État qui était en même temps un chef d’Église ; en France, si l’on y veut bien regarder de près, il désarma les défiances de la moitié du vieux parti républicain.

De bons interprètes estimèrent qu’en souriant à la République française, Léon XIII avait souri à la rapide et sûre éclosion de l’idée démocratique à travers l’univers ; et le Pape lui-même, en ces années 1893 et 1894 qui furent comme l’apogée de son pontificat, parut les justifier en adressant à une autre république, celle des Etats-Unis, des témoignages répétés, d’admiration pour « l’intelligence supérieure, l’énergie active, l’esprit d’entreprise et de progrès » qui distinguent la démocratie américaine. Il sembla même qu’en installant là-bas, sur cette terre où le contact est immédiat entre l’Église et Rome, un délégué apostolique permanent, Léon XIII voulait faire faire à la papauté l’apprentissage d’une action nouvelle, et qu’ayant appris dans le vieux monde, par une antique expérience, comment il fallait traiter avec les rois ou les oligarchies gouvernementales, la papauté s’en allait faire école, dans le Nouveau Monde, pour prendre audience de la démocratie. Une coïncidence éloquente voulait précisément qu’en 1893, cent ans juste après la sanglante atteinte portée par la guillotine au principe monarchique, la tribune des souverains fût vide, à Saint-Pierre, pour les fêtes jubilaires du Pape : les foules chrétiennes, accourues de tous pays, étaient en tête à tête direct avec leur chef spirituel ; les hommes étaient là, les pasteurs d’hommes manquaient ; et l’absence des anciennes Majestés, en ces cérémonies où l’on sentait circuler un grand souffle de vie, avait je ne sais quoi de symbolique. Etait-ce aussi l’annonce d’un futur transfert de souveraineté, que l’ouverture, pour les pèlerinages ouvriers, d’une porte de Saint-Pierre traditionnellement réservée aux souverains ?

Les démocraties du XIXe siècle, en leurs premiers soubresauts, eurent l’illusion que ce qu’elles croyaient, elles, ou plutôt ce que la majorité croyait, était la vérité, la vérité d’Etat, et que ce qu’elles voulaient, elles, ou plutôt ce que la majorité voulait, était la justice, la justice infaillible. Cette illusion compromit irrémédiablement certains apôtres du droit populaire ; et, comme les papes du moyen âge avaient condamné la souveraineté absolue des rois, Pie IX se vit forcé de condamner la souveraineté absolue des peuples. Mais, comme les papes du moyen âge avaient acclamé, sous le drapeau guelfe, l’autonomie des villes lombardes, Léon XIII acceptait et aimait la démocratie, en tant qu’elle était l’autonomie des peuples sous la sujétion de la morale supérieure. La doctrine de la souveraineté absolue des peuples est si peu inhérente, d’ailleurs, à l’essence de l’Etat démocratique, que la démocratie des Etats-Unis s’est spontanément subordonnée à une Cour suprême chargée de déclarer souverainement que la volonté des représentai, c’est-à-dire la volonté de la démocratie, est, dans certains cas, contraire à une justice supérieure, et par conséquent nulle. La démocratie américaine, par une sorte de postulat, décerne à sa Cour suprême une prérogative de quasi-infaillibilité ; et il est assez piquant de constater que le cardinal Gibbons, dans le chapitre de son livre : La foi de nos pères, consacré à l’infaillibilité pontificale, évoque l’exemple de ce tribunal d’outre-mer pour établir, par analogie, la nécessité d’un pouvoir suprême permanent et stable à la tête de l’Église[4]. Ce n’est pas la seule fois, du reste, que des comparaisons empruntées à la vie américaine ont servi à défendre les institutions ou les revendications de l’Eglise romaine : qu’on se rappelle, plutôt, le parallèle tracé par Mgr Ireland, il y a trois ans, entre Washington et Rome. Washington, dont les citoyens ne sont admis à aucune vie politique, achète par cette privation l’honneur d’être une capitale fédérale : l’archevêque de Saint-Paul s’armait de ce précédent pour plaider en faveur du caractère international de la Ville Eternelle, capitale de cette autre fédération qu’est la chrétienté. La démocratie américaine n’offre pas seulement au Saint-Siège un afflux de fidèles et de promesses, mais aussi un renouveau d’argumens…


IV

Le pontificat suprême, au lendemain du concile du Vatican, faisait l’effet à beaucoup d’un colosse aux pieds d’argile : on constatait qu’au mouvement d’exaltation qui l’avait comme rapproché du ciel, avait succédé, tout de suite, une rupture de communications avec la terre ; la perte de Rome prenait l’aspect d’une représaille des hommes, — certains piétistes disaient : d’une vengeance de Dieu, — représaille ou vengeance qui châtiait, apparemment, l’altière mainmise de Pie IX sur l’absolu ; et, jusqu’à ce que le doigt de la mort et le marteau du camerlingue Joachim Pecci eussent touché le front du pape Jean Mastaï, on entendit se prolonger ces désobligeans commentaires. Un quart de siècle a suffi pour les rendre archaïques. Léon XIII n’avait encore que dix ans de pontificat lorsque Emile de Laveleye, connu jusque-là par ses pessimistes horoscopes, écrivait un article sur l’avenir international de la Papauté, dans lequel, palliant tant bien que mal ses résipiscences de prophète, il recommençait de faire crédit à l’Eglise, cette faillie, et lui rouvrait l’horizon du siècle futur. Le siècle a trois ans d’âge, aujourd’hui ; et le bruissement de la presse en ces dernières semaines a justifié les augures d’Emile de Laveleye. L’histoire entière du pontificat de Léon XIII est l’histoire d’un revirement partiel de l’opinion à l’endroit de l’Eglise ; et, si l’on en voulait chercher ici les causes, ce serait se fourvoyer que de supposer que l’Eglise, pour ramener vers elle un monde transfuge, ait depuis vingt-cinq ans consenti quelque sacrifice, soit sur son dogme, soit sur sa discipline.

Léon XIII, en effet, n’a fait aucune concession sur le dogme. Il l’a maintenu rigide en ses arêtes, inflexible en sa charpente ; il en a voulu consolider les fondations avec les moellons du thomisme ; il en a voulu défendre les approches en constituant la commission des études bibliques. Il a même été, dans ses lettres annuelles sur le Rosaire de Marie, un maître de dévotion ; et l’heure est proche, peut-être, où certains apôtres du féminisme sauront gré aux deux derniers pontificats d’avoir proclamé avec tant d’éclat l’éminente dignité d’une femme dans le plan divin et d’avoir, si l’on peut ainsi dire, achevé la rédemption d’Eve, la compromettante pécheresse, en donnant un somptueux piédestal à la grandeur de Marie, l’« Immaculée. » Bien loin que Léon XIII s’essayât, comme d’aucuns l’eussent voulu, à moderniser le dogme, sa lettre sur l’Eglise, qui groupe en une mosaïque les innombrables témoignages traditionnels, met plutôt en relief l’antiquité du dogme, comme un honneur et comme une parure. Léon XIII a pris place dans la série des papes comme un dépositaire et comme un continuateur, non comme un novateur. Et c’est parce qu’il fut un dépositaire d’élite, c’est parce qu’il prit une connaissance exacte et profonde du dépôt, c’est parce qu’il exhuma du vieux trésor des richesses oubliées ou imprévues, c’est parce qu’il explora, jusqu’en ses intimes catacombes, l’architecture de la foi séculaire, qu’il eut l’air, aux yeux des profanes, de « faire du nouveau. » Il montrait en réalité, comme l’écrivait dès 1892 M. Charles Benoist, « ce que peuvent produire, en se rencontrant à l’heure propice, un pape de son temps et une institution de tous les temps[5]. »

L’heure d’histoire où s’inséra son règne était en effet une heure propice, et il y avait comme une harmonie préétablie entre son tempérament de diplomate et les exigences des temps. On sortait d’une période où l’Église, pour assurer sa vie et définir son intégrité, avait dû se resserrer sur elle-même, se distinguer, avec quelque chose d’abrupt et de compassé, de tout ce qui n’était point elle, se contraindre à une incessante surveillance d’elle-même et de ses abords, et affecter l’aspect d’une citadelle d’exclusivisme, au risque de paraître « intolérante. » Les circonstances nouvelles, en même temps que son propre intérêt, conviaient l’Eglise à quitter celle tactique défensive, à projeter autour d’elle toute une série d’avenues, à prier l’humanité qui passe de se considérer comme une invitée : Léon XIII était par excellence l’homme de ce rôle.

Justifiant à merveille, en son sens étymologique, le mot même de pontife, il s’essaya toujours à jeter des ponts, tantôt vers les hommes politiques et tantôt vers les peuples ; tantôt vers les savans, par la loyale et large ouverture des archives du Vatican, et tantôt vers d’autres travailleurs, ceux de l’usine ; tantôt vers les petites communions séparées qui pullulent encore dans l’immobile Orient, et tantôt vers les églises slaves, gardiennes d’antiques liturgies ; tantôt vers les Anglais, qui « cherchent le royaume de Dieu dans l’unité de la foi, » et tantôt vers les Indiens des Indes Orientales, admis et même conviés à recruter parmi eux un clergé indigène.

La lettre Præclara, écrite par Léon XIII en 1894, au lendemain du jubilé, demeure comme le testament de sa vaste et sereine pensée. La moitié de cette lettre a trait aux Eglises orientales ou à la Réforme ; et Léon XIII s’abstient avec soin de toute qualification désagréable pour désigner ces hommes du dehors sur lesquels s’attache son rêve d’universelle paternité. Il évite même de rechercher les causes historiques qui les éloignèrent du bercail : l’histoire, parfois, est mère de divisions… C’est une « misérable calamité » qui sépara de Rome une partie des Slaves ; ce sont « d’insolites renversemens » qui donnèrent à la Réforme un tiers de l’Europe : mots volontairement vagues et qui n’ont rien de justicier, mots pacificateurs s’il en fut. De la Révolution française, de cette Révolution à l’endroit de laquelle les sévérités de Pie IX avaient précédé celles de Taine, Léon XIII dit seulement : « Les dernières années du XVIIIe siècle ont laissé l’Europe fatiguée de désastres, tremblante de convulsions. » Et il continue, tout de suite : « Le siècle qui marche à sa fin ne pourrait-il pas, en retour, transmettre comme un héritage au genre humain quelques gages de concorde et l’espérance des grands bienfaits que promet l’unité de la foi chrétienne ? » Ne manquait-il pas quelque chose à l’achèvement de sa pensée ? N’eût-il pas aimé proposer à ces princes et à ces peuples, auxquels sa lettre s’adressait, ses bons offices de pape pacificateur, invoqués dans l’affaire des Carolines par le chancelier de Bismarck ? Il s’en abstenait, sachant qu’il y a des instans où l’on risque de mettre les armées en branle en parlant de désarmement ; mais, lorsque la jalousie d’un pouvoir voisin exclura du congrès de La Haye le représentant du Pape, l’éclat même de cette absence sera plus remarqué du monde que ne l’eût été la présence, en cet aréopage de très bonne volonté, d’une soutane violette tranchant sur les habits noirs. Malgré cette lacune volontaire de la lettre Præclara, l’on peut dire que jamais, depuis le moyen âge, la grandiose idée de la chrétienté ne s’était épanouie avec cette douceur insinuante et cette fermeté conquérante. Aussi bien sur les lèvres de Léon XIII que sous sa plume, ces mots d’ « union, » de « réunion, » prenaient un accent particulièrement persuasif : il savait gré à notre Bossuet de les avoir jadis prononcés. Un rêve est très puissant lorsqu’il s’appuie sur une foi et lorsque cette foi en promet le succès. Léon XIII développait son rêve d’union des Églises avec une abondance qui émouvait, avec une sécurité qui convainquait. C’est une grande force de parler d’union, lorsqu’on plane, et que, sous ses pieds, on n’a que division…

Les « malheurs des temps, » comme disent volontiers les vieux prêtres découragés, réservaient à Léon XIII une autre cause d’ascendant. Le XIXe siècle avait eu la main lourde à l’endroit des trônes, soit qu’il les rendît boiteux en transformant en monarchies constitutionnelles les monarchies absolues, soit qu’il les fît s’effondrer. Il avait persuadé aux peuples que tous les pouvoirs civils devaient avoir leurs racines en bas. Au-dessus de ces nivellemens, une puissance continuait d’émerger, qui seule à peu près se pouvait désormais flatter d’avoir son point d’attache en haut, et que les peuples ne pouvaient ni créer ni défaire. La chute des autres trônes rehaussait ce trône spirituel, bien loin de l’ébranler ; on sentait là une force qui défiait et dépassait les révolutions ; et c’était là une telle étrangeté historique, qu’au moment où les croyans professaient, de plus en plus fervente, la religion de la Papauté, un certain nombre d’incroyans en avaient, si l’on peut ainsi dire, la superstition. Champions du relatif en politique, ils se tenaient comme en arrêt devant cette suprême et vivante incarnation de l’absolu.

En 1894, le dimanche même de la clôture des fêtes jubilaires, on lisait sur les murs de Rome cette affiche : « Peuple, l’heure est sonnée ; le Parlement rentre ; c’est l’heure de rendre des comptes ! Lire le Don Quichotte pour le compte rendu. » Cette plaisanterie d’un journal, qui semblait presque provoquer une émeute et n’invoquait qu’une clientèle, empruntait aux circonstances je ne sais quoi d’éloquent. Le souverain que la foule venait d’acclamer dans Saint-Pierre, et qui pour de longs mois rentrait dans sa réclusion du Vatican, incarnait une puissance qui ne rend pas de comptes. Pour lui, l’heure de la responsabilité ne serait jamais sonnée par les hommes ; elle ne le pouvait être que par Dieu. Elle a sonné, cette heure, le 20 juillet dernier, et la reconnaissance émue des peuples, durant les attentives anxiétés de la longue agonie, avait d’avance rendu les comptes à Dieu, pour le Pape qui s’éteignait.


  1. Revue des Deux Mondes, 15 mars 1893, p. 429.
  2. Voyez les études de M. Brunetière sur le Catholicisme aux États-Unis et L’Ame américaine, dans la Revue du 1er novembre 1898 et du 1er décembre 1900.
  3. Vicomte E. -M. De Vogué, Heures d’histoire, p. 311.
  4. Gibbons, La foi de nos pères, traduction Saurel, p. 149 ; Retaux.
  5. Charles Benoist, Souverains, hommes d’État, hommes d’Église, p. 120 ; Lecène, 1893.