Le Pape/En voyant passer des brebis tondues

*

EN VOYANT PASSER DES BREBIS TONDUES


Les sombres vents du soir soufflent de tous côtés.
Ô brebis, ô troupeaux, ô peuples, grelottez.
Où donc est votre laine, ô marcheurs lamentables ?
Allez loin de vos toits et loin de vos étables,
Sous le givre et la pluie, allez, allez, allez !
Où donc est votre laine, ô pauvres accablés,
Vous qui nourrissez tout, hélas ! et qu’on affame ?
Peuple, où donc sont tes droits ? Homme, où donc est ton âme ?
Ô laboureur, où donc est ta gerbe ? Ô maçon,
Constructeur, bâtisseur, où donc est ta maison ?
Où donc sont les esprits mis sous votre tutelle,
Docteurs ? Et ta pudeur, ô femme, où donc est-elle ?
Hélas ! j’entends sonner les clairons triomphants ;
Vierge, où sont tes amours ? mère, où sont tes enfants ?
Grelottez, ô bétail, dépouillé, pauvres êtres !
Votre laine n’est pas à vous, elle est aux maîtres,
Elle est à ceux pour qui le chien aboie, à ceux
Qui sont LES ROIS, les forts, les grands, les paresseux !
À ceux qui pour servante ont votre destinée !

C’est à vous cependant que Dieu l’avait donnée,
Cette laine sacrée, et dans la profondeur
Dieu maudit les ciseaux lugubres du tondeur !
Ah ! malheureux en proie aux heureux ! Honte aux maîtres !
Où donc sont ces bergers qu’on appelle les prêtres ?
Nul ne te défend, peuple, ô troupeau qui m’es cher,
Et l’on te prend ta laine en attendant ta chair.

La nuit vient.

Ils courent par moments ; les coups inexorables
Pleuvent, et l’on croit voir, avec ces misérables,
La vérité, le droit, la raison, l’équité,
Tout ce qu’on a de juste au fond du cœur, fouetté !
Où donc la conduit-on, cette foule hagarde,
Tremblante sous le soir terrible ? qui la garde ?
Comme ils sont harcelés, effrayés, éperdus !
Où vont ces sombres pas par derrière mordus ?
Ils courent… ― on dirait le passage d’un songe.
La bise souffle et semble un serpent qui s’allonge.
Est-ce que le mystère est lui-même contre eux ?
Pourquoi tant d’aquilons sur tant de malheureux ?
S’il est des anges noirs volant dans ces ténèbres,
Je les implore ! ô vents, grâce ! ô plafonds funèbres,
Ayez pitié ! l’on souffre. Ah ! que d’infortunés !
Qui donc s’acharne ainsi sur les pauvres ? Donnez
D’autres ordres, esprits de l’ombre, à la tempête !
Dans l’échevèlement sauvage du prophète
Le vent peut se jouer, car le prophète est fort ;
Mais soufflant sur le faible en pleurs, le ciel a tort.
Oui, je te donne tort, ciel profond qui m’écoutes ;
C’est trop d’ombre. Oh ! pitié ! Des deux côtés des routes
Tout est brume, erreur, doute ; et le brouillard trompeur
Les glace et les aveugle ; ils ont froid, ils ont peur.

L’obscurité redouble.

De qui ce vent farouche est-il donc le ministre ?
Allez, disparaissez à l’horizon sinistre.
Passe, ô blême troupeau dans la brume décru.
Que deviennent-ils donc quand ils ont disparu ?
Que deviennent-ils donc quand ils sont invisibles ?
Ils tombent dans ce gouffre obscur : tous les possibles !
Ils s’en vont, ils s’en vont, ils s’en vont, nus, épars
Sur des pentes sans but croulant de toutes parts.
Ô pâle foule en fuite ! ô noirs troupeaux en marche !
Perdus dans l’immense ombre où jadis flottait l’arche !
Nul deuil n’est comparable à l’affreux sort de ceux

Qui s’en vont ne laissant que du rêve après eux.
Le destin, composé d’énigmes nécessaires,
Hélas ! met au delà de toutes les misères,
De tout ce qui gémit, saigne et s’évanouit,
Le morne effacement des errants dans la nuit !