Le Pamphlet et les mœurs politiques en Espagne
ET LES
MOEURS POLITIQUES EN ESPAGNE
On a dit que la révolution espagnole appartenait aux écrivains de mœurs, et le mot est plus vrai que ne l’est d’ordinaire un bon mot. La synthèse historique chercherait vainement à saisir, à travers les innombrables régimes éclos depuis tantôt quarante ans à la surface de la Péninsule, cet enchaînement visible de faits, ces gradations soit rapprochées, soit lointaines, qui, dans toutes les révolutions modernes, même les plus fécondes en imprévu, tracent la marche ascendante ou décroissante des idées. Partis sans à-propos, bouleversemens sans but, fanatiques sans croyances, novateurs sans projets, tout semble procéder à rebours dans cette étrange histoire, que jalonnent, à notre point de vue français, trois contradictions : 1812, 1833, 1840, — la liberté, symbole de tendances réactionnaires, — l’absolutisme insurgé contre un acte d’absolutisme, — la dictature issue d’un programme de décentralisation. Oubliez toute méthode, puisque la méthode est impuissante ; substituez aux vues d’ensemble l’étude capricieuse des détails, à la logique inaperçue des événemens la logique des caractères, et alors seulement beaucoup d’apparentes anomalies trouveront leur raison d’être dans ce chaos de mœurs à la 93 entées sur l’engouement du passé.
Cette patiente décomposition de l’Espagne révolutionnaire, jour par jour, homme par homme, le pamphlet indigène l’a déjà faite à moitié. Le pamphlet, — et je ne parle pas des dévergondages haineux qui ont usurpé ses franchises, mais bien de ce pamphlet qui s’appela tour à tour les Lettres persanes, les Lettres d’Amabed, l’Homme aux quarante écus, de celui que rajeunit Paul-Louis dans sa Pétition des villageois, et que M. de Cormenin a parfois ressaisi en quelques pages clairsemées de ses trop nombreux petits livres, — le pamphlet, ainsi compris, où serait-il mieux, dites-moi, qu’en pleine eau cervantesque ? Le génie espagnol, si prompt à médire, mais si lent à se passionner, excelle dans cette délicate anatomie des vices ou des ridicules sociaux qui n’est ni histoire ni libelle, ni dogmatique ni haineuse, ne violentant jamais le libre arbitre des lecteurs, maintenant tout, hommes et choses, dans ce demi-jour indulgent qui, à vrai dire, est la plus sûre condition de perspective pour notre pauvre nature, où rien n’est absolument bon, absolument mauvais. Don Quichotte reste un héros, presque un sage, sous l’immortelle ironie qui le couvre. L’école picaresque, dont chez nous l’auteur de Gil Blas a si heureusement imité la touche, nous laisse un fonds d’estime pour ses plus insignes coquins. Transportez dans la vie politique cet éclectisme serein que tout frappe et que rien n’émeut, impassible miroir où chaque événement, chaque passion, viennent se refléter avec les teintes du lieu et de l’heure, et la satire, désarmée de ce procédé menteur qui ne met en saillie que les ombres, deviendra tout bonnement vérité. Cette impartialité native, qui vaut bien, on en conviendra, l’impartialité calculée des historiens, trouve un aliment de plus dans les vicissitudes sociales de l’Espagne. Chez nous, pays déjà vieilli dans les idées nouvelles, où le tassement des révolutions et des années a mis chaque chose à sa place, où tout intérêt relève d’un code, toute conviction d’un système, toute intelligence d’un drapeau, le pamphlet a toujours, quoi qu’il fasse, un parti à ménager aux dépens d’un autre : il ne montre qu’une face de la médaille. En Espagne, où rien n’est encore ni fondé ni détruit, où les opinions s’effacent à force de se subdiviser, où les partis, les fractions de parti se succèdent comme l’éclair, sans laisser de trace dans les rancunes ou les affections du pays, le pamphlet a pu garder son entière indépendance ; tout passe à tour de rôle dans son kaléïdoscope railleur. Je traduirais cette différence par un mot, si ce mot ne devait trop m’engager : la France et l’Angleterre ont d’admirables pamphlets, l’Espagne seule a des pamphlétaires.
Un trait caractéristique de l’épigramme espagnole, et qui est l’éloge du passé, peut-être aussi l’accusation du présent, c’est qu’elle s’est emparée sans forfanterie et sans folle ivresse du vaste domaine que la liberté politique lui livrait. Chez nous, de l’assemblée constituante à la terreur, la presse a eu son orgie d’émancipation, ses saturnales de rue, où l’élégante ironie de Beaumarchais et de Voltaire huma à pleins poumons l’alcool et le sang. En Espagne, rien de pareil : l’épigramme y prenait depuis trop long-temps ses aises pour tomber, à l’inutile avènement qui érigeait pour elle le fait en droit, dans ces déportemens d’écolier en révolte. Il y avait bien eu là naguère le saint-office comme ici la Bastille ; mais rien n’est plus indulgent, on l’a dit maintes fois, que les pouvoirs forts, et l’éventail des favorites a dû être, à ce titre, un sceptre bien autrement ombrageux que la crosse du grand inquisiteur. Tel quatrain chiffonna les rubans de la Pompadour qui n’eût pu, certes, déranger un pli de cette bure théocratique où l’Espagne abritait, depuis huit siècles, sa nationalité, ses mœurs, ses traditions d’indépendance, comme en un paternel manteau. De là cette longanimité du despotisme monacal envers la vieille raillerie indigène, qui, chose à noter, ne prenait jamais si volontiers ses ébats que sur le compte des couvens. Prélats fragiles, nonnettes mal closes, moines papelards, depuis le théologien de « vingt-deux ans qui rend grace à Dieu » du fond de certaine alcôve, jusqu’au révérend fray Geronimo « qui aime à se laisser dire deux fois : Mon père, » - tel était et tel est encore, sauf l’à-propos, le thème favori de l’estudiante improvisant sous les balcons, de l’esprit fort jasant et chantonnant, après vêpres, sous le porche de l’église, de la jeune dévote fêtant, le soir en famille, à grand renfort de sucreries et de chansons, la présence toujours bien venue du confesseur de céans. Rien ne tirait à conséquence dans ces bienveillantes taquineries, sans entraves parce qu’on les savait inoffensives, sans scrupules parce qu’elles se sentaient sans fiel. L’esprit fort, en fin de compte, se faisait enterrer en habit de franciscain, l’étudiant revenait chercher à la porte du couvent sa pitance quotidienne, et le frère Jérôme, certain d’avoir son heure, décrochait volontiers la guitare de l’hôte pour accompagner la médisante chanteuse, dont les blanches mains mettaient à part, pour sa révérence, ses pastilles les plus ambrées et son plus orthodoxe chocolat. Ainsi ils vivaient et devisaient dans cette vieille Espagne à la barbe du saint-office. Au sortir de cette liberté de fait qui découvrait aux traits de la satire le plus incontesté des pouvoirs européens, je le demande, la liberté constitutionnelle, c’est-à-dire la liberté de mal parler du capitaine-général, du chef politique et de ses alguazils, pouvait-elle avoir le caractère et les dangers d’une réaction ? Ce n’est pas le fiévreux emportement de l’esclave affranchi qu’il fallait redouter pour l’avenir de l’épigramme espagnole ; c’est plutôt l’excès contraire, le dédain qui engendre l’injure, ordinaire écueil de la saillie. La « vindicte publique, » ce correctif du laisser-aller constitutionnel, a mis heureusement bon ordre à cette involontaire tendance, et la muse cervantesque, arrêtée à point dans ses velléités licencieuses, n’a pas eu le temps de dénouer sa ceinture entre le despotisme tempéré par la guitare et la liberté tempérée par le procureur du roi.
Le pamphlet espagnol ne date, à proprement parler, que de la venue de Marie-Christine. Je ne compte en effet pour rien les productions hybrides qui marquèrent la période de 1820 à 1823 : les Lettres d’un pauvre fainéant, les Lettres d’un Madrilégne, par Miñano, — un spirituel et bienveillant sceptique de la vieille roche, mais dont la double réputation d’afrancesado et de pensionnaire de la couronne enchaînait trop visiblement la verve, — ou bien le Zurriago, cette calomnie en action du Méphistophélès ennuyé qui s’appela Ferdinand VII. Voici l’histoire authentique du Zurriago et à ce souvenir se borne ce que j’en ai pu retrouver, les exemplaires ayant probablement disparu dans la panique engendrée par la réaction de 1823. Ferdinand VII, trouvant son trône trop étroit pour deux royautés, la sienne et celle de la constitution, aurait bien voulu se débarrasser de cet hôte incommode ; mais la sainte-alliance, qui seule avait les épaules assez fortes pour emporter, sans fléchir sous le poids, les droits de tout un peuple, se faisait prier. Ferdinand cessa brusquement ses sollicitations, et un beau jour parut à Madrid, sous la forme périodique, le Zurriago (le Fouet), véritable fouet qui vous sanglait les royautés au visage. De l’antichambre au boudoir, du boudoir à l’alcôve, rien n’était respecté, et toutes les cours d’Europe y passaient, celle d’Espagne la première : un correspondant anonyme approvisionnait à jour fixe les rédacteurs du Zurriago d’anecdotes scandaleuses et de doublons. Grande rumeur à Vienne, à Londres, à Berlin, à Paris ; pour en savoir si long sur le compte des rois, ce mystérieux correspondant devait être lui-même un peu roi ou un peu diable : vous devinez qu’il était beaucoup l’un et l’autre. « Bah ! disait Ferdinand aux ambassadeurs courroucés, laissons jaser mes braves Espagnols ; il faut bien que la constitution leur serve à quelque chose ! » L’avis porta coup. Cent mille hommes entrèrent en Espagne, et Ferdinand fit pendre ses collaborateurs. Il croyait avoir discrédité à jamais la presse, et prépara, en réalité, son affranchissement définitif. Huit ans après, quand la fille des Bourbons de Naples vint limer les dents et les griffes du lion amoureux, le pamphlet, naturellement tenté d’abuser du double avantage que lui donnaient et l’ascendant libéral de Marie-Christine et la position faite par les menées apostoliques au vieux roi, désormais forcé de chercher son point d’appui dans l’esprit constitutionnel, le pamphlet, dis-je, puisa une circonspection salutaire dans le souvenir de ce lugubre quiproquo, et le jour où l’ame de Ferdinand VII s’en fut allée rejoindre, on ne sait pas bien où, l’ame de Louis XI et de Philippe II, il avait si bien trompé son monde à force d’humilité sournoise, que la liberté de la presse put se glisser, sans trop d’encombre, dans le libéralisme sinueux de l’estatuto real.
Larra, Mesonero, Lafuente, Segovia, Santos Pelegrin, — inq renommées de pamphlétaires en moins de six ans, de 1832 à 1838, — ont successivement grossi le léger héritage de Miñano. Le premier en date comme en vogue sérieuse et durable, c’est don Jose Mariano de Larra, presque un Voltaire doublé d’un Cervantes. C’est lui qui m’occupera surtout. Outre que son cadre est le plus complet, il résume en leurs deux aspects caractéristiques la vieille et la nouvelle satire espagnole : celle-là, placide et contenue parce qu’elle n’était que tolérée, et sachant payer en indulgence l’indulgence toute volontaire de ses victimes ; celle-ci, encore empreinte de cette mansuétude universelle qui est le fond du génie national, mais plus franche dans ses allures, parce qu’elle se sent plus libre en principe ; plus incisive et plus rancunière, par cela même qu’elle est plus contestée dans l’application. Un autre mérite des pamphlets de Larra, c’est qu’ils sont les meilleurs commentaires de la révolution espagnole. Parmi les nombreuses anomalies que cette révolution a présentées, il en est peu dont il n’ait pas saisi ou laissé entrevoir le germe, et cela sans parti pris, souvent à son insu et par un de ces bonheurs de divination que rencontrent seuls les hommes de génie et les hommes de bonne foi. Ne lui demandez pas ce qu’il veut prouver : il n’a voulu que peindre. Ne cherchez pas d’enchaînement systématique dans les railleuses ébauches qu’il laisse tomber de son pinceau au hasard de la fantaisie et de l’heure : si, à la suite de ce guide capricieux, nous arrivons parfois à une conclusion précise, ce sera sans qu’il y songe et par le chemin des écoliers, mais nous arriverons. Quand on a étudié d’après Larra les divers élémens de la société espagnole et la mise en œuvre maladroite et naïve de ces forces incohérentes, un fait lumineux ressort de cet examen : c’est que, depuis 1812 jusqu’en 1840, l’Espagne politique a procédé en quelque sorte à rebours, confiant, par une bizarre transposition de termes, la résistance à des prétentions novatrices et l’initiative révolutionnaire à des intérêts rétrogrades. Voilà la clé de bien des contradictions apparentes qui déroutent à chaque pas l’observateur.
El pobrecito Hablador (le pauvre Jaseur), premier pamphlet périodique de Larra, parut les neuf premiers mois de 1832, époque de transition sur laquelle planaient tour à tour la souriante auréole de Marie-Christine et le génie soupçonneux de Ferdinand VII, qui feignait bien parfois de mourir, mais qui ne fermait en réalité qu’un œil. Après tout, la pensée satirique n’y perdait pas. L’écrivain, qui n’osait élever ses visées trop haut, dans la crainte d’entrevoir à l’horizon un bout de potence, frappait à sa portée dans le terre-à-terre des abus, des préjugés, des habitudes où reposait le vieil ordre de choses et n’en frappait que mieux : l’édifice est plus sûrement sapé par la base que par le faîte. Larra excellait à jouer de ces tours à la censure encore ombrageuse du ministère Zéa-Bermudès. Quelque personnalité trop ambitieuse échappait-elle à sa plume, vite un renvoi, qui n’était lui-même qu’une impertinente désignation, apprenait au lecteur que le pobrecito Hablador n’entendait nullement inculper « le juste gouvernement, l’auguste monarque dont les bonnes intentions… » Suivait une longue liste de bonnes intentions. Je doute que le pamphlétaire et son auguste monarque eussent pu se regarder sans rire ; mais la censure édifiée laissait tomber ses ciseaux devant cette prose si bien apprise, et cela suffisait. Le pobrecito Hablador est presque tout entier sous la forme épistolaire, cette forme favorite de notre pamphlet d’autrefois. Le bachelier don Juan Perez de Munguia, qui a hérité du bon sens un peu épilogueur de Sancho Pança, et son correspondant et ami Andres Niporesas, personnification plus franche de l’immobilité péninsulaire, de l’hésitation qui se résout en quiétude, y causent, sans malice apparente, des hommes et des événemens des Batuecas. Les Batuecas sont quelque chose comme la Béotie de l’Espagne, et vous devinez déjà que, dans les transparentes allusions de l’écrivain, les Batuecas étendront leurs frontières fort loin. Sous la placide physionomie de l’habitant des Batuecas, Larra a très finement reproduit, — trop finement même pour les besoins de la traduction, qui ne saurait rendre ses plus caractéristiques façons de parler, — le vieux chrétien, l’hidalgo pur sang, le Castillan fossile, se gaudissant en sa robuste ignorance et sa formidable santé ; estimant son patois par-dessus toute chose comme fruit du cru, fruta del pays ; trouvant son vin (vino qu’on prononce bino) « également bon qu’il s’écrive par b ou par v ; » dédaignant le latin, « parce qu’il ne doit pas chanter la messe, » la géographie, « parce que c’est l’affaire des postillons, » la botanique, « parce que le marché aux légumes lui en fournit assez pour son usage, » la zoologie, ajoutera-t-il avec son plus gros rire, « parce qu’il ne connaît déjà que trop d’animaux, » et ainsi de suite ; du reste, Espagnol forcené, rustre, et au besoin mal peigné pats pur esprit national et pour échapper au soupçon d’affectation française ; bonhomme au demeurant et s’estimant, sans honte comme sans fausse modestie, juste ce qu’il vaut : « À quoi sommes-nous bons, » — c’est un ultra-batueco qui parle, — « sinon à rester employés ? Voudriez-vous que, dans nos Batuecas, des gens habitués à leur bureau, à leur second déjeuner, à leur gazette, à leur cigare, allassent s’extravaser dans la tête une demi-douzaine de sciences et d’arts utiles, comme on les nomme, et cela pour vivre autrement qu’ils n’ont vécu de père en fils, sans l’oreiller de l’émargement mensuel et les petits profits en eau trouble ! Dieu sait que c’est folie, car moi et mes pareils, qui ne sommes pas peu nombreux, nous avons la tête mieux prise pour servir de moule à perruques que de réservoir à sciences, et je le dis avec fierté… » Ce dernier mot, que nos lecteurs pourraient suspecter d’exagération épigrammatique, est pris sur le fait ; c’est le pendant ultra-pyrénéen de la féodale formule : Ne sait signer parce que noble. « Les gens de sang bleu (gente de sangre azul) » n’étudient pas « parce qu’ils ne doivent être ni médecins, ni avocats ; » ainsi le veut le décorum du sang bleu. Et ce n’est pas la haute aristocratie qui vous tient ce langage nulle part, au contraire, celle-ci n’est moins exclusive ni plus accessible aux idées d’égalité pratique et de hiérarchie intellectuelle. C’est l’aristocratie de bureau, sorte de milieu bâtard entre notre ancienne noblesse de robe et notre bourgeoisie. De ce milieu qui a fourni à la France ses plus énergiques penseurs d’avant et d’après 89, l’Espagne n’a vu sortir, jusqu’à ce jour, que le plus inepte des engouemens, celui de l’ignorance devenue mode, décorum, bel air. C’est bien plus la faute des lois que la faute des hommes. Le népotisme, en se faisant l’auxiliaire de l’apathie inhérente au climat, devait nécessairement produire cet abrutissement systématique contre lequel échouera indéfiniment tout essai d’organisation. De temps immémorial, le fonctionnaire de deuxième et de troisième ordre fait agréger à l’administration ses enfans en bas âge, qui prennent aussitôt leur rang d’ancienneté et perpétueront plus tard, sous l’égide des droits acquis, l’incapacité traditionnelle de l’employé espagnol. La révolution, faute de hardiesse dans son point de départ et de parti pris dans son but, a plutôt aggravé qu’atténué le mal. Sur ce vieux sol, qui, du consentement de tous, a gardé la plupart de ses aspérités sociales, droits d’aînesse, majorats, survivances, privilèges d’individu, de race et de corps, le soc réformateur traçait des sillons trop incertains pour entamer assez profondément cette formidable bureaucratie, dont les racines vont se perdre en mille ramifications dans les entrailles de trois siècles. La révolution n’a servi qu’à compliquer cet état de choses d’une grosse difficulté financière. Chaque tempête politique a jeté dans l’administration son flot de nullités avides qu’il a fallu apaiser, soit par la création de doubles emplois, soit par des mises en disponibilité (cesantias), qui laissent aux anciens titulaires la majeure partie et souvent la totalité de leur traitement. Multipliez ce ruineux va-et-vient par huit ou dix pronunciamientos dont chacun a grevé l’avenir de sa dette de cesantias et de sa dette de favoritisme, et vous aurez une idée de l’effrayante absorption qui ruine depuis quinze ans les veines du budget. Passe encore si chaque employé se contentait de sa part légitime du gâteau ; mais un péculat éhonté, avoué, normal, tarit, dans toutes les branches de l’administration, les sources les plus directes du revenu. Andres Niporesas en dira plus long que nous-même dans sa perfide bonhomie :
« … La carrière administrative offre d’autres agrémens. Certains emplois, par exemple, comportent un maniement de fonds, et il y a çà et là des excédans… On rend ses comptes, ou on ne les rend pas, ou on les rend à sa manière. Non que cela me semble mal, non, certes ! Ce que Dieu a donné, saint Pierre le bénisse ! Plusieurs trouvent déplaisant qu’à chaque main que rencontrent ces rivières, il reste quelque chose. A cela je demande s’il est possible de supposer qu’il n’en reste pas toujours quelque chose dans les mains de quelqu’un. Le fait est que certains corps sont visqueux de leur nature, et, si tu approches trop d’une outre de miel, nécessairement tu t’englueras, sans que ce soit en rien ta faute, mais bien la faute du miel, qui par lui-même est gluant.
« Je sais quelques autres petits emplois comme en possédait un certain ami de mon père : cet ami touchait vingt mille réaux de traitement, et il évaluait à quarante mille ses profits en eau trouble ; mais il faut dire aussi que cela tombait en d’excellentes mains. Bon an mal an, ce digne monsieur pouvait dire, à Noël, qu’il avait bien donné, au bout des douze mois, près de cinq cents réaux en petits lots d’une demi-piastre à des donzelles mal accommodées et autres pauvres gens de cette catégorie ; car, cela oui ! il était fort charitable… De cette façon, qu’importe que les mains s’engluent quelque peu ? On rend à Dieu ce qu’on prend aux hommes, si c’est prendre que de saisir au passage ces petits profits innocens qui viennent à vous par la seule impulsion de leur propre rotondité. Si on s’en allait arrêter les voyageurs sur un grand chemin, passe ; mais quand il ne s’agit que de prendre dans un bureau, avec toute la commodité possible, sans le moindre risque… Suppose qu’une instance te passe par les mains et que de cette instance sorte une bonne affaire : tu as voulu obliger un ami pour le plaisir de l’obliger, rien de plus, et cela est fort raisonnable ; chacun en eût fait autant. Cet ami devant sa fortune à un avis émis par toi, il est assez naturel qu’il te glisse dans la main la courtoisie de quelques onces… Non ! fais le scrupuleux et ne les prends pas ; un autre les prendra, et le pis de la chose, c’est que l’ami se formalisera, et avec raison. Enfin, puisqu’il est maître de son argent, pourquoi trouver mauvais qu’il le donne au premier venu, au lieu de le jeter par la fenêtre ? Outre que la reconnaissance est une grande vertu et que c’est une très grossière faute contre le savoir-vivre que de mortifier un homme de bien qui… Mais allons donc ! Nous serions bien, ma foi ! si les vertus sociales venaient à disparaître de ce monde, et s’il n’y restait plus ni employés serviables ni ames reconnaissantes !
« J’en dis autant quand vient te solliciter une señora, peut-être jolie, ou mère d’une jolie fille. Comment refuser d’écouter une señora qui vient avec sa fille ? Il faudrait pour cela des entrailles de tigre. Moi, je te jure que c’est un des cas où ma galanterie ne serait jamais en défaut. Jésus ! une señora ! »
A part le chapitre des solliciteuses, qui tombe dans le procédé universel de l’épigramme, il est à noter que Larra, pour mieux faire entrevoir ses intentions satiriques, a plutôt adouci qu’exagéré la philosophie pratique de son batueco. Ceci est une des plus délicates nuances de la plaisanterie espagnole, nuance souvent insaisissable dans notre langue et dans nos mœurs, et qu’on pourrait définir le sarcasme négatif, l’ironie en dedans. Le batueco proclamant crûment, sans ergotage et sans réticences, la légitimité du pillage administratif, tombait dans les vulgarités du langage usuel, et n’eût su provoquer ni étonnement, ni sourires, tant la chose est banale au-delà des Pyrénées. Larra, qui connaît parfaitement ses lecteurs, prête donc à son personnage des délicatesses de l’autre monde : il le rend casuiste, afin que le public des Batuecas, se heurtant aux scrupules soudains du brave Andres, en vienne à cette conclusion involontaire, que la moralité du cas pourrait bien être controversée. Le vrai batueco n’y met pas, loin de là, tant de façons. L’employé le plus honnête, celui qui, dans les relations privées, saurait pousser la probité jusqu’aux dernières exagérations du vieux point d’honneur castillan, considère les profits du péculat et de la concussion (gages de manos puercas, « profits de mains sales, » c’est le mot consacré) comme partie intégrante de son salaire, comme un casuel admis, et il le dit tout haut. Le revenu national n’est à ses yeux qu’une sorte de propriété indivise ; tant mieux pour qui se trouve à portée ! « Il serait difficile de supposer, comme le dit si bien Niporesas, qu’il n’en reste pas toujours quelque chose dans les mains de quelqu’un… » Or, ce quelque chose n’est-il pas mieux dans les mains de l’employé que dans les mains de cet être de raison nommé l’intérêt général, et qui n’a, lui, ni femme ni enfans à nourrir, ni gazette à lire, ni second déjeuner à faire, ni cigares à égrener, ni siestes à dormir ? Ceci n’est pas de l’immoralité, ce n’est tout au plus qu’une lacune intellectuelle. Les Espagnols, il faut s’y résigner, sont généralement privés de cette espèce de conscience qui sait personnifier ailleurs le bien public, qui lie dans une étroite solidarité de droits et de devoirs l’individu à l’état, et que j’appellerais le sixième sens des sociétés. Aucune abstraction ne parle à ces natures chaudes et indolentes, et l’Espagne, soit dit en passant, serait restée païenne, ou devenue musulmane, si le catholicisme ne s’y était constamment adressé aux yeux, traduisant la foi par ses reliquaires, l’amour divin par l’ardente langueur de ses vierges, le ciel par ses fêtes ruisselantes de lumière et de fleurs, l’enfer par ses bûchers. Zurbano, qui ne croyait pas faire de l’esthétique, avait instinctivement saisi ce côté du caractère national, lorsqu’il personnifiait l’état lésé dans un caporal et quatre hommes, aux balles desquels était livré le comptable prévaricateur ; mais on n’a pas laissé achever Zurbano. Soit violente, soit pacifique, toute réforme tentée dans le domaine du pillage administratif manquera d’ailleurs long-temps de cette sanction morale que l’opinion seule peut donner, et sans laquelle rien ne dure. On ne fera jamais comprendre à la génération bureaucratique que, dans la sourde lutte engagée, depuis tantôt vingt ans, entre la concussion et l’état., le plus voleur ce n’est pas l’état. L’employé a accepté son emploi de confiance, s’engageant, au vu et su de tous, à ne faire ni plus ni moins que ne font de père en fils ses pareils. S’il y a donc ici surprise et trahison, c’est de la part de l’état, qui savait très bien à quoi l’on s’engageait envers lui. Ainsi procède la logique batueca. Quelle hase asseoir, quel système d’administration édifier sur cette glu molle ! Deux régimes, la régence de Marie-Christine et la régence d’Espartero, s’y sont successivement engloutis.
La magistrature n’est guère moins démoralisée que les administrations fiscales, et ici le mal réside surtout dans un détestable système de procédure qui offre à l’avidité personnelle des juges un appât incessant. Malheur au riche qui, pour ses péchés, s’est engagé sur la foi du bon droit dans ce redoutable labyrinthe ! Il ne pourra plus reculer, il appartient dès ce moment corps et ame à la justice, qui dévore petit à petit l’huître et le plaideur. Malheur même au simple témoin d’un meurtre ! La justice, en guise d’instruction préliminaire, trouve le secret de l’emprisonner et de le ruiner ; puis elle cherche un peu l’assassin. Aussi le cri : « à l’assassin ! » qui, en France, précipite la foule dans la rue, fait fermer en Espagne portes et balcons.
Ce serait, du reste, s’exagérer étrangement les choses que de préjuger, au point de vue de nos habitudes d’ordre ; le résultat pratique de ces monstruosités fiscales et judiciaires. Le mal devenu chronique n’est presque plus un mal. Tout étant prévu dans ce cercle fatal de vénalités et d’extorsions, l’insouciance espagnole s’arrange en conséquence, composant avec les unes, évitant les autres, s’échappant, quand une issue s’offre, par la tangente de l’illégalité, et, au demeurant, trouvant tout au mieux dans le pire des mondes possible. L’offensé attend patiemment d’être le plus fort pour se faire justice à lui-même ; le volé qui a pu soustraire sa mésaventure à l’œil peu tutélaire de la justice rend grace à Dieu de ne s’être égaré que dans un bois ; le marchand ouvre un compte-courant aux complaisances du douanier, et le voyageur formaliste, — tant est souveraine cette déférence au fait extra-légal sous tous ses aspects, — s’inquiète bien moins de prendre un passeport de l’alcade qu’un sauf-conduit du voleur. Ainsi du reste. C’est là du désordre, si l’on veut, mais avec toutes les conditions de l’ordre, et il suffit de s’entendre. En France, la légalité c’est la route ; en Espagne, c’est l’écueil, et chacun cherche de son mieux à l’éviter. Aussi, quelle indulgence suprême pour l’imprudent qui s’est heurté contre l’écueil ! On l’excuse, on le plaint. Qui peut se flatter de louvoyer constamment juste entre les surprises toujours nouvelles du code et les tentations souvent légitimes de l’intérêt individuel ? Chacun contemple avec une commisération sentie, dans cette victime des hasards de la lutte sociale, l’image de ce qu’il sera peut-être dimanche. Le bagne, par exemple, ne laisse en Espagne aucune tache au front des condamnés qu’il rejette, et les vengeances absolutistes ou libérales qui, dans ce siècle, l’ont tour à tour peuplé, en ont fait même une sorte d’honorable initiation. Les plus pures biographies politiques pourraient commencer par ces mots, que nous avons entendu prononcer avec une certaine coquetterie par l’une des notabilités oratoires des cortès : « Quand j’étais aux galères ! » Ego ille qui quondam !
Ce dédain inné, et à beaucoup d’égards excusable, du peuple espagnol pour la théorie légale sous toutes ses formes, dans toutes ses manifestations, n’a pas non plus au point de vue gouvernemental les inconvéniens qu’on pourrait supposer. L’illégalité encore ici a pour correctif l’illégalité même. En cas de tiraillemens extrêmes dans le domaine des lois, le gouvernement supprime ou suspend les lois, et tout est dit. Rien, en Espagne, ne se pardonne plus aisément qu’un coup d’état. La bonne foi péninsulaire répugnerait à dénier au pouvoir, dans la sphère de son intérêt politique, ce droit de libre arbitre qu’elle reconnaît au dernier des manolos dans les limites de l’intérêt privé. Si le pouvoir hésitait, loin de lui savoir gré de ses scrupules, on n’y verrait qu’un aveu de faiblesse. Cette disposition des esprits à amnistier la force est bien moins un danger qu’une garantie pour le progrès. Le pouvoir, en Espagne, est, en effet, dans une situation telle, qu’il représente nécessairement la pensée réformiste. Il n’a pas, nous le verrons, de libéralisme extrême à contre-balancer. Les diverses fractions soi-disant progressistes qui l’ont assailli depuis quatorze ans ne sont qu’une des formes de la réaction, que le népotisme et la vénalité déguisés en parti. Mais parcourons, à la suite de l’inoffensif Andres, les autres recoins politiques de cette galerie de mœurs. Il nous révèlera, sans penser à mal, dans cette berquinade railleuse, l’un des plus absurdes contresens de l’organisation militaire. Je voudrais que notre concision française me permît de rendre tout ce qu’il y a de naturel, de couleur locale, de batueco, dans ce bavardage musard et traînard du bonhomme :
« Antoñito (le petit Antoine) va bien. On lui a donné le brevet de capitaine avec solde et le reste, pour les mérites de son père, qui sert depuis plus de quatre ans sa majesté au traitement de 40,000 réaux : c’est pour ces mérites qu’on a fait cette faveur à l’enfant. Je voudrais que tu visses quel gentil petit singe cela fait avec ses petites épaulettes et son petit joujou d’épée. Que veux-tu ? A cet âge ! huit ans ! Il nous emplit la maison de cocottes de papier ; il dit que ce sont les ennemis, il leur coupe la tête, et c’est à rire que riras-tu du matin au soir. Qu’un valet se fasse attendre, il le bâtonne, ce qui nous divertit beaucoup, et jamais il n’oublie de lui dire qu’il a je ne sais combien de mille réaux de traitement. Sa mère le mange de baisers. Il faut te dire que monsieur le capitaine est déjà au catéchisme et fort avancé dans la grammaire, d’où nous inférons tous que ce sera un grand militaire.
« L’oncle Miguel est, lui aussi, aux anges, car on ne l’a fait rien moins que lieutenant. Il est vrai de dire qu’il comptait quarante-deux ans de service, qu’il a assisté à toutes les affaires importantes de ce temps-ci, qu’il a été fait deux fois prisonnier, qu’il a dix-sept blessures et un œil de moins ; mais qu’est cela à côté d’une lieutenance ? Le fait est qu’on a déjà pensé à lui, et qu’il ne se tient pas de joie. Il cherche à passer dans le régiment où Antoñito est capitaine, rien que pour être auprès de lui. Des parens ! tu conçois. Comme il l’aime tant, il nous répète que, tout lieutenant qu’il est, il lui apprendrait de grand cœur l’état de capitaine. On ne peut nier que Miguel ne soit une excellente ame. Le marmot est si jeune, qu’il pourrait toujours gagner çà et là quelque chose aux leçons de son oncle. »
Les Miguel sont, bien entendu, la minorité dans l’armée espagnole ; c’est parmi les officiers de naissance que se recrute la majeure partie des états-majors. Tel naît sous-lieutenant, tel capitaine, tel autre colonel, et ces espoirs de la patrie prennent avec le sein de la nourrice leur rang d’ancienneté. Chez nous du moins, à l’époque où le nom donnait droit à l’épaulette, l’épée était héréditaire, l’esprit militaire se transmettait de père en fils avec l’orgueil de famille : en Espagne, l’employé civil confère à son fils la noblesse militaire, et l’instruction supplée rarement à la tradition dans un pays où l’on passe assez légèrement sur les garanties d’aptitude pour que personne, hormis Larra peut-être, n’ait souri d’un décret qui assimilait, au profit des étudians en droit ou en médecine, une campagne à quatre inscriptions. Les palliatifs apportés dans la pratique à ces abus sont parfois pires que le mal. A part de rares exceptions, nos colonels imberbes débutent dans le service actif par les fonctions inférieures de l’état-major, mais en conservant leur titre et leur rang d’ancienneté, de sorte que le sous-lieutenant de fait est souvent le supérieur de droit de son capitaine, si celui-ci a conquis son grade à la pointe de l’épée. On eût pris à tâche d’organiser l’indiscipline qu’on n’aurait pas mieux réussi. Faut-il donc s’étonner que l’armée, ordinairement passive ou neutre dans les convulsions intestines des révolutions, apparaisse, en Espagne, à la tête de tous les mouvemens insurrectionnels ?
L’esprit militaire n’est pas plus cultivé chez le soldat que chez l’officier. La cravache et le bâton, — anomalie étrange en un pays où le sentiment de la dignité individuelle a pu combler la distance entre le grand d’Espagne et le mendiant, — sont encore, au-delà des Pyrénées, les représentans officiels de la discipline. C’est écrit, et, dans l’état normal, le soldat accepte, comme une chose toute simple, ces nécessités de position, sauf à prendre sa revanche sur les épaules du paysan, qui, à son tour, se prête avec une déférence froide et digne à ces nécessités de la hiérarchie ; mais vienne une occasion, et la gradation se reproduit en sens inverse. Le paysan fusille le soldat, le soldat sabre l’officier, et soldat et paysan apportent dans ces représailles la même sincérité, la même conviction de bon droit que dans leur résignation passée : ils croient chez eux comme chez les autres à la légitimité du plus fort. Toute la guerre civile (je parle de ses incidens matériels, et non des calculs politiques qui lui ont donné naissance) est là. Si la faction carliste, originairement bornée à une poignée de huit cents hommes, a pu improviser, en deux ans, trois armées et réaliser, avec la connivence des populations, la romanesque promenade de Gomez, c’est qu’elle était pour le soldat christino, comme pour le paysan, un refuge immédiat contre le bâton constitutionnel. Si la faction a mis bas les armes, juste au moment où, forte d’une organisation réelle en Catalogne, forte des succès de Cabrera en Aragon et de l’inaction d’Espartero en Navarre, elle pouvait commencer sérieusement la lutte, jusque-là restreinte à des coups de main mal combinés, c’est que le bâton par la grace de Dieu avait réussi à faire regretter le bâton par la grace du peuple. Maroto a été l’occasion, mais l’indifférence politique des masses, soldats et paysans, entre deux régimes qui se traduisaient par les mêmes désagrémens matériels a été l’élément véritable de la défection de Bergara. Cette indifférence était arrivée à tel point que, dans les communes avoisinant le théâtre de la guerre, les alcades avaient organisé un double service de partes (espions, porteurs d’avis) pour informer simultanément l’armée constitutionnelle des mouvemens des factieux, et la faction des mouvemens des constitutionnels. Chez les soldats des deux camps, que l’émulation du métier, à défaut de croyances politiques, semblait devoir maintenir dans une ligne plus tranchée, même laisser-aller, même absence de parti-pris. Quelques mois avant la paix de Bergara, je me trouvais dans la rade de Portugalette. Sur la rive droite s’échelonnaient, confondus comme les pièces blanches et noires d’un damier à la fin d’une partie, une douzaine de postes christinos et carlistes qui, chaque matin, brûlaient pour la forme et à distance rassurante la poudre de leurs gouvernemens respectifs, puis se rapprochaient à portée de fusil pour causer de la Pepa, de la Juana et autres amours partagés. Un jour que j’étais descendu à terre, je vis un soldat de la reine se diriger vers un ruisseau au bord duquel plusieurs carlistes jouaient au monte. Comme ceux-ci faisaient mine d’accueillir l’importun à coups d’escopette : Faïziosillos, s’écria le christino, dans la nonchalance mignarde de son patois andalou, dehaïme lavar la camiza qu’hoy hé sabaho ! « Mes petits factieux, laissez-moi laver ma chemise, car c’est samedi. » - Lava, bribon ! « Lave, coquin’. » répondit une basse-taille factieuse, et le nouveau venu procéda paisiblement à sa toilette, pendant que la société reprenait le monte interrompu. En dehors des hostilités de commande que leur imposait la consigne, christinos et carlistes pactisaient dans la fraternité du bâton.
Une confusion inouie de principes et de règles qui avait érigé l’incapacité en prétention, la dilapidation en fait normal, l’illégalité en garantie, l’indiscipline en système ; la loi du plus fort substituée partout, dans les habitudes du pays, à la loi écrite, et, pour unique lien entre ces discordances sociales, l’absence même de tout esprit public, voilà donc l’effrayant chaos que la révolution avait pour tâche de remuer. Le pamphlet avait certes là une abondante moisson ; mais telle était l’autorité traditionnelle de ces contre-sens, que Larra lui-même, Larra qui en saisissait toute l’extravagance, se surprend à reculer devant la stupéfaction, les colères que son ironie cependant si douce, ses révoltes si mesurées vont ameuter contre lui. Galilée a osé dire que la terre tourne, et il proteste à genoux contre l’accusation d’hérésie. Larra n’a pas craint de laisser entendre que l’ignorance n’est pas une supériorité, que la concussion n’est pas tout-à-fait un droit, que les capitaines de huit ans sont des tacticiens médiocres, qu’on n’inocule pas l’honneur militaire à coups de bâton, et, prévoyant qu’un haro universel va s’élever du fond des Batuecas, il consacre plusieurs pages de l’avant-dernière livraison de son pamphlet à repousser humblement, sérieusement, le soupçon mortel d’étrangérisme (estrangerismo), arme ordinaire de l’esprit de résistance. « Beaucoup de gens, s’écrie-t-il, croient peut-être qu’un orgueil malentendu ou une passion inopportune et désordonnée d’étrangérisme ont fait naître en nous une tendance à médire des choses d’Espagne. Loin de nous une intention si peu patriotique… Mais nous croyons que les flatteurs des peuples, aussi bien que les flatteurs des grands, ont toujours été leurs plus dangereux ennemis ; ils ont mis à leurs dupes un bandeau sur les yeux, et, pour exploiter leur faiblesse, leur ont dit : « Vous êtes tout. » De cette lourde adulation est né le faux orgueil qui fait croire à beaucoup de nos compatriotes que nous n’avons rien à améliorer, rien à tenter, rien à envier. Nous le demandons cependant à tout homme de bonne foi, qui est le meilleur Espagnol, de l’hypocrite qui crie : « Vous êtes tout ; ne faites pas un pas pour gagner le prix, car vous voilà en avant, » ou de celui qui dit sincèrement à ses compatriotes : « Il vous reste encore à marcher un peu. Le but est loin ; allez plus vite si vous voulez arriver les premiers. » Celui-là les empêche de marcher vers le bien, en leur persuadant qu’ils le touchent ; celui-ci met en jeu le seul ressort capable de les faire arriver tôt ou tard… » Et la même plume qui en usait si cavalièrement avec Ferdinand VII continue ainsi de dérouler en toute sincérité sur ce thème les mille et une circonstances atténuantes qui le recommandent à l’indulgence du public. Et c’est à la veille d’une révolution, je me trompe, après deux manifestations successives de la forme révolutionnaire, — après 1812 et 1820, — que Larra, pour se rendre acceptable à ses lecteurs, se voyait réduit à user de correctifs pareils ! Vous figurez-vous d’ici Voltaire et les publicistes du XVIIIe siècle, ou mieux encore les orateurs de l’assemblée constituante condamnés à solliciter la tolérance de l’opinion pour les idées qui enfantèrent l’immortelle nuit du 4 août ? Je n’opposerai pas autre chose à cette manie puérile d’assimilations qui, à toutes les phases du travail social de l’Espagne, s’obstine à chercher un précédent français l’Espagne de 1832 se trouvait encore à ce point de ne pouvoir entendre sans protestation, ou du moins sans surprise, des vérités qui, pour la France de 89, étaient en quelque sorte depuis trois siècles, depuis Montaigne et Rabelais, des lieux communs de l’esprit national. Est-ce à dire que l’Espagne a dix générations à franchir pour nous atteindre ? Non. Le gouvernement, à défaut de l’opinion, se voit irrésistiblement conduit, je le répète, à personnifier, au-delà des Pyrénées, la théorie révolutionnaire, et les révolutions qui viennent d’en haut sont plus promptes. Elles commencent par où les autres s’achèvent, par le pouvoir. Le gouvernement a d’ailleurs ici deux puissans auxiliaires : le journalisme et le système parlementaire, dont la pratique habitue peu à peu acteurs et public aux axiomes anglo-français qui en sont le formulaire habituel. L’Espagne, et c’est là une des plus curieuses contradictions de l’esprit péninsulaire, s’accommode très bien de ces contrefaçons de l’étranger, à condition que l’étranger feindra de ne pas s’en apercevoir. Ce nationalisme intolérant qui bondit au seul mot d’influence française copie servilement, depuis nos modes et nos vaudevilles jusqu’à nos autorités historiques et nos classifications de parti, toutes les manifestations de la vie extérieure de la France, — tout hormis les conditions morales dont elles sont le reflet. Ici, comme dans les rapports de l’individu à l’état, le génie espagnol ne perçoit que le côté palpable des choses. Cela est si vrai, qu’il n’y a pas de terme, par exemple, chez nos voisins, qui réponde à l’acception psychologique du mot moeurs : l’espagnol traduit moeurs par costumbres, coutumes, habitudes, reproduction de tel fait matériel. Ces emprunts superficiels, adaptés tant bien que mal à l’archaïsme batueco, ont dû produire, on le conçoit, des accouplemens heurtés, de baroques incohérences que Larra nous aidera à entrevoir. Parfois, politiquement parlant, l’Espagne a dû rappeler un peu, à son insu, l’indigène des mers du Sud dessinant la nudité de son torse sous un frac anglais ; mais, factice ou logiquement amenée, la transition s’accomplit, et c’est déjà beaucoup. La génération suivante, trouvant à sa venue un cadre à peu près complet d’habitudes et d’institutions nouvelles, pourra aborder d’emblée la seconde moitié de l’œuvre. Le présent lègue la forme, l’avenir s’y moulera. Nous faisons ces réserves afin qu’on ne voie pas une pensée hostile à la révolution même dans l’énumération des absurdités, des anachronismes que l’esprit d’imitation a produits, depuis un quart de siècle, au-delà des Pyrénées.
Larra a saisi le côté comique de cette manie d’imitation en ses deux types principaux : l’afrancesado de l’époque napoléonienne et l’émigré de 1823. On a très mal apprécié, en France et en Espagne même, le schisme national de 1808. On se représente assez communément les afrancesados comme des adeptes d’une sorte de rationalisme politique, des progressistes convaincus, des logiciens courageux, qui, désespérant de régénérer le pays par lui-même, le jetaient froidement dans le creuset de l’invasion étrangère. C’est leur faire beaucoup trop d’honneur. Les afrancesados, n’en déplaise à notre amour-propre national, appartenaient à la fraction la plus irréfléchie et la plus effacée de la population. Si le germe d’une pensée politique eût existé en eux, l’occasion l’eût fait éclore ; la réforme administrative apportée par Napoléon eût recruté dans leur sein ses meilleurs instrumens, et il n’en a rien été. Au choc des idées françaises, pas un programme, pas un nom, pas un éclair de vitalité, n’ont jailli de ce groupe inerte, qui, sans ressort pour la résistance comme pour l’action, recevait servilement l’empreinte, de nos mœurs en ce qu’elles avaient de plus saillant, de plus visible, c’est-à-dire en leur côté caricatural. Devinez ce qui séduisit ces prétendus apôtres de la propagande française : — l’athéisme du directoire, ses cravates et son sentimentalisme niais. Le pobrecito Hablador nous montre, dans l’historiette suivante (el casarse pronto y mal, se marier tôt et mal), la rectitude guindée et semi-monastique de l’ancienne vie de famille aux prises avec le bagage philosophique de nos sous-lieutenans
« J’avais naguère un neveu : les frères servent à cela. Celui-ci était fils d’une de mes soeurs, laquelle avait reçu cette éducation qui se donnait en Espagne, il y a bien moins d’un siècle, c’est-à-dire qu’à la maison on récitait journellement le rosaire, on lisait la vie du saint, on entendait la messe, on travaillait les jours ouvrables, on sortait l’après-midi des jours de fête, on veillait jusqu’à dix heures, on s’habillait de neuf le dimanche des rameaux ; et, à tout propos, c’était « monsieur mon père, » qui alors n’était pas appelé papa, avec les mains plus baisées que relique vieille, et visitant tous les coins et recoins, crainte que les fillettes, aidées de leur chacun, n’eussent aux mains quelque livre défendu. Je ne déciderai pas si cette éducation était meilleure ou pire que celle d’aujourd’hui ; je sais seulement qu’arrivèrent les Français, et comme cette éducation, bonne ou mauvaise, ne reposait pas en ma sœur sur des principes certains, mais seulement sur la routine et sur l’oppression domestique de ces terribles pères d’autrefois, elle n’eut pas à fréquenter long-temps quelques officiers de la garde impériale pour s’apercevoir que, si une telle façon de vivre était simple et réglée, ce n’était pas la plus amusante. Qui nous persuadera, en effet, que nous devons passer mal cette courte vie, pouvant la passer mieux ? Ma sœur s’éprit des mœurs françaises, et dès ce moment le pain ne fut plus pain, ni le vin vin : elle se maria, et suivant, dans la fameuse journée de Vitoria, la fortune du borgne Pepe Bouteille[1], qui avait deux très beaux yeux et ne buvait jamais de vin, elle émigra en France.
« Je n’ai pas besoin de dire que ma sœur adopta les idées du siècle ; mais comme cette seconde éducation avait d’aussi mauvais ciment que la première, et comme il est dit que notre débile humanité ne saura jamais s’arrêter à un moyen terme, elle passa de l’Année chrétienne à Pigault-Lebrun et planta là messes et dévotions, sans plus savoir pourquoi elle les laissait qu’elle n’avait su jadis pourquoi elle les prenait. Elle prétendit que l’enfant devait être élevé comme il faut, qu’il pouvait lire sans ordre ni méthode tout ce qui lui tomberait dans les mains, et mille autres propos sur l’ignorance et le fanatisme, sur les lumières et la civilisation, ajoutant que la religion était une convention sociale où les imbéciles seuls entraient de bonne foi, et de laquelle l’enfant n’avait pas besoin pour se maintenir en bonne santé ; que père et mère étaient mots de brutes, et que papa et maman devaient être tutoyés, attendu qu’il n’y a pas d’amitié égale à celle qui unit les pères et les enfans (sauf certains secrets que les seconds auront toujours pour les premiers et quelques taloches que donneront toujours les premiers aux seconds) : toutes vérités dont ma sœur s’engoua autant et plus que de celles du siècle passé, parce que chaque siècle a ses vérités comme chaque homme a son visage.
« On devine que l’enfant, qui s’appelait Auguste, car tout a vieilli chez nous, jusqu’aux noms du calendrier, devint un garçon sans préjugés, vu que l’horreur des préjugés est le premier préjugé de ce siècle. Il but, compila, mélangea ; il fut superficiel, présomptueux, orgueilleux, entêté, et ne laissa pas de prendre un peu plus de bride qu’on ne lui en avait lâché. Mon beau-frère mourut, je ne sais à quel propos, et Auguste revint en Espagne avec ma sœur, toute stupéfaite de voir quelles brutes nous faisions, nous tous qui n’avions pas eu comme elle le bonheur d’émigrer, et nous apprenant, entre autres nouvelles certaines, comme quoi il n’y a pas de Dieu, ce qu’on savait en France de très bonne source… »
Je passe le dénoûment et la moralité. Si Larra avait suivi le groupe afrancesado dans ses transformations successives, il nous eût montré des exemples non moins curieux de ce servilisme imitateur. Plus tard, la réaction catholique et moyen-âge prend chez nous la place du philosophisme, et notre dandisme religieux et féodal supplante aussitôt, auprès de nos Sosie ultra-pyrénéens, le Bon Sens du curé Meslier. Otez de la faction carliste ses élémens accidentels : — les moines qui espéraient, comme par le passé, agrandir leur influence dans la lutte ; les guérilleros que tout drapeau insurrectionnel ralliera, quel qu’il soit ; les Basques enfin, qui, effrayés sur l’avenir de leurs privilèges, faisaient arme du premier moyen de résistance qui leur tombait aux mains ; — et ce qui reste, c’est-à-dire le noyau du parti, la petite cour et l’administration du prétendant, n’est qu’une variété du type afrancesado à sa seconde incarnation. Ceci n’est point un paradoxe. Quel principe, quel intérêt sérieux pouvait rallier ce groupe autour de don Carlos ? Le principe ultra-monarchique ? Il n’était pas menacé ; nul n’avait poussé si loin que Ferdinand VII la théorie du rey neto. L’intérêt des vieilles idées ? Encore moins : de 1814 à 1830, tous les actes de Ferdinand VII ne sont qu’un long duel contre les idées nouvelles, duel inégal où l’agresseur avait la trahison pour armure. Cependant le noyau du parti carliste n’a pas attendu, pour se constituer au nom de cet intérêt et de ce principe, que Marie-Christine vînt jeter la lueur de sa jeunesse et de ses caprices semi-libéraux dans les ténèbres inquisitoriales de la vieille cour. Ce parti n’avait donc pas, à l’origine, de raison d’être. On n’y peut voir qu’un non-sens de l’esprit d’imitation. Don Carlos, outre qu’il avait pour lui les couvens, cet accompagnement obligé de la fantasmagorie romantique du jour, don Carlos, avec ses allures ascétiques et sombres, se prêtait bien mieux aux nécessités du cadre de convention où la mode s’était placée que la trivialité narquoise de Ferdinand, et le goût afrancesado l’adopta, comme il avait adopté les pages en maillot orange et les moisissures ogivales de notre littérature de 1827. M. Victor Hugo a sur la conscience sept ans de guerre civile. Dieu sait où l’épidémie carliste se fût arrêtée si notre littérature-régence n’était venue faire diversion aux ravages d’Ivanhoë et de Notre-Dame de Paris. A son apparition, nos afrancesados ont bien vite oublié moines et croisades pour le genre Louis XV, dont ils se sont mis à parodier, avec toute la conscience possible, les petites prétentions criminelles : mots légers, hâbleries scélérates, petits soupers faits avec tout le mystère de rigueur chez un cabaretier catalan ou savoyard, qui, sous prétexte de cuisine française, inflige à ces martyrs de l’imitation une nourriture impossible ; tripots de bel air, où des marquises, des comtesses authentiques remplacent, de la meilleure foi du monde, nos comtesses de louage et nos marquises d’occasion. Laissons ces types au futur Molière de la Péninsule. Il me suffit d’avoir fait remarquer que le groupe novateur ou soi-disant tel s’est trouvé deux fois conduit, par l’effet même de ses prétentions, à personnifier la résistance : résistance à la forme constitutionnelle, en 1812 ; résistance à l’esprit constitutionnel, en 1833.
Si la fraction gallomane de la population, celle qui s’honorait, même au milieu des ruines de la patrie vaincue, du contact de la civilisation française, n’a su, en 1812 et depuis, s’en assimiler que la surface ironique ou fausse, on comprend quelle énorme distance devait séparer de nos idées et de nos mœurs la majorité patriote, pour qui ces idées et ces mœurs étaient le vivant symbole d’une invasion abhorrée. Ceci est encore un des côtés les plus mal explorés de la guerre de l’indépendance. On a cru apercevoir dans le réveil parlementaire de Cadix l’indice d’une sorte de libéralisme à la 89, qui, en repoussant nos armes, aspirait à nos institutions, qui admettait le concours d’un clergé absolutiste, mais accidentellement, comme élément de coalition, et sur la foi d’un pacte tacite où chacune des deux parties contractantes réservait ses droits ultérieurs. Quand on a vu plus tard les principales notabilités des cortès de Cadix figurer à la tête du soulèvement constitutionnel de 1820, pendant que le clergé proclamait, les armes à la main, l’absolutisme pur, cette opinion est passée à l’état de fait acquis. Rien de plus faux. Le mouvement patriotique de 1812 n’échappa jamais à la direction unique, exclusive, de ce clergé absolutiste ; seulement les rôles s’y trouvaient faussés et transposés comme dans le mouvement afrancesado. Dans celui-ci, des hommes qui se disaient et se croyaient les adeptes du progrès politique, de l’idée novatrice, étaient surpris répudiant la constitution, symbole classique de cette idée et de ce progrès ; dans celui-là, au contraire, des rétrogrades purs, adversaires-nés des doctrines constitutionnelles, se faisaient une arme de cette constitution. Les premiers ne raisonnaient pas, ne soupçonnaient peut-être pas la contradiction où ils tombaient ; chez les seconds, la contradiction était logique : voilà toute la différence. Si les moines recouraient en 1812 au système représentatif, c’est qu’en l’absence du pouvoir central, de la royauté, ce système pouvait seul renouer le faisceau brisé de la nationalité espagnole ; c’est qu’à la faveur de leur popularité, de leur influence territoriale et de leur unité hiérarchique, ils se sentaient toujours à temps d’en maîtriser les ressorts. Le clergé espagnol de 1812 faisait par instinct ce que le clergé belge de 1830 a fait par calcul. La constitution de 1812 était conçue tellement en dehors des préoccupations de principes, que les deux dogmes rudimentaires du libéralisme, — la liberté de conscience et la liberté de la presse, — s’y trouvaient, l’un proscrit, l’autre omis. Ferdinand VII put rétablir à son retour l’ancien régime sans soulever de protestations sérieuses. Pour l’immense majorité des Espagnols, même pour les futurs adeptes du libéralisme actuel, la forme de gouvernement improvisée à Cadix était essentiellement transitoire et perdait tout à-propos, du moment où le vide qu’elle avait été appelée à remplir n’existait plus.
Ce n’est qu’après 1814, quand l’examen succéda à l’action et que le courant régulier et pacifique des idées françaises put s’établir dans le sillon creusé par nos armées, c’est seulement alors que l’Espagne soupçonna la portée politique de cette constitution si cavalièrement escamotée par Ferdinand. Étudiant avec le calme de la sécurité le jeu intérieur de cette révolution française qui ne s’était jusque-là révélée à la Péninsule que par des envahissemens matériels ; initiée peu à peu aux doctrines libérales par le sourd travail du carbonarisme, la fraction intelligente de la nation s’aperçut, quoiqu’un peu tard, qu’à la forme représentative répondaient certaines garanties, certains droits, d’une application plus ou moins utile, plus ou moins possible dans le pays, mais dont le pays, après tout, ne s’était laissé dépouiller que par une sorte d’abus de confiance et faute d’en connaître la valeur. L’amour-propre d’auteur s’en mêla. Les membres laïques des cortès de Cadix, à leur tête Argüelles, ce Lafayette espagnol moins le cheval blanc, proclamèrent le mouvement au nom de cette même charte dont ils avaient fait naguère un élément de résistance, et, forts de leur récente popularité, forts de l’imprévoyance du clergé, qui était loin de s’attendre à la révolte de ses plus dociles auxiliaires, ils imposèrent sans trop de peine au roi la constitution de 1820. De cette époque et non de la guerre de l’indépendance date, à proprement parler, la première initiation des patriotes espagnols au principe libéral. L’émigration de 1823 compléta leur éducation théorique. Ici, du reste, se reproduisent avec plus d’intelligence, si l’on veut, mais avec la même servilité, les erremens imitateurs du groupe afrancesado. Séduits par l’accueil fraternel du libéralisme français et par l’analogie tout accidentelle que l’attitude du clergé établissait entre les oppositions des deux pays, les constitutionnels espagnols ont cru lire leur passé et leur avenir dans les précédens et dans les développemens successifs de notre vie politique. Quand l’amnistie de 1832-33 leur a rouvert la péninsule, ils rapportaient en portefeuille une Espagne de convention où ils ont pris le texte d’excellens programmes, d’excellens discours, qui n’avaient qu’un défaut : c’est de n’être pas datés de Paris et signés Laffitte ou Casimir Périer. N’importe. La vogue était pour le jargon français, et si, pour son malheur, quelque batueco renforcé paraissait s’ébahir à ce langage inconnu, il était déclaré nul ou, qui pis est, rétrograde, et comme tel obligé de céder sa place, s’il en avait une, aux « patriotes éprouvés qui avaient mangé le pain amer de l’exil ; » style du jour. Toutes les portes s’ouvraient à ces touristes de la politique. On était ex-émigré comme on est ailleurs surnuméraire. Maint pauvre diable, dont pas ame au monde ne s’inquiétait, a fait discrètement et à pied le voyage de France à seule fin de pouvoir déclarer aux journaux, dans une lettre datée de Bayonne, qu’il attendait froidement sur la plage inhospitalière de l’étranger « le poignard de Caton, » et l’Eco de comercio, dont la bonhomie toute primitive se prêtait par excellence à ces sortes de mystifications, de répondre aussitôt que la patrie cessait d’être ingrate pour le noble exilé, qui, fort de son brevet d’émigration, rentrait bruyamment en Espagne pour être nommé au moins alguazil. Quelle charmante comédie de mœurs Moratin eût faite avec ce trait-là ! Tout ceci donne beaucoup à penser à ce pauvre Niporesas, qui écrit à un sien ami :
« A la mort du pobrecito Hablador, décédé, comme tu sais, des suites d’une hâblerie rentrée, je me demandai comment je me retournerais pour me tirer d’affaire et gagner l’amitié et la considération des miens et des étrangers. Je m’aperçus alors pour la première fois que, pour être quelque chose, il me manquait une condition essentielle, sans laquelle prétendre figurer en Espagne était chose aussi folle que de chercher à redresser notre machine politique : c’est que ni 1813, ni 1814, ni 1820, ni 1823, ni 1830, ni année aucune de mémoire d’homme ne m’avaient vu émigrer ; que dis-je ? émigrer ! je n’avais pas même fait le plus petit voyage qui pût ressembler, en n’y regardant pas de trop près, à une apparence d’émigration. Quelle espèce d’homme étais-tu donc alors, vas-tu me demander, et d’où diable sortais-tu ? Tu le vois toi-même. Pour que tu saches jusqu’où allait ma nullité, je te dirai, mais sous la foi du secret le plus rigoureux, car c’est chose assez humiliante pour qu’on la sache, je te dirai qu’aujourd’hui même je ne suis qu’un rien, un enfant, sans poil au menton, en un mot, je l’avoue à ma honte, je l’avoue les larmes aux yeux, sans précédens, ou, comme nous disons nous autres Espagnols, sans antécédens, sans vie politique aucune, et, par suite, condamné à n’avoir jamais de subséquens[2], à n’inspirer aucune confiance, à n’avoir pas un mot où m’accrocher dans le pissé peur justifier mon avenir si tant était que j’eusse un avenir, à ne pouvoir enfin fermer la bouche aux gens en disant à tout le monde : Ego ille qui quondam, moi qui jadis !
« … Je donnerais tout au monde pour un antécédent politique, pas plus gros qu’un émargement de retraité. Quelle figure vais-je faire dans ma patrie sans connaître d’autres mœurs que les siennes, sans parler d’autre langue que la castillane ? Que sera-ce de moi, simple Espagnol en Espagne ? Qui me comprendra et qui comprendrai-je ? Qui m’élira ? et si par erreur on m’élit, où prendrai-je, mon Dieu, mes citations ? Ne me rira-t-on pas au nez quand je citerai nos usages dont on n’use pas, et pour des maux espagnols des remèdes espagnols ? Quelle couleur politique auront mes discours si je n’y fais entrer ni la France, ni l’Angleterre, ni les États-Unis, ni la Belgique ? Pauvre de moi ! qui n’ai jamais mangé le pain du malheur, mais simplement celui de fine fleur de froment, et qui ne l’ai jamais arrosé de larmes, mais de triviale crême des montagnes de Paz, ou de tinto de Val de Penas, ou tout au plus de quelques coups de vin doux de Xérès ! »
Dans son impatience d’être bon à quelque chose, Niporesas se décide à émigrer. Diverses raisons l’empêchent de profiter « de la commodité qu’ont les Espagnols d’émigrer sans sortir de leur pays, » c’est-à-dire en allant à Gibraltar. Il n’y pourrait étudier que les Juifs, et Niporesas, qui ne pressentait pas encore M. Mendizabal[3], ne voyait pas trop à quoi pouvait lui servir cette étude. L’Angleterre ne lui sourit pas non plus. Il songe un moment aux États-Unis ; mais une crainte subite l’arrête. Sortis de France au moment où les menées légitimistes et républicaines se coalisaient sourdement contre l’œuvre de juillet, les hommes politiques de 9834, dans leurs scrupules de contrefaçon, se sont mis à voir partout des républicains, et dans tous les républicains des carlistes déguisés. Or, Niporesas tient trop à s’initier à l’orthodoxie du jour pour aller faire son noviciat de libéralisme dans une république :
« Aller aux États-Unis fut une idée qui me survint plus d’une fois ; mais aussi, m’en aller chez un peuple qui n’a pas et qui n’a jamais eu de roi, c’était un peu fort. Comment diable s’arrangent-ils, et vivent-ils, et prospèrent-ils ? Ce doit être des brutes pour le moins.
« Ce seul fait prouve que les Américains sont une race intrinsèquement démagogique, anarchiste et démoralisée. En se conformant à l’opinion de ceux des hommes du jour qui se tiennent à la hauteur du siècle, il faut tout au moins avouer deux choses : d’abord, que c’est un peuple arriéré, ces idées de république étant des idées vieilles, des idées de 89 ; ensuite, que ceux qui veulent la république ne cherchent que le désordre et le retour du despotisme, car c’est à quoi nous poussent sournoisement les républiques. Aussi en Espagne est-ce un fait acquis que ceux qui affectent des tendances républicaines ne sont autre chose que des agens de don Carlos : d’où on peut clairement inférer que les États-Unis sont irrécusablement carlistes, et, si tu en doutais encore, le temps te l’apprendra ; quelque jour se découvrira la trame, et tu verras ce qu’ils nous réservent. »
Ce placide et souriant persiflage n’épargnera pas plus le programme des hommes du jour que leurs chimériques répugnances pour le parti républicain, qui n’existait qu’en leur cerveau. Niporesas finit par se décider, comme tout le monde, pour la France, et, dans sa manie d’actualité, il s’éprend, bien entendu, de notre théorie constitutionnelle :
« Une fois bien convaincu qu’il était nécessaire d’émigrer pour savoir et d’étudier les pratiques étrangères pour connaître les nécessités nationales, mon premier soin fut d’apprendre à tout prix comment devait être constitué un peuple pour être heureux, et quelle forme de gouvernement était la seule vraie. Je mis donc de côté toute idée d’absolutisme ou de république comme également nuisible ; je me rappelai, d’une part, le passé ; je méditai, d’autre part, l’avenir : , je gagnai à ce travail de rester en parfait équilibre au beau milieu de la corde. Arrivé là, je me dis : Quel est le problème du jour ? Au lieu d’un roi qui règne sur un peuple, comme cela s’est fait jusqu’à ce jour, ou d’un peuple qui règne sur lui-même, comme cela doit se faire avec le temps, il faut un peuple qui règne sur un roi, un peuple où chaque citoyen soit un fragment de roi et où le roi soit un fragment de citoyen. Tiens, tiens, m’écriai-je, j’ai mon affaire en France, où trente-quatre millions d’hommes, moins un, unis de la façon la plus étroite avec cet un, font en commun avec lui les lois de tous, où un, en d’autres termes, vaut la moitié de ce que valent tous ; grand juste-milieu assurément ! car dans les gouvernemens absolus un égale tous, et dans les gouvernemens démocratiques un égale un ; erreur grave des deux parts… »
Larra, comme le laisse entrevoir cet ironique ergotage, n’a pas une foi très vive dans notre dualité politique, et surtout dans sa contrefaçon espagnole. Si on lui donnait à choisir entre les deux formes extrêmes de gouvernement, il hésiterait peut-être ; mais, à coup sûr, il n’essaierait pas d’échapper à la nécessité d’opter par le moyen terme constitutionnel. Ces aspirations vers l’unité du pouvoir, dût ce pouvoir s’appeler démocratie ou monarchie absolue, reparaissent fréquemment dans les écrits de Larra ; elles sont moins un caprice de pamphlétaire qu’un instinct sincère et lumineux de la véritable situation. Il suffira, pour s’en convaincre, de jeter un coup d’œil rapide sur la période de 1834 à 1843. C’est ici surtout que vont apparaître en foule ces étranges transpositions de causes et d’effets, déjà çà et là entrevues, et que j’appellerais la fatalité de l’absurde, si le fanatisme de l’imitation ne suffisait à les expliquer. Sous cette épidémique influence, on verra les libéraux, — de vrais libéraux cette fois, — organiser candidement la réaction, et cette réaction grandir en raison directe du libéralisme des écoles politiques qui se sont tour à tour succédé au gouvernement.
« Monarchie absolue ou république ! » disait Larra, et il est permis de ne pas accepter dans toute sa rigueur cette périlleuse alternative. Le despotisme avec un homme de génie sur le trône, la république avec un peuple froid, positif, âpre au gain, rompu surtout aux pratiques légales, voilà les seules conditions d’opportunité de ces deux extrêmes, et ces conditions se fussent rencontrées peut-être moins en Espagne que partout ailleurs. Un moyen terme était donc indispensable ; malheureusement ce moyen terme a été mal choisi et plus mal appliqué. On peut impunément l’avouer, aujourd’hui que notre système, — c’est-à-dire le partage de la souveraineté entre le trône et la bourgeoisie, — se trouve implanté de force dans les habitudes espagnols, comme un coin qu’on repousse dans le tronc d’abord résistant d’un chêne et que le tronc déchiré finit par retenir. Ce système était, de toutes les théories de gouvernement, celle qui convenait le moins à l’Espagne de 1834. Le régime constitutionnel, tel qu’il est pratiqué chez nous, est le repos des sociétés en convulsion, le compromis après la lutte, la résultante de deux efforts divergeas, — peuple et royauté. Or, en Espagne, peuple et royauté étaient également inertes. Fortifier l’une, ou galvaniser l’autre par un courant de vie politique, voilà par où la réforme devait débuter. Chacun de ces expédions, en apparence contraires, tendait au même résultat. Les trois plaies de la vieille organisation espagnole, — la théocratie, le népotisme et le gaspillage bureaucratique, — n’étaient, après tout, que des formes de la décentralisation, des déviations de l’unité despotique ; le pouvoir royal ne pouvait donc s’accroître qu’aux dépens des abus. M. Zéa-Bermudès, ce grand révolutionnaire méconnu, avait trouvé un nom à la réforme ainsi comprise : le despotisme « éclairé, » le despotisme mitigé et secondé par un large système consultatif.
La théorie de M. Zéa échouant devant d’injustes préventions et faute de trouver un point d’appui suffisant dans le trône, devenu bientôt un berceau, il fallait franchement recourir à l’expédient inverse, à l’appel aux masses, à la république, avec Isabelle II. Les abus dont il s’agit ne profitant qu’à la minorité, le pouvoir eût recruté dans les masses populaires une majorité hostile à ces abus, ou, tout au moins, non intéressée à les maintenir. L’hypothèse tant de fois mise en avant d’un 93 espagnol pouvant résulter de l’admission trop brusque de l’élément plébéien aux droits politiques, cette hypothèse était souverainement absurde. D’abord, la basse classe est beaucoup plus éclairée dans la Péninsule qu’elle ne l’était il y a soixante ans, et qu’elle ne l’est encore aujourd’hui chez nous : grace à la gratuité de l’enseignement universitaire et aux privilèges attachés naguère par les mœurs à la cape trouée de l’estudiante, grace même aux couvens, dont la charité pourvoyait à la subsistance des écoliers pauvres, il est peu de familles d’artisans ou de laboureurs qui n’aient parmi leurs membres au moins un lettré. Ensuite, les excès de notre première révolution n’auraient pas, chez nos voisins, de raison d’être. Rien dans la société espagnole ne rappelle les prophétiques prémisses du jacobinisme : la royauté avilie d’un Louis XV et une aristocratie hautaine en face d’une bourgeoisie jalouse et d’un peuple où bouillait, plutôt transformé qu’épuré, le vieux sang du Jacques et du ligueur. La royauté est encore populaire en Espagne : les haineuses colères semées autour du trône par l’orgueil de Godoy, cette Pompadour faite homme, se sont effacées devant les malheurs de Ferdinand VII infant et devant les allures familières et bourgeoises de Ferdinand VII roi[4]. Comme d’ailleurs la royauté espagnole n’a jamais dit : « L’état, c’est moi, » qu’elle n’était que le premier esclave dans cette hiérarchie de pouvoirs esclaves qui s’agitaient dans l’inexorable cercle de la théocratie, de l’étiquette et des privilèges locaux, le peuple ne s’est pas habitué à faire remonter jusqu’à elle la responsabilité de ses rares griefs. Le trône était plutôt à ses yeux un médiateur naturel, un co-intéressé dont l’existence était, après tout, une garantie. Le cri des miliciens de Saragosse en 1838 : Viva la reyna aunque no lo merexca ! « vive la reine, bien qu’elle ne le mérite pas ! » est un cri essentiellement espagnol. Cette foi dans la royauté a survécu même à la récente contagion de notre phraséologie républicaine. J’ai entendu maintes fois, à la Puerta del Sol, de braves gens paraphraser à qui mieux mieux les lieux communs de l’Ami du peuple : si la calèche des deux reines venait à fendre le groupe, toutes les têtes se découvraient, et souvent un vivat monarchique se glissait, sous forme de parenthèse, entre les deux tronçons d’une période à la Marat. — L’aristocratie, je parle de la véritable, de la noblesse historique, ne trouve pas plus d’incrédules que la royauté. Son principe n’a rien d’exclusif et d’irritant dans un pays où des provinces entières ont huit siècles de noblesse et où le blason peut se réfugier sans flétrissure jusque sous la livrée. Ses habitudes respirent cette sorte de grandeur qui est l’antithèse de la vanité et qui séduira toujours le peuple : la plupart des grandes familles abandonnent dédaigneusement des revenus princiers à une armée de fermiers et de serviteurs et vivent dans leurs palais silencieux avec la simplicité de nos plus modestes rentiers. — La bourgeoisie enfin n’a rien à envier, rien à venger, rien à détruire : c’est elle qui accapare la masse des privilèges et des emplois, elle qui profite des abus, elle qui les personnifie. Pour compléter le contraste, c’est dans les rangs de cette bourgeoisie héréditaire que l’exclusivisme nobiliaire, avec ses dédains pour tout ce qui est peuple, pour tout ce qui n’est pas « sang bleu, » s’est réfugié ; et comme, en outre, elle résume en ses attributions fiscales toutes les tyrannies, toutes les exactions, il en résulte cette anomalie, que la classe moyenne est précisément, en Espagne, l’objet de ces mêmes rancunes populaires dont elle fut en France le champion. L’alliance des deux élémens de notre 93 n’était donc pas à redouter ici. Investi de droits politiques, le peuple se serait trouvé irrésistiblement conduit à pactiser avec la royauté et la grandesse contre la classe moyenne, représentant naturel de la résistance, et cette coalition, empruntant au principe d’autorité son ascendant modérateur, au principe populaire son ascendant numérique, eût réalisé sans lenteur et sans secousses les innombrables réformes que réclame le vieil état social. Les hommes de 1834 ont pris la question à rebours. La France s’organisait et prospérait par le juste milieu, par le gouvernement de la classe moyenne, et, sans tenir compte des différences radicales qui existaient entre les deux situations, ils ont voulu donner un juste milieu à l’Espagne. Ils ont enlevé à la royauté deux parts de souveraineté sur trois ; ils ont mis en suspicion le peuple, qui, une fois exclu de l’orbite légale, où sa place était pourtant si clairement marquée, est resté à la merci de l’intrigue, et, non contens d’avoir paralysé et séparé les deux agens naturels de l’intérêt réformiste, ils ont livré les destinées de la révolution… à qui ? à la contre-révolution, au népotisme concussionnaire et à la contrebande, aux employés et aux marchands[5]. En Espagne, où l’industrie est à peu près nulle et où la propriété foncière embrasse bien moins de degrés que chez nous, la classe moyenne se recrute principalement, en effet, dans ces deux catégories.
L’absurde a sa logique : le principe admis, tout ce qui l’a étendu a paru profitable ; tout ce qui est venu accroître l’influence de ces singuliers coopérateurs de la révolution a été considéré comme un pas de plus dans les voies du libéralisme gouvernemental. La loi électorale de 1834 avait restreint cette influence à la seconde chambre et l’avait enlacée dans les entraves du double vote et d’un cens d’éligibilité assez fort : aussi M. Martinez de la Rosa, auteur de cette loi, passa-t-il pour un constitutionnel timide. La loi de 1837, décrétée par des libéraux plus hardis, des progressistes, est en revanche le chef-d’œuvre du genre. Par cette loi, la chambre haute, dernier refuge de l’initiative réformiste, et dont la composition était dévolue partie à l’hérédité, partie à la nomination royale, est soumise à l’élection. Ce n’est pas tout : la patente, le loyer, le traitement dans certains cas, tout ce qui est le signe pécuniaire de la profession d’employé ou de marchand, y priment le cens foncier même. Aux termes de l’article 7, par exemple, le petit commerçant qui, au moyen de sa patente et de sa cote personnelle et mobilière, a pu compléter 50 francs d’impôt ; le titulaire de tout emploi comportant des examens préliminaires et donnant 325 francs de revenu annuel ; le carabinero, l’alguazil, le petit employé, qui paient 100 francs de loyer annuel dans les villes n’excédant pas vingt mille ames, etc., sont bien et dûment électeurs, voire éligibles, tandis que les fermiers, les paysans, sont tenus, pour être admis à voter, de justifier d’un fermage de 300 francs. On devine le résultat. Des élections livrées à une majorité d’employés et de contrebandiers ne pouvaient produire qu’une autre majorité d’employés et de contrebandiers, qui devaient nécessairement repousser tout essai de centralisation gouvernementale et d’équilibre financier, c’est-à-dire la révolution elle-même dans son principe, dans son but, dans ses moyens. Voilà la cause de cette stérilité à laquelle semblent vouées, chez nos voisins, les conceptions les plus simples, les administrations les plus fortes. Voilà le secret de ces fantasques péripéties qui ont fait surnommer l’Espagne la terre de l’imprévu, et qui nous montrent, sans transition apparente, dans la majorité d’hier, l’opposition d’aujourd’hui et le pronunciamiento de demain. L’impromptu ayacucho de 1840 et la restauration de 1843, où le microscope de nos faiseurs de théories cherche encore à découvrir deux oscillations politiques, sont là tout entiers. Si les exaltés, ce parti-fantôme, ces soi-disant montagnards d’une révolution qui n’a pas eu même son 89, ont pu changer en 1840 de programme ; si, après avoir emprunté, six années durant, au dogme terroriste son double principe d’unité administrative et de suprématie civile, ils ont proclamé, dès le lendemain de Bergara, l’indépendance municipale et la dictature militaire, — deux contradictions qui elles-mêmes s’excluent, — c’est qu’au fond de cet étalage bruyant de principes, il n’y avait qu’une bureaucratie mécontente, changeant d’intérêts selon que le gouvernement modéré, dont elle redoutait les projets financiers, changeait de rôle : unitaire et dédaigneuse du sabre quand le gouvernement, en face d’une insurrection fuériste qu’il s’agissait tout à la fois de combattre et d’isoler, affectait de ménager l’armée et les privilèges locaux ; passant à l’extrême opposé, le jour où le gouvernement, maître du soulèvement basque, croyait pouvoir aborder sans danger sa tâche de centralisation administrative, et où l’armée, devenue à son tour un embarras, offrait un point d’appui à l’opposition. La prétendue réaction modérée de 1843 a été purement et simplement le contre-coup de la même tactique. Espartero, ne possédant pas plus que les modérés le secret de gouverner sans argent, a osé prononcer, lui aussi, ce mot fatal de réforme financière, et le flot qui l’avait porté sur les marches du trône l’a remporté dans l’exil. La preuve que les principes, les convictions de parti n’étaient guère en jeu dans l’un et l’autre de ces deux mouvemens, c’est que tous les deux sont l’œuvre des mêmes hommes : le pronunciamiento de 1840 était en effet vainqueur avant que l’émigration modérée fût rentrée dans la Péninsule. C’est que tous les deux ont débuté par l’insurrection des contrebandiers de la Catalogne, auxiliaires naturels de la vénalité administrative, et qui, à deux ans de distance, se sont soulevés tour à tour aux cris de : Meurent les Français ! ou Meurent les Anglais ! selon que la politique commerciale du gouvernement penchait vers l’alliance française avec Marie-Christine, ou vers l’alliance anglaise avec Espartero. C’est que les modérés enfin, ressaisissant le pouvoir qu’aucun programme politique ne leur disputait, n’ont pas rencontré une ombre d’opposition dans l’accomplissement de cette réforme municipale dont la simple annonce avait, trois ans plus tôt, servi de prétexte à la tempête qui les dispersa.
J’ai nié l’existence du parti exalté comme parti nombreux et homogène, comme levier social ; mais, à côté et souvent à la tête de ce faux ultra-libéralisme sans individualité, sans programme, sans initiative, que nous voyons refléter au jour le jour tous les égoïsmes menacés, toutes les résistances contre-révolutionnaires, il existe bien réellement un groupe avancé dont M. Mendizabal, successeur et rival de M. Martinez de la Rosa, fut d’abord le centre, et qui a la prétention de faire pendant à la politique modérée représentée par celui-ci. Ainsi le voulait l’esprit d’imitation. Le cabinet de 1834 avait importé en Espagne les formes et la phraséologie de notre juste-milieu, et, pour que la parodie fût complète, l’opposition devait naturellement copier notre gauche. La gauche française déclamait contre le parti prêtre et les entraves de la presse ; vite la gauche espagnole se met à incriminer la censure et à brûler les couvens. Cependant la gauche française avait une troisième manie : c’est de nous rappeler à tout propos aux principes de la première révolution, et à son tour la gauche espagnole, à peine arrivée aux affaires, n’a rien de plus pressé que de redemander la constitution de 1812…, qui proclamait l’ultramontanisme et omettait la liberté de la presse ! Tâchez de concilier ces deux contrefaçons contradictoires. L’absence de toute personnalité, de toute idée en propre, la passivité imitative et moutonnière de cette pauvre révolution espagnole, pouvaient-elles se trahir plus naïvement ? En voyant remonter à la surface ce fossile programme de 1812, peu s’en faut que Larra ne perde patience.
« Bravo ! voilà qui s’appelle faire du chemin. Ici on ne sait pas multiplier, mais on soustrait à merveille. Nous y allons à qui mieux mieux. En l’an 14 le roi vint et dit : Qui de quatorze ôte six reste à huit ; revenons donc à l’état de choses de l’an 8. En l’an 20 viennent les autres qui disent : Qui de vingt ôte six reste à quatorze ; que tout revienne à l’état de choses de l’an 14. En l’an 23, le premier reparaît et dit : Qui de 23 ôte trois reste à vingt ; revienne l’état de choses de février 1820. En l’an 1836, les seconds mettent le nez à la fenêtre, et ils veulent soustraire plus en grand : Qui de trente-six ôte vingt-quatre reste à douze ; que tout revienne à l’état de l’an 12. Ceux-ci ont la palme de la soustraction, si l’on excepte l’homme de l’estatuto, qui, se piquant plus d’honneur que les autres, s’est mis à soustraire tout du coup et à nous planter en plein XVe siècle[6].
« Diantre ! si nous allions remonter à la venue de Tubal ! Sachons d’abord comme doit s’entendre notre progrès ; où allons-nous ? Est-ce en avant ? Est-ce en arrière ? Rappelons-nous le conte de ce postillon qui, monté à contre-sens, à contre-sens faisait marcher sa voiture.
« Je te l’ai déjà dit : tisser et détisser, faire et défaire, voilà le plus clair de notre besogne. Personne ne vend sa toile et personne ne fait de la toile neuve.
« … Parlons net. La constitution de 1812 était une fort belle chose en vérité, mais pour l’an 1812… Je la respecte fort, mais comme Jésus-Christ respectait l’Ancien Testament : en fondant le Nouveau. »
Ce n’était qu’une panique. La constitution de 1812 s’en alla pour le moment où vont les vieilles lunes et les vieilles idées. Bonne ou mauvaise d’ailleurs, la constitution de 1812 eût résolu quelque chose, et les ministres exaltés avaient trop hâte de faire parade de leur érudition théorique d’émigrés pour perdre leur temps aux vulgarités de l’application. Jamais cabinet n’a été mieux en mesure d’agir que le cabinet Mendizabal. Les juntes, en le portant aux affaires, venaient de déposer en ses mains l’irrésistible initiative d’une insurrection triomphante, et triomphante sur tous les points du pays. Les chambres, loin d’entraver son pouvoir discrétionnaire, avaient elles-mêmes proclamé leur déchéance en déclarant vicieuse la loi qui leur avait conféré le mandat représentatif. Tous ses actes étaient donc sanctionnés d’avance ; il ne dépendait que de lui de fonder en un jour la révolution, retardée et compromise par les lenteurs, les demi-mesures, l’optimisme imitateur de l’administration Martinez de la Rosa et Toreno. — Eh bien ! le seul emploi qu’il trouve à faire de sa force, devant des cortès quasi démissionnaires, à la face du pays qui venait de lui accorder spontanément sa confiance, c’est d’improviser des questions de confiance que personne ne posait, que personne ne pouvait poser. Écoutons Larra :
« … Ensuite (après un mois employé à passer en revue les diverses formules de congratulation que des chambres bien nées peuvent adresser au trône), ensuite le ministère se sent venir un doute sur la question de savoir s’il a ou n’a pas la confiance de la nation, qui vient de lui confier le pouvoir. Il arrive et le demande au chargé de pouvoirs de la nation, lequel chargé de pouvoirs convient lui-même qu’il n’a pas ces pouvoirs, vu que la loi électorale par laquelle il existe est provisoire et défectueuse, et n’a pas pu donner pour résultat l’expression du vœu national ; et cela est si vrai, que cette même représentation nationale, qui n’est pas représentation nationale, va faire en vertu de ses pouvoirs, qui ne sont pas des pouvoirs, une autre loi électorale qui donne pour résultat l’expression de ce vœu national. Mais tu sauras que pour les gouvernemens représentatifs n’est pas fait je vieux proverbe qui dit : La plus belle fille du monde… En d’autres termes, pour éclaircir ma pensée par un exemple, dans ces gouvernemens il est de règle qu’une chandelle éteinte puisse allumer une autre chandelle. C’est clair, n’est-ce pas ? Donc les ministres nommés par la nation demandant audit mandataire de la nation si la nation a confiance en eux, c’est-à-dire que moi, ton majordome et choisi par toi, je vais demander à ton valet de chambre s’il me donne la permission de rester ton majordome… »
Une fois nanti de son vote de confiance, pensez-vous que le ministère va mettre au moins à profit la docilité désormais bien constatée des cortès ? Pas encore : toute ombre d’action l’effraie. Cette confiance qu’il a sollicitée et obtenue, son premier soin est de n’en pas faire usage.
En présentant son projet de réforme électorale, il déclare gratuitement qu’il n’en fait pas une question de cabinet, et qu’il acceptera toute espèce de modification. Que s’ensuit-il ? Les contre-projets surgissent en foule, finalement rien n’est adopté, et le ministère est obligé de convoquer d’autres cortès, auxquelles sera de nouveau dévolue la tâche de détruire la loi électorale en vertu de laquelle elles seront élues cortès.
Larra, qui ne perd aucune occasion de s’égayer sur la fiction constitutionnelle, salue d’une dernière raillerie cette malheureuse loi. Je cite ce passage, moins pour l’idée, qui, chez nous, serait banale, fausse même à quelques égards, que pour la forme, qui est caractéristique. Qu’il y a loin du courroux sonore et creux de nos réformistes à cette perfide et tolérante bonhomie du pamphlétaire espagnol, qui daigne ne pas nous mettre le couteau à la gorge, qui veut bien ne pas nous convertir de force et se contente de nous laisser douter entre deux sourires !
« … Les élus devront donc avoir douze mille réaux de rente : grande garantie de lumières ! Si peu que vaille un réal dans ces temps-ci, il n’y a pas de réal qui ne vaille une idée, sans compter l’infinité d’idées de notre connaissance qui ne valaient pas un réal, et sans compter aussi les circonstances diverses où l’on donnerait toutes ses idées pour moins d’un réal. Il est toujours bon qu’il y ait dans l’estamento des réaux pour le cas où il n’y aurait pas d’idées. Tant mieux s’il y a l’un et l’autre.
« La condition de trente ans d’âge n’est pas moins importante ; le nombre trente n’est pas moins symbolique et cabalistique que le nombre trois tant cité, et dont il est décuple. Trente jours a le mois, trente minutes chaque demi-heure, pour trente deniers Judas vendit un Dieu, trente ans sont la vie d’un joueur, et trente ans enfin, la capacité d’un procurador. Beaucoup de philosophes ont cru qu’au moment où l’homme naît, l’Être suprême, qui se tient à ses fourneaux, lui insuffle l’ame par le procédé dont use le verrier pour donner la forme à une bouteille ; mais ce n’est là que l’ame et non la capacité et la faculté de faire des lois. Cet autre je ne sais quoi, le Créateur l’introduit en nous le matin où nous accomplissons trente ans, au petit point du jour, de même qu’il nous a communiqué l’aptitude légale et la majorité à vingt-cinq. O toi, Andres, qui n’as pas encore trente ans, guette bien le jour où tu les accompliras, et écris-moi pour ma gouverne ce qu’en ce jour tu auras senti ; dis-moi par où entre la capacité et vers quel endroit de ta personne elle se loge. Prévenu à temps des symptômes qui l’annoncent, je pourrai faire à la mienne, le jour où elle descendra en moi, la réception due à une si illustre visiteuse. Quand aurons-nous trente ans ! Sais-tu bien que, ce jour-là, nous serons déjà de petits hommes ?
« On a bien vu des hommes discourir avant trente ans, mais ce sont là des phénomènes prodigieux, de rares exemples d’une précocité inouïe, et quant à Pitt et autres de son espèce, ministres bien avant ce terme, il est impossible de les considérer même comme des monstruosités exceptionnelles de la nature : il faut nécessairement supposer ici une erreur de calcul et la mauvaise foi de leur acte de baptême. »
De nouvelles cortès arrivent, mais on reste plus que jamais dans le provisoire. Quel était bien au juste le quantième français de la révolution espagnole ? Fallait-il voir dans l’insurrection basque la Vendée de 1794 ou la Vendée de 1832 ? Quelle était la valeur intrinsèque de MM. Mendizabal et Isturitz ? Le déficit était-il réel ou factice ? Les cortès étaient-elles des cortès constituantes ou des cortès de révision ? Voilà en quels graves débats le temps s’écoule. Quant à réviser ou à constituer quoi que ce soit, quant à demander à MM. Mendizabal et Isturitz des actes, à combler le déficit, à pacifier la Vendée pyrénéenne, nul parmi ces théoriciens obstinés n’y songe. Les clubs impatientés se réorganisent ; les armées, mal payées, se révoltent ; le sol tremble déjà de ces commotions souterraines d’où va jaillir la scandaleuse insurrection de la Granja ; la fumée des bivouacs carlistes noircit l’horizon de Madrid, et, pendant que, de toutes parts, le fait les harcèle, les touche, les brûle, nos Grecs du bas-empire bayent placidement aux corneilles dans les brumes de l’analogie. « Tout ceci, pense notre pamphlétaire, finira un jour ou l’autre, et le monde aussi, s’il faut en croire les saintes Écritures, lesquelles ajoutent que Notre-Seigneur Jésus-Christ viendra juger les vivans et les morts. Des morts, je ne dis rien ; mais, vive Dieu ! si j’étais le juge, les vivans seraient déjà jugés ! »
L’émigration libérale venait en effet de dévoiler toute son impuissance. Les modérés ne manquaient pas de certaine volonté active, mais ils avaient agi d’après un plan absurde ; les exaltés, eux, n’avaient ni plan, ni volonté, ni action. Larra a donc le droit de croire qu’un peu de sang nouveau pourrait seul galvaniser ce vieux cadavre de 1812 :
« Assez d’essais comme cela. Ils nous répondent : Et où sont vos hommes nouveaux ? — Où pourraient-ils être ? Dans la rue où ils attendent que messieurs les anciens aient fini leur chassez-croisez pour entrer à leur tour au bal.
« Comment, ajoute-t-on, ces hommes ne se montrent-ils pas ? — Comment pourraient-ils se montrer ? De Calomarde jusqu’à nous, quel encouragement, quelle loi électorale leur a ouvert l’accès de la chose publique ? Que la loi se hâte pourtant de les appeler ; qu’on laisse entrer légalement les hommes de 1836, ou ils forceront la porte.
« En résumé, pour des circonstances nouvelles, des hommes nouveaux ; pour des temps agités, des hommes forts surtout, chez qui la vie ne soit pas lasse, chez qui il reste encore des illusions ; des hommes qui se paient de gloire et en qui brûle une noble ambition, une ardeur constante contre le danger.
« Que savent les jeunes gens ? s’écrie-t-on. — Ce que vous leur avez enseigné, et de plus ce que leur ont enseigné vos déceptions, et, de plus encore, ce que nous apprend chaque jour l’expérience. Et qu’étiez-vous en 1812 ! A la peur qu’ils ont de voir les jeunes gens prendre leur place, on croirait presque qu’il est possible de faire pis qu’eux.
« Pour l’an 1836, la seule constitution possible, c’est la constitution de 1836.
« Je te dirais, ami, une chose, si tu me promettais de ne pas me trahir. Je vénère à l’extrême les hommes d’une autre époque ; ils savent beaucoup, surtout quand ils ne se mêlent pas de gouvernement ; ils savent beaucoup, et, en faveur de leur savoir, non-seulement je ne voudrais pas les exclure, mais, bien plus, je voudrais les garder soigneusement comme Rome gardait ses livres sibyllins pour les consulter avec le plus grand respect. J’en formerais une bibliothèque vivante, où, proprement rangés sur de jolies étagères, ils laisseraient lire au lecteur : Un tel, Economie politique[7] ; tel autre, Des réformes constitutionnelles[8] ; ce monsieur-ci, De la guerre de l’indépendance[9] ; ce monsieur-là, De la métaphore et de l’esprit du siècle[10], etc., etc., de sorte qu’il n’y eût qu’à les retourner et à les feuilleter rapidement dans les momens d’embarras, sauf, la consultation finie, à les remettre soigneusement à leur place jusqu’à nouvelle occasion comme des parchemins précieux qu’ils sont.
« Juge par là si je les respecte, et en quelle estime je les tiens. »
Le vœu de Larra s’est à demi réalisé. Les hommes nouveaux ont surgi par centaines, et cependant la révolution espagnole en est à chercher encore son messie. Est-ce que le talent, la décision, la pensée, feraient complètement défaut dans cette pléiade de jeunes noms ? Est-ce que la vieille sève espagnole se serait desséchée de décrépitude ? Loin de là. Ce que l’Espagne a gaspillé en ces dix ans d’organisations fortes suffirait, je ne crains pas de le dire, à défrayer un nouveau 89 ; mais la loi de 1837, on l’a vu, a principalement recruté ces hommes nouveaux dans le sein de l’intérêt rétrograde, qui les a exploités ou brisés, selon qu’ils étaient dociles ou résistans. Et puis, en politique, il n’y a d’homme véritablement grand, véritablement fort que celui qui personnifie toute une époque en ses passions les plus condensées, en ses griefs les plus nombreux. Le génie, le génie politique surtout, ne vit que des vitalités extérieures qu’il absorbe et qu’il s’assimile : Mirabeau, Danton, Napoléon lui-même, foudroyantes étincelles que le choc de l’occasion a fait jaillir du corps social, ne sont devenus tour à tour l’ame de leur siècle que parce que chacun d’eux, à son heure, résumait vingt millions de volontés. Or, ces élémens n’existent pas en Espagne. Il n’y a pas chez elle de milieu révolutionnaire bien constitué ; il n’y a pas, dans ce milieu, de passions extrêmes, de griefs prépondérans. La bourgeoisie, je le répète, s’en trouve exclue. L’aristocratie espagnole pourrait bien remplacer auprès du peuple l’appoint réformiste fourni par notre bourgeoisie de 89 ; mais, si rien ne l’éloigne du peuple, rien non plus n’est de nature à l’irriter contre la bourgeoisie, qui ne veut et ne peut rien contre elle : tant qu’une bonne loi électorale ne l’aura pas rendue prépondérante et responsable, le rôle naturel de la grandesse, c’est donc l’indifférence et la neutralité. Reste le peuple, seul directement hostile aux vieux abus, dont la partie odieuse, vexatoire, s’est réfugiée dans les degrés inférieurs de l’administration, et dont il subit par suite le contact quotidien ; mais le peuple trouve une expansion suffisante à ses rancunes dans le correctif pratique de l’illégalité, dont il use à sa guise. Chez nous, il démolissait la Bastille pour punir la royauté et la noblesse ; en Espagne, il devient guerrillero, bandit ou émeutier pour faire pièce au fiscal, au collecteur ou à l’alguazil. Il s’offrait un moyen lent, mais sûr, je le répète, d’utiliser ces rancunes au profit de l’idée révolutionnaire : c’était de les agglomérer, d’en former un faisceau électoral. Ce moyen, on n’a pas osé y recourir, et le peuple est retombé dans sa facile résignation. Ne soyons donc pas surpris si, comme on l’a dit avec beaucoup- de raison dans cette Revue[11], l’individualisme apparaît seul à la surface de la révolution espagnole. Tout homme qui se présente avec une idée, une volonté, un but de rénovation, se trouve nécessairement isolé. Pour jouer un rôle, il devrait commencer par se faire un public, c’est-à-dire improviser pour son usage ce qui fut chez nous l’œuvre de huit siècles.
Larra est-il exalté ou modéré ? Il est pamphlétaire, voilà tout, c’est-à-dire opposant. Remarquons seulement qu’en ses boutades les plus capricieuses, il tend, parfois à son insu, à l’une ou l’autre de ces conclusions, qui, en Espagne, n’ont rien de contradictoire, je l’ai dit : plus de droits chez le peuple ; plus d’énergie dans le pouvoir, jusqu’aux coups d’état inclusivement. Hors de là, il persiste dans son rôle de mécontent, promenant d’un journal à l’autre son pseudonyme de Figaro qu’il avait pris depuis le pobrecito Hablador ; littéraire dans les feuilles ministérielles, politique dans les feuilles d’opposition, indépendant toujours, et n’épargnant au besoin, ni aux uns, ni aux autres, les petites perfidies de son ironie détournée. Dans une lettre qu’il écrivait un jour « aux rédacteurs du Monde, dans le monde ou ailleurs, » en réponse, je crois, à certaine provocation, il nous donne quelques détails sur sa façon de vivre :
« Je suis Figaro. Tout le monde sait qui est Figaro, et, si par hasard quelqu’un l’ignore, je dirai que Figaro et Mariano José de Larra sont entre eux comme chair et ongle, ni plus ni moins que le député Argüelles et la constitution de 1812, et qu’on ne peut blesser l’un sans détériorer un peu l’autre. Ensemble nous vivons, ensemble nous écrivons, et ensemble nous nous rions de vous, des autres et de nous-mêmes.
« Pour plus amples renseignemens, nous écrivons dans le Mundo quatre petits articles par mois, où, comme barbier, il nous est facultatif de faire la barbe à quatre pratiques. Nous écrivons dans le Redactor general, et encore nous reste-t-il du temps pour rédiger dans l’Español la partie des théâtres et de la littérature : le tout moyennant honoraires bien et dûment assurés par traité, car nous vivons de cela et nous le tenons fort à honneur. Et avec l’aide de Dieu et de notre pauvre esprit, encore nous faut-il donner çà et là au théâtre, dans le plus bref délai, soit quelque drame lamentable, soit quelque comédie ; puis arrivent les feuilletons de circonstance ou toute autre bagatelle qui se présente, ce qui ne manque pas. Nous avertissons en outre que nous signons tous nos écrits, en sorte que ni les lecteurs, ni la loi, s’il y a ici une loi, n’ont à se casser la tête pour deviner le nom de celui qui les amuse ou de celui qu’il s’agit de prendre au corps.
« En cas de mandat de déportation, notre malle est faite et nos lettres de recommandation pour les îles Canaries sont demandées, quoique nous ne comptions pas faire le voyage, parce que nous ne conspirons pas, et pour d’autres motifs. En fait de papiers, comme le gouvernement a eu la bonté de nous avertir d’avance qu’il viendrait les visiter, nous n’avons laissé que les lettres d’amour, qui feront passer un bon moment à M. le chef politique et aux témoins. Le reste, nous l’avons soigneusement caché (y compris les lettres de change, car, franchement, nous sommes un peu en défiance), bien qu’il ne s’y trouvât rien d’extraordinaire ; mais, comme il s’y agissait de littérature et que nous ne considérons pas ceux qui prennent les gens comme très versés dans la matière, nous aurions craint qu’on ne vît dans une note en grec des signes maçonniques ou des chiffres de société secrète ; dans divers sonnets à Philis de notre cru, un hommage à la république, ou, dans quelque élégie sur la mort d’un ami, l’oraison funèbre de l’Estatuto.
« Item, nous déclarons en bonne forme demeurer rue Sainte-Claire, no 3, où nous pensons demeurer jusqu’à complète démolition, où on peut nous prendre le matin depuis neuf heures, et où nous rentrons la nuit fort tard et tous deux seuls, Figaro et le susdit Larra, bras dessus, bras dessous, ordinairement par la calle Mayor. »
Comme on a pu le remarquer dans les différentes citations qui remontent à 1834 et aux années suivantes, Larra a changé de genre en changeant de pseudonyme. Ferdinand mort, et mort tout de bonnette fois, notre pamphlétaire est devenu plus incisif, plus net, plus personnel, ne gardant de sa première manière que le bon sens pratique du bachelier don Juan Perez de Munguia et son impartialité si indulgente, si espagnole, qu’il continuera d’appliquer à tout,… même à l’assassinat. Qu’on ne se récrie pas. Nous sommes toujours en Espagne, et le morceau suivant m’a paru un chef-d’œuvre de logique indigène :
« Tu as appris sans doute à Paris les assassinats de Notre-Dame-de-Bort[12]. Beaucoup de libéraux s’en sont affligés, et moi de même. Comme libéral, ma foi ! non ; mais simplement comme homme. Rapproche ces attentats, comme on les nomme, et qui, à la vérité, méritent bien ce nom, de ceux du 17 juillet, de triste mémoire pour les moines de Madrid, et je te dirai une chose :
« Quand je vois les principales populations du royaume se lever en tumulte, et, en dépit des garnisons, de la garde nationale, des autorités, renverser l’ordre et se livrer sur différens points, à différentes époques, sans tenir compte des sentimentales homélies des journaux, à de regrettables excès, difficilement je me hasarde à juger ces faits à la légère. Plus grands sont les excès, plus incroyable est l’oubli des lois, plus forte l’insurrection, et plus je m’obstine à leur chercher une cause. Ni dans l’ordre physique, ni dans l’ordre moral, je ne comprends que le moins produise le plus ; je ne comprends pas d’événement qui ne soit naturel, et, pour moi, naturel et juste sont synonymes : d’où je conclus qu’une insurrection triomphante est chose aussi naturelle que l’éruption d’un volcan, si préjudiciable qu’elle paraisse. Une cause n’est pas une apologie ; mais elle devient une atténuation, du moment où on m’accorde qu’une cause donnée doit avoir forcément un effet.
« Ceci posé, où le peuple espagnol voit-il son principal danger, le plus imminent ? Dans le pouvoir laissé par une tolérance malentendue, et pendant long-temps, au parti carliste ; dans l’importance qu’une indulgence, un dédain inopportuns ont donnée à la guerre civile. Le peuple ne voyait-il pas dans les couvens autant de foyers de la guerre, dans chaque moine un ennemi, dans chaque prisonnier carliste un criminel d’état toléré ? Ne provenait-elle pas de ces mêmes ennemis, maîtres pendant des siècles de l’Espagne, la longue accumulation d’une antique rancune jamais soulagée ? Quoi d’étonnant que la société assaillie en masse, en masse se défende ? Quoi d’étonnant que, ne pouvant étouffer d’une fois l’ennemi dans ses bras, le peuple se rue sur la fraction la plus faible quand elle est à sa portée ? Celui-là seul peut être généreux qui est déjà vainqueur. S’il est donné au gouvernement de juger et de condamner avec les formes légales, c’est qu’il est hors de cause, c’est qu’il représente l’impartiale justice ; mais voudrait-on que, de deux athlètes au plus fort de la lutte, l’un continuât de combattre à outrance son ennemi, tandis que l’autre se contenterait de dire : « Attends un peu, ne me tue pas, car je vais appeler la justice qui est de mon parti pour qu’elle te pende ! »
« Le peuple n’est pas gouvernement ; il est plus fort que le gouvernement, quand celui-ci ne sait pas comprendre et satisfaire ses voeux. La preuve, c’est qu’il mène à fin ses attentats sans que le gouvernement puisse les prévenir ou les empêcher. Ceci n’est pas louer les attentats, c’est énoncer les inconvéniens des mouvemens populaires, qui, pour mauvais qu’ils paraissent, sont naturels, comme il est mauvais, mais naturel, qu’un fleuve contenu par des digues trop faibles sorte irrité de son lit et inonde la campagne qu’il devait fertiliser.
« Note bien une chose. Qui put, il y a un an, ouvrir un déversoir convenable à ce fleuve et ne sut pas le faire a mauvaise grace, quand arrive la crue, à venir se plaindre du fleuve. Qu’il se plaigne plutôt de sa propre imprévoyance. Le gouvernement n’a pas su contenter la population à temps et donner une issue légale à ses justes colères, et son successeur, l’héritier de sa faute, ose se plaindre, de quoi ? De ce que les peuples ne sont pas de carton, comme les uns et les autres l’avaient cru ! »
Voilà, j’espère, qui est clair et qui répond à tout : « Les peuples ne sont pas de carton. » Le peuple a, comme vous et moi, ses appétits, ses goûts, ses besoins : tant pis pour les moines et pour les prisonniers carlistes, s’il s’est trouvé, à un moment donné, en appétit de sang ! Ce pauvre peuple, après tout, ne pouvait pas ronger indéfiniment son frein. Si le gouvernement avait donné à temps « une issue légale à ses justes colères ; » si le gouvernement, en d’autres termes, avait fusillé, un an auparavant, moines et factieux, le peuple n’en eût pas été réduit à se charger lui-même de la besogne. De qui le gouvernement se moque-t-il donc avec ses airs de prude ! La conclusion est éminemment espagnole. Et notez bien que c’est Larra, une organisation raffinée, un esprit supérieur aux haines politiques, qui vous tient ce langage. Avec quelle absence de parti pris il ergote sur des cadavres ! Avec quelle candeur d’impartialité il penche à croire que ces massacres sont bien réellement « des attentats ! » Mais la logique avant tout : une cause étant donnée, — l’irritation du peuple contre les moines et les prisonniers factieux, — il devait s’ensuivre un effet : le massacre des moines et des prisonniers factieux. Le peuple se mêle parfois de raisonner, ni plus ni moins que le gouvernement et les journaux. Les peuples, encore une fois, « ne sont pas de carton ! »
Je recommanderai ce passage de l’écrivain le plus délicat et à la fois le plus sincère qu’ait produit la révolution espagnole aux méditations de nos orateurs et de nos journaux. On est chez nous fort enclin à voir dans les réactions sanglantes auxquelles se livrent tour à tour, en Espagne, gouvernement et partis, l’indice de passions extrêmes, le principe de haines impérissables. Ce point de vue est essentiellement faux : rien, en Espagne, ne trouve plus d’indifférence que le sang versé. Ce qu’on demande uniquement au meurtre, c’est l’excuse de la nécessité ou de l’à-propos, une raison d’être bien constatée ; ceci posé, tout est dit. Une anecdote exprimera cette nuance. Il y a quelques années, me trouvant en je ne sais plus quelle bourgade d’Aragon, Hijar, je crois, j’eus l’occasion de passer la soirée chez une notabilité du lieu. L’assistance était choisie. On agitait la question de savoir si Cabrera était un vrai caballero ou s’il n’était qu’un drôle, et, comme tous les avis de ce monde, les avis étaient fort partagés. « Moi, señores, j’ai pu le juger de près, dit la jeune maîtresse de céans en plongeant deux azucarillos dans mon verre. Et où cela ? m’écriai-je, au risque de commettre une indiscrétion. — Ici même, à la place où vous êtes. Je chantais comme ce soir, et don Ramon, qui est un aficionado (un dilettante, un amateur), avait la bonté de me complimenter ; mais j’avais le cœur triste : cinq ou six factieux, avec leurs armes chargées, attendaient, là-bas, près du pont, à l’endroit où on fusille. Moi n’y tenant plus : « Puisque vous êtes si aimable, don Ramon, allez faire grace à ces deux pauvres miliciens qu’on va passer par les armes. » - Soyez sans inquiétude, señora, me dit-il en se levant ; mais, pour ma part de paradis, daignez continuer. — Et moi, confiante, de reprendre mes séguidilles, quand tout à coup une détonation horrible me fait tomber la guitare des mains. Je me retourne, et que vois-je ? Le général encore debout dans l’embrasure de la porte, qu’il n’avait pas dépassée. – Ah ! m’écriai-je, vous m’avez trompée, don Ramon ! Il est trop tard ! Et lui, avec une grace infinie : — Señora mia, ce n’est pas pour la vie de deux hommes que j’aurais consenti à perdre une seule note de votre voix. — Voyez-vous cette courtoisie ? Ven ustedes la cortesia ? » ajouta pour tout commentaire la señora, oubliant, d’une seconde à l’autre, les miliciens fusillés pour le madrigal de don Ramon, qui fut proclamé d’une commune voix un parfait caballero.
Voilà la galanterie espagnole, et voilà aussi la cruauté espagnole. Non moins exécré que chez nous, s’il est isolé, sans à-propos, sans motif, le meurtre s’efface totalement devant la chose dont il est le signe. Cabrera laissait fusiller deux pauvres diables dans une intention de madrigal ; les égorgeurs et les incendiaires de Mort, de Madrid, de Saragosse, de Reus, de Tarragone, de Barcelone, ne voulaient que protester à leur manière contre le modérantisme excessif du gouvernement, et dès-lors, de part et d’autre, il n’y avait pas de quoi s’exclamer. La torche, le couteau, la fusillade, n’étaient ici que la traduction matérielle d’un sentiment légitime en soi : zèle politique ou galanterie. Larra, si tolérant pour la violence motivée, est en revanche impitoyable pour la violence gratuite. Il s’explique à merveille comment le peuple, faute d’un moyen légal de protester, a pu recourir au massacre ; mais il ne comprend pas que le gouvernement, qui avait à sa disposition des tribunaux, ait puni la violation des lois par une autre violation, c’est-à-dire, qu’il ait fait fusiller ou déporter sans jugement les principaux fauteurs des troubles. « Assassinats pour assassinats, puisqu’il en faut, s’écrie Larra dans son majestueux bon sens, je préfère encore l’assassinat par le peuple à l’assassinat par le gouvernement. » -Figaro ! Figaro ! le gouvernement serait-il par hasard de carton ?
Cet impassible procédé d’appréciation, il l’applique à tout. S’agit-il, par exemple, de l’exécution de la mère de Cabrera et de l’horrible boucherie de femmes qui s’ensuivit ; ce qui le frappe avant tout, ce n’est pas le côté atroce de cette hécatombe de crimes, c’est le côté inutile, absurde, niais, et sa raillerie, soyez-en sûr, pénétrera plus avant dans la fibre espagnole que ne pourrait le faire le sérieux le plus indigné.
«Il est toujours bon de remonter au principe des choses, au tronc plutôt qu’aux branches. Or, le principe de l’existence des factieux, c’est qu’il y a eu des mères pour les enfanter : Ergò, si l’on fait place nette des mères, que reste-t-il ? Les théologiens l’ont dit : Sublatà causa tollitur effectus. C’est dommage que le grand-père n’ait pas vécu encore ; car plus avant on extirpe, plus sûre est l’opération. Mais il a fallu nous contenter de la mère. Il est prouvé que, de même que la force de Samson était dans ses cheveux, le venin des factieux est dans leur mère. Arrachez-leur ce fiel, et vous les rendez plus doux que mauves. Voilà, dis-je, ce que l’expérience a prouvé, vu que, des suites de la chose, l’autre (Cabrera) n’en a fusillé que trente. Qui sait combien davantage il en eût fusillé s’il avait encore eu sa mère ! Le fait est que les femmes sont le seul obstacle à la prospérité de l’Espagne, et, tant que nous n’en finirons pas avec elles, il ne faut espérer ni trêve ni repos. Quant aux soeurs, comme elles étaient mariées à des gardes nationaux, la moitié de la fusillade revenait de droit à ceux de là-bas et l’autre moitié à ceux d’ici ; mais nous, plus alertes, nous avons prestement fusillé le tout. Bienheureux sont, en temps de héros, les enfans-trouvés, car ils n’ont ni père ni mère qu’on leur fusille ! »
Un écrivain qui débuta en même temps que Larra, M. Mesonero, a aussi abordé le pamphlet, mais accidentellement et comme complément de piquantes esquisses de la vie madrilègne, qui l’ont placé, sous le pseudonyme du curioso parlante, non loin de Cervantes et de Quevedo. Quelques chapitres de son Panorama matritense, entre autres la politicomanie, où il a saisi très heureusement la physionomie de ce public bavard et crédule qui ressuscite au-delà des Pyrénées, avec un sérieux plus naïf toutefois, la race éteinte de nos nouvellistes du Palais-Royal ; l’Étranger dans sa patrie, le Retour de Paris, où il nous montre la lutte des vieilles mœurs contre l’imitation française ; divers traits semés çà et là dans ses autres cadres font regretter que M. Mesonero n’ait pas tenté de plus larges trouées dans cette mine féconde. Comme l’auteur du pobrecito Hablador, qu’il rappelle ici, et par la forme et par le choix des sujets, il n’effleure que le côté typique, moral, abstraction faite des événemens du jour. Sous les pseudonymes d’Abenamar et de l’Estudiante, MM. Santos Lopez Pelegrin et Segovia ont publié plus tard quelques études semi-politiques, semi-littéraires, où apparaît, dans les bons momens, l’entrain humoristique de Larra, moins la saillie traîtresse et imprévue. Mais c’est à M. Lafuente, l’auteur du Fray Gerundio, que revient sans conteste la vice-royauté du pamphlet.
Le Fray Gerundio, petit cahier hebdomadaire mal imprimé sur un papier grisâtre, a joui, de 1837 à 1842, d’une vogue colossale qui s’est étendue jusqu’au public manolo, le plus difficile et le plus blasé des publics. C’est un dialogue continu entre le frère Géronte, un moine plein de sens et d’expérience, et le frère pourvoyeur du couvent, le naïf Tirabeque, charmant type de niais exhumé de la vieille comédie. Les colonels retraités, les veuves de généraux, les religieuses décloîtrées, tout ce peuple de faméliques pensionnaires de l’état qui s’est réfugié à Madrid ; les non-sens parlementaires, les bévues des journaux, les bulletins des armées du nord et du centre, qui ont fait mourir trois ou quatre fois la population de l’Espagne ; l’officier bravache et son épée vierge, les grands hommes d’un quart d’heure et les célébrités inexpliquées, tout passe au tamis d’une causerie vulgaire, bourgeoise et par cela même à la portée du plus candide batueco. La saillie se fait bien un peu attendre ; mais il y a tant de malice rentrée dans le patient bavardage de Fray Gerundio, tant de curiosité sincère et de bêtise épanouie dans les interrogations du crédule Tirabeque, qu’on se surprend souvent à sourire entre deux banalités qui, ailleurs, n’auraient pas de sel. M. Lafuente a clos la série des pamphlétaires ; après lui, et même de son temps déjà, la satire s’est éparpillée, l’invective aux lèvres, dans une douzaine de petits journaux faits à l’image de notre presse charivarique, et qui meurent et renaissent deux ou trois fois l’an. On fusille quelquefois les rédacteurs. Les pamphlétaires de la bonne vieille race cervantesque se sont peu à peu retirés de cette mêlée compromettante ; ils avaient les mains trop blanches pour le pugilat. Fâcheuse au point de vue littéraire, cette dégénération de l’esprit satirique implique d’ailleurs une tendance rassurante. Quand les passions politiques deviennent systématiques et franchement haineuses, les partis sont bien près de se constituer. Or, ce qui manque surtout à l’Espagne, ce sont des partis réels, des partis saisissables, dont le triomphe ou la défaite représente une idée, un fait, une solution.
Le goût littéraire du public a su, disons-le, résister à cette invasion de la grosse invective, et la preuve, c’est que, faute d’alimens actuels, il revient à Larra, dont les pamphlets, soigneusement recueillis et édités, sont devenus un livre classique. Je n’ai donné sans doute qu’une idée bien faible, bien incomplète de Larra. J’ai dû omettre bon nombre de ses meilleurs traits, qu’il m’eût fallu parfois aller ressaisir par lambeaux, en les amenant et les expliquant par d’allanguissans commentaires, en mille écrits étrangers à la politique, étrangers à mon sujet, contes, poésies, boutades philosophiques, critique littéraire. Voltaire, chez nous, et, à certains égards, Charles Nodier, donneraient seuls une idée approchante de ce vagabondage intellectuel qui laisse ainsi un peu de sa pensée à tous les buissons. J’ai pourtant mis en saillie, je crois, les deux traits principaux de ce facile et piquant humoriste : un bon sens imperturbable qui devine le fond des choses sous le vernis de l’habitude ou sous le clinquant de l’imitation ; un cachet d’espagnolisme dans l’idée et dans la forme, parfois involontaire, parfois calculé, qui prépare un accueil confiant à ses plus irritantes vérités. Nul écrivain n’a froissé plus de préjugés, plus de vanités, plus d’égoïsmes que Larra, et il a laissé des admirateurs et des amis dans tous les camps. Quel dommage que le suicide l’ait saisi en pleine jeunesse, en 1837, juste au moment où les contresens révolutionnaires, qu’il avait entrevus par une sorte de prescience plutôt que par l’observation, allaient se dérouler dans toute leur folle crudité ! On sait quelle fut sa mort. Le railleur si plein de bonhomie, le sceptique tolérant, l’indulgent persiffleur du werthérisme littéraire se tua, à la façon de Werther, d’un coup de pistolet, pour une autre Charlotte. Disons-le pour son excuse, Larra ne fut absurde et maniéré que cette seule fois. Un découragement profond qui perce en ses causeries les plus reposées et les plus souriantes, et qui, dans cette ame impressionnable, n’attendait qu’un prétexte pour prendre corps ; la conscience trop intime peut-être de sa valeur personnelle au milieu des inertes individualités, des anachronismes vivans qui lui disputaient à cette époque l’air et l’espace ; enfin le contraste fréquemment évoqué dans ses écrits de la passivité de l’Espagne, — vouée, en politique comme en littérature, au régime énervant des traductions, — avec l’initiative créatrice de la France, qu’il avait visitée en un de ses plus chaleureux momens, en pleine, fièvre de 1835, voilà, je l’ai toujours pensé, ce qu’il y a de plus réel ail fond de ce suicide. Larra est mort de cette maladie morale qui fit la mélancolie de Molière et la misanthropie de Moratin : mystérieuse réaction de la pensée qui se repose dans la tristesse intérieure des rires qu’elle a épandus au dehors ; lassitude de l’observateur qui a trop vu et trop bien vu ; dégoût suprême dont Dieu semble vouloir punir ceux qui étudient trop avant son œuvre, et qui offre au scalpel un cadavre là où le regard admirait une Vénus. Pour Larra, le cadavre c’était l’Espagne, en proie à une décomposition lente sous l’orgueilleux monument de son passé. Il refusait de croire à son réveil, et cette idée poursuit partout notre pamphlétaire, soit que, par la bouche du candide Niporesas, il promette une neuvaine à « sainte Rita, patronne des impossibilités (abogada de imposibles), pour la prospérité de la patrie, » soit qu’à l’autre bout de sa carrière, hélas ! si courte, il écrive un de ses plus excentriques chapitres : le Jour des morts de 1836. Ce jour-là, Figaro s’est levé avec une humeur noire. « Un homme qui croit à l’amitié, dit-il, et qui parvient à la voir en dedans, un ingénu qui s’est amouraché d’une femme, un héritier dont l’oncle d’Amérique meurt sans testament, un porteur de bons des cortès, une veuve à qui l’on a assigné une pension sur le trésor espagnol, un député nommé dans les avant-dernières élections, un militaire qui a perdu une jambe pour l’estatuto et qui est resté sans jambe et sans estatuto, un grand qui fut libéral et qui est resté libéral tout court en devenant sénateur, et un général constitutionnel poursuivant Gomez, image fidèle de l’homme qui court après le bonheur sans pouvoir l’atteindre, un rédacteur du Monde emprisonné en vertu de la liberté de la presse, un ministre d’Espagne et un roi constitutionnel enfin, sont tous des êtres joyeux et folâtres par comparaison à la mélancolie qui m’accablait ce jour-là. » Dans cette disposition d’esprit, Figaro va traverser le Manzanarès avec la foule qui se rend au cimetière ; mais, en chemin, il s’aperçoit que le cimetière est Madrid même, « vaste cimetière où chaque maison est la niche d’une famille, chaque rue le sépulcre d’un événement, chaque cœur l’urne cinéraire d’une espérance ou d’un désir, » et Figaro s’arrête devant les principales tombes :
« LE PALAIS. Sur le frontispice on lisait : « Ci-gît la royauté : née sous le règne d’Isabelle-la-Catholique, morte à la Granja d’un coup d’air.
« L’ARSENAL. Ci-gît la valeur castillane, avec tous ses insignes.
« LES MINISTERES. Ci-gît la moitié de l’Espagne ; elle est morte de l’autre moitié.
« LA PRISON. Ici repose la liberté de la pensée. — Deux rédacteurs du Mundo étaient les figures lacrymatoires de cette grande urne. On voyait en relief une chaîne, un bâillon et une plume. Cette plume, dis-je à part moi, est-ce celle des écrivains ou celle des escribanos ? Tout est possible en prison.
« LA BOURSE. Ci-gît le crédit national. Semblable aux pyramides d’Égypte, m’écriai-je, est-il possible qu’on ait érigé un si vaste monument pour enterrer une si petite chose !
« LA VICTOIRE. Celle-ci gît pour nous dans toute l’Espagne. Là il n’y avait ni épitaphe, ni monument. Un petit écriteau, que le plus aveugle eût pu lire, y disait seulement : « La junte d’aliénation des couvens a acheté à perpétuité ce terrain pour sa sépulture. »
Hommes, choses, institutions, tout passe ainsi à la file dans ce nécrologe semi-railleur, semi-courroucé, tout, jusqu’au catholicisme, que Larra personnifie dans la cloche qui sonne et qu’il plaint d’avance d’être seule condamnée en Espagne « à mourir pendue. » Depuis la constitution, en effet, on ne mourait plus pendu en Espagne : on n’y mourait que garrotté ou fusillé. Le pessimisme de Larra trouvait plus d’une excuse dans les circonstances. La révolte de la Granja venait d’ébranler les faibles élémens de rénovation légués par 1834 avec le sol monarchique où ils reposaient, et l’émeute ne créait rien à la place, et la guerre, ajoutant une destruction de plus à ce chaos de destruction, promenait l’étendard carliste des Castilles en Catalogne, de l’Estramadure aux Pyrénées. Tout s’est reconstitué pourtant, et cela par la seule force des choses, sans cause bien définie, sans le concours apparent des hommes, des idées et des nécessités, comme s’il y avait enfin, au fond de ces masses agitées, un je ne sais quoi qui gravite, à leur insu, vers l’organisation et l’équilibre. N’est-ce pas là un indice certain de vitalité ? On disait la guerre interminable, et la guerre a fini juste au moment où la faction venait de se retremper en trois victoires. On disait le principe monarchique mort, et la royauté est sortie intacte, non-seulement de la révolte de la Granja, mais de l’épreuve bien autrement dangereuse que lui réservait Espartero. On voyait dans l’opposition de 1840 un noyau de républicanisme, et ces soi-disant républicains se sont trouvés conduits à devenir les instrumens actifs de la restauration de 1843. On croyait le crédit ruiné et uniquement retenu au penchant de la banqueroute par l’expédient momentané, précaire, de l’aliénation des biens du clergé, et cependant la vente de ces biens a pu être suspendue sans que le crédit ait de nouveau fléchi, et la banque de Saint-Ferdinand, qui plus est, a recommencé ses avances, un moment interrompues. À ces reconstitutions successives, il faut ajouter des progrès réels. L’action gouvernementale s’est considérablement centralisée ; les réformes réputées les plus dangereuses se sont accomplies comme par enchantement. Les ayuntamientos et les députations provinciales, ces noyaux d’insurrections, à qui la législation ancienne livrait l’autorité et l’impôt, ont été réduits au rôle passif de nos conseils municipaux et de nos conseils-généraux. La nomination du sénat a été rendue à la couronne, et la couronne peut se faire de cette assemblée un auxiliaire puissant, si elle a soin de la recruter dans l’aristocratie territoriale. La propriété foncière représente, en effet, des intérêts diamétralement opposés à cette coalition d’employés et d’entrepreneurs de contrebande qui repousse le remaniement des tarifs, point de départ de la réforme financière, et qui, investie de la majorité par de mauvaises lois électorales, se retrouve invariablement au fond de toutes les crises ministérielles, de toutes les insurrections. La création d’un conseil d’état est venue opposer enfin au péculat bureaucratique, cet autre élément de désorganisation, une digue que le temps et le choix intelligent des hommes fortifieront peu à peu. Il reste encore énormément à faire, la révolution est à recommencer presque entièrement ; mais le principal instrument est trouvé, et tout semble en favoriser l’action. Le gouvernement a fait une encourageante expérience de l’audace, et l’audace est en Espagne une condition essentielle de succès. Les intérêts rétrogrades qui s’agitent encore à la surface du congrès sont tombés, en outre, dans un découragement visible : de nombreuses déceptions leur ont démontré que tout changement de ministère ou de système aboutissait invariablement aux mêmes essais de réforme, aux mêmes nécessités. Un peu de sang jeune enfin s’est infiltré dans ce vieux corps usé du libéralisme de 1812 ; la génération nouvelle, que Larra appelait à grands cris, compte déjà, dans le milieu où se recrutent ministres, sénateurs et députés, de nombreux représentans, et c’est à leur influence qu’est principalement due l’adoption des réformes fondamentales que je viens d’énumérer. L’esprit d’imitation y domine sans doute ; mais ici, du moins, l’imitation est opportune, logique, dégagée des incohérences et des réminiscences contradictoires que les vieux constitutionnels de 1812 empruntaient à l’amour-propre d’auteur. Grace aux nouveaux venus, la fraction réactionnaire de la bourgeoisie ne règne plus en droit ; l’action politique du pouvoir et de l’aristocratie est légalement constituée : il ne reste plus qu’à émanciper le peuple, à l’éclairer, à l’initier peu à peu à la vie politique, à le ramener en un mot dans le courant réformiste qu’il eût suivi de lui-même, si de maladroites défiances ne l’en avaient pas exclu. La révolution ne sera véritablement forte, véritablement féconde, que le jour où elle aura renoué l’alliance tacite et momentanément rompue de la royauté et de la démocratie.
GUSTAVE D’ALAUX.
- ↑ Sobriquets donnés au roi Joseph.
- ↑ Je ne puis traduire que littéralement ce jeu de mots, qui ne manque pas de sel dans l’espagnol.
- ↑ Qui passe pour être d’origine juive.
- ↑ Chose étrange et qui caractérise bien cette disposition en quelque sorte innée des Espagnols à amnistier la violence : aucune malédiction n’a suivi Ferdinand dans la tombe. Ses sujets oublient les néfastes caprices du roi pour ne se rappeler que les habitudes de simplicité, l’accès facile de l’homme, et cette sinistre physionomie qui se détachera, dans les lointains historiques, une tache de sang au front, n’a gardé, dans le souvenir encore vivant des masses, qu’un reflet presque bienveillant de vulgarité picaresque et de bonhomie rusée.
- ↑ Commerce et contrebande sont synonymes dans la Péninsule, qui n’a pas d’industrie, et où existent encore les douanes intérieures. Il est en ce moment question de réduire de 1,700 à sept les articles atteints par le tarif intérieur.
- ↑ L’estatuto real, bien qu’il ne fût au fond qu’une contrefaçon malheureuse de notre juste milieu, ressuscitait plusieurs formes décrépites de l’ancienne monarchie.
- ↑ M. Pita-Pizarro, ou M. Mendizabal.
- ↑ M. Alcala Galiano.
- ↑ M. de Toreno.
- ↑ M. Martinez de la Rosa.
- ↑ Voyez, dans la livraison du 15 avril dernier, Madrid et la Société espagnole.
- ↑ Un massacre de prisonniers factieux commis près de Barcelone.