Le Pantcha-Tantra ou les cinq ruses/Préface

Vichnou-Sarma 
Traduction par Jean-Antoine Dubois.
J.-S. Merlin (p. vii-xvi).


PRÉFACE.




Les Indiens sont assez généralement regardés comme les auteurs des trois inventions suivantes, l’Apologue, l’Échelle décimale et le Jeu des échecs. J’ai déjà traité des deux dernières inventions dans mon ouvrage[1] sur les mœurs des peuples de l’Inde ; j’y expose quelques-unes des raisons qui me paraissent venir à l’appui de l’opinion qui les leur attribue.

Je remplis aujourd’hui l’engagement pris dans ce même ouvrage de donner au public un recueil des principaux apologues et contes qui ont cours dans le pays ; quelques-unes des fables que l’on trouvera ici, sont connues en Europe depuis long-temps, quoique sous une forme très-imparfaite. Elles furent traduites en substance par Pétis de la Croix sur la copie persanne ; mais on verra que le plus grand nombre de celles dont nous donnons la traduction ne se trouve pas dans l’ouvrage de cet auteur, et que celles qu’on lit dans son recueil, y sont dans un état mutilé et imparfait, et dans un style bien différent de celui de l’original. Le choix que nous publions a été extrait sur trois copies différentes, écrites l’une en tamoul, l’autre en télougou, et la troisième en cannada, sous le titre de Pantcha-Tantra, qui signifie les cinq ruses. Nous avons tiré de cet ouvrage tous les apologues qui peuvent intéresser un lecteur européen ; et nous en avons omis plusieurs autres, dont le sens et la morale ne pouvaient être entendus que par le très-petit nombre de personnes versées dans les usages et les coutumes indiennes auxquelles ces fables font allusion.

Outre le Pantcha-Tantra, il existe encore dans le pays un autre recueil d’apologues, sous le titre de Hitt-Opadessa, qui signifie Instruction familière, dont le savant feu sir William Jones a dminé une traduction littérale en anglais. Cependant ces deux compositions ne diffèrent guère que dans le titre, et l’Hitt-Opadessa ne paraît-être que l’abrégé du Pantcha-Tantra, ce dernier contenant un bien plus grand nombre de fables que le premier : peut-être aussi celui-ci est-il une copie de l’Hitt-Opadessa, considérablement augmenté dans des temps plus modernes.

Le cinquième et dernier Tantra ne se trouve pas dans l’Hitt-Opadessa et paraît être une interpolation à l’original ; d’ailleurs le style dans lequel il est écrit, diffère de celui des quatre premiers ; c’est le seul des cinq où la ruse et la fourberie ne sont pas employées pour arriver aux fins proposées.

L’Hitt-Opadessa est composé en vers sanscretam et dans un style fleuri, tandis que le Pantcha-Tantra se trouve écrit en prose dans tous les idiomes du pays. Il a été sans doute mis dans ce style pour l’intelligence du vulgaire, c’est-à-dire des Indiens qui n’entendent pas le sanscretam, ni le haut style de la poésie, dans lequel sont écrites presque toutes les compositions du pays. Cet ouvrage est du très-petit nombre de ceux dont les brahmes permettent la lecture au peuple, aussi est-il universellement lu par toutes les classes, et parmi les Indiens qui savent lire, il en est peu qui n’en connaissent le contenu.

On ne saurait fixer l’origine de ces fables, faute de date ou d’autres documens qui en constatent l’antiquité d’une manière incontestable. Elles paraissent fort anciennes, et l’estime qu’on en fait dans toutes les contrées de l’Inde, prouve qu’elles ne sont rien moins qu’une invention moderne. Elles furent traduites dans la langue de Perse dans le septième siècle de notre ère, sous le règne de l’empereur Nuchiroan, d’où l’on voit qu’à cette époque elles étaient déjà généralement connues et estimées. Je les crois au moins aussi anciennes que celles d’Ésope, si toutefois celles qu’on attribue à ce dernier lui appartiennent ; ce que plusieurs critiques n’ont pas craint de contester, soutenant que les fables ne sont qu’une invention assez moderne ; mais quant au Pantcha-Tantra personne n’en peut nier l’antiquité ni l’origine indienne.

Il semblerait que cet ouvrage fut écrit pour l’éducation des princes. La morale de plusieurs des fables dont il se compose, prise séparément, ne paraîtrait pas fort pure, puisqu’elles enseignent les moyens de parvenir à son but par la ruse, et souvent par la fraude, à défaut d’autre ressource ; cependant, prises collectivement, la fin en paraît bonne.

Le premier Tantra, en montrant les fourberies de tous genres employées par deux renards auprès du roi Lion, d’abord pour faire valoir leurs services, et ensuite pour perdre le taureau Sandjivaca, l’intime ami et le confident de ce dernier, paraît vouloir prémunir les rois contre les dangers auxquels ils s’exposent en livrant leur confiance à des hypocrites, à des fourbes qui par la flatterie trouvent le secret de s’insinuer auprès d’eux, et une fois maîtres de leur confiance se servent de l’ascendant qu’ils ont pris sur leur esprit pour leur rendre suspects leurs meilleurs amis et pour les perdre.

Le second Tantra enseigne les biens que procure une amitié véritable, et les avantages que trouvent les faibles surtout à se soutenir les uns les autres, et à se rendre de mutuels services.

Le troisième offre le tableau des maux auxquels s’expose l’homme qui se fie à des âmes viles ou à des inconnus dont on n’a pas éprouvé les sentimens.

Le quatrième présente les dangers qu’on court en se confiant à des êtres d’un naturel méchant.

Enfin, dans le cinquième se voient les suites funestes de l’imprudence.

Ces fables ont pour un lecteur européen le défaut d’être en général trop diffuses ; mais c’est le génie des Indiens dans toutes leurs productions littéraires même les plus simples.

Un autre défaut peut-être qu’on pourra reprocher encore à ces apologues, défaut dont au reste les compositions orientales présentent de fréquens exemples, c’est qu’ils s’entrelacent presque tous les uns dans les autres, de sorte qu’une fable commencée donne lieu, avant qu’elle soit finie, à une seconde fable, interrompue bientôt elle-même par une troisième, et celle-ci par une quatrième ; cependant l’auteur ne manque pas de revenir à son sujet, et de finir tous les récits commencés ; mais cette manière de raconter fait naître de la confusion dans l’esprit du lecteur. Pour ne pas perdre de vue les divers sujets qui se succèdent et s’entremêlent, l’esprit est obligé à une attention particulière, à laquelle on n’aime pas à s’astreindre pour des lectures de ce genre. On ne peut cependant pas disconvenir qu’il n’y ait un certain art dans ce mode de narrer, particulier aux Indiens, comme ont pu s’en assurer les personnes qui ont été à portée de prêter l’oreille à leurs récits.

Quoiqu’il en soit, je n’ai rien voulu changer au style de l’original, et cette traduction est aussi littérale qu’il m’a été possible de la faire.

La seconde partie se compose d’un petit recueil de contes assez généralement connus et racontés dans le sud de la presqu’île. Les huit premiers furent compilés et écrits en langue tamoule par le P. Beschie, ancien missionnaire jésuite dans le Carnatique ; quelques personnes ont même supposé qu’il en était l’auteur, et qu’il les avait inventés dans l’intention de tourner en ridicule les brahmes et leurs usages ; mais d’après les renseignemens que j’ai été à portée d’obtenir sur ce sujet, j’ai tout lieu de croire qu’il n’en fut que le compilateur. J’ai reconnu le fond de ces contes dans des pays où ni le nom ni les écrits du P. Beschie n’étaient jamais parvenus, et je ne fais aucun doute qu’ils ne soient réellement d’origine indienne, au moins quant au fond, quoique ce ne soit en effet qu’une satire fine contre les brahmes.

Les trois derniers contes, connus de tous les Indiens, sont regardés comme se rapportant à des événemens réels, qu’on a mis sous cette forme afin d’en mieux perpétuer le souvenir.

J’ai traduit les huit premiers sur l’original tamoul compilé par le P. Beschie, qui a écrit son petit recueil dans un style et sous une forme tout-à-fait indiens ; j’ai également respecté la diction de l’original, que j’ai suivi d’aussi près qu’il m’a été possible.

La lecture de ces contes fera connaître la manière de narrer des Indiens dans le style familier, et pourra donner une idée du talent de ces peuples dans le genre comique et bouffon, genre dans lequel plusieurs d’entre eux excellent.

  1. Mœurs, Institutions et Cérémonies des peuples de l’Inde, deux volumes in-8o., imprimés par autorisation du Roi à l’imprimerie royale.