Le Pantcha-Tantra ou le grand recueil des fables de l’Inde ancienne

LE
PANTCHA-TANTRA
OU LE GRAND RECUEIL DES FABLES DE L’INDE ANCIENNE
CONSIDÉRÉ AU POINT DE VUE DE SON ORIGINE,
DE SA RÉDACTION, DE SON EXPANSION
ET DE LA LITTÉRATURE À LAQUELLE IL A DONNÉ NAISSANCE


L’an dernier, j’ai essayé, en lisant avec vous quelques parties du livre des Lois de Manou, de vous montrer ce que l’Inde, vue à travers l’ancienne civilisation brahmanique, offre de plus particulier et de plus extraordinaire, eu égard aux choses de l’Occident. Nous avons effleuré l’étude de sa mythologie, si bizarre au premier aspect, de sa religion si minutieuse, si complexe et si absorbante, de sa philosophie si profonde et si abstraite, de ses institutions politiques, que la rigidité du régime des castes rendait si rebelle à tout progrès social, de sa langue même, sœur aînée des nôtres, et dont le savant mécanisme est pour les grammairiens l’objet de tant, d’admiration et de tant d’enseignements.

Cette année je prendrai pour texte de mes leçons un ouvrage qui, tout en reflétant vigoureusement cet ensemble de traits qui caractérise l’édifice brahmanique, est pourtant d’une portée assez générale, assez humaine, au sens large du mot, pour provoquer notre intérêt par cela seul. Cet ouvrage, le Pantcha-tantra, s’est, en effet, comme nous le verrons, répandu dans tout l’ancien continent ; il y a joui d’une popularité à laquelle n’est comparable, ainsi que le remarquait déjà M. Silvestre de Sacy au commencement du siècle, que celle de la Bible et de l’Évangile. La cause de ce succès n’est pas exclusivement due, c’est vrai, et nous aurons occasion de le montrer tout à l’heure, au caractère universel des idées que contient le livre ; la forme littéraire qui les enveloppe, celle du conte, a beaucoup contribué aussi à leur frayer une voie dans la bouche des hommes. Mais qui ignore pourtant combien les vérités générales, les lieux communs, si l’on veut, réduits en axiomes bien frappés et sonores, ce que les Grecs ont appelé γνῶμαι, exerçaient d’attrait sur les esprits dans l’antiquité et au moyen âge ? Or le Pantcha-tantra se compose de vers gnomiques insérés dans des récits auxquels ils servent, pour ainsi dire, de commentaire moral perpétuel. Nous avons là comme une combinaison d’Esope et de Théognis. C’est vous donner une première idée de l’aspect général du livre et d’une des raisons qui lui ont valu jadis une aussi prodigieuse fortune auprès du peuple et des lettrés.

Pour nous, ces vieux contes, dont un bon nombre — par suite d’une filiation que nous essaierons de rétablir — sont de vieilles connaissances avec lesquels Perrault, la Bibliothèque bleue et les fabulistes nous ont familiarisés dès l’enfance, nous intéresseront, je l’espère, à d’autres égards encore. Notre Lafontaine l’a dit avec la naïveté piquante qui lui est propre :

Si Peau-d’Âne m’était conté
J’y prendrais un plaisir extrême.

Nous en sommes tous là, plus ou moins curieux de récits traditionnels par inclination native. Mais nous sommes curieux aussi et surtout de connaître le comment et le pourquoi des choses ; et quand il s’agit de littérature, par exemple, la succession historique des formes de la pensée dans un domaine déterminé. J’ai spéculé, je l’avoue, sur ce double penchant dans le choix du sujet de mes leçons, et j’ai cru pouvoir le satisfaire à l’avantage commun du dilettantisme littéraire et de la science en traitant cette année du Pantcha-tantra dans ses rapports avec les mœurs de l’Inde et la littérature de l’apologue et du conte en Orient et en Occident.

Le conte sous ses formes diverses, fables, légendes, paraboles, etc., paraît avoir eu dans l’Inde une origine qui remonte à l’éveil même de la conscience intellectuelle des Aryas[1]. Le Rig-veda, ce précieux et vénérable témoin de leurs conceptions religieuses naissantes, en contient un certain nombre, au moins à l’état d’ébauche. Les spéculations liturgiques et philosophiques d’une époque postérieure, mais fort ancienne encore et précédant vraisemblablement celle de l’expédition d’Alexandre, renferment également soit des récits mythiques côtoyant la liturgie et répétés souvent, ce semble, simplement ad narrandum, soit des légendes théosophiques destinées à justifier telle ou telle cérémonie, ou des apologues d’un caractère démonstratif avec moralité à l’appui et conçus de toutes pièces ad probandum.

Un des plus curieux de ceux-ci est le récit, sous forme de parabole, du défi de l’àme et des sens. Il s’agit de prouver que ces derniers ne sont rien sans le souffle vital ou l’âme individuelle (anima, animus, πνεῦμα), parcelle empruntée au grand tout ou à l’âme universelle. Comme cette idée était le fondement de la philosophie des Hindous, la leçon, le μῦθος qui s’y applique, se retrouve avec de légères variantes dans plusieurs ouvrages appartenant à cette période initiale du mouvement spéculatif des esprits dans l’Inde ancienne. Le texte qu’en présente l’un des plus importants de ces ouvrages, la Chândogya-upanishad, est ainsi conçu :

« Un jour, les organes des sens se querellèrent à propos de la prééminence, l’un l’autre disant : « Je suis le meilleur ; » « je suis le meilleur. » Les organes vinrent trouver Prajâpati[2], leur père, et lui dirent : « Seigneur, quel est le meilleur d’entre nous ? » Il leur répondit : « Le meilleur d’entre vous est celui après le départ duquel on verrait le corps dans le plus mauvais état. »

« La parole sortit du corps. Après une absence d’un an, elle revint et dit : « Comment avez-vous pu vivre sans moi ? » — « Comme des muets qui ne parlent pas, mais qui respirent avec le souffle vital (l’âme), qui voient avec la vue, qui entendent avec l’ouïe, qui pensent avec l’instrument de la pensée (manas). » Alors la parole rentra dans le corps.

« La vue sortit du corps. Après une absence d’un an, elle revint et dit : « Comment avez-vous pu vivre sans moi ? » — « Comme des aveugles qui ne voient pas, mais qui respirent avec le souffle vital, qui parlent avec la voix, qui entendent avec l’ouïe, qui pensent avec l’instrument de la pensée. » Alors la vue rentra dans le corps.

« L’ouïe sortit du corps. Après une absence d’un an elle revint et dit : « Comment avez-vous pu vivre sans moi ? » — « Comme des sourds qui n’entendent pas, mais qui respirent avec le souffle vital, qui parlent avec la voix, qui voient avec la vue, qui pensent avec l’instrument de la pensée. » Alors l’ouïe rentra dans le corps.

« L’instrument de la pensée sortit du corps. Après une absence d’un an, il revint et dit : « Comment avez-vous pu vivre sans moi ? » — « Comme des idiots dépourvus de pensée, mais qui respirent avec le souffle vital, qui parlent avec la voix, qui voient avec la vue, qui entendent avec l’ouïe. » Alors l’instrument de la pensée rentra dans le corps.

« Puis le souffle vital voulant sortir du corps secoua les autres organes comme un bon cheval secouerait les liens et les poteaux auxquels il serait attaché. Mais les autres organes vinrent le trouver et lui dirent : — « Vénérable, ne t’en va pas ; tu es meilleur que nous ; ne quitte pas le corps[3]. »

Nous remarquerons en passant l’analogie que présente ce récit avec l’apologue des Membres et de l’estomac dont, au témoignage de Tite-Live, Menenius Agrippa se servit pour convaincre les plébéiens de Rome, retirés sur le mont Aventin, des dangers auxquels ils exposaient l’État et eux-mêmes par leur sécession. Mais de pareilles ressemblances entre des formes de la pensée qui, à première vue, semblent si spontanées, et qui se sont manifestées d’une manière en apparence si indépendante à tant de distance l’une de l’autre ne nous surprendront pas, quand nous aurons reconnu, par une foule d’exemples, combien l’apologue est de sa nature chose commune et sporadique.

L’Inde purement brahmanique a donc connu, et sans doute même trouvé pour son propre compte, la littérature que nous pouvons appeler mythique en nous rapportant au sens étymologique de l’épithète. Mais c’est surtout avec le bouddhisme que cette littérature prit un développement considérable et indépendant des autres genres. Telle est l’opinion de M. Benfey, le savant professeur de sanskrit de l’Université de Goettingue[4], qui a traduit le Pantcha-tantra et qui a fait précéder ce travail d’une précieuse introduction à laquelle nous ferons de fréquents emprunts. Nous aurons plus tard, du reste, l’occasion d’exposer les raisons sur lesquelles se fonde à cet égard l’éminent orientaliste. Pour l’instant, nous examinerons le Pantcha-tantra en soi, et nous indiquerons rapidement ses conditions d’origine et d’expansion, et les vicissitudes diverses qu’il a subies, tant dans l’Inde même et sous sa forme sanskrite que dans les traductions et les imitations nombreuses dont il a été l’objet en différents lieux.

Comme pour la plupart des ouvrages de l’ancienne littérature sanskrite, on ne connaît ni la date précise, ni l’auteur certain du Pantcha-tantra. On ne saurait guère, en effet, considérer comme une donnée sérieuse celle qui nous est fournie par l’introduction même de ce livre et qui l’attribue à un brahmane appelé Vishnou-Charman. En tout cas, et à supposer qu’il s’agit d’un personnage réel, nous ne possédons pas d’autres renseignements sur Vishnou-Charman et nous ignorons à quelle époque il vivait. Pour déterminer l’âge approximatif où le Pantcha-tantra a été rédigé, ou du moins celui où la suite de récits qui le composent a été recueillie, nous sommes donc obligés d’avoir recours à des indications extrinsèques qui, heureusement, ne nous font pas tout à fait défaut et à l’aide desquelles nous pouvons au moins lui assigner une date maxima et une date minima.

Pour la première, nous serons guidés par ce fait que la plupart des fables proprement dites, c’est-à-dire des courtes narrations à tendances morales reposant sur une donnée visiblement arbitraire et dans lesquelles les acteurs mis en scène sont presque toujours des animaux, ont une origine occidentale et se rattachent évidemment, par voie de filiation directe ou indirecte, aux apologues ésopiques. Or, selon toute vraisemblance, ces apologues n’ont pu passer de la Grèce dans l’Inde qu’à une époque où les relations sont devenues relativement fréquentes et faciles entre les deux contrées par le moyen des dynasties d’origine hellénique qui prirent naissance à la suite des conquêtes d’Alexandre et dont celle qui s’établit eu Bactriane, par exemple, confinait aux pays de lois et de langue brahmaniques. L’époque où les circonstances ont été appropriées à des transmissions de cette nature ne peut guère être portée avant le deuxième siècle précédant l’ère chrétienne, et c’est la limite supérieure en deçà de laquelle nous sommes amenés ainsi à placer la composition, c’est-à-dire la réunion en une sorte de corpus, des récits de différentes sortes et de différentes provenances qui constituent le Pantcha-tantra.

Quant à la limite inférieure correspondante, nous pouvons l’établir d’une façon plus sûre et plus précise en nous basant sur la date de la première traduction connue de notre recueil qui fut faite en pelhvi, l’ancienne langue de la Perse, durant le sixième siècle après J.-C.

La marge est grande, vous le voyez, et l’espace entre lequel peut se mouvoir la date de la publication de notre livre n’embrasse pas moins de huit siècles. Mais en matière de chronologie littéraire, il ne faut pas se montrer trop difficile quand il s’agit de l’Inde ancienne : heureux quand on peut, comme ici, arriver à une approximation quelconque qui ne soit pas une pure conjecture.

Avant de passer à l’extension qu’a prise le Pantcha-tantra hors des frontières de l’Inde et au chemin qu’il a fait ensuite dans le monde, disons quelques mots de l’idée qui paraît avoir présidé à sa rédaction. On a de solides raisons de croire qu’il portait à l’origine non pas le titre de Pantcha-tantra (les Cinq livres), qui n’a pu lui être donné que lors d’une refonte postérieure à la traduction pelhvie, au temps de laquelle l’ouvrage embrassait encore douze ou treize livres, mais bien celui de Nitiçâstra dans lequel M. Benfey voit avec beaucoup d’à-propos et de justesse l’analogue de Miroir des Princes. Nitiçâstra signifie, en effet, traité de politique, ou préceptes sur la politique, ou, plus précisément encore, règles de conduite (à l’usage des rois). Bien entendu, la politique dont il s’agit ici n’est pas précisément celle qu’implique le mot dans son acception moderne. C’est ce mélange d’empirisme, de prudence et d’habileté machiavélique qui a constitué de tout temps une sorte de sagesse pratique à l’usage des rois absolus de l’Orient et même d’ailleurs, et qui, depuis les Proverbes de Salomon jusqu’aux Fables de Lafontaine, a souvent été présentée sous la forme générale et impersonnelle de maximes ou d’apologues. Ainsi le voulaient la sécurité de l’auteur et les nécessités du but à atteindre qui était plutôt encore, évidemment, de prévenir les excès du despotisme que de lui faciliter les voies et les moyens. On trouvait là, en effet, un expédient pour faire sans trop de risques une sorte d’opposition aux mauvais princes et les inviter, dans leur intérêt même, à la modération. Les thèmes ésopiques célèbres des Grenouilles qui demandent un roi et des Noces du soleil nous font voir d’ailleurs, qu’en Grèce même, il fut un temps où cette méthode indirecte pouvait s’appliquer au peuple dans ses rapports avec le roi et réciproquement.

Mais quels qu’aient été le titre et l’objet primitif du Pantcha-tantra, le livre eut dans l’Inde d’abord un succès considérable. C’est ce que prouvent à l’envi et la refonte complète dont je parlais tout à l’heure, refonte indiquée par la comparaison des textes actuels avec les anciennes traductions sémitiques, et les différences notables que les textes sanskrits que nous possédons présentent entre eux, et aussi le grand nombre de compilations indigènes postérieures, qui, sous le couvert d’un autre intitulé, se sont enrichies des dépouilles de leur devancier. Nous suivons ainsi la trace d’éditions — comment désigner autrement le fait, quoiqu’il s’agisse de copies manuscrites ? — qui se sont succédé pendant plusieurs siècles et à de courts intervalles. Et alors comme aujourd’hui, que] signe plus éloquent du succès et de la popularité d’un ouvrage ?

Ce succès, nous avons déjà eu l’occasion de le dire, ne fut pas moindre en dehors de l’Inde, d’où le Pantcha-tantra sortit par deux voies diamétralement opposées : celle que lui frayèrent les émigrations bouddhistes vers la Chin et le chemin qu’il prit dans la direction de l’Occident à la suite des Arabes.

Nous nous occuperons d’abord de celui-ci, bien qu’il semble postérieur en date à l’issue qu’ouvrirent les bouddhistes à la littérature mythique de l’Inde.

Ce fut par des moyens littéraires que le Pantcha-tantra se répandit d’abord dans les pays musulmans, c’est-à-dire dans l’Asie Mineure, l’Arabie, le nord de l’Afrique, la Perse, l’Espagne, la Sicile, et de là dans les contrées adjacentes, La traduction pelhvie du sixième siècle, dont nous avons dit un mot déjà, servit de base, en effet, à une traduction arabe qui se répandit rapidement dans toutes les régions où dominait l’Islam. Par suite d’une déformation de certains mots sanskrits sur laquelle nous reviendrons plus tard, le livre prit chez les Arabes le titre de Kalilah et Dimnah et fut attribué à un sage de l’Inde qu’on appela Bidpaï ou Pilpaï. C’est sous ce nom d’auteur qu’il est resté célèbre dans la littérature mahométane et qu’il a été traduit dans le cours du moyen âge d’arabe en grec, en hébreu, en latin, en allemand, etc.

Mais ce fut surtout à partir du dixième siècle et par voie de transmission orale que les Arabes, conquérants d’une partie de l’Inde et désormais en relation constante avec elle, popularisèrent le plus largement les récits du Pantcha-tantra. Non seulement ces récits arrivèrent ainsi à meubler la mémoire des musulmans illettrés, mais ils pénétrèrent en passant de bouche en bouche, dans le bas Empire, l’Italie et l’Espagne d’abord, puis dans toute l’Europe. Par là surtout s’expliquent les traces qu’en en retrouve dans Boccace, dans nos fabliaux et généralement dans tous les recueils de contes d’origine populaire qui ont été rédigés en Europe depuis le moyen âge.


Si nous tournons maintenant nos regards vers une direction opposée, nous assisterons à une diffusion non moins vaste des fables hindoues. La Chine, le Tibet et la Mongolie les reçurent de l’Inde avec le bouddhisme. En ce qui concerne l’empire du Milieu, nous en trouvons la preuve dans un ouvrage intitulé les Avadânas, contes et apologues indiens, traduits du chinois parle célèbre sinologue français Stanislas Julien. Ces avadânas ne sont autre chose, en effet, que des contes bouddhiques importés de l’Inde en Chine et présentant d’indéniables traces de ressemblance avec une partie de ceux du Pantcha-tantra. De même, les littératures du Tibet et du Mongol possèdent des ouvrages analogues, qui sont des traductions, plus ou moins altérées sous l’influence de circonstances particulières, du célèbre recueil des fables de l’Inde. De ce côté encore, du reste, la transmission orale leur a servi de véhicule dans la direction de l’Occident. Les invasions mongoles les ont apportées avec elles en Russie et jusque dans l’Europe centrale ; de sorte que les mêmes traditions parties des bords du Gange en se tournant le dos, pour ainsi dire, sont venues se rejoindre dans nos contrées par un des phénomènes les plus curieux que présente l’histoire littéraire de tous les siècles, ou plutôt celle des migrations auxquelles sont soumises les idées humaines aussi bien que les hommes eux-mêmes.

Nous venons de voir les causes matérielles pourrait-on dire, de l’incroyable extension à travers l’ancien continent des contes du Pantcha-tantra. Nous avons dit aussi un mot en commençant des raisons littéraires du même fait. Mais quels en sont les motifs psychologiques ? Car enfin l’Inde brahmanique possédait dès les premiers siècles de l’ère chrétienne un grand nombre d’œuvres littéraires de toute espèce et entre autres des poèmes, des drames, des pièces de vers érotiques ou gnomiques qui n’ont guère franchi, à ce qu’il semble, durant l’antiquité ou le moyen âge, et malgré la connaissance qu’en ont eue certainement les envahisseurs musulmans et le caractère suffisamment général que portaient certaines de ces œuvres, les limites du pays où elles ont pris naissance. C’est, autant que nous sachions, l’érudition et la curiosité modernes seules qui les ont exportées et souvent aussi tirées de l’oubli où elles étaient tombées dans l’Inde même.

Par quelle faveur spéciale la littérature des contes hindous, à l’exclusion de toute autre, a-t-elle donc joui d’une vogue et d’une circulation nationales et exotiques que pourraient lui envier les livres les plus célèbres et les plus répandus de l’Occident ? Pour ma part, j’y verrais volontiers une conséquence héréditaire et physiologique des mœurs de l’époque anté-historique ou plutôt anté-littéraire. Alors que toute tradition ne vivait que dans la mémoire des hommes, le conte, au sens étymologique du mot, le récit imaginé pour la circonstance, ou plus généralement légendaire et traditionnel, que le père de famille narrait à ses enfants en gardant ses troupeaux, chez les peuples pasteurs, le soir auprès du char qui servait à la fois de domicile et de véhicule, chez les nomades, autour du foyer domestique, dans la chaumière des tribus vouées au labourage, — alors, dis-je, le conte constituait avec les rites religieux, auxquels il se rattache d’ailleurs par des liens étroits, tout le bagage intellectuel de nos ancêtres. On comprend l’importance qu’il acquit ainsi et qu’il conserva pendant de longs siècles. Il devint un besoin de l’esprit, une sorte de seconde nature morales et l’expression adéquate des facultés imaginatives du genre humain. Les habitudes que les siècles ont enracinées ne se modifient qu’avec les siècles. En ce qui regarde le conte, nos générations n’ont pas encore dépouillé le vieil homme. Nous éprouvons toujours à son égard ce sentiment qu’exprime si bien Lafontaine dans les vers que je rappelais en commençant. Mais c’est surtout chez les enfants qu’il se présente avec toute la spontanéité et l’énergie d’une nécessité constitutionnelle et préconditionnée de l’esprit humain. On peut dire sans exagération que nous venons au monde avec l’instinct du Petit Poucet et le désir vague de l’entendre raconter. Quand nous sommes arrivés à l’âge d’homme, ces contes bleus, qui ne répondent pourtant à rien de ce que nous voyons dans la vie, conservent encore pour la plupart de nous une saveur singulière et tout à fait inexplicable, si nous n’y voyons les restes encore vivaces, surtout dans l’enfant, d’un goût qui a été à un moment donné, une manière d’être intellectuelle de la race entière prise à tous les âges.

Il est d’ailleurs un phénomène littéraire qui confirme cette explication et qui se rattache intimement aux faits sur lesquels elle repose. Je veux parler des conditions qui fout le succès des œuvres d’imagination et surtout de celles qui contribuent à la popularité des figures typiques créées, ou plutôt évoquées par les poètes. On peut, je crois, poser en principe que ces œuvres ne durent, que ces figures ne vivent, que si le facteur, le metteur en œuvre, le ποιητής, comme l’appelaient les Grecs, a fait appel non pas à sa seule imagination, mais bien aussi à celle du peuple représentée par les contes et les légendes que caressent ses souvenirs depuis un temps immémorial. Sans remonter à Homère, dont l’œuvre n’est à certains égards que la coordination des vieilles traditions helléniques, Shakespeare et Goethe, tout près de nous, en fournissent une preuve frappante. Que sont Hamlet, Roméo, le roi Lear, Macbeth, Othello, Falstaff même — tous ces personnages éclatants et immortels, qui réunissent en eux pour la postérité deux attributs divins en quelque sorte et presque contradictoires chez l’homme, l’intensité de la flamme intérieure et la longévité indéfinie — sinon les héros des légendes du Nord, familiers de longue date aux Anglo-Saxons, ou des personnages célèbres des récits méridionaux que Chaucer et les autres conteurs du moyen âge avaient introduits en Angleterre assez longtemps auparavant ?

Et Faust d’où vient-il ? Malgré sa puissante imagination, le poète de Weimar, comme un autre Jupiter, ne l’a pas fait sortir tout achevé de son cerveau. Le populaire d’outre Rhin connaissait avant lui ce type philosophique, si l’on veut, mais national avant tout, ou s’entremêlent si bien ces traits principaux du caractère allemand, l’immense envie de savoir et le sentiment de l’immense vanité de la science dépourvue d’idéal, le profond besoin d’aimer et la profonde et désespérante conviction que la possession tue l’amour ? Je pourrais multiplier les exemples de cette étrange fécondation de l’œuvre de l’artiste par son mariage avec la tradition populaire. Je n’ajouterai qu’un argument sous forme de question. Si, comme on l’a constaté et déploré tant de fois, notre littérature classique trouve si peu d’écho dans le peuple, ne faut-il pas l’attribuer à ce que nos poètes ont oublié ou dédaigné d’emprunter au peuple ce trésor des légendes nationales ou naturalisées qui partout ailleurs ont vivifié et popularisé les œuvres d’art ? Pour moi, la réponse à faire n’est pas douteuse.

Ces considérations nous ont écarté un peu de notre sujet. Revenons-y pour constater que les voyages accomplis par les contes de l’Inde de la façon qui a été dite et surtout à l’aide des paroles ailées, comme les appelle Homère, en modifièrent, ainsi qu’il est facile de l’imaginer, la forme native.

C’est surtout en retombant, par un juste retour des choses d’ici-bas, dans le domaine de l’imagination populaire d’où ils étaient sortis jadis que, tout en conservant certains traits originaux et assez marqués pour permettre qu’on reconnût leur origine, ils prirent la teinte du génie, des institutions, des croyances et des mœurs des différents milieux humains où le hasard les sema. Aussi ne fallut-il rien moins que la découverte de la littérature sanskrite, vers la fin du siècle dernier, pour qu’on put à la fois rattachera leur tronc tant de rameaux épars et retrouver la forme dont ils étaient revêtus avant de s’écarter par des voies si diverses et si lointaines de la souche maternelle. Les travaux originaux qui ont eu généralement pour point de départ le texte sanskrit du Pantcha-tantra et pour but principal, soit d’en faire connaître le contenu à l’Europe savante, soit d’en dresser l’arbre généalogique, avec ses racines dans l’Inde proto-brahmanique et la Grèce d’avant Alexandre, et sa luxuriante frondaison durant le moyen âge à travers l’ancien continent, sont déjà nombreux.

Je citerai parmi les principaux :

1o Le commencement d’une traduction grecque du Pantcha-tantra par un Athénien moderne, Démétrius Galanos, qui vécut dans d’Inde de 1786 à 1833 et profita de ce séjour pour apprendre le sanskrit et faire passer plusieurs ouvrages brahmaniques célèbres dans sa langue maternelle. Son travail inachevé sur le Pantcha-tantra a cela de remarquable qu’il repose sur une recension du texte qui jusqu’à présent est restée inconnue et qui présente, dans la partie traduite, plusieurs particularités intéressantes.

2o Une autre traduction française et partielle du même ouvrage, publiée à Paris en 1826 et dont l’auteur est un missionnaire, l’abbé Dubois, qui lui aussi avait passé de longues années dans l’Inde. Il ignorait le sanskrit et son travail a été fait d’après des rédactions de l’ouvrage original en trois langues modernes de l’Hindoustan, le tamoul, le télougou et le canada. Mais malgré le caractère intermédiaire des textes dont il s’est servi et l’aspect incomplet et éclectique de sa traduction, elle n’en présente pas moins beaucoup d’intérêt, car le texte sanskrit qu’elle suppose paraît plus antérieur à tous ceux que l’on possède jusqu’à ce jour.

3o Différentes éditions du texte sanskrit, telles que celles de M. Kosegarten, à Bonn, 1848-59, de M. Bühler, à Bombay, 1868, et du pandit Jivânanda Vidyâsagara, à Calcutta, 1872.

4o La précieuse traduction allemande de M. Th. Benfey, Leipsick, 1859. Cette traduction est précédée d’une introduction qui forme à elle seule un volume in-8o de plus de 600 pages, et dans laquelle l’auteur a réuni avec une érudition extraordinaire et une méthode excellente tout ce qui, dans les données de la science actuelle, était de nature à éclairer l’origine et la descendance du livre, considéré dans son ensemble, et de chacun des récits qu’il contient, en particulier.

5o Enfin, la traduction française de M. Lancereau (Paris, 1871), dont je ne saurais mieux résumer le caractère qu’en reproduisant ce sous-titre programme dont l’ouvrage est suivi dans les catalogues où il figure :

« Première traduction française de l’original sanscrit du célèbre recueil de fables et de contes de Vichnousarman, que les Arabes ont fait connaître sous le nom de Kalila et Dimna. Dans un avant-propos et, dans un appendice, le traducteur fait l’histoire et trace la bibliographie des différentes versions et imitations de ces vieux apologues de l’Inde que l’on retrouve dans toutes les littératures de l’orient et de l’occident, et même dans quelques-unes des plus belles fables de Lafontaine. »

Ces travaux nous serviront de base. À l’aide des textes, nous traduirons pour notre propre compte le Pantcha-tantra et, tout en le mettant à votre portée le plus fidèlement qu’il nous sera possible, nous aurons à tâche d’en éclairer les obscurités et d’expliquer de notre mieux les références et les allusions aux mœurs, aux institutions, aux croyances religieuses, aux conceptions philosophiques et à l’histoire ou à la littérature de l’Inde ancienne que renferme l’ouvrage, sans omettre à l’occasion, les rapprochements linguistiques qui nous sembleront les plus autorisés et les plus intéressants entre certaines formes sanskrites et celles qui leur correspondent dans nos idiomes de l’Occident. D’autre part, au moyen des commentaires modernes, particulièrement de celui de M. Benfey, et de nos recherches propres, nous esquisserons l’histoire de chaque fable comme nous venons d’esquisser celle du livre lui-même. Cette partie de nos études consistera surtout dans le rapprochement des variantes auxquelles le passage d’un même thème en différents lieux séparés par le temps, l’espace et les coutumes nationales, a donné naissance. Et cette méthode aura, ce me semble, un double attrait. Nous pourrons, grâce à elle, suivre la marche de l’esprit humain dans une voie où il s’est plu surtout à faire l’école buissonnière et à aller au gré de son caprice. Elle nous permettra également d’étudier les teintes diverses dont se colorent ses créations au gré des circonstances, ou, pour rappeler une formule célèbre, sous les influences de race, d’époque et de milieu. Nous tenterons, en résumé, de faire tout ensemble, de la littérature comparée et de la littérature sanskrite. Peu d’ouvrages sent mieux appropriés que le Pantcha-tantra à une pareille expérience ; peu d’ouvrages renferment des matières d’un intérêt littéraire plus varié et plus général ; peu d’ouvrages ont un passé qui justifie davantage l’examen exégétique et historique auquel nous voulons le soumettre.

J’espère donc, ainsi que je le disais en commençant j qu’il provoquera votre curiosité ou captivera votre attention, suit en vous fournissant l’occasion déconsidérer l’intéressant tableau de l’évolution des idées dans le domaine de l’imaginaire, soil en vous offrant un délassement de l’esprit, utile encore, quoique exempt de préoccupations philosophiques et savantes.

Je vous ai dit le but et l’ambition de mes leçons. Est-il besoin d’ajouter que tous mes efforts tendront à remplir dignement ce programme et à faire que vous trouviez agrément et profit à m’écouter ?

  1. Nom primitif des anciens habitants de l’Inde.
  2. Le maître et le père de créatures qui représente l’âme universelle anthropomorphe — Cf. le démiurge du Timée de Platon.
  3. Voir pour la légende complète et ses diverses formes, mes Matériaux pour servir à l’histoire de la philosophie de l’Inde. Deuxième partie, p. 54 et suiv.
  4. Mort depuis que ce discours a été prononcé.