Le Panthéon d’Agrippa

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Le Panthéon d’Agrippa
Revue des Deux Mondes3e période, tome 112 (p. 562-581).
LE
PANTHEON D'AGRIPPA
A PROPOS DE DECOUVERTES RECENTES

Depuis quelque temps on s’est beaucoup occupé des découvertes faites au Panthéon d’Agrippa, par un jeune pensionnaire de l’Académie de France, M. Chedanne. On en a parlé avec la compétence la plus bienveillante, mais sans entrer dans le détail[1]. C’est pourquoi il m’a semblé qu’il y aurait intérêt à en exposer ici l’objet et la suite. D’autres en traiteront plus savamment. L’artiste lui-même les expliquera mieux que personne au moyen de beaux dessins qu’il excelle à exécuter. Pour moi, je veux seulement m’attacher au fait lui-même et à ce qu’il nous laisse à penser.

Sans qu’on le sache assez, je crois, on a toujours donné une grande attention au Panthéon, non-seulement pour l’admirer, mais aussi pour le comprendre. Les artistes et les savans l’ont étudié à l’envi, tant à raison de sa beauté que pour mettre d’accord ce qu’on y voit avec ce qu’en ont écrit les auteurs anciens. Depuis la Renaissance on s’est donc appliqué à le bien connaître et à se rendre compte de ce qu’il était dans son premier état ; et pour cela notre siècle n’aura pas moins fait que les siècles précédens. Parmi les travaux qu’il a consacrés à cette reconstitution idéale, il faut compter les apologies érudites comme celle de Charles Fea ; l’ouvrage d’un docte architecte allemand, M. Frédéric Adler[2], et les beaux mémoires de M. le commandeur Lanciani publiés dans différens recueils italiens d’archéologie. Dans ce mouvement fécond, la France n’est pas restée en arrière et on a pu voir dernièrement à Paris une restauration en relief du noble édifice exécutée sous la direction de M. Chipiez. Mais le Panthéon étant un monument classique, il était naturel que les pensionnaires de l’Académie de France à Rome le prissent pour sujet de leurs études. Ils n’y ont pas manqué et ils l’ont plusieurs fois reproduit avec talent et avec amour. Un des plus anciens parmi eux, un de nos maîtres, M. Achille Leclère, en a fait, une restauration excellente. Malheureusement, elle n’a pas été publiée et ceux qui s’en sont autorisés ont dû la consulter à l’École des Beaux-Arts où elle est déposée. Depuis ont paru, à la suite des envois de MM. H. Labrouste, Baltard, André, Louvet et Daumet, les superbes dessins de M. Brune. Et maintenant, viennent de se produire les découvertes de M. Chedanne dont l’importance est déjà appréciée en Italie à toute sa valeur.

Le Panthéon n’a jamais cessé d’être considéré comme un des monumens les plus remarquables de la Rome antique. En tout cas, il en est, de beaucoup, le mieux conservé ; car s’il a été protégé par une sorte de prédilection dont il a toujours été l’objet, la solidité de sa construction l’a aussi très bien défendu. Impossible de n’être pas frappé de ce qu’il y a d’original dans sa structure. Quand on le voit, on y distingue aussitôt un ensemble de formes et de matériaux unique : une rotonde de briques précédée d’un vestibule quadrangulaire bâti de granit et de marbre. Cet assemblage d’élémens rectilignes et d’élémens circulaires est particulier, il a une physionomie à soi. Peut-être en peut-on trouver l’embryon dans la cabane latine. Mais rien n’est plus éloigné de l’idée que l’on a d’un temple, et surtout d’un temple inspiré des Grecs, qu’un pareil composé. Aussi, a-t-il été accepté comme un type de l’architecture romaine et même comme une œuvre tout empreinte de l’austérité républicaine.

Quoi qu’il en soit, c’est un monument de grand caractère. L’aspect en est sévère et même un peu sombre. Si le portique est ouvert et élégant, la rotonde, rigoureusement fermée au regard, a quelque chose de pesant et la partie voûtée qui la surmonte, vue du dehors, ne donne pas l’idée de son élévation. Il faut entrer dans l’édifice pour en comprendre la beauté. Alors on ne peut qu’admirer l’ensemble qu’il présente, et ses proportions robustes, et la hardiesse de sa coupole, et les belles dispositions de ses autels. On est étonné du vide considérable que la construction enveloppe, et il se dégage du tout une idée de puissance et d’harmonie. Cependant le sentiment que l’on éprouve reste grave. La décoration est très riche ; mais la lumière, venant de l’ouverture unique ménagée au sommet de la coupole, tombe d’une grande hauteur, allonge les ombres des corniches et des chapiteaux et attriste l’ensemble par un excès de clair-obscur. Sans s’en rendre compte, on est surpris de voir un si grand espace dans un jour reflété. On ne saurait dire si c’est l’édifice qui est élevé ou si c’est qu’on se trouve en un endroit profond. L’impression est mystérieuse, et, si le lieu est sacré, c’est un peu comme un hypogée.

Pour être compris, il importe de dire quelque chose de l’histoire du Panthéon, et même d’appuyer sur les faits principaux qu’elle présente. D’après les idées généralement reçues, sa construction remonterait aux dernières années de l’ère païenne ; Agrippa l’aurait achevé pendant son troisième consulat : c’est ce qu’atteste l’inscription qu’il a fait graver sur la frise du portique où on là lit encore. Il aurait choisi pour élever ce temple et d’autres édifices qu’il voulait y joindre, un endroit resté libre dans le Champ de Mars : le marais de la Chèvre, célèbre dès les premiers temps de l’histoire romaine. C’est là que Romulus aurait été enlevé au ciel au milieu d’un orage. Agrippa avait eu l’idée d’établir son Panthéon dans ce lieu déjà consacré par une antique apothéose. Mais, en même temps, il avait fait preuve d’un esprit pratique. Ce marécage était inoccupé. En le comblant on créait des terrains et, de la sorte, sans expropriations, on arrivait à disposer de vastes espaces. Voilà ce qu’avait fait le gendre d’Auguste, qui était un grand capitaine, mais aussi un flatteur entendu et un administrateur habile.

Il n’est plus question de savoir si le Panthéon était dédié à Jupiter Vengeur : on a rectifié le texte de Pline qui avait accrédité cette erreur. On pense, et cela sur le témoignage de Dion Cassius, que le temple avait été consacré aux Dieux de la Gens Julia. Suivant Dion, Mars et Vénus y présidaient avec Jules-César. Autour d’eux, des divinités et des héros appartenant au même patronage politique et religieux y devaient avoir leurs autels, et tous ensemble formaient en quelque sorte l’Olympe domestique de la famille impériale. Auguste avait refusé d’avoir une place dans ce sanctuaire. Il avait voulu que sa statue fût au dehors, en ayant celle d’Agrippa pour pendant. De là, croit-on, les deux grandes niches qui se voient de chaque côté de la porte sous le vestibule. Telle est l’opinion généralement admise. Quelques savans vont jusqu’à nommer l’architecte du Panthéon qui serait un certain Valérius d’Ostie. Quant à la décoration de l’édifice, il faut lire ce qu’en dit Pline, qui l’avait vue : car pour tout ce qui a été écrit et dessiné à ce sujet, son texte fait autorité, tout en restant l’objet d’un éternel commentaire : — « Agrippa, dit-il, décora le Panthéon. Diogène d’Athènes plaça sur les colonnes du temple des cariatides, qui sont considérées comme des ouvrages d’un mérite rare, aussi bien que les figures placées sur le faîte du monument ; mais à cause de leur élévation celles-ci sont moins admirées. » — Ailleurs, le même auteur nous apprend que les chapiteaux des colonnes étaient en bronze de Syracuse. Enfin, d’après les traditions et l’état du portique jusqu’au pontificat d’Urbain VIII en 1623, la charpente aurait été de bronze ainsi que des voûtes placées sur les colonnes. Le Panthéon nous apparaît donc comme une œuvre de forme composite dans laquelle le bronze était combiné pour une large part avec le marbre et d’autres matériaux. Mais je remarque que pas un mot, dans Pline, n’implique l’association d’un portique rectangulaire avec un bâtiment cylindrique et que, chez l’écrivain, ni directement, ni par allusion, il n’est question d’une coupole.

Les autres édifices élevés par Agrippa consistaient d’abord en une sorte de gymnase avec une étuve, ce qu’on nommait un laconicum, il était adossé au temple. Puis venaient les thermes avec leur piscine, leurs eaux vives et leurs vastes jardins. Ces grands ouvrages avaient été construits à la fois et à la suite, non sans quelques tâtonnemens. En effet, le Panthéon et le laconicum auraient été menés d’ensemble ; peu après, on aurait bâti les thermes, ce qui aurait entraîné des modifications au laconicum. Avec une sagacité patiente, on est arrivé à mettre d’accord les dates assignées à la consécration de ces constructions, en interprétant les dires un peu confus des historiens et les textes lapidaires. Travail savant et délicat, d’où il résulte que la dédicace du Panthéon a eu lieu vingt-sept ans avant notre ère, l’achèvement du laconicum deux ans plus tard, et que les thermes n’auraient été livrés au public que sept ans après, soit l’an de Rome 726, dix-neuf années avant l’ère chrétienne. Tout cela est fort plausible, spécialement en ce qui concerne les thermes, qui n’auraient pu être ouverts plus tôt, l’aqueduc destiné à les alimenter n’ayant été terminé lui-même qu’en 726.

Les textes dont on établit ainsi la concordance et qu’on rend presque contemporains, embrassent plus de deux cents ans. Nous pouvons donc nous arrêter à considérer ce qu’était, dans son ensemble, le quartier du Panthéon, sous Septime-Sévère et ses premiers successeurs. Cette partie du Champ de Mars, rendue déjà magnifique par Agrippa, n’avait pas tardé à se remplir d’édifices superbes. La carte topographique de Rome que M. Lanciani se prépare à publier, dira le dernier mot de la science sur la ville antique et en particulier sur la région dont Agrippa avait créé le sol. Mais en consultant à cet endroit les plans dressés par Canina, on voit combien le terrain avait été rapidement occupé, combien il avait attiré l’attention des empereurs, tous désireux de bâtir. Sans être astreint à regarder comme définitivement fixé le périmètre d’édifices dont l’existence est incontestée, mais qui nous sont présentés dans les conditions d’une symétrie trop absolue, on peut imaginer quel ensemble de constructions grandioses ce lieu réunissait au commencement du IIIe siècle. Devant le Panthéon s’étendait une place entourée de trois côtés d’un portique. Au milieu, là où devait s’élever plus tard l’arc vulgairement appelé de la Pitié, le spectateur pouvait s’arrêter ayant en face de lui le monument lui-même avec sa masse caractéristique, les bronzes étincelans de sa couverture et les escaliers sur lesquels il s’élevait. A la droite du visiteur et bordant la place, les thermes de Néron et d’Alexandre-Sévère, entourés et ombragés d’un bois épais. A sa gauche, les thermes d’Adrien ; et, de tous côtés, sur ses pas, des temples, des basiliques, des gymnases et diverses enceintes parmi des plantations d’arbres et des fontaines. Ce quartier était bas et naturellement se prêtait à recevoir les eaux. Elles y venaient de toutes parts. Agrippa, au moyen de travaux considérables, les y avait amenées et leur avait ménagé des issues. Elles s’écoulaient et on n’en avait que le bienfait sanitaire, le spectacle fuyant, et la fraîcheur.

Chaque règne avait donc ajouté aux embellissemens commencés sous Auguste, et il s’était formé autour du Panthéon une ville monumentale. L’aspect qu’elle présentait dans son ensemble devait contraster avec le reste de la cité. Tandis que le principe de l’architecture grecque prévalait au Forum, le système du plein cintre et de la voûte l’emportait alors au Champ de Mars. La coupole y faisait songer à l’Asie. Les dispositions architectoniques, appropriées à des usages empruntés à l’orient, transformaient cette région, qui devait rappeler Séleucie, Antioche, Alexandrie, les métropoles de la Syrie, de la Mésopotamie, de l’Egypte.

De loin nous pouvons suivre le Panthéon à travers l’histoire. Parfois il semble oublié, anéanti peut-être ? Puis il apparaît de nouveau intact et surtout admiré. En effet, il a toujours été regardé comme une merveille. Sous Antonin le Pieux, il était cité parmi les plus beaux édifices ; et, en cela, l’opinion n’a jamais changé. Mais sa conservation n’est pas ce qu’il offre de moins étonnant. Les monumens de toute sorte dont il était environné ont disparu ; et lui, malgré l’effort des élémens et les outrages qu’il a subis de la part des barbares aussi bien que de ses admirateurs, il est encore debout. Il a perdu ses ornemens de métal et son revêtement de stuc, et, à plusieurs reprises, il a fallu le débarrasser des constructions parasites qui le défiguraient. Et, cependant, tout en portant la trace de tant de ravages et de contacts désastreux, il n’a point l’aspect d’une ruine. Loin de là, avec son intégrité vénérable, il est encore vivant. Et cependant par combien de vicissitudes n’a-t-il point passé !

On voit dans Dion Cassius qu’en l’an 80, sous le règne de Titus, il fut gravement endommagé par le feu. Ce qui périt certainement alors, ce fut le monument élevé par Agrippa. Domitien le rétablit ; mais trente années plus tard, du temps de Trajan, un nouvel incendie y fut allumé par la foudre. Après quelque temps, vers 123, Adrien le restaura en même temps que d’autres édifices qui en étaient proches. Enfin, au plus tôt en 203, Septime-Sévère et son fils, qu’il s’était associé, le remirent dans tout son éclat ; car, comme le porte l’inscription gravée aussi sur le frontispice du monument, le temps l’avait ruiné. Le latin dit corruptum, ce qui peut impliquer quelque chose de plus que des dégâts matériels. N’aurait-il pas été dénaturé ?

Quoi qu’il en soit, voilà une première période de l’existence du Panthéon, et déjà quelques questions viennent se poser. Si le monument a été construit, dans le principe, tel qu’il a été restitué et qu’on le voit encore, comment a-t-il pu brûler ? Le portique, si les poutres de sa charpente étaient seulement revêtues de bronze, était exposé à devenir la proie des flammes. Mais dans la rotonde, où il n’entre pas de bois, rien ne pouvait servir d’aliment au feu : sa construction en briques la rend incombustible. Remarquons qu’après la réfection d’Adrien, malgré tous les hasards qu’il devra traverser, le Panthéon ne brûlera plus. En tout cas, à partir de Septime-Sévère, il a pris sa forme définitive, celle qu’il a conservée jusqu’ici.

Depuis ce moment, un grand silence se fait. Mais on peut penser qu’en 399 le sanctuaire de la Gens Julia fut atteint par la loi d’Honorius et fermé avec les derniers temples païens. Et on n’en parle plus jusqu’en 608, où le pape Boniface IV l’obtint de l’empereur Phocas et en fit une église. Par ses soins, le culte de la Vierge y fut établi conjointement avec le culte de tous les martyrs, qui vint y remplacer celui de tous les dieux. Des reliques saintes, tirées des premiers cimetières chrétiens, y furent apportées sur plusieurs chariots et y furent placées sous le maître-autel. Longtemps on vit, à droite de l’abside, une vieille peinture représentant Boniface tenant dans sa main le Panthéon, auquel il avait donné le nom de Sainte-Marie-de-la-Rotonde.

Mais quel avait été son sort pendant les deux cent neuf ans qui s’étaient écoulés depuis qu’il avait cessé d’être un temple, jusqu’au moment où il avait reçu du pape Boniface une autre destination religieuse ? Ce serait, je crois, un point à éclaircir. Fut-il simplement interdit ? Servit-il à quelque usage civil ? Fut-il réuni aux thermes, et les thermes eux-mêmes existaient-ils encore ? Autant de questions dignes d’intérêt et auxquelles un seul homme pourrait répondre : le savant M. Corvisieri. Mais quelle qu’ait été son utilisation transitoire, il avait conservé sa parure première. Il la possédait encore après sa nouvelle consécration. C’était toujours un monument à la décoration duquel les métaux concouraient brillamment. De là lui vint un des plus grands outrages qu’il eût reçus des hommes. Genséric avait pillé Rome pendant quatorze jours, et le sac d’Alaric en avait duré trois, sans que le Panthéon eût été autrement endommagé. Mais en 663, l’empereur Constant, étant venu passer douze jours à Rome, y donna un spectacle déplorable. En même temps qu’il faisait ses dévotions aux sanctuaires les plus vénérés, il dépouillait la ville de tous les ornemens de métal qu’il put emporter. A peine épargna-t-il Saint-Pierre. Mais il enleva, entre autres objets précieux, les tuiles de bronze doré qui formaient la toiture de la Rotonde. Depuis, on verra souvent les papes occupés à revêtir de plomb la coupole ainsi dénudée. C’est un travail de réfection et d’entretien dont on trouve la trace depuis Grégoire III, en 725, jusqu’aux pontificats de Martin V, d’Eugène IV et de Nicolas V qui appartiennent tous trois au XVe siècle. Un souci qu’ont eu également les papes, a été celui de débarrasser le portique des échoppes et des boutiques de petits marchands et d’artisans qui le déshonoraient. Eugène IV, Clément VII et Paul V se distinguèrent en cela par leur zèle. On s’y reprendra à bien des fois pour isoler le Panthéon, et ce ne sera qu’en 1823 qu’on verra la place nettoyée, et seulement en 1881 que l’édifice sera délivré des dernières constructions qui l’enserraient.

La partie de l’histoire du Panthéon qui nous intéresse le plus commence à la Renaissance, parce qu’elle se mêle alors à l’histoire de l’art. Tel que nous le voyons aujourd’hui, le monument présente à l’intérieur des dispositions très claires et qui n’ont jamais été changées. Élevé sur un plan circulaire et avec sa coupole, toute sa construction repose sur huit massifs de maçonnerie ou pieds-droits et sur des colonnes. On y voit quinze autels, sept grands, placés dans les enfoncemens qui sont entre les pieds-droits, et huit petits, qui, appliqués à ces parties pleines, sont surmontés de tabernacles portés sur des colonnes plus petites. Au-dessus règne un entablement, et tout cela constitue la structure et la décoration du rez-de-chaussée. Plus haut se développe un grand bandeau, un attique percé de fenêtres couronnées de frontons et séparées les unes des autres par des compartimens de stuc de différentes couleurs. Puis sur un second entablement s’élève la coupole avec ses caissons. Cet ensemble de lignes et de formes est rehaussé par la richesse des matériaux. Pas une partie qui, d’abord, n’ait été bâtie ou ornée de marbres précieux, de métaux, de porphyre. Par ses dispositions générales et par son décor, le Panthéon a exercé la plus grande influence sur l’architecture moderne. On voit que depuis le commencement du XVe siècle les architectes s’en sont inspirés ; mais on peut dire que la coupole même, considérée comme type, n’a pris toute sa valeur et développé extérieurement sa beauté que depuis que les artistes l’ont élevée sur le corps d’un édifice. A Rome, à partir de la construction de Saint-Pierre, elle a servi de modèle aux dômes nombreux qui marquent dans la silhouette de la ville. Enfin, c’est de l’assemblage des matériaux richement colorés qui décorent la Rotonde, qu’est venu le goût de somptueuse polychromie lapidaire qui règne dans les églises d’Italie depuis la Renaissance.

À partir de cette époque, le Panthéon devient donc un objet d’étude pour les plus grands artistes. On sait assez ce que Bramante en a tiré. Raphaël, surintendant des édifices de Rome, l’aimait et sans doute était frappé de son aspect mystérieux et presque funéraire puisqu’il voulut y avoir son tombeau. Il avait conçu le projet de rétablir les monumens antiques et il avait fait, à ce sujet, un programme magnifique. Nul doute que le Panthéon ne fût compris dans ses prévisions. Il en a laissé deux dessins que M. le baron de Geymüller nous a fait connaître et qui ont le caractère d’une restauration. Alors, tout au moins, la façade devait être en assez mauvais état ; car on sait que depuis un temps indéterminé jusqu’au XVIe siècle, il manquait trois colonnes à l’angle oriental du portique. Celui-ci fut encore compromis davantage quand Urbain VIII le dépouilla des bronzes que les barbares et après eux l’empereur Constant y avaient laissés. Et je n’ai pas à rappeler ce que dit Pasquin de cet acte de vandalisme.

Ce fut Alexandre VII qui compléta le vestibule. Il avait pour la Rotonde une admiration très vive. Mais s’il fut bien inspiré dans sa prédilection pour elle, tant qu’il s’agit d’en déblayer les abords et d’en remettre la colonnade en état, il parut moins heureux quand il fit étudier un projet pour orner la coupole et pour vitrer l’ouverture qui est à son sommet. En réalité, la Renaissance, si éprise des anciens, prenait avec eux de grandes libertés. Nous passons pour ne pas exagérer le respect. Cependant, avec notre fidélité à l’histoire et nos scrupules quand nous devons toucher aux œuvres du passé, nous nous étonnons de voir comment les restes les plus vénérables de l’antiquité étaient diminués et compromis par ceux-là mêmes qui professaient pour eux une sorte de culte. Chacun, à sa manière, y a laissé sa trace. En ce genre, aucun dommage n’est comparable à celui qui fut porté au Panthéon par Benoît XIV. Son architecte, Paul Posi, refit à sa manière la décoration de l’attique, et, pour agrandir et ouvrir les fenêtres simulées qui s’y voyaient, il coupa les arcs de décharge placés immédiatement au-dessus des colonnes. La conséquence de ce travail n’était que trop certaine : la coupole se crevassa, mais heureusement sans fléchir.

A côté de ces entreprises le plus souvent regrettables, combien le Panthéon n’a-t-il pas suscité de travaux dignes de louanges ! Combien d’artistes et de savans ne l’ont-ils pas étudié avec le seul désir de faire ressortir ses beautés et d’en pénétrer la raison. Raphaël n’avait pas été le premier à en tracer l’image. Avant lui, sous le pontificat de Paul II en 1464, François di Giorgio Martini l’avait fait, sans beaucoup de fidélité sans doute, mais obéissant déjà à un puissant attrait. Il est impossible de donner avec des mots l’idée de ces dessins des maîtres de la Renaissance si différens des nôtres par le caractère. Il faudrait en présenter ici des fac-similés. Qu’on sache donc seulement que Palladio et Serlio, que Jacques Sansovino, que Balthazar et Salluste Peruzzi entre tous, que Julien de San-Gallo, Antoine Dosio et Chérubin Alberti ont rivalisé pour le vieux monument d’admiration passionnée. Les critiques d’Antoine de San-Gallo le jeune n’ont rien ôté de sa valeur à ce concert d’enthousiasme. Depuis près de cinq cents ans le Panthéon est l’objet d’un hommage ininterrompu. Les livres et les dessins qui lui ont été consacrés composent un répertoire immense. Les architectes français y tiennent un rang honorable ; mais, à mon sens, ils devraient y occuper une place plus grande. Les ouvrages de Desgodetz et d’Isabelle jouissent, en la matière, d’une autorité incontestée et j’ai déjà parlé de la remarquable restauration d’Achille Leclère et d’autres documens originaux également inédits. Signés d’architectes qui comptent parmi les plus distingués de notre temps, ils sont déposés à la bibliothèque de l’École des Beaux-Arts et à la Bibliothèque nationale. En les consultant, on trouverait de nombreux relevés faits sur le monument même et des rendus exécutés, d’après ces données exactes, avec le plus profond sentiment du caractère antique.

En résumé, la bibliographie du Panthéon, livres et documens figurés, peut se partager en quelques catégories. On y rencontre d’abord les œuvres qui intéressent la théorie de l’architecture, œuvres où l’on s’est efforcé de consigner, au moyen de mensurations plus ou moins fidèles, les proportions de l’édifice. Mais en même temps, on voit paraître chez différens auteurs une autre tendance. Le travail auquel ils se livraient ne pouvait manquer d’éveiller en eux le sens critique. Plus leur examen était approfondi et plus ils devaient être frappés des anomalies et des désaccords qui existent dans la structure du monument. Rien que l’association d’une portique à plates-bandes avec un édifice rond soulevait une question et voulait une date. Mais à côté du fait général, il y avait des faits de détail dont il fallait chercher l’explication. Ainsi après avoir observé que le vestibule est détaché du reste et que son entablement meurt entre les deux corniches du tambour sans lien avec elles, on se demanda si le portique et la rotonde étaient contemporains et s’ils avaient été conçus d’un seul jet. On en vint à s’étonner qu’il y eût deux frontons, l’un surmontant un avant-corps de briques appliqué à la rotonde et presque entièrement masqué, et l’autre appartenant au portique de marbre, et que ce second, par son toit, vînt couper le premier à sa base sur une notable longueur. C’étaient autant de disparates qui provoquaient les contradictions et appelaient les commentaires. À ces problèmes que l’on hésitait à résoudre par respect pour l’antiquité, mais qu’on ne pouvait cependant supprimer, s’en ajoutaient d’autres qui réclamaient les lumières des archéologues. Comment reconstituer le Panthéon tel que le texte de Pline nous le fait concevoir ? Nul doute sur le portique où on lit encore le nom d’Agrippa. Mais qu’étaient les sculptures du fronton ? où étaient les chapiteaux en bronze de Syracuse ? à quel endroit et comment étaient placées les cariatides de Diogène ? Telles sont les questions qui, posées depuis longtemps, ne sont pas encore résolues, et l’on verra pourquoi.

Mais un point sur lequel on n’a raisonné que plus tard, c’est sur la construction du Panthéon et particulièrement sur les conditions de stabilité de la coupole. Et c’est cependant un sujet important. En effet, cette voûte est immense, et elle est encore la plus vaste qui existe. Elle n’a pas moins de 43m, 42 d’ouverture à sa base, sur 43m,12 de hauteur. Comment une pareille masse de matériaux est-elle tenue en équilibre depuis tant de siècles ? Il y avait là une question de construction qui méritait d’être approfondie, mais qui restait incertaine.

Au Panthéon, on se trouve donc en présence d’un triple ordre de difficultés. L’édifice est-il le fait d’une conception unique ou est-il le résultat d’une juxtaposition, impliquant une date différente pour chacune des parties qui le composent ? quel était l’édifice primitif, et comment le reconstituer en complétant ce qui existe au moyen des textes ? Enfin par quels artifices si excellens la rotonde et la coupole ont-elles été bâties, qu’elles sont restées debout jusqu’ici ?

Sur les premières questions on n’a pu se mettre d’accord. Beaucoup d’artistes et d’antiquaires, parmi lesquels Palladio, Charles Fontana, Piranesi, Hirt, Fea, Nibby et Canina ont discuté sur l’adjonction possible du portique à la rotonde. Tandis que, parmi eux, les uns pensaient que la rotonde était plus ancienne que le vestibule, et que quelques-uns restaient dans le doute, d’autres concluaient à l’unité du monument et l’attribuaient à Agrippa. Toutes les raisons que l’on peut apporter à l’appui de cette conclusion ont été présentées par Fea dans un livre publié d’abord en 1807, puis en 1820 sous ce titre décisif : l’integrità del Panteon rivendicata a Marco Agrippa.

Non moins nombreux sont ceux qui ont pris à cœur de restaurer le Panthéon conformément au témoignage de Pline. On avait bien pu concilier les textes, mais il était plus difficile de mettre les textes d’accord avec les faits. Si je ne craignais d’abuser, je citerais les architectes qui, comme Serlio, se sont joints aux savans pour s’occuper des chapiteaux de bronze ; et ceux aussi qui ont travaillé sur les cariatides. Il suffira de dire sommairement quelles sont, sur l’un et l’autre sujet, les solutions qui ont été proposées. On ne sait pas bien ce qu’était le bronze syracusain, quelles étaient sa couleur et ses ressources ; mais on a supposé que les chapiteaux de ce métal appartenaient aux tabernacles, et qu’après les incendies ils avaient été remplacés par des chapiteaux de marbre. Quant aux cariatides, il y en a parmi nos auteurs qui pensent qu’elles ont été enlevées par Boniface IV, mais alors on ne voit pas d’où elles auraient été extraites. Quelques autres s’en sont servis pour remplacer les colonnes des tabernacles, mettant ainsi la statue de l’autel entre deux figures de même grandeur, ce qui serait une faute. Certains d’entre eux les établissaient sous le vestibule soit sur les colonnes de la nef du milieu, soit dans les entre-colonnemens. Enfin il en est qui les ont rangées sur l’attique, leur faisant ainsi porter l’entablement supérieur d’où part la coupole. Ce fut l’opinion de Winckelmann et c’est celle de M. Frédéric Adler. Suivant ce savant architecte, au-dessus des pieds-droits et des enfoncemens formant chapelles, et interrompu seulement par la niche du maître-autel et par la porte, aurait régné un entablement sans ressauts. Les cariatides y eussent été placées à l’aplomb des colonnes ; et cette opinion est celle qui a généralement prévalu.

La construction était ce dont on s’était le moins occupé, soit qu’on crût la mieux connaître que le reste, soit qu’elle intéressât moins, ici, que l’esthétique et l’histoire. J’ai dit que l’édifice repose sur huit piliers ; et l’on pensait que, conformément à ce que l’on observe dans plusieurs monumens romains, ces massifs de soutien étaient formés sur leurs deux faces de larges murs de brique, et que l’intervalle qui séparait ceux-ci était rempli d’un blocage de petits matériaux. On connaissait bien les arcs qui vont d’un pied-droit à l’autre ; ces arcs ont toute l’épaisseur du tambour et se voient au dehors. Quant à la coupole, on imaginait qu’elle était soutenue par une suite de nervures allant de sa base à son sommet, et se reliant à différentes hauteurs par des couronnes de maçonnerie concentriques. Mais aussi on avait en grande considération le dessin de Piranesi qui figure, dans la voûte, des arcs curvilignes placés à une certaine hauteur, mais cependant sans points d’appui. Il y avait encore d’autres solutions qui, bien qu’elles fussent hypothétiques, ont été souvent répétées. D’ailleurs, on croyait la voûte construite en matériaux légers, par conséquent, moins forte qu’elle n’est et incapable de porter des ornemens de métal. On savait bien qu’entre la voûte intérieure et sa paroi extérieure il existait un vide, et que des arcs-boutans maintenaient l’écartement des deux enveloppes ; mais on ne savait point par quel artifice de construction la voûte intérieure se déchargeait sur ces contreforts.

Pour tout ce qui touche à la partie archéologique du sujet, personne ne connaît mieux et n’a plus parfaitement exposé l’état présent de la science que M. le commandeur Lanciani, le nouveau correspondant de l’Institut. En possession d’une érudition immense et plus versé que personne dans la connaissance des antiquités romaines, il a consigné dans des mémoires publiés soit dans les Notizie degli scavi di antichità, soit dans le Bulletlino della Commissione areheologica comunale di Roma, le résultat de ses études sur le Panthéon. Ces travaux sont des modèles de méthode et de clarté. Pour lui, il n’hésite pas à penser que le portique et la rotonde, tels qu’ils existent aujourd’hui, ne sont pas entrés ensemble dans la conception du premier édifice, et cela par des raisons tirées des discordances architectoniques dont il a été parlé et qu’il fait ressortir avec évidence. Il y a là, selon lui, un problème à résoudre ; et historiquement, il y a même un mystère qui vient de ce que les briques trouvées autour du monument et jusque dans l’avant-corps, qui est entre la rotonde et le portique, sont du temps d’Adrien. Une invitation à faire des recherches nouvelles, telle est, en somme, la conclusion de l’éminent archéologue.

Même invitation, même appel en ce qui concerne la construction. Quels moyens avaient été particulièrement employés pour élever la coupole ? Un ingénieur qui est en même temps un esthéticien des plus délicats, M. Choisy, avait reconnu l’importance des questions qui se posaient à propos de cette voûte, « pour laquelle, dit-il, une durée de dix-neuf siècles semble être la meilleure garantie des procédés employés pour la bâtir. » Et il ajoutait que « les connaissances de ces méthodes fourniraient une donnée précieuse pour l’avancement de l’art de bâtir et un fait important pour l’histoire de l’architecture antique. »

Et avant d’aller plus loin, je résume encore l’état des idées sur le Panthéon : doute sur son unité ; croyance à l’antériorité probable de la rotonde, par rapport au portique ; désir de connaître le système de construction employé pour la coupole et ayant assuré sa durée.

C’est ici que se place l’heureuse intervention d’un pensionnaire de l’Académie de France, de M. Chedanne. Le règlement de l’Académie porte que dans la dernière année de son séjour en Italie, le pensionnaire architecte exécutera la restauration d’un édifice antique, travail comprenant un état actuel et un ‘état restauré de l’édifice. Un mémoire historique et justificatif sera joint à ces dessins. Je croirais amoindrir mon sujet en ne disant pas que l’idée de ce bel exercice est due à Colbert. En tout cas, l’artiste choisit librement le monument qu’il veut restituer ; M. Chedanne a porté sa préférence sur le Panthéon.

Maintenant, voici dans quel ordre il a procédé, et la méthode qu’il a suivie n’est pas le moindre intérêt qu’offre son travail ; elle en est, en partie, la moralité. Il a commencé par relever le plan du monument. Bien d’autres architectes l’avaient fait avant lui. Mais M. Chedanne le recommença, en y portant une attention extrême ; et ses mesures, prises avec un soin minutieux et soumises à maintes vérifications, lui donnèrent un premier et important résultat. Jusqu’ici, on avait distingué dans le Panthéon le gros œuvre et la décoration. On pensait que la construction avait d’abord été faite de manière à se suffire à elle-même et que, après cela, on avait appliqué sur le massif de maçonnerie une ordonnance architectonique indépendante et constituant un simple placage. C’était l’opinion de Viollet-le-Duc, et elle avait grand crédit. Dans ces conditions, les deux élémens n’eussent pas été dans une corrélation intime. Mais, le plan une fois dressé, M. Chedanne reconnut, par la direction d’axes encore inexactement déterminés avant lui, que la construction et le décor formaient, sur le sol, un tout parfaitement uni, s’ordonnaient suivant des lignes identiques. Il s’arrêta à cette constatation, qui était une première découverte, et il en conclut qu’une pareille unité, si elle existait dans le plan, devait se retrouver dans l’élévation et dans toutes les parties de l’édifice. Cette vue si logique était bien celle d’un véritable architecte. Elle est conforme aux plus saines théories de l’art ; elle devait bientôt se vérifier.

Depuis longtemps déjà, on remarquait, en quelques places, à la base de la coupole, des traces d’infiltration. Elles existaient à droite et à gauche de l’autel principal. Elles appelaient une réfection prochaine des enduits salpêtres. Mais comment l’opérer ? Il appartenait à l’administration d’y pourvoir. Appuyé par deux amis, qui sont l’un et l’autre membres du parlement italien et éminens architectes, M. le comte Sacconi et M. Beltrami, M. Chedanne obtint que la restauration des caissons, restauration nécessaire, fût entreprise. On y procéda sous sa direction et, le 20 mars, après que le revêtement endommagé par l’humidité eût été abattu, on vit aussitôt que la coupole repose sur une série de petits arcs encore ignorés et en même temps que ces arcs retombent rigoureusement au moyen de piliers sur l’axe des colonnes du rez-de-chaussée. De plus, ces arcs sont, non pas inclinés comme la voûte, mais dans une direction verticale. Que conclure de là ? C’est que ce système d’arceaux sert d’appui à la coupole et de lien entre celle-ci et le corps du monument. C’est enfin, à un point de vue plus général et non moins important, c’est qu’au Panthéon, la construction et la décoration font un tout indissoluble et que les colonnes ne sont pas un simple ornement, mais qu’elles soutiennent, en partie, l’édifice. On le comprend aisément : les arcs découverts par le jeune architecte supportent la partie voûtée ; ceux dessinés par Piranesi, et indiqués beaucoup plus haut, ne reposaient sur rien. Ils étaient suspendus et ils épousaient la forme de la coupole. Ils pouvaient aider à en maintenir la courbure, mais non pas en assurer la stabilité. Ils étaient inutiles à l’ensemble.

On vit aussi, quand les enduits eurent disparu, non-seulement que les caissons sont bâtis avec la voûte, mais que la voûte elle-même est construite en matériaux parfaitement réglés, en grandes briques et non pas en un blocage de matériaux légers, comme on tendait à le penser. De plus, on trouva au centre d’un des caissons mis à nu un crampon de bronze, indiquant qu’à cette place une rosace ou tout autre ornement de métal avait pu se trouver fixé.

Enfin, M. Chedanne, après qu’il y eut été autorisé par le ministre de l’instruction publique d’Italie, qui comprit tout d’abord l’importance des découvertes de notre pensionnaire, M. Chedanne tira d’un des arcs mis à jour quelques briques et il y trouva des marques concordantes qui rapportaient la construction de cette partie de l’édifice au règne d’Adrien.

Était-ce un détail et le fait d’une restauration datant du IIe siècle ? Il fallait s’en assurer. Les autorisations nécessaires furent libéralement accordées. La maçonnerie fat interrogée à différentes hauteurs et jusqu’à sa base ; et partout les briques se trouvèrent d’accord pour attester par écrit que c’était, non pas au temps d’Auguste, mais à l’époque d’Adrien qu’il fallait attribuer la construction de la rotonde du Panthéon.

Telles sont jusqu’ici les découvertes de M. Chedanne et on en voit les conséquences : unité organique de l’édifice dans lequel le système de la construction est intimement lié à la décoration ; arcs de la coupole servant de lien entre les parties hautes et les parties basses de l’œuvre ; obligation d’admettre que le Panthéon est une construction qui ne remonte ni à la république, ni à Agrippa, mais qui appartient à Adrien ; et par suite, nécessité de reconnaître que ce n’est pas le portique qui a été ajouté à la rotonde, mais bien la rotonde qui a été accolée au portique.

Ce sont là des résultats importans. Évidemment la lumière jetée par ces faits nouveaux sur l’histoire et sur la technique de l’architecture est grande. Les théories les mieux fondées en raison en souffrent quelque dommage. Il ne resterait plus de l’œuvre d’Agrippa que le vestibule et son fronton. Mais à côté de l’inscription gravée par le fondateur, il y en a une autre, celle de Septime-Sévère et de son fils. Comment comprendre celle-ci ? Quelle sorte de restauration fut exécutée par les deux empereurs pouvant rappeler le premier édifice ? Sur ce sujet, un vaste champ est ouvert aux conjectures et M. Chedanne pourrait s’y aventurer.

Mais la nature de son travail lui impose une réserve extrême, et il ne paraît pas disposé à s’en départir. Il ne veut rien avancer que sur preuves formelles ; c’est ainsi que doit être conduite une restauration. Rechercher dans un monument les témoignages de son état passé, et après avoir reconnu ce qu’il en reste à la surface du sol, fouiller ses substructions, retrouver en terre quelque pan de muraille, ou la place d’une colonne, utiliser des fragmens en les remettant au lieu qu’ils devaient logiquement occuper, en résumé, partir de l’état actuel pour remonter de fait en fait à l’état ancien, tel est l’ordre que doit suivre notre architecte dans l’œuvre qu’il poursuit. Il y apporte l’intelligence et l’amour de son art, la connaissance de toutes les parties que l’architecture embrasse. Son esprit est pénétrant et réservé ; il a les qualités qui inspirent la confiance et la sympathie.

Ces sentimens, il les a rencontrés à Rome de la part des artistes italiens, et chez les hommes qui sont placés à la tête des grands services de l’État. Le ministre de l’instruction publique, qui était alors M. Villari, le sous-secrétaire du même département, M. le comte Pullè, les deux directions des arts dans la personne de leurs chefs éminens, M. Barnabèi et M. Buongiovannini, n’ont pas ménagé au jeune artiste les marques d’intérêt. Comprenant aussitôt la valeur et la conséquence de pareils travaux pour l’art, pour l’histoire et pour l’archéologie, le ministère a pris une part effective à l’œuvre commencée : il en a assumé les frais. Sans doute le même concours lui sera prêté par l’administration éclairée de M. Martini. De la sorte, le fruit des découvertes est mis en commun et le profit en est pour la science. De tels faits honorent hautement un pays et excitent en nous une vive gratitude. Ils portent nos pensées dans une sphère meilleure où toute division s’efface et où les esprits faits pour travailler à la vérité sont heureux de se rencontrer et de s’entendre.

Les travaux du Panthéon se poursuivent et plusieurs faits de détail apparaissent sans qu’on puisse en tirer encore de conclusions certaines. Après avoir reconnu que la Rotonde était postérieure au portique, une idée se présentait naturellement à l’esprit : c’est que s’il restait d’autres vestiges du temple élevé par Agrippa, on devait les rencontrer sous le sol actuel du Panthéon. Pour s’en assurer, une excavation a été pratiquée, sous une dalle désignée par M. Chedanne comme étant dans la direction présumée du mur de la cella primitive, et on y a trouvé, à côté de blocs de tuf laissés en désordre, un pavage antique de marbre encore en place à plusieurs endroits. Au-dessous s’étend une aire de béton et plus bas une nappe d’eau. Des sondages opérés extérieurement et dans le voisinage du laconicum ont fait voir la même aire bétonnée et la même couche d’eau. Celle-ci donnant partout à sa surface un niveau constant, on a établi sans peine la profondeur relative des différens sols existans et mis au jour par la fouille. Ainsi le pavé de marbre retrouvé à l’intérieur est à 2m,13 en contrebas du vestibule, et s’il en est ainsi, comment communiquait-on du portique aux autres parties du temple ? Sans pousser plus loin, on voit que, dans l’état présent des choses, il est difficile d’émettre une opinion.

Néanmoins, quels que soient les faits inattendus que les fouilles doivent nous révéler, la part de découvertes qui revient à M. Chedanne est assez importante pour qu’on ne tarde pas davantage à la faire connaître. Quant aux conséquences, après ce qui vient d’être rapporté, il faut renoncer à beaucoup d’idées reçues et la science elle-même est changée sur plus d’un point. Si l’on reconnaît aujourd’hui que l’édifice circulaire est d’Adrien, plusieurs des questions qui ont le plus occupé les savans deviennent moins difficiles à résoudre. D’abord, je le redis, il ne faut plus attribuer la rotonde au temps de la république. Aussi bien, était-il difficile d’admettre que l’architecture romaine eût, en quelque sorte, débuté par cette œuvre sans précédent, par une construction aussi considérable et aussi belle sans qu’il en eût été fait mention. Aujourd’hui, on comprendra mieux qu’après maintes entreprises qui introduisirent à Rome les formes de l’architecture orientale et sous un empereur architecte et éclectique comme Adrien, le Panthéon ait été exécuté avec la perfection où nous le voyons. D’ailleurs, on le croit encore, c’est de l’Asie et non de l’Italie, c’est de la Mésopotamie qu’est venu l’art de faire des massifs de briques et de matériaux comprimés et de les revêtir de paremens de marbre, ou d’albâtre comme cela se pratiquait dès une haute antiquité dans le palais des rois d’Assyrie. De pareilles masses de matériaux dans lesquelles le bois n’entrait pour rien à Rome étaient à l’abri du feu. Cette considération, que j’ai déjà émise, on peut l’opposer à ceux qui voudraient qu’Adrien eût rétabli le Panthéon dans son état primitif. Comment, étant dépourvu de tout élément combustible, le premier temple aurait-il été incendié ? Il semblerait que la réfection de l’an 123 eût été, en partie du moins, une création.

Dans ces conditions, nous nous arrêtons avec hésitation devant les textes de Pline. Ne sont-ils pas plus vieux que le Panthéon actuel de près d’un siècle ? Ces textes ont été étudiés avec une persévérance infatigable ; ils sont l’objet d’un grand respect. Mais peut-être a-t-on étendu outre mesure leur signification ? Non-seulement on tient compte de ce qu’ils disent et on l’accepte ; mais, même en présence du monument, on croit devoir admettre, comme attesté par eux, ce qu’ils ne disent pas. Pline parle d’un temple. Il fait mention d’un fronton, de cariatides, de chapiteaux de bronze ; mais nulle part d’une rotonde et d’une coupole, chose cependant dignes de remarque. Cette voûte si vaste devait être, même à Rome, quelque chose qui méritait l’attention. En tout cas, rien de ce que rapporte l’auteur ne s’accorde avec ce qui existe. Mais si l’on veut bien penser qu’il voyait et décrivait un autre édifice, tout se simplifie. Alors le temple, un octostyle, se développe suivant les règles de Vitruve et la cella répond logiquement à l’ordonnance du vestibule. L’intérieur est divisé en trois nefs par des colonnes dont les chapiteaux sont de bronze. Les colonnes du milieu forment un premier ordre et elles portent des cariatides sur lesquelles la charpente vient poser. Cette partie de l’œuvre a pu brûler, les poutres n’étant pas seulement de bronze, mais de bois recouvert de métal. L’incendie a pu être allumé par la foudre ; il a pu aussi être concentré dans la cella et le portique rester intact. Voilà ce qu’il serait permis de penser du premier Panthéon, en concluant de ce qu’il en reste à ce qui en a péri ; et peut-être les découvertes à venir viendront-elles justifier ces conjectures.

Quant au texte de Dion Cassius, il s’appliquerait aux choses de son temps. Pline était mort en 79. Dion, qui était né en 155, a certainement vu le monument dans un état différent de celui que Pline a décrit. Depuis lors, le Panthéon avait été brûlé et rétabli deux fois. Les restaurations très fidèles telles que nous nous efforçons de les exécuter aujourd’hui n’étaient guère plus dans les habitudes des anciens que les copies serviles ; et chaque empereur devait être tenté de mettre du sien dans ce qu’il reconstruisait. Dion vit le Panthéon tel qu’il était sous Septime-Sévère, et c’est de celui-là qu’il a parlé. Mais cette réfection venait après celle d’Adrien et malgré l’inscription dont il a été parlé plus haut, peut-on la considérer comme ayant reproduit avec une rigoureuse exactitude le temple bâti ou consacré par Agrippa ?

Mais je discute, j’émets des suppositions et des doutes, et je n’ai point qualité pour cela. Qu’on m’excuse. Tout ce que je puis dire, c’est que les découvertes de M. Chedanne me semblent simplifier la tâche des archéologues et leur enlever un grand souci : celui de faire cadrer les indications fournies par Pline avec la réalité présente, celui de faire entrer dans un édifice postérieur en date ce qui appartenait à un édifice plus ancien.

Ce que le travail dont nous nous occupons a aussi de particulier, c’est que l’autour y est parti de l’étude de la construction. Il n’a pas été ébloui par les beautés de son modèle au point de n’en voir le complément que dans sa propre imagination. Il a voulu en connaître la raison profonde. Il n’a pas eu la prétention d’interpréter les textes : cet art n’est pas le sien. Il se borne à déchiffrer les débris du passé et à interpréter les formes archi tectoniques, ce qui constitue une épigraphie et une philologie spéciales. Maintenant que les marques empreintes sur les matériaux ont fourni leur témoignage, il continue son œuvre technique en recherchant dans les substructions les vestiges des fondations anciennes et la condition statique des constructions actuelles. Ensuite, il achèvera son œuvre en poursuivant ses investigations jusqu’au sommet de la coupole. Plus tard, et seulement lorsqu’il en aura bien reconnu et pénétré l’organisme intime, il revêtira l’édifice de ses ornemens.

La méthode est rationnelle, et, à ce propos, je veux appeler l’attention sur cette disposition d’esprit du jeune architecte. Ce n’est pas l’opinion généralement reçue que les élèves de l’École des Beaux-Arts et particulièrement ceux qui obtiennent le prix de Rome aient une grande prédilection pour l’étude de la construction. A entendre les détracteurs de l’institution, ce qu’on peut attendre de nos pensionnaires, ce sont surtout de belles aquarelles. Mais ils ne se bornent pas à cela et les personnes prévenues contre eux ne suivent pas d’assez près ce qui se fait rue Bonaparte. Depuis vingt-cinq ans, l’enseignement de la construction y a pris une place considérable : il embrasse au moins deux années. Après que les voies lui eurent été préparées par le vénérable M. Jay et qu’il eut été déjà développé par le baron Elphège Baude, il a été porté très haut par un artiste de premier ordre, Emmanuel Brune. Élève distingué de l’École polytechnique et, bientôt après qu’il en fut sorti, grand prix d’architecture, Brune, quand il fut appelé à professer à l’École des Beaux-Arts, déploya dans son cours la double intelligence et la double autorité de l’ingénieur et de l’architecte. Sa mort récente et prématurée a laissé un grand vide. Mais son successeur conserve pieusement l’esprit de ses leçons, esprit de principes rigoureux et de mesure, doctrine qui ne fait pas plus fléchir la science qu’elle n’entrave le sentiment. Mais ce que Brune a laissé après lui, c’est une génération d’architectes formés d’après ces idées, également préoccupés de l’art de bâtir et de l’art de décorer et ne les séparant jamais, parce qu’ils sont inséparables dans les chefs-d’œuvre. Ainsi Brune a été un maître véritable ; il a formé des disciples convaincus, et, parmi eux, les pensionnaires de l’Académie restent au nombre des plus fervens.

Une évolution très importante s’est donc opérée dans notre école. On n’y descend pas, et comme par grâce, de l’esthétique aux considérations positives de la construction ; on s’y élève de la construction attentivement consultée à l’histoire et à l’esthétique. Quand on calculera les arcs récemment trouvés au Panthéon, on verra probablement que, sans eux, les belles proportions de la coupole n’eussent pas été obtenues. Tant il est vrai que la disposition des matériaux, suivant certaines lois, est la raison tangible de ce qu’il y a de plus immatériel dans l’impression que nous ressentons devant un édifice.

Que les recherches continuent donc ! Qu’elles nous apportent de nouveaux enseignemens et encore quelques-unes de ces briques qui semblent déposer sur la foi d’un serment ! Qu’elles nous donnent des dates irrécusables et des points de repère évidens ! Que la lumière soit plus complète ! Nous la recevrons avec respect, mais peut-être avec quelque tristesse. Il y a parfois dans les découvertes une sorte de désillusion. Il semble qu’elles nous dépouillent d’une partie de nous-mêmes en nous enlevant des sujets d’initiative et en rabattant nos imaginations. Le vrai, d’ordinaire, est si simple ! Et puis, ce n’est pas sans regret qu’on renonce à des idoles, à ces idoles dont parle Bacon, qui sont un héritage de ceux qui nous ont précédés et qui tiennent à ce qu’il y a de plus profond en nous. On ne s’en désintéresse pas. Cependant, elles tombent ; mais elles laissent comme des décombres après elles. La voie en est obstruée et les jeunes vérités ont peine à cheminer à travers ces débris. Elles sont à nous, pourtant, et nous hésitons ; on dirait que leur possession nous décourage. Est-ce donc fini ? Non, certes ! Nous aurons toujours à pénétrer des mystères. Et d’ailleurs, la vérité ne nous suffit pas toujours ; nous voulons aller au-delà et, en présence de certaines constatations formelles, l’esprit conserve toujours ses droits à l’hypothèse.

Quant au Panthéon, ce ne sera pas la première fois que des faits de la nature de ceux que l’on y a constatés se seront produits à Rome. L’histoire s’y fait et s’y défait sous nos yeux. Il y a des imitations de la vérité, imitations logiques et sincères qui nous captivent. Mais quand la réalité qui leur manque apparaît, elles s’évanouissent en un instant. Parmi les découvertes de la seconde moitié de notre siècle, aucune ne nous a plus frappé que celles du Forum. Jusqu’au moment où il a été mis à nu, on en jugeait par quelques colonnes qui surgissaient du sol, par quelques traces de la Voie Sacrée, par des arcs de triomphe, témoignages imposans, mais sans lien. Sur cela, l’imagination se donnait carrière. Les conjectures se multipliaient, on faisait des restaurations idéales, on échangeait des polémiques. Puis, les fouilles sont venues et on a vu un ensemble du Forum qu’on n’avait pas soupçonné. C’était bien ainsi qu’il avait été à une époque donnée et cela n’était pas sans grandeur. Mais je crois qu’à partir de ces vastes déblais, il s’est fait plus de silence autour de lui. On regarde cette paléontologie étalée sous les jeux, plus froidement qu’on ne faisait la ruine incertaine. On ne s’y aventure plus sans un guide et il se passera longtemps avant qu’on y vienne rêver.

Mais c’est affaire de sentiment et non pas de raison ; car quel plus grand bonheur pour nous que de savoir et de comprendre ! Si quelques vérités ne s’acceptent pas sans un instant de mélancolie, cependant nous ne sommes pas plus ingrats envers ceux qui les ont trouvées que nous ne nous montrons injustes pour les savans travailleurs qui s’en sont cependant écartés. Et pour revenir à mon sujet et pour conclure, je m’arrête à un passage de l’ouvrage de M. Frédéric Adler dont j’ai déjà parlé, passage qui contient une excellente théorie et qui restera prophétique. L’éminent architecte a été empêché de visiter le Panthéon autant qu’il l’eût désiré. Il s’en plaint et il dit : « Aucun édifice ne peut résister à l’analyse méthodique de son organisme. Chaque monument raconte lui-même son histoire au savant praticien qui est compétent et qui cherche et fouille. C’est souvent un chagrin pour le monument ; mais c’est une joie pour l’artiste. »

C’est bien là ce qui est arrivé au Panthéon. Je ne sais si le monument et ses admirateurs en seront attristés ; mais en attendant d’avoir dit son dernier mot, M. Chedanne a lieu d’être satisfait.

Il y a bien plus encore. Ces découvertes, qui occupent le monde savant, rendent un bon témoignage des études des pensionnaires de l’Académie de France. Elles font à l’institution un honneur qui rejaillit sur notre pays. M. le ministre des beaux-arts l’a reconnu : il vient de donner à M. Chedanne une mission qui lui permettra d’achever sa restauration à Rome.


EUGÈNE GUILLAUME

  1. Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Comptes-rendus des séances de l’année 1892. Communications de M. Geffroy, directeur de l’École française de Rome dans les séances des 12, 26, 29 avril et 13 mai.
  2. Das Pantheon zu Rom. Einunddreissigstes programm zum Winckclmannsfest der archäologischen Gesellschaft zu Berlin, 1871.