Lévy frères (p. 1-15).

Peintures murales

I

A part la figure de la Liberté et quelques statues allégoriques improvisées pour la fête de la Concorde, la République n’a encore commandé qu’un seul travail d’art, les peintures murales du Panthéon. L’homme choisi pour exécuter cette œuvre immense porte un nom peu connu, mais qui le sera bientôt. Il s’appelle Chenavard. On a paru étonné que ce gigantesque labeur ait été confié à un artiste obscur, dans un pays et à une époque où l’on compte tant de maîtres d’un talent et d’une célébrité incontestables. Le mérite d’un gouvernement est de deviner les hommes et de fournir au génie les occasions de se développer. Il n’eût pas fallu une grande hardiesse d’initiative pour prendre MM. Ingres, Delaroche et autres, qui ont fait leurs preuves : on pouvait ainsi prévoir d’avance les résultats ; mais une originalité nouvelle ne se fût pas produite, et un splendide horizon de l’art serait resté voilé à tout jamais.

Abstraction faite de quelques essais tous récents, la peinture murale n’a guère été pratiquée en France depuis plus d’un siècle ; le plafond d’Hercule de Lemoine et les décorations de Versailles sont les derniers travaux de ce genre. A dater de là l’on n’a peint que des tableaux de chevalet d’une dimension plus ou moins restreinte dont l’exécution est et devait être le principal mérite. La touche du maître en fait la plus grande valeur, et l’idée d’une vaste composition rendue par des mains étrangères choque nos préjugés d’individualisme. Accoutumés que nous sommes à estimer avant tout le faire de l’artiste, nous n’apprécions pas autant sa pensée. Il nous faut pour ainsi dire dans chaque coup de brosse le paraphe de sa signature.

La peinture murale veut d’autres habitudes et des façons différentes : avec elle tous les petits mérites de clair-obscur, de transparence et de touche disparaissent ; une belle ordonnance, un grand style, une couleur simple et mate, voilà ce qu’elle exige ; et sans vouloir diminuer en rien le talent des maîtres contemporains que nous avons loués mainte et mainte fois avec la plus chaleureuse conviction, l’on peut dire qu’ils se sont en général très-peu préoccupés de la composition dans le sens philosophique du mot, et cela n’est pas une faute, car l’occasion de recouvrir un édifice de peintures, si fréquente dans la vie des maîtres italiens, ne se présente presque jamais aux artistes de notre siècle moins favorisé : resserrés entre les ais dorés d’un cadre, ils cherchent à briller par les qualités matérielles, et s’inquiètent moins du côté spiritualiste de l’œuvre.

Un homme s’est trouvé, et cet homme est Chenavard, qui n’a pas été pressé de cette inquiétude de prendre la palette et de mêler plus ou moins au hasard des couleurs sur une toile. Le désir du tableau pour lui-même l’a peu agité, et il s’est dit que l’art devait descendre du cerveau à la main, et non remonter de la main au cerveau, et il a pensé que lorsqu’il serait savant il serait habile ; il a laissé les autres devenir adroits tout à leur aise, et lui, dans l’ombre où il s’était volontairement plongé, il s’est livré à une étude consciencieuse et philosophique de la peinture ; il a vu toutes les galeries d’Europe, analysé, copié et commenté toutes les fresques monumentales, et, par une fréquentation assidue, pénétré dans l’intimité secrète de Michel-Ange, de Raphaël, des dieux et demi-dieux de l’art : à force d’écouter les discours muets de leurs chefs-d’œuvre, il a recueilli des phrases mystérieuses qu’ils ne disent point à d’autres.

Cette moderne école allemande, si érudite et si pleine de pensées et de style sous son froid coloris, a été de sa part l’objet d’un examen attentif. Overbeck, Cornélius, Schnorr, Kaulbach, lui sont également familiers, et il a rêvé dans la Glyptothèque de Munich comme dans la chapelle Sixtine ; aucun chef-d’œuvre de l’esprit humain, même en dehors des arts plastiques, ne lui est demeuré étranger. Depuis Orphée jusqu’à nos jours, il n’est guère de poëte qu’il ne connaisse, même les mauvais ; il sait Mozart et Beethoven comme Homère et Dante. Les sommets les plus escarpés ne l’effraient pas ; il a gravi Platon, Spinosa, Kant, Schelling, Hégel, car il croit à la solidarité des sciences ; et à travers tout cela, il a rempli des cartons de dessins où se trouvent deux ou trois cent figures. Tous les Olympes, tous les paradis, tous les Walhallas y ont passé, sans compter les cosmogonies orientales, les jugements derniers, les fêtes babyloniennes, les orgies et les triomphes romains, les invasions de barbares, les conciles, les grandes scènes de la Convention, les batailles de l’empire, tous les sujets où il faut remuer de grandes masses, et dont le personnage principal est la foule, personnage que nul ne s’entend à faire agir comme Chenavard.

Armé de cette érudition immense, encyclopédique, sans rival dans la composition, il eut la force de se tenir à l’écart et d’attendre que son tour arrivât. Il ne compromit pas son haut talent et ses austères qualités dans des tableaux épisodiques. Il ne voulait et ne pouvait peindre que le Panthéon, et comme tout vrai désir a le droit d’être réalisé et l’est toujours par le pouvoir équitable et bon qui proportionne les attractions aux destinées, Chenavard va enfin accomplir l’œuvre qui a été l’occupation et le but de toute sa vie. Le Panthéon peut-être était le seul monument où il pût formuler à l’aise ses doctrines d’art et de philosophie.

Le Panthéon est un temple et non pas une église ; sa forme, essentiellement païenne, se refuse aux exigences de la religion catholique, et sainte Geneviève a toujours eu, aux époques dévotes, beaucoup de peine pour y loger son culte : son nom même, qui signifie temple de tous les dieux et a prévalu parmi le peuple, le désigne à une destination plus vaste et plus générale que celle d’une basilique chrétienne. Y mettre simplement les dieux de l’ancien Olimpe [sic] eût été d’un paganisme par trop renouvelé des Grecs ; et bien que Jupiter et les autres habitants des palais célestes comptent en ce moment trois adorateurs pleins de conviction, prendre au pied de la lettre le sens du nom de l’édifice eût été une tentative d’une appropriation trop rigoureuse.

Chenavard, imbu des idées panthéistes, fait de l’église de la naïve patronne de Paris le temple du génie humain ; il écrit sur ces vastes murailles l’histoire synthétique de ce grand être collectif, multiple, ondoyant, ubiquiste, éternel, composé de tous les hommes de tous les temps, dont l’âme générale est Dieu, et qui, en marche depuis Adam, s’avance d’un pas ferme et sûr vers le but connu de lui seul. La légende et l’apothéose de l’humanité, telle est la tâche gigantesque que l’artiste s’est imposée : il a voulu montrer, en outre, que la Raison pure prêtait autant à la beauté et aux développements pittoresques, que les mythologies et les symbolismes recommandés comme les plus poétiques. Les dessins que nous avons vus nous permettent, dès aujourd’hui, d’affirmer que le problème est résolu victorieusement. A part le talent que le peintre y peut mettre, n’y a-t-il pas autant de poésie, de haute moralité, de beauté véritable enfin, dans la représentation des grandes actions et des hommes illustres, l’honneur de la famille humaine, sans distinction de lieu, de temps et de secte, que dans celle de miracles et de martyres, où l’art n’est pas plus respecté que la vérité historique ?

Nous allons tâcher de donner une idée de ce travail colossal, qui intéresse si vivement le public et les artistes. Quelques explications architecturales sont nécessaires pour faire bien comprendre l’ordre et l’enchaînement des compositions que nous avons à décrire.

Le Panthéon a la forme d’une croix grecque, c’est-à-dire dont les branches sont d’égale longueur, contrairement à la croix latine, où les bras sont plus courts que le pied. L’intérieur en est divisé en soixante entre-colonnements ayant chacun onze pieds de large. Ces entre-colonnements sont eux-mêmes séparés en deux parties par une petite doucine, de façon que la partie inférieure a environ dix-huit pieds de haut et la partie supérieure onze, ce qui superpose un carré à un parallélogramme.

Il y a en outre quatre gigantesques piliers triangulaires détachés du corps de l’édifice, dont les sommets s’évasent en pendentifs et qui soutiennent par leur masse le poids de l’énorme coupole.

En outre, du côté intérieur de la porte se trouve deux grands panneaux et une imposte.

Dans les panneaux sont dessinées deux figures colossales d’Adam et Eve, acceptées comme personnages génésiaques, sans préjudice des soixante-dix dynasties préadamites et des générations antérieures, car le panthéisme doit représenter le passé, le présent et l’avenir.

Ils sont là tous les deux, l’un représentant l’âge viril ou barbare, l’autre l’âge féminin ou civilisé. Adam, type de la force ; Eve, type de l’intelligence ; Adam, le Titan de la Bible et du Thalmud, le colosse que Dieu a pétri avec les sept poignées du limon arrachées par l’ange Azraël aux sept lits de la terre effrayée, et dont la tête démesurée touchait presque les cieux ; Eve, la mère universelle, la grande aïeule du monde, la femme aux mamelles intarissables, aux larges hanches, aux flancs profonds où tressaillent déjà sourdement les générations futures et les germes ignorés de l’avenir ; outre leur signification de pères des humains, ils en ont encore d’autres plus profondes et plus cosmogoniques : ils indiquent les puissances génératives de la nature, les principes actif et passif, les deux portions séparées de l’androgyne primordial, et les signes mystérieux, hiéroglyphes de la création que l’Inde adorait dans les temples d’Ixora, et que la Grèce promenait aux fêtes Eleusines dans le van recouvert d’un voile…

L’imposte qui ferme en quelque sorte comme un camée de bracelet la longue suite des compositions parties de cet endroit de l’édifice, pour en faire le tour, renferme un sujet dont il vaut mieux ne parler que lorsque nous serons revenus à notre point de départ, car il est le résumé de la pensée générale.

Le premier tableau que nous trouvons à notre gauche en entrant, – qu’on nous permette cette anticipation pour une œuvre qui n’existe encore qu’à l’état de cartons et de croquis, – représente le déluge, non pas pris comme ceux du Poussin ou de Girodet, dans le sens épisodique d’une douzaine d’hommes qui se noient d’une façon plus ou moins théâtrale, mais entendu comme le cataclysme destructeur du monde primitif et des races antédiluviennes. Au fond s’étagent les terrasses et les tours d’Enochia, la ville des géants, dont le flot envahisseur lèche déjà les escaliers de granit ; sur le devant fourmillent, dans une confusion pleine d’épouvante, les créations colossales et monstrueuses dont le poids fatiguait la terre ; informes ébauches de la matière qui devaient disparaître sans retour. Les générations étranges produites par le commerce d’Adam avec la Dive Lilith et les créatures qui peuplaient l’Eden avant la formation d’Eve, les enfants des anges et des filles de la terre, les résultats hideux des incestes et des mélanges bizarres entre les géants et les esprits des planètes voisines qui alors se pouvaient visiter, tout ce monde démesuré et formidable, aux formes bestiales, aux regards farouches, aux faces où l’intelligence humaine s’allourdit [sic] des linéaments de la brute, disparaît et s’engloutit sous ces vagues qu’il s’étonne de ne pouvoir dominer : le dinothérium gigantœum, le megalonix, le mastodonte, l’icthyosaurus, sont submergés, malgré leur taille énorme, leurs os qui sont comme des barres d’airain, leur écailles pareilles à des boucliers, malgré les tempêtes de leurs narines et les trombes de leurs évents. Le ptérodactyle et le griffon cherchent en vain dans l’air un refuge contre l’eau. Il faut périr ! Arrière, formes du cauchemar et de l’ébriété, ébauchées au hasard dans l’ivresse et la folie de la création ; être massifs, difformes, péniblement soudés, épouvantables, rampant gauchement dans les fougères de deux cent pieds de haut, rudes et grossiers essais d’un monde à refaire, délire de la matière à peine sortie du néant ; arrière ! Behemoth, Levianthan, et toi, poisson Macar, disparaissez ! Le temps n’est plus des énormités et des monstruosités. L’ébullition des premiers jours s’est éteinte. La terre, rafraîchie par le déluge, a perdu son ardente atmosphère saturée d’oxygène et de carbone. La nature plus adroite n’a pas besoin de tant d’argile pour modeler les formes nouveles [sic] dont elle repeuple le monde. L’Avenir flotte sur l’abîme des eaux, renfermé aux flancs de l’arche !

Au second tableau, les eaux diluviales se sont retirées. L’ivresse de Noé maudissant Cham le mauvais fils, qui n’a pas respecté la nudité paternelle, symbolise la séparation des races. Selon les traditions rabbiniques, le visage de Cham serait devenu tout noir et tout bouffi après sa faute, et le fils réprouvé aurait, dans son exil, donné naissance aux races nègres et basanées, tandis que des bons fils, Sem et Japhet, sont descendues les races blanches et jaunes postdiluviennes. A partir de là, l’humanité, telle que nous la connaissons, et sous des formes qui n’ont pas varié depuis cinq mille ans, commence ses migrations et ses pèlerinages : de grands fleuves humains descendent des hauts plateaux de l’Inde et se ramifient par toute la terre ; et dès le troisième tableau, nous assistons à l’invention de l’astronomie, aux premiers commencements de l’Egypte.

Des pécheurs prennent dans le Nil, caractéristique du lieu de la scène, des béchirs et des fahakas ; plus loin, des pasteurs observent, dans leur repos contemplatif, les étoiles qui s’ouvrent comme des fleurs d’or dans l’azur assombri du soir ; à l’horizon se dessine la silhouette des temples en construction. L’âge patriarcal va faire place à l’âge théocratique. Déjà, dans les carrières de Syène, les multitudes asservies taillent le granit rose en sphinx, en obélisques, en stèles, en pylones [sic] ; déjà se sculptent les dieux à têtes de chien et d’épervier ; déjà se creusent et se peignent les hiéroglyphes ; le symbolisme effrayant et monstrueux de l’Egypte se traduit en édifices indestructibles qui offrent encore au monde leurs énigmes à deviner. Les nécropoles et les syringes étendent sous les temples leurs corridors et leurs chambres bariolés qu’habite un peuple de momies, tandis qu’en haut règne sur des vivants non moins morts que ceux des hypogées, un prêtre plus que roi et presque Dieu.

L’époque théocratique est arrivée à son plus haut développement. Dans la composition suivant, le mage Zoroastre, entouré de prêtres et de fidèles dans l’attitude du respect et de l’adoration, offre un sacrifice au Dieu dont il s’est fait le révélateur. Selon les traditions israélites, qu’on peut suspecter de partialité, Zoroastre servit longtemps le prophète Daniel, et ce fut de lui qu’il prit le côté judaïque qu’on remarque dans sa religion. Il écrivit le Zend-Avesta, réforma le culte des anciens Perses, et fit beaucoup de miracles. D’après les uns, il fut tué par une étincelle de feu qu’il savait faire jaillir des astres, et que le démon détourna de lui (Zoroastre connaissait-il l’électricité ?) ; d’après les autres, il fut passé au fils de l’épée avec quatre-vingt mille prêtres de son clergé par Argyaspe, rois des Scythes Orientaux, irrité de sa trop active propagande religieuse. C’est cette dernière version qu’a préférée l’artiste comme plus historique et plus conforme à son projet. Argyaspe, suivi de ses hordes, s’élance, sans s’inquiéter de la colonne qui sépare les deux parties de la composition, sur le mage incliné qui ne l’aperçoit pas. Les guerriers, cuirassés de peaux de serpents, brandissant des armes bizarres, contrastent par leurs gestes violemment farouches avec la placidité sacerdotale et théurgique du mage et de son entourage.

C’en est fait de la théocratie : l’époque guerrière commence, désignée aussi clairement que possible par un soldat tuant un prêtre. En cinq évolutions, nous voici arrivés du commencement du monde au cycle héroïque, et au premier angle de la croix qui forme le plan architectural du Panthéon.

Sur l’angle intérieur se déroule la guerre de Troie, immense tableau que n’interrompent pas les colonnes, et qui semble vu à travers un portique. L’Iliade est résumée tout entière dans cette admirable composition. Ici la flamme s’attache aux flancs des vaisseaux creux, là le jeune héros au poil fauve, l’Achille Péliade, sort de sa tente pour disputer aux Troyens le corps de son ami Patrocle ; plus loin s’élèvent les hauts murs d’Ilion, où le grand cheval de bois va introduire les Grecs, et le cadavre d’Hector, traîné dans la poussière, expie la mort de Patrocle ; puis, dans un coin, est assis Homère, aveugle : le récit auprès de l’action. Il est entouré de vieillards, emblèmes de la tradition, qui lui racontent les hauts faits des hommes du temps passé, et de jeunes gens attentifs, rapsodes futurs, qui écoutent pieusement les légendes que le poëte transforme en vers à mesure qu’il les recueille. Pour mieux chanter le blond fils de Thétis aux pieds d’argent, Homère vient d’ajouter une nouvelle corde à sa lyre. A ses pieds, une seconde lyre d’une forme moins auguste, plus familière, pour ainsi dire, figure l’Odyssée, épopée déjà moins sévère.

Les temps héroïques sont clos : l’homme, après avoir secoué la terreur de dieux horribles et de religions écrasantes, n’a voulu dépendre que de sa force physique et de son courage personnel : il a appris à connaître sa valeur intrinsèque ; le progrès est déjà sensible : l’humanité se perfectionne. Aux chaos génésiaques, aux énormités antédiluviennes ont succédé les distinctions de race, la régularité théocratique. Mais si le désordre est funeste, l’immobilité ne l’est pas moins. Annihilé par un pouvoir trop puissant, l’individualisme avait besoin de se constater, et les héros se sont détachés violemment de la longue procession sacerdotale, où les pas étaient réglés et les attitudes prescrites. Cependant la force physique ne suffit pas à remplir l’idéal que poursuit l’humanité. La force morale doit se joindre à la force physique comme l’âme au corps. A côté de l’idée de puissance commence à sourdre l’idée de justice. Les législateurs ne vont pas tarder à se produire. Voici dans cet entre-colonnement Pythagore, Solon, Lycurgue, tous ceux qui ont formulé le sens moral, la notion du juste et de l’injuste en vers dorés, en maximes et en lois. Le siècle de Périclès va s’ouvrir, la civilisation grecque se développe et arrive à son apogée. Hippocrate, entouré d’élèves qui recueillent ses observations, visite un malade et fait une leçon de clinique dans le temple d’Esculape. Démosthène, monté sur le pnyx ou tribune aux harangues, prononce devant la foule enthousiaste un de ces discours que Philippe craignait plus qu’une armée.

A cet endroit sera placée, dans une niche qui s’y trouve, une statue colossale d’Alexandre, exécutée sur les dessins de Chenavard, comme les sculptures de Versailles qui furent faites pour la plupart sur les dessins de Lebrun. Alexandre est considéré comme le héros expansif du génie grec, comme le propagateur de la civilisation hellénique qu’il traînait, dans les fourgons de son armée, à travers les populations barbares ; un des premiers parmi les conquérants, il eut le rêve de l’unité et chercha à réaliser un empire universel. Ce grand prince n’était pas seulement un soldat. Elève d’Aristote, admirateur de la poésie, il ne trouvait rien de plus précieux à mettre dans le coffre de Darius qu’un exemplaire de l’Iliade. Alexandre, à la fois artiste et guerrier, cœur généreux et grand cerveau, symbolise mieux que personne cette famille humaine si intelligente, si brave, si amoureuse du beau, et qui est restée la patrie éternelle de tous les nobles esprits.

Interrompu un moment par la statue d’Alexandre, le grand défilé synthétique et pittoresque recommence : chaque pas qu’on fait vous vieillit d’un siècle, chaque colonne qu’on dépasse, d’une civilisation. La splendeur d’Athènes s’éclipse déjà ; la Minerve d’ivoire et d’or, dont on apercevait la lance et le haut du casque dès le cap Sunium, n’a pu écarter les barbares de sa ville chérie. L’Acropole est envahie et le Parthénon profané. De grossiers soldats jouent aux osselets sur les tableaux d’Apelle, de Zeuxis, de Parrhasius et de Protogène, qu’ils rayent sans pitié. D’autres emportent les statues de marbre de Phidias, les bronzes de Lysippe, les trépieds et les cratères de Myron. Au fond la flamme dévore les monuments d’Ictinus, l’architecte qui sut donner la grâce humaine à un fronton et à une colonne.

Athènes n’est plus qu’une ruine. Ce qui reste d’elle et de sa tradition, nous le retrouvons dans la bibliothèque d’Alexandrie. Voici les versificateurs, les grammairiens, les commentateurs, les érudits, les philosophes qui raturent, épluchent, scrutent, compilent, dissertent, pâles desservants d’un art mort qu’ils ont embaumé pour lui conserver l’apparence de la vie, mais qui n’émeut personne, et auquel nul ne veut croire. Cette belle civilisation grecque a fini comme tout finit, par les barbares et les sophistes !

Maintenant, de l’Orient et de la Grèce, nous passons à l’Italie : les Etrusques d’Evandre savourent les douceurs de la paix et des arts ; occupés d’un joyeux festin, ils boivent à longs traits dans de belles coupes le vin que des jeunes filles leur versent, en inclinant ces amphores rouges et noires, fragiles chefs-d’œuvre céramiques dont quelques-uns pourtant sont parvenus intacts jusqu’à nous. On en voit qui, déjà rassasiés, sont étendus sur l’herbe, et jouent du chalumeau ou de la flûte de Pan. Cette scène de bonheur paisible et que rien ne semble devoir troubler ne se renouvellera plus. Regardez dans ce coin, au milieu de ces roseaux, cette louve couchée qui lève son museau maigre, et sous le ventre de laquelle fouillent deux enfants joueurs et avides. Cette louve est la louve romaine qui aura bientôt dévoré l’Etrurie, et dont le monde entier ne pourra assouvir la faim insatiable.

Rome est constituée : les pères conscrits siègent sur leurs chaises curules, et Brutus, type de l’abnégation républicaine et du sacrifice des sentiments de la famille aux sentiments patriotiques, sort pour commander aux bourreaux et aux licteurs l’exécution de ses fils.

La prise de Carthage, centre de la civilisation d’Afrique, occupe deux entre-colonnements : Carthage doit disparaître et se fondre dans la grande unité romaine : cette scène de carnage et de terreur fait face à la chute d’Ilion et occupe le second angle de la branche gauche de la croix.

A l’angle de retour commencent les guerres civiles : César est sur le point de passer le Rubicon. Cette composition nous a vivement frappé par la grandeur de style et une expression morale dont peu de peintures offrent l’équivalent. Le torrent occupe le devant du tableau. César, à cheval, assez séparé du gros de sa troupe pour la dominer par la perspective comme une imposante statue équestre, hésite sur la rive, pesant la destinée du monde à cette minute suprême. Le cheval a déjà le pied dans l’eau et retourne la tête du côté de son maître d’un air interrogatif. Allons ! c’est résolu. César passera ; il rend la bride au noble animal ! le sort en est jeté. C’est simple, noble et beau, d’une beauté qui se sent mieux encore qu’elle ne peut se rendre.

L’artiste a réuni dans le tableau suivant, par une espèce de synchronisme d’optique, la mort de Brutus et de Caton ; tous deux désespérés, l’un doutant de la vertu, l’autre de la patrie, se tuent, comme l’histoire le rapporte, Brutus en se laissant tomber sur son épée, Caton en arrachant ses entrailles par la bouche de sa plaie.

Les guerres civiles sont terminées. Auguste ferme le temple de Janus ; les poulets sacrés, les foies des victimes, ont donné des présages favorables. La paix du monde est assurée pour toujours ; Rome s’asseoit [sic] enfin sur une base inébranlable. Prêtres, jeunes filles, peuple, célèbrent ce jour heureux, et à quelques pas du temple se déroule une idylle pleine de poésie et de fraîcheur, la mise en action des vers où Virgile, prophète involontaire, annonce la venue du Messie. – Quant au poëte, il est là debout, ne regardant pas la fête, et l’œil tourné vers l’aurore mystérieuse que lui seul aperçoit à l’horizon, il murmure les hexamètres célèbres :


« Ultima Cumæi venit jam carminis ætas :
Magnus ab integro sæclorum nascitur ordo.
Jam redit et virgo, redeunt Saturnia regnia :
Jam nova progenies cœlo demittitur alto. »

Nous sommes arrivé à l’extrémité de la croix et à la fin du monde antique : le paganisme a fait son temps ; une religion nouvelle va dominer le monde : avec Jésus-Christ est née l’ère moderne.