Le Pantcha-Tantra ou les cinq ruses/Quatrième Tantra

Vichnou-Sarma 
Traduction par Jean-Antoine Dubois.
J.-S. Merlin (p. 183-204).

QUATRIÈME TANTRA.

Séparateur

Après que Vichnou-Sarma eut fini le récit des apologues qu’on vient de rapporter, ses élèves, qui lui avaient prêté l’oreille avec la plus grande attention, sentirent leur admiration s’accroître de plus en plus à la vue de l’esprit de sagesse que faisait paraître leur précepteur dans le choix des exemples qu’il leur racontait pour les instruire d’une manière tout-à-la-fois utile et agréable. Ils lui renouvelèrent donc les protestations de leur sincère reconnaissance, l’assurèrent qu’ils n’oublieraient jamais les peines qu’il avait prises pour leur donner une bonne éducation, et le service important qu’il leur avait rendu en réformant leur esprit et leurs manières : Jusqu’ici, lui dirent-ils, notre esprit avait été enveloppé dans d’épaisses ténèbres, il était réservé à vous seul de dissiper les nuages qui l’environnaient et de l’éclairer d’une vive lumière. Désormais nous vous regarderons comme notre bienfaiteur, notre maître et notre gourou, et nous vous rendrons les hommages et les honneurs qui vous sont dus à tous ces titres. Continuez donc l’ouvrage que vous avez si heureusement commencé, et rapportez-nous encore quelque autre histoire qui, en nous amusant, puisse aussi nous instruire.

Vichnou-Sarma, de son côté, ravi de joie que son plan eût si bien réussi, profita des bonnes dispositions que faisaient paraître ses élèves, et continua de les instruire en leur rapportant la fable suivante :

Le Singe et le Crocodile.

Écoutez avec attention, jeunes princes, le récit que je vais vous faire, dit Vichnou-Sarma à ses élèves, et apprenez par cet exemple qu’on ne doit jamais se lier ou contracter amitié avec les méchans.

Près de la mer, du côté de l’ouest, se trouve un désert appelé Vipinantchara-Vanantra, dans lequel un singe nommé Sandjivaca régnait sur les animaux de son espèce qui vivaient dans ce même lieu. Dans le temps qu’il coulait des jours heureux et tranquilles au milieu de ses sujets, il survint parmi eux une maladie épidémique qui en enleva le plus grand nombre, et cette calamité publique diminua grandement le pouvoir et les ressources de Sandjivaca.

Un singe de ses ennemis, qui exerçait aussi l’empire dans une autre partie de ce vaste désert, ayant appris les malheurs survenus à son rival et l’état de faiblesse auquel il se trouvait alors réduit par la perte du plus grand nombre de ses sujets, s’empressa de saisir une occasion si favorable de tomber sur lui et de le chasser entièrement de ces lieux.

Dès que Sandjivaca fut instruit des desseins de son ennemi, comme il se voyait absolument hors d’état de lui résister, il chercha son salut dans une prompte fuite, répétant, pour justifier sa démarche, cette ancienne maxime :

Sloca.

« Une vie vagabonde est préférable à un état de misère dans le lieu où l’on est né, lorsqu’on avait été accoutumé auparavant à y vivre dans les délices. »

Comme il parcourait le pays au hasard sans savoir où il irait ni où il pourrait se fixer, après avoir long-temps erré de côté et d’autre, il parvint enfin au bord de la mer, et ayant trouvé sur le rivage un gros attymara[1], qui était surchargé de fruits, il voulut établir son domicile dans ce lieu solitaire, où il pourrait trouver sans peine sa subsistance, et où il espérait pouvoir vivre tranquille le reste de ses jours.

Il vivait ainsi depuis quelque temps, se nourrissant des fruits que cet arbre ne cessait de produire et qui lui paraissaient excellens. Un jour qu’il était assis sur une des branches les plus avancées sur l’eau de la mer, il laissa tomber quelques-uns des fruits dont il se rassasiait. Un crocodile qui se trouvait près de-là, attiré par le bruit que faisaient ces fruits en tombant sur la surface de l’eau, s’approcha et voulut les goûter. Les ayant trouvés bons, il regarda sous l’arbre, et comme il vit que la terre en était couverte, il descendit sur le rivage pour s’en rassasier.

Tantra-Tchaca (c’était le nom du crocodile), trouvant de quoi vivre abondamment, et sans peine sous cet attymara, fixa sa demeure dans ce lieu, oublia tout autre soin, ne pensa plus à sa famille ni à sa parenté, et ne songea qu’à se bien nourrir dans l’endroit où il se trouvait.

Vivant ainsi dans le voisinage l’un de l’autre, le singe Sandjivaca et le crocodile Tantra-Tchaca contractèrent peu-à-peu la plus intime amitié. Le singe témoignait son attachement à son compagnon en lui choisissant les meilleurs fruits qu’il pouvait trouver sur l’arbre, et en les lui jetant pour qu’il s’en rassasiât.

Pendant que ces deux amis coulaient des jours tranquilles, vivant ensemble dans l’abondance et dans la plus douce union, et que le singe se consolait de ses malheurs passés, par la pensée qu’il avait trouvé dans cette solitude un compagnon fidèle dans la société duquel il se flattait de pouvoir vivre désormais sans crainte et sans inquiétude, Cantaca-Prapty, la femelle de ce crocodile, voyant que son mari restait si long-temps absent, craignit qu’il ne lui fut arrivé quelque accident funeste, et cette pensée l’agitait des plus vives inquiétudes.

Au milieu des alarmes qu’elle éprouvait à ce sujet, un jour elle appela une autre crocodile de ses amies nommée Goupta-Gamani, qui vivait dans le voisinage, et lui communiqua le sujet de sa douleur : Voilà déjà long-temps, lui dit-elle, que mon mari m’a quittée sans que j’aie pu apprendre de lui aucune nouvelle. La pensée d’une si longue absence ne me laisse goûter aucun repos. Je crains qu’il n’ait péri misérablement en tombant dans les filets des pêcheurs ou dans quelque autre piège. Maintenant j’ai une grâce à te demander, c’est que tu veuilles bien me tirer de l’inquiétude qui me dévore, en allant toi-même à la recherche de mon mari, pour tâcher de découvrir s’il a péri ou s’il est encore vivant ; et lorsque tu auras appris quelque chose de certain, reviens, je te prie, sans délai, me faire part de ce que tu sauras.

Goupta-Gamani, voyant la douleur amère qu’éprouvait son amie, se sentit touchée d’une tendre compassion, et sans différer plus longtemps elle se mit aussitôt en route pour tâcher d’apprendre des nouvelles du mari dont l’absence était cause d’une si vive affliction. Pendant qu’elle parcourait les environs, voyageant tantôt sur le rivage, tantôt dans l’eau, et demandant à tous ceux qu’elle rencontrait des nouvelles de celui qu’elle cherchait, sans que personne pût lui en donner, Tantra-Tchaca et Sandjivaca continuaient de vivre ensemble heureux et sans éprouver la moindre sollicitude sur le sort des autres.

Un jour que le crocodile s’entretenait avec son ami le singe, il le pria de lui raconter l’histoire de sa vie et les circonstances qui l’avaient amené dans ces lieux. Il lui demanda s’il avait une femme et des enfans, où ils vivaient, et quel genre de vie ils menaient.

Sandjivaca, se croyant assuré de la sincérité de l’amitié de son compagnon, pensa qu’il pouvait se confier à lui sans réserve. Il lui raconta donc l’histoire de sa vie, il lui rapporta surtout en détail les malheurs qui l’avaient fait déchoir de la royauté, et l’avaient obligé de se dérober aux poursuites de son ennemi par une prompte fuite, et de chercher un asile dans cette solitude.

Lorsque le crocodile eut entendu le récit de son ami le singe, il sentit s’accroître encore sa douce sympathie qui l’attirait vers lui ; et la vue de ce que Sandjivaca avait été auparavant et de ce qu’il était à présent, ne fit qu’augmenter de plus en plus l’attachement qu’il avait conçu pour lui.

Sur ces entrefaites, celle qui était à la recherche de Tantra-Tchaca, après avoir longtemps cherché en vain de côté et d’autre, parvint enfin auprès de l’arbre sous lequel ce dernier vivait dans l’abondance sans éprouver le moindre souci sur le sort de sa famille. S’étant approchée de lui, elle commença par lui faire de vifs reproches sur sa longue absence, elle lui dit ensuite qu’elle était députée auprès de lui par sa femme ; qu’accablée de chagrin de ne pas revoir son mari, et alarmée par la pensée qu’il devait lui être survenu quelque accident funeste, celle-ci était tombée dangereusement malade : Elle désire avoir la consolation de te revoir avant de mourir, ajouta-t-elle, et elle m’a envoyée pour te chercher et te ramener : si tu te hâtes de me suivre tu as encore l’espérance de la revoir ; mais pour peu que tu diffères, il est douteux que tu la retrouves vivante.

Tantra-Tchaca, alarmé de la nouvelle fâcheuse qu’il venait d’apprendre, la communiqua à son ami Sandjivaca. Celui-ci lui conseilla de se rendre sans délai auprès de sa femelle pour la secourir, lui disant que l’obligation d’aller au secours de nos proches lorsqu’ils se trouvaient réduits à quelque extrémité, devait l’emporter sur toute autre considération.

Le crocodile, en partant, prit avec lui quelques-uns des meilleurs fruits dont il faisait depuis long-temps sa nourriture pour les porter à sa femme malade, espérant qu’ils pourraient lui procurer quelque soulagement. Lorsqu’il se fût rendu auprès d’elle, celle-ci, après avoir donné cours aux premiers transports d’allégresse qu’elle ressentait en revoyant son mari qu’elle avait cru perdu, lui fit les plus vifs reproches sur sa longue absence et lui dit que l’excès de la douleur qu’elle avait éprouvée par la crainte de l’avoir perdu pour toujours, avait manqué de la faire mourir. Tantra-Tchaca tâcha de l’apaiser et de la consoler, et chercha à s’excuser de sa longue absence en disant qu’il avait trouvé tant de charmes dans la société de Sandjivaca son ami, que le temps s’était écoulé en sa compagnie sans qu’il s’en aperçût ; en même temps il lui donna les fruits qu’il avait apportés et lui dit de les goûter. Lorsque Cantaca-Prapty eut goûté ces fruits, ils lui parurent si délicieux et si supérieurs à tous les genres de nourriture qu’on pouvait se procurer dans les eaux de la mer, qu’elle se douta bien que son mari, accoutumé à cette espèce d’alimens, serait bientôt dégoûté de tous les autres et voudrait retourner auprès de son ami le singe, qui, monté sur l’arbre attymara, lui fournissait de-là une nourriture si délicieuse. La perspective que son mari la laisserait bientôt pour retourner auprès de Sandjivaca, la détermina à tâcher d’inventer quelque ruse pour perdre ce dernier. Dans ce dessein, elle feignit d’être en effet dangereusement malade, et dit à son mari qu’elle était atteinte d’une maladie de langueur causée par la vive douleur que lui avait occasionnée sa longue absence ; elle ajouta qu’il n’y avait qu’un seul remède qui pût la guérir, c’était de dévorer le foie d’un singe, qui passait, disait-elle, pour un spécifique assuré contre l’espèce de maladie dont elle était atteinte : elle le conjura donc de se procurer de quelque manière que ce fût un singe, et s’il ne pouvait pas s’en procurer d’autre, de lui amener Sandjivaca, afin qu’elle pût lui dévorer le foie et recouvrer la santé.

La demande de sa femme jeta Tantra-Tchaca dans le plus cruel embarras, il ne pouvait se décider à trahir les devoirs de l’amitié jusqu’au point de devenir lui-même l’assassin d’un ami qui avait jusqu’alors mis en lui une confiance sans bornes, et qui lui avait rendu service ; d’autre côté, ne soupçonnant aucune supercherie de sa femme, il la croyait réellement en danger, et persuadé, d’après ce qu’elle avait dit, que le seul moyen de la guérir était de lui amener son ami Sandjivaca pour qu’elle pût se rassasier de son foie, il éprouvait au dedans de lui-même un combat cruel entre les sentimens de l’amitié et ceux de la tendresse qu’il avait pour sa femme. Longtemps il hésita sans pouvoir se décider ni prendre un parti. À la fin il se détermina à accéder aux désirs de sa femelle, disant, pour justifier cette résolution, que l’obligation pour un mari de conserver sa femme devait l’emporter sur toute autre considération : dans ces sentimens, il retourna auprès de Sandjivaca, avec l’intention de se rendre maître de lui et de le porter ensuite à sa femelle pour qu’elle put se nourrir de son foie.

Lorsque le singe vit revenir son ami, il lui témoigna la plus vive joie de le revoir, et sa première question fut de lui demander comment se portait sa femme. Le crocodile répondit qu’il l’avait en effet trouvée malade ; mais il ajouta en même temps que la situation de sa femme n’était pour lui qu’un objet secondaire ; qu’heureux d’avoir un ami tel que lui, ses premières pensées étaient pour lui : Depuis que je t’ai quitté, dit-il, je n’ai pu goûter aucun repos, et je n’ai soupiré qu’après le moment où je pourrais de nouveau jouir des charmes de ton amitié. Quand on a eu le bonheur de trouver des amis comme toi, femme, parenté, famille ne peuvent plus occuper. Aussi le vif désir de te revoir m’a fait quitter ma femme, quoiqu’elle se trouve dans un état dangereux, parce que je ne connais rien dans le monde au-dessus du plaisir d’être avec toi.

Le singe, surpris du langage de son ami, qu’il croyait sincère, et en même temps saisi d’admiration que son attachement envers lui fût porté si loin, l’assura de sa reconnaissance. Cependant il lui fit observer que sa femelle se trouvant dangereusement malade, son devoir l’obligeait de s’efforcer de la secourir : Et puisque tu ne peux vivre sans moi, ajouta-t-il, je consens à t’accompagner auprès d’elle, et à t’aider de mes conseils pour lui administrer les meilleurs remèdes. Après sa guérison, nous pourrons revenir dans ce lieu, et continuer d’y mener, comme auparavant, une vie tranquille et agréable dans la société l’un de l’autre. Cependant, continua-t-il, comment pourrons-nous faire le voyage ensemble, puisque je suis un habitant de la terre, tandis que tu es un animal aquatique ?

Tantra-Tchaca, satisfait que ses ruses eussent eu déjà un si heureux succès et eussent engagé le singe à se confier à lui sans réserve, le remercia de sa complaisance : Quant à la manière de faire le voyage, dit-il, je me charge de te transporter sur mon dos, et de te conduire sans accident ; j’aurai soin de nager toujours à fleur d’eau, de manière que tu ne puisses avoir le corps mouillé. Sandjivaca accepta l’offre, et s’assevant sur le dos du crocodile, celui-ci l’emporta, nageant toujours sur la surface de l’eau, et prit la route du lieu où sa femelle faisait son séjour.

Chemin faisant, le crocodile se sentit agité des plus violens remords à la vue du crime qu’il allait commettre : Me voilà donc exposé, se disait-il, à trahir de la manière la plus perfide le meilleur de mes amis, celui qui a mis en moi une confiance sans bornes, et à qui j’ai les plus grandes obligations ; faut-il que, pour satisfaire les désirs de ma femme, je me voie réduit à une si cruelle extrémité ? Je reconnais maintenant la vérité de cette ancienne maxime :

Sloca.

« On connaît la qualité de l’or par la pierre de touche ; on connaît le naturel d’un homme par ses discours ; on connaît la force d’un bœuf par la charge qu’il porte ; mais il n’y a aucune règle pour connaître le naturel d’une femme. »

En disant ces paroles, qu’il répétait souvent, le crocodile poussait de profonds soupirs ; et quoiqu’il parlât fort bas, le singe qui était monté sur son dos, comprit bientôt le sens de ce qu’il disait. Il vit alors le danger imminent auquel il s’était exposé par son imprudence. Se rappelant cependant que c’est à l’heure du danger qu’il faut montrer du courage et de la présence d’esprit, il ne se laissa pas déconcerter à la vue du péril ; mais il pensa à inventer quelque ruse pour échapper à la mort qui le menaçait. Dans cette vue, il demanda au crocodile quelle était la cause de l’agitation d’esprit qu’il faisait paraître. Celui-ci répondit en dissimulant, et lui dit qu’il l’informerait de tout à leur retour. Le singe lui dit alors qu’un pressentiment secret, mais certain, qu’il avait eu, l’avait averti que sa femme était parfaitement guérie de sa maladie, et qu’alors il devenait inutile qu’ils fissent tous deux le voyage. Il l’engagea donc à le remettre sur le rivage, lui disant qu’après s’être débarrassé de son poids, il pourrait voyager avec plus de célérité, et qu’après avoir appris des nouvelles certaines sur le compte de sa femelle, il pourrait revenir le trouver, et que s’il était alors absolument nécessaire qu’il fit le voyage, il l’accompagnerait volontiers muni des meilleurs remèdes pour la guérir radicalement.

Le crocodile, ne soupçonnant aucune feinte dans les paroles du singe, le transporta sur le rivage et continua seul sa route. Sandjivaca, de son côté, courut bien vite à son premier domicile, et lorsqu’il y fut parvenu, il grimpa sur l’attymara où il avait auparavant fixé sa demeure. Dès qu’il fut dessus, il s’assit sur une des plus hautes branches, et reprenant ses sens, il passa plusieurs fois la main sur sa tête, et s’écria dans un transport de joie : Pour le coup je puis me vanter de l’avoir échappée belle ! Mais l’expérience m’a rendu sage, et je n’y serai pas repris. J’avais choisi pour le lieu de mon domicile cette solitude, croyant pouvoir y vivre à l’abri de tout danger ; mais je reconnais maintenant par ma propre expérience cette vérité :

Sloca.

« Même un pénitent qui a renoncé au monde et à lui-même, qui s’est retiré dans un affreux désert, et qui exerce un empire absolu sur ses cinq sens et sur ses passions, n’est pas à l’abri du danger. »

Sur ces entrefaites, le crocodile revint auprès de son ami lui annoncer que la maladie de sa femme allait s’empirant, et lui dit qu’il était revenu pour le prier de l’accompagner auprès d’elle, comme il le lui avait promis, afin de lui administrer les remèdes propres à sa guérison. Mais le singe se mit à rire, et le regardant d’un air moqueur : Pauvre sot ! lui répondit-il, me prends-tu pour un imbécille ? Ne sais-tu pas que les singes sont, de tous les animaux, ceux qui passent pour avoir le plus d’esprit ? Je me suis déjà laissé attraper une fois, crois-tu que je veuille l’être une seconde ? Si tu eusses eu tant soit peu de prévoyance, il fallait me retenir lorsque tu m’avais en ton pouvoir. Comme je suis maintenant instruit de tes dispositions, je me donnerai bien de garde de me livrer à toi une seconde fois, et je n’ai pas envie de voir répéter sur moi la triste aventure à laquelle se vit exposé, par son imprudence, l’âne dont je vais te conter l’histoire, si cela peut te divertir :

L’Âne, le Lion et le Renard.

Dans le désert appelé Vigraha-Vanantra, vivait un lion nommé Pachlaca, qui exerçait l’empire sur toutes les autres espèces d’animaux. Ce lion, après avoir vécu long-temps heureux, fut atteint d’une maladie de langueur qui faisait des progrès de jour en jour, et menaçait de lui devenir bientôt funeste. S’apercevant que son mal allait toujours empirant, il appela un jour un lion son ministre, et lui dit qu’on lui avait enseigné un remède assuré pour arrêter les progrès de sa maladie ; que ce remède était de dévorer le cœur et les oreilles d’un âne : il ordonna donc au lion son ministre de se procurer par quelque moyen que ce fût, un de ces animaux, et de le lui amener, afin qu’il pût se repaître de ces parties de son corps, et guérir, par ce moyen aisé, de la maladie dangereuse qui le consumait depuis si long-temps.

Le ministre répondit au roi son maître que ses désirs seraient satisfaits, et lui promit de lui amener dans peu de temps un âne mort ou en vie : pour se le procurer, il se rendit sans délai au village le plus proche du lieu de leur demeure, où il eut bientôt découvert un âne appartenant au blanchisseur de l’endroit, et qui paissait tranquillement dans les champs voisins ; s’étant approché de lui, il lui déclara qu’il n’était pas venu dans l’intention de lui nuire, mais qu’au contraire il n’avait d’autre désir que de vivre en bonne intelligence et de lier amitié avec lui.

L’âne se défia, au commencement, de cette déclaration et se tint sur ses gardes. Voyant cependant que le lion ne manifestait aucune mauvaise disposition à son égard, il se familiarisa peu-à-peu avec lui, et finit par le regarder comme un ami sincère.

Le lion, s’apercevant qu’il avait gagné la confiance de l’âne, crut qu’il était temps de pratiquer la ruse qu’il avait inventée pour le perdre. Dans cette intention, il s’adressa à lui en ces termes : Pourquoi, seigneur âne ! lui dit-il, mènes-tu ici une vie si abjecte et si méprisable ? Le maître que tu sers t’accable de travaux pénibles, et oubliant ensuite les services que tu lui rends, il ne cesse de te maltraiter, ne t’accorde presque pas de relâche, et ne te donne qu’autant de nourriture qu’il en faut pour t’empêcher de mourir de faim. L’amitié que je te porte me fait considérer avec la plus vive douleur la vie dure et misérable que tu mènes ici, et m’engage en même temps à chercher à améliorer ta condition : si tu veux donc, je t’introduirai auprès du roi lion que je sers, je te ferai contracter amitié avec lui et je te placerai sous sa protection. Protégé et aimé par un maître si puissant, tu pourras vivre heureux auprès de lui, et tu te verras respecté de tout le monde. Crois-moi donc, laisse-là les paquets de linge sale et de guenilles puantes dont te charge, tous les jours, le blanchisseur ton maître. Fuis de ces lieux où tu vis dans un mépris universel, et suis-moi à la cour du lion où tu vivras honoré de tous et où rien ne te manquera.

L’âne, ne soupçonnant aucune perfidie dans les paroles de celui qu’il croyait son ami, consentit à sa proposition avec une véritable joie, et le suivit sans témoigner la moindre défiance. Arrivé près de l’antre du roi lion, le ministre de celui-ci dit à l’âne de s’arrêter quelques momens, jusqu’à ce qu’il eût averti son maître de son arrivée.

Peu de temps après, le lion parut et s’avança à grands pas vers l’âne pour se jeter sur lui et le dévorer. Ce dernier s’aperçut aussitôt à l’allure et aux mouvemens convulsifs du lion, du danger qui le menaçait ; mais comme il était jeune et agile, il trouva son salut dans une prompte fuite ; et le lion malade, se voyant hors d’état de l’atteindre, retourna à son antre, fort triste d’avoir manqué sa proie.

Sur ces entrefaites, un renard qui vivait dans le voisinage, instruit de l’état du lion et du désir qu’il avait de se nourrir du cœur et des oreilles d’un âne, dans l’espérance de trouver dans ce remède la guérison de sa maladie, et informé en même temps du tour qu’avait déjà joué au lion malade l’âne dont on vient de parler, se présenta devant le lion et lui dit qu’il se chargeait de lui ramener ce même âne et de le livrer entre ses griffes, pour en disposer comme il lui plairait.

Le lion accepta l’offre du renard, et celui-ci se rendit immédiatement auprès de l’âne, auquel il rapporta qu’il venait de la part du roi lion, de la présence duquel il s’était déjà enfui avec tant de précipitation. Lui reprochant ensuite sa pusillanimité : De quoi as-tu donc eu peur, lui dit-il, pour te sauver si vite sans vouloir répondre aux premières civilités du roi ? As-tu craint par hasard ses mouvemens brusques ? Sache qu’ils procédaient de l’excès de joie qu’il éprouvait en te voyant pour la première fois, et que le naturel du lion, lorsqu’il veut témoigner de l’attachement à quelqu’un est de le faire par des mouvemens violens et convulsifs. Crois-moi, profite de l’occasion de te mettre sous la protection d’un ami si puissant, je t’assure que si tu mets en lui une confiance sans bornes, tu ne tarderas pas à éprouver les effets salutaires de sa bienveillance. Suis-moi donc sans crainte, et jette-toi avec une entière confiance entre les bras d’un si puissant protecteur.

L’âne, séduit une seconde fois par les paroles du renard, l’accompagna sans défiance à l’antre du lion. Lorsque ce dernier l’aperçut près de lui, il se jeta sur lui, le déchira en pièces et lui arracha le cœur et les oreilles pour les dévorer.

Le singe avait cessé de parler, le crocodile l’écoutait stupéfait : Crois-tu donc, ajouta le singe, qu’aussi stupide que l’âne dont tu viens d’entendre l’histoire, je fasse encore la folie de me confier à toi une seconde fois, après m’être heureusement échappé de tes pattes une première ?

Le crocodile, confus de s’être laissé attraper par le singe, retourna au lieu de son ancienne demeure, et n’osa plus reparaître auprès de lui.

Ces exemples nous apprennent, dit Vichnou-Sarma en finissant son récit, qu’on ne doit jamais se fier aux caractères naturellement méchans ; nous y voyons en même temps que c’est à l’heure du danger que le courage et la présence d’esprit doivent se montrer, et qu’avec ces qualités on échappe aux plus grands périls.

Lorsque Vichnou-Sarma eut terminé le récit de ce Tantra, les trois jeunes princes ses élèves, qui avaient coutume de lui prêter l’oreille avec la plus respectueuse attention, lui réitérèrent les témoignages de leur vive reconnaissance pour le service inestimable qu’il leur avait rendu en réformant leur caractère et leurs manières par des instructions tout-à-la-fois utiles et agréables : Nous étions auparavant, lui dirent-ils, grossiers et ignorans, sans esprit et sans éducation ; mais depuis que vous avez pris la charge de nous instruire, notre esprit s’est ouvert, l’éducation nous a polis, nous nous sentons à présent des hommes tout nouveaux. Daignez donc finir votre ouvrage et racontez-nous encore quelque histoire qui puisse nous instruire en nous amusant.

FIN DU QUATRIÈME TANTRA.
  1. Gros arbre ainsi appelé, qui produit des fruits de la forme de nos figues, mais d’un goût fort inférieur.