Le Panégyrique du chevalier sans reproche/Notice


NOTICE
SUR JEAN BOUCHET.


Jean Bouchet naquit à Poitiers en 1476. Quoique passionné pour les lettres, il prit dans sa ville natale l’état de procureur qu’avoit exercé son père. Il paroît qu’il s’attacha très-jeune à Louis de La Trémouille, dont la famille résidoit à Thouars, l’une de ses principales propriétés. Chargé des affaires de cette famille, il contribuoit aussi à ses plaisirs. Son talent pour la poésie, fort admiré dans le temps, son esprit aimable et enjoué, le firent goûter par Gabrielle de Bourbon, épouse de La Trémouille, femme aussi sage que belle, et qui cultivoit elle-même la littérature. Admis dans la société intime de ce château, il y rappeloit souvent le souvenir des anciens troubadours, en chantant des ballades, et en récitant des poèmes allégoriques, dont les allusions étoient toujours flatteuses pour les dames. Ses qualités solides l’avoient fait considérer non-seulement comme un convive agréable, mais comme un ami de la maison ; titre que les grands n’accordoient alors que rarement à leurs inférieurs.

La confiance qu’il inspiroit au seigneur de La Trémouille et à son épouse, lui fit confier l’éducation du prince de Talmont, leur fils unique. Ce jeune homme partagea les sentimens de ses parens pour Bouchet, et, lorsqu’il eut passé l’âge des études, il devint son protecteur et l’admirateur ardent de ses ouvrages. Il l’auroit comblé de bienfaits, si, à peine âgé de trente ans, il n’eût pas trouvé là mort dans les combats.

Bouchet, désespéré de cette perte, essaya, mais en vain, de consoler la malheureuse mère. Leur première entrevue fut des plus touchantes. « Ah ! Jean Bouchet, lui dit-elle, que dites-vous de mon malheur et de l’irréparable perte de notre famille ? Ne m’aiderez-vous pas à soutenir le faix de ma douleur, vous qui participez en la perte ? Oublierez-vous l’espoir que vous aviez en l’amour de mon fils, et le loyer du service par vous à lui faict ? Qui présentera vos petits œuvres devant les yeux des princes pour en avoir guerdon ? Qui recevra et mettra en valeur vos petites compositions ? » Bouchet célébra la mémoire de son jeune bienfaiteur dans un ouvrage intitulé : Temple de la bonne renommée.

Le seigneur de La Trémouille remplit généreusement les intentions de son fils, et bientôt Bouchet put se livrer entièrement à son, goût pour les lettres. Il publia plusieurs ouvrages en vers et en prose, qui eurent beaucoup de succès. Ses productions historiques, où les mœurs sont peintes avec une grande fidélité, seront toujours intéressantes ; ses poésies, trop négligées et remplies de longues allégories, ne lui ont pas survécu. Dans ses ouvrages sérieux, il s’éleva contre les deux principales opérations politiques du règne de François I, le concordat et la vénalité des charges. Cette hardiesse lui procura beaucoup de lecteurs, mais le priva des bienfaits du prince.

Il approchoit de cinquante ans lorsqu’il perdit le seigneur de La Trémouille. Il ne songea plus qu’à élever un monument à la gloire de son bienfaiteur ; et nous devons à sa reconnoissance les Mémoires que nous publions. Le titre de panégyrique, qu’il leur donne, ne doit point faire présumer que son ouvrage ne soit qu’une déclamation adulatrice. Bouchet, en faisant ressortir les grandes actions de son héros, ne les exagère pas ; il les présente dans leur simplicité, et elles ne produisent que plus d’effet.

Il avoit à peindre un chevalier qui, rétabli dans ses biens par les remords tardifs de Louis XI, honoré de la confiance de Charles VIII, de Louis XII et de François I, ayant partagé les lauriers de ces trois monarques dans les champs de Fornoue, d’Agnadel et de Marignan, trouva la mort à Pavie, au moment où le Roi, moins heureux, perdoit sa liberté, et qui, après avoir fourni une longue carrière, mérita le nom de sans reproche, parce que, dans des temps de troubles, il sut la remplir d’actions brillantes et d’éminens services, sans enfreindre jamais aucun de ses devoirs.

Bouchet, suppléant aux talens qui lui manquent par la connoissance parfaite qu’il a de son héros, ne se montre pas au-dessous d’un tel sujet. Il retrace avec rapidité les faits d’armes et les travaux politiques de La Trémouille ; le fait souvent parler d’une manière convenable, et caractérise très-bien sa valeur et sa prudence, soit dans les combats, soit dans les négociations ; mais c’est surtout lorsqu’il peint des scènes domestiques, qu’en excitant l’intérêt le plus vif, il parvient à satisfaire en même temps, et le savant qui étudie les mœurs, et l’homme du monde qui ne cherche que des anecdotes curieuses.

La Trémouille, à peine sorti de l’enfance, contracte une liaison intime avec un gentilhomme un peu plus âgé que lui, et qui vient d’épouser une demoiselle de dix-huit ans. Il s’établit dans leur château, partage tous leurs plaisirs, et vit avec eux comme un frère. La jeune dame, fort sensible, ne peut voir avec indifférence un hôte aussi aimable. Ses sentimens sont bientôt partagés par La Trémouille ; et, comme tous les deux ont cet enthousiasme pour l’honneur et la vertu, heureux attribut de leur âge, Comme ils chérissent celui que leur amour offense, ils frémissent de leur situation. L’époux, qu’ils ont rendu malgré eux témoin de leur trouble et de leurs remords, emploie, pour les ramener à la raison et au devoir, un moyen qui paroîtroit peut-être aujourd’hui fort singulier, mais qui, en même temps qu’il est conforme à l’esprit de l’ancienne chevalerie, prouve une grande connoissance du cœur humain. Après avoir obtenu, par la plus douce indulgence, la confidence entière de l’inclination de la jeune dame, il s’éloigne du château, et affranchit ainsi les deux amans de toute espèce de surveillance. Ce qu’il avoit prévu arrive. Tant de confiance et de générosité exalte des cœurs neufs et ouverts aux plus nobles impressions. Ils font le douloureux sacrifice de leur penchant ; et, à son retour, il les trouve disposés à étouffer un sentiment, dont l’absence fait bientôt disparoître toutes les traces. Ce petit tableau de l’intérieur d’un château du quinzième siècle, réunit aux grâces naïves du langage la peinture la plus vraie des : passions.

Si les détails sur le mariage de La Trémouille avec une princesse de la maison de Bourbon, offrent un intérêt moins attachant, ils contribuent également à donner une idée du ton et des mœurs de cette époque. On suit avec plaisir le jeune chevalier en Auvergne, où, à l’aide d’un déguisement, il parvient à se faire connoître de l’épouse qui lui est destinée. On prévoit que leur union sera heureuse par l’accord parfait qui règne entre leurs caractères, et, lorsque cet espoir est réalisé, on aime à examiner les occupations de la jeune dame dans le château de Thouars, pendant que son époux commande les armées. Ses momens sont partagés entre la religion et l’étude ; elle appelle auprès d’elle des hommes instruits, compose sous leurs yeux de petits écrits de piété et de morale, et se consacre entièrement à l’éducation d’un fils unique, objet chéri des plus belles espérances. Ici l’auteur fait d’excellentes observations sur le goût des femmes pour les lettres, et prouve très-bien qu’une occupation qui seroit déplacée dans celles qui appartiennent aux classes inférieures, convient aux personnes du premier rang, quand, au lieu d’y chercher des jouissances de vanité, elles ne prétendent qu’à former leur jugement par les lumières qui ornent l’esprit.

Toutes les espèces de prospérités semblent assurer à la maison de La Trémouille les plus brillantes destinées, lorsqu’un événement terrible y répand le deuil. Le prince de Talmont, ce fils unique qui devoit égaler la gloire de son père, reçoit soixante-deux blessures à la bataille de Marignan, et périt à la fleur de l’âge. Il faut voir, dans l’ouvrage de Bouchet, les ménagemens pleins de sensibilité et de délicatesse qu’emploie François I pour annoncer cette perte à La Trémouille, qui la supporte avec courage. Il faut y voir les précautions religieuses par lesquelles l’évêque de Poitiers prépare une mère à un coup qui doit lui donner la mort. La correspondance des deux infortunés époux, après cet événement aussi affreux qu’inattendu, respire la tendresse, la douleur, et peut passer pour un modèle de résignation chrétienne. La Trémouille trouve des distractions dans les voyages et dans les grandes affaires dont il est occupé ; son épouse, relirée à Thouars, ayant sous les yeux le tombeau d’un fils adoré, cherche en vain des remèdes à son chagrin dans l’étude qui fit autrefois les charmes de sa vie, et dans la société des hommes qui lui ont inspire ce goût. Consumée par une mélancolie profonde, sa santé s’altère ; et, lorsqu’elle sent approcher ses derniers momens, elle appelle La Trémouille, qui vole aussitôt auprès d’elle. Leurs entretiens, leurs adieux, leur séparation, après une union de trente-cinq ans, qui n’a été troublée que par la perte dont ils ne peuvent se consoler ; tous ces tableaux, peints par un témoin oculaire, retracent les anciennes mœurs dans ce qu’elles ont de plus pathétique et de plus touchant.

Si Bouchet se fût borné à joindre aux grands traits de l’histoire des détails aussi intéressans, certainement son ouvrage pourroit être comparé aux meilleures productions de ce genre ; mais, cédant au goût de son siècle poulie merveilleux, il s’est figuré que son livre seroit plus amusant, s’il faisoit intervenir d’une manière allégorique, les divinités de la fable dans ses récits. À peine La Trémouille entre-t-il dans l’adolescence, que Mars l’exhorte à quitter le château de son père pour aller servir le Roi. Lorsqu’il aime la jeune femme de son ami, Minerve lui donne d’excellens conseils ; et quand Louis XII lui confie, dans des temps difficiles, le gouvernement de la Bourgogne, Junon compose pour lui un long traité de politique : amalgame monstrueux de la fable et de l’histoire, qui ôte à la vérité sa vraisemblance, et qui détruit en grande partie le charme d’un récit où l’on ne cherche que des faits authentiques.

Bouchet ne se borne point à ce moyen de donner l’essor à son imagination poétique ; il a soin de se ménager l’occasion de faire parler en vers tous ses principaux personnages. C’est ainsi que l’on trouve dans son ouvrage une multitude d’épîtres qui sont attribuées soit à La Trémouille, soit à celle qui fut l’objet de sa première inclination, soit à ses deux épouses, soit à la première femme de Louis XII, lorsque ce prince voulut faire rompre son mariage pour épouser Anne de Bretagne.

Les éditeurs de l’ancienne collection des Mémoires ont écarté de l’ouvrage de Bouchet toute la partie mythologique ; ils ont également supprimé les épîtres en vers. On pourroit donc leur savoir gré de leur travail, si, poussés par le désir de donner à cet ouvrage une couleur moderne, ils n’en avoient retranché un grand nombre de détails curieux et de morceaux intéressans. Non-seulement ils ont fait disparoître tous les discours que La Trémouille prononce dans les circonstances importantes, mais ils ont abrégé les conversations entre les principaux personnages, de manière à leur faire perdre toute leur originalité naïve. Non contens de mutiler ainsi une production dont presque tout le charme consiste dans la peinture fidèle des mœurs, ils n’ont pas craint quelquefois de substituer leurs idées à celles de Fauteur ; ce qui donne lieu à des disparates qui peuvent être aperçues par les lecteurs les moins exercés.

Nous nous sommes appliqués, en conservant scrupuleusement dans l’ouvrage tout ce qui appartient à l’histoire, à n’y rien ajouter qui puisse en altérer le coloris. Forcés, par le plan que nous avons adopté, d’écarter des ornemens déplacés, à peine nous sommes-nous permis des transitions nécessaires. Nous osons donc croire que les Mémoires de La Trémouille seront une lecture entièrement nouvelle, pour ceux qui ne les connoissent que d’après l’abrégé des premiers éditeurs.

Cette partie mythologique, qui est si maladroitement attachée à l’histoire d’un guerrier du quinzième siècle, contient cependant quelques détails curieux. Dans les instructions que donnent alternativement à La Trémouille Mars, Minerve et Junon, on trouve de temps en temps des observations fort justes sur les passions, sur la politique et sur les mœurs.

Lorsque le chevalier entre dans le monde, Minerve s’efforce de le prémunir contre les séductions de l’amour. « Les jeunes gens, lui dit-elle, qui ne mesurent les choses par droict jugement ; ains par libidineux plaisirs ou affection charnelle, si le sens leur présente la fardée beauté d’une femme, son apparente doulceur ou son humble contenance, existiment faulsement que ce soit une chose divine, et par ce jugement insensé, aiment ceste femme, la desirent, l’extiment vertueuse, pensent que tous biens soient en elle, que tout plaisir y repose, que toute consolation en procède, et que heureuse chose seroit en pouvoir lascivieusement jouyr ; mais leur fin sera comme de ceulx qui, selon les poëtes, endormis à l’harmonie et doulx chant des syrenes, péricliterent et submergerent en mer. »

C’est par Junon, appelée dans l’ouvrage puissance regnative, que sont données les hautes leçons de politique. L’auteur place dans la bouche de cette déesse une critique sanglante de la vénalité des charges. « On ne veit onc, dit-elle, tant de praticiens, et moins de bonnes causes : on ne veit onc tant de officiers et si peu de justice : brief on diroit que tout est habandonné à proye et à rapine. Si les offiçes de la justice estoient liberalement donnés, chascun s’appliqueront à vertus et aux bonnes lettres pour en avoir ; et si des gens vertueux et bons les avoient, ne feroient telles exactions : les roys, princes et seigneurs seroient mieulx obeys qu’ils ne sont. » La déesse s’élève ensuite indirectement contre les concordat, eu faisant un grand éloge de Charles VII. « Ce Roy, dit-elle, aima tant la liberté universelle de toute l’Eglise, qu’il commanda garder et observer dans son royaulme les saints décrets de Basle et de Constance, et d’iceulx feit faire un livre intitulé la Pragmatique-Sanction, contenant reigle et forme de l’honnesteté ecclésiastique, et de disposer des bénéfices, dont la bénédiction est redondée non-seulement en luy, mais en son petit-fils le roy Charles VIII, qui a surmonté et vaincu plus miraculeusement que aultrement ses ennemis et adversaires. »

Ce morceau est suivi d’un portrait de Louis XI, dont nous ne rapporterons qu’un seul trait fort remarquable. « Il vouloit être crainct plus que roy qui fut oncques ; et il n’y eut jamais roy en France qui vesquit eu plus grant craincte et suspection ; en sorte que la moindre imagination qu’il eust prise en la plus pauvre créature de son royaulme, luy eust donné une telle craincte que, pour la chasser de son esprit, estoit contrainct faire mourir cette personne, ou la prendre à son service : et si mourut crainctif de tout le monde. »

Les peintures de mœurs sont pour nous la partie la plus intéressante des instructions que reçoit La Trémouille. On y trouve des regrets sur l’antique simplicité des rois et des seigneurs, et des réflexions chagrines sur le luxe qui commence à se répandre. « Anciennement, dit le personnage allégorique, les capitaines et gens de guerre n’avoient accoustumé de faire traîner après eux tant de bagaige, comme font de présent les François, qui ont lict de camp, vaiselle et cuisine, et plus d’espiceries et choses attractives à luxure qu’à combattre leurs ennemis ; et n’y a si petit gentilhomme qui ne veuille avoir ung aussi bon cuisinier que le Roy, et estre servi de électuaires, divers potaiges, et aultres viandes délicates en diversité comme princes ; et si possible estoit, quand vont à la guerre, feroient charoyer après eulx toutes les ayses de leurs privées maisons. A présent ceulx qui ; par fortune, ont été du misérable gouffre de pauvreté, retirés et auctorisés par les roys et princes, font les maisons de plaisance à coulonnes de marbre, représentations d’images et symulachres si bien faicts, qu’il semble à les veoir qu’on les ayt dérobés à nature. Le dedans est tout d’or et azur, les jardins semblent villes, tant sont les galeries bien couvertes, et pour la multitude de tonnelles et cabinets, tout pleins delascivie et volupté, que mieulx semblent habitations de gens venerées (débauchées) que marciaulx, et de gens lascivieulx, que de gens de vertu. »

On voit par ces observations, faites pendant les premières années du règne de François I, que le luxe dans les palais et dans les jardins, dont on attribue généralement l’introduction en France à Catherine de Médicis, jremonte plus haut, et qu’il faut, comme nous l’avons dit dans le tableau du règne de Charles VIII, en marquer l’époque au moment où ce jeune prince, de retour d’Italie, voulut imiter les édifices élégans et majestueux qui avoient fait l’objet de son admiration dans cette belle contrée.

Nous avons cité les traits les plus frappans de la partie allégorique des Mémoires de La Trémouille. En la retranchant de la partie historique, la seule qui puisse intéresser nos lecteurs, nous espérons que cette dernière acquerra plus de liaison, plus de suite et plus d’ensemble.

La seule édition complète des mémoires de La Trémouille est celle de 1527, caractères gothiques, donnée à Poitiers par Jacques Bouchet, parent de l’auteur. Elle est devenue rare et ne se trouve que dans les bibliothèques publiques. C’est sur cette édition que nous avons fait notre travail. En 1684, Godefroy donna de cet ouvragé un extrait fort sec et très-court, dans la Collection de pièces qui accompagne l’histoire de Charles VIII.

On doit encore à Bouchet une importante production historique. Ce sont les Annales d’Aquitaine et Antiquités de Poitou. L’auteur, très-attaché à son pays, sembloit avoir fait de cet ouvrage son travail de prédilection. L’époque de sa mort n’est pas bien déterminée ; on la place généralement en 1550.