Le Palais de Cristal de Sydenham

Le Palais de Cristal de Sydenham
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 7 (p. 343-353).


LE
PALAIS DE CRISTAL
DE SYDENHAM


À MONSIEUR LE DIRECTEUR DE LA REVUE DES DEUX MONDES.


Paris, 28 juin 1854.

Je viens de visiter le palais de cristal de Sydenham, mon cher monsieur, et je voudrais vous donner quelques détails sur ce monument extraordinaire si digne de fixer l’attention publique. Je n’ai pas la prétention de décrire tout ce que renferme cette immense exposition, bien plus grande que l’exposition de Hyde-Park en 1851. Douze ou quinze volumes ont à peine suffi pour les catalogues des diverses spécialités que renferme le palais. Vous comprendrez que je ne cherche point ici à résumer ces catalogues. J’ai un autre but, moins ambitieux, mais plus utile peut-être ; il m’a semblé qu’un aperçu sur l’ensemble de l’entreprise suffirait pour donner à beaucoup de mes compatriotes le désir de voir ce que je renonce à raconter ; il m’a semblé aussi que l’idée qui a donné naissance à la magnifique exposition de Sydenham méritait bien d’être mise en lumière et appréciée dans notre pays.

Pourquoi aimons-nous si peu à voyager, nous autres Français ? Est-ce indolence, paresse, orgueil qui nous persuade que le bien n’est que chez nous, et que nous n’avons rien à apprendre ailleurs ? Qu’y a-t-il d’étonnant au reste que cette terre de France, si attrayante pour toutes les nations, n’ait pas de moindres charmes pour ses habitans, et qu’un Français ait autant de peine à sortir de France qu’un étranger a de plaisir à y venir ? Au reste, je suis le premier à m’accuser d’une pareille répugnance, et mon plus grand bonheur quand j’ai quitté la France, c’est d’y rentrer. Mais si ce n’est guère un plaisir, ne serait-ce pas parfois un devoir pour nous d’aller de temps à autre prendre hors de notre pays, pour les y rapporter, les y propager, quelques-unes de ces idées nouvelles qui peuvent naître chez des races autres que la nôtre, ou quelqu’une de ces institutions récentes qui ont pour but d’adoucir le sort de nos semblables et de nous faire aimer d’eux en les rendant meilleurs et plus instruits ? Je crois qu’on voyagerait davantage, si, moins égoïstes, plus désireux d’accroître le bien-être dans tous les rangs de la société, nous réfléchissions et nous nous intéressions davantage aux nombreuses et généreuses expériences que provoque aujourd’hui dans tant de pays autour de nous le désir d’améliorer la condition de l’humanité. De ces belles et louables tentatives, il s’en fait en France, grâce à Dieu ; mais il s’en fait aussi beaucoup hors de France, sous l’influence de mœurs et d’institutions différentes des nôtres. Je crois que nous ne nous en préoccupons pas autant que nous le devrions ; il faudrait aller les examiner de près, en observer l’influence sur le bonheur et les progrès des peuples, et en rapporter en France ce qui serait applicable à notre société.

Je faisais dernièrement ces réflexions en lisant la belle phrase prononcée il y a quelques jours dans une réunion publique par M. Laing, membre du parlement, président du comité de la société du palais de cristal de Sydenham  : « Il est évident que pour atteindre le but qu’elle a en vue, la société doit associer à sa conception la pensée du développement de l’éducation et des progrès de l’instruction dans le peuple anglais. » C’est en effet là un des buts les plus intéressans que s’est proposé cette association appelée la Compagnie du palais de Sydenham, qui en deux ans vient de dépenser 25 ou 30 millions pour fonder cet immense établissement, qui profitera à l’instruction tout autant qu’à l’agrément du peuple anglais. Puisque nous n’avons rien de pareil chez nous, allons voir de près cette curieuse expérience ; de semblables efforts valent bien la peine que les hommes sérieux et qui aiment leur pays s’en préoccupent ; c’est là, ce me semble, un véritable devoir, et d’autant plus facile à accomplir, qu’à côté du devoir se trouvent dans ce voyage, vous pouvez m’en croire, un intérêt et un plaisir extrêmes.

La première idée du palais de cristal de Sydenham a été conçue au sein du comité de la Société des arts, des manufactures et du commerce, qui, ces jours derniers, a célébré le centième anniversaire de sa fondation dans un banquet donné au palais même. C’était aussi cette société qui la première avait émis l’idée de l’exposition universelle de 1851. Si on jette en arrière un regard attentif, on verra que presque toutes les grandes choses de ce siècle ont été conçues et exécutées par des sociétés ou associations particulières, et rien n’est plus naturel, car la force intellectuelle comme la puissance matérielle réside au suprême degré dans l’association, cette forme vivante de l’amour de l’homme pour son prochain. Les associations industrielles elles-mêmes, qui semblent d’abord n’avoir que l’intérêt pour but, ont toujours eu quelque résultat profitable à l’humanité.

Le palais de cristal de Sydenham, qu’on peut à juste titre appeler la huitième merveille du monde, dépasse en grandeur les sept autres autant que notre civilisation dépasse celles des Assyriens, des Égyptiens et des Grecs. Tandis que les pyramides, les jardins suspendus de Babylone, ces monumens de l’orgueil des rois, coûtèrent la vie à bien des milliers de pauvres gens, sans atteindre aucun but d’une utilité reconnue, — on se réjouit en songeant que la construction du palais de cristal de Sydenham, loin de compromettre la vie de personne, a fait vivre bien des ouvriers, que de plus elle enrichira très probablement ses actionnaires, et que, quoi qu’il arrive, ce monument sera pour toutes les classes de la société anglaise et pour les visiteurs étrangers une source d’instruction constante, un admirable enseignement vivant du passé et du présent, une source d’amélioration pour l’avenir. Que ceux qui soutiennent que le monde ne marche pas de progrès en progrès, que ceux qui voudraient faire rétrograder la société, sous prétexte que notre XIXe siècle ne vaut ni l’antiquité ni le moyen âge, qu’ils viennent tous visiter le palais de cristal, cet immense résumé de notre civilisation ; qu’ils réfléchissent à l’idée élevée, charitable, vraiment généreuse, qui a inspiré cette grande œuvre ; qu’ils voient avec quelle rapidité inconcevable, avec quelle puissance de moyens cette idée a été mise à exécution, — et s’ils sont consciencieux, ils rendront justice à la supériorité morale, scientifique et industrielle de notre âge.

Je me souviens que l’an dernier, par une chaude soirée du mois d’août, je me promenais sur une de ces collines du canton de Vaud d’où la vue embrasse tout le lac de Genève, les montagnes de la Savoie et une immense étendue de pays ; je causais de sujets religieux avec un des meilleurs et plus aimables pasteurs que je connaisse, et j’ajouterai un des plus instruits, qui m’a souvent rappelé par la finesse de son esprit et son goût pour la science les portraits qu’on nous fait de l’excellent Lavater. Nous parlions de l’amour de l’humanité qui va sans cesse se propageant dans les institutions et dans les mœurs, des élans d’affection qu’on se sent parfois dans le cœur pour tous les hommes, du grand besoin d’aimer et de faire du bien que développent en nous ces magnifiques scènes de la nature ; nous repassions dans nos souvenirs le nom des grands génies qui ont le plus contribué à l’affranchissement physique, moral et intellectuel des hommes, aux progrès de toutes les classes de la société, et particulièrement des classes les plus pauvres et les plus nombreuses. Lorsque je sortis, il y a quelques jours, du palais de cristal, le souvenir de cette conversation m’ est revenu à l’esprit, et je me suis dit que parmi les bienfaiteurs de notre race, il faudrait placer le nom de l’homme qui conçut l’idée de cette populaire entreprise et qui l’exécuta. Cet homme, dont le nom doit être honoré et béni, quel est-il ? Il s’appelle légion, car cette grande et généreuse pensée n’est pas celle d’un homme seul ; elle est l’expression du progrès d’un peuple entier, d’une nation forte qui depuis quelques années marche avec persévérance dans cette voie large et loyale où les puissans aident les faibles, les savans instruisent les ignorans, les bons améliorent les mauvais, où en un mot l’amour s’étend de plus en plus entre toutes les classes de la société et les relie entre elles pour le bien, le bonheur et l’avantage de toutes.

C’est en effet un des traits caractéristiques de la vie de la nation anglaise pendant ces dernières années, que ce travail constant des individus comme du gouvernement en faveur du peuple. Morale, science, industrie, tout a été mis à la portée des classes nombreuses, pauvres et ignorantes. On n’a pas oublié la grande réforme douanière et industrielle de sir Robert Peel, qui avait pour but direct et qui a eu pour résultat immédiat l’amélioration de la condition physique du peuple. Si l’on se place à un autre point de vue, n’est-elle pas innombrable, la quantité publiée dernièrement en Angleterre de ces petits écrits populaires à très bon marché, guides pour la conduite de la vie, directions pour le choix d’un état, de traités scientifiques à la portée des esprits les moins cultivés, et d’une utilité pratique précieuse pour les plus simples ouvriers ? Bien plus, des savans de premier ordre, des économistes distingués, des hommes politiques, comprenant que le temps est venu pour les classes supérieures d’entrer en rapport direct avec le peuple, ont ouvert des cours publics dans les grands centres d’industrie, et ils y professent eux-mêmes gratuitement. Quelle belle et sainte communion que celle de l’éducation et de l’instruction, trésors qui ne doivent pas plus que l’or et l’argent rester l’apanage exclusif de la naissance, et qui, répandus avec libéralité par les plus riches sur les plus humbles, créent et cimentent des liens de fraternité et d’égalité bien autrement réels et puissans que ceux résultant d’institutions sociales ou de lois politiques toujours fragiles et transitoires ?

Si le sentiment qui a inspiré l’idée du palais de Sydenham est des plus généreux, il faut reconnaître que l’exécution a été digne de la conception. C’est un immense bâtiment avec une charpente en fer et des murs en plaques de verre ; sa forme est celle d’une nef coupée au milieu par un transept beaucoup plus élevé et aux deux extrémités par deux autres transepts un peu moins hauts ; les toits sont arrondis en dôme. L’aspect général est léger et très gai  : léger, car l’œil ne rencontre aucune masse de bois ou de pierre lourde et impénétrable, puisque tous les murs sont en verre enchâssé dans du fer ; gai, car le fer peint en bleu et le verre blanc et brillant offrent aux regards une masse de couleur très douce et presque trop éclatante. Ce diamant étincelant se détache sur un admirable paysage de verts très variés, depuis le ton un peu cru des prairies jusqu’à celui du feuillage jaunâtre des arbres et des blés commençant à mûrir. On a construit le monument sur le haut d’une colline peu élevée, mais dominant une assez grande étendue de pays, de sorte que de très loin à la ronde on voit briller cette masse de cristal, et que de la terrasse même du palais les visiteurs jouissent d’un charmant coup d’œil sur une ravissante contrée. En admirant avec quelle rapidité cet édifice immense a été terminé en moins de deux ans, je me demandais pourquoi on ne fait pas plus souvent usage d’un mode de construction aussi facile et aussi économique  : l’invention, qui appartient à M. Paxton, quoique récente, puisqu’elle ne remonte pas au-delà du palais de Hyde-Park construit pour l’exposition universelle de 1851, a bien fait ses preuves. Une application sur une aussi grande échelle et couronnée d’un si grand succès aurait dû, ce me semble, propager plus rapidement ce mode de construction, particulièrement convenable pour des lieux de réunion publique ou de grands établissemens industriels[1].

On peut venir au palais de Sydenham par un petit embranchement du chemin de fer de Londres à Douvres et Brighton. Les étrangers arrivant à Londres l’aperçoivent à l’horizon, sur leur gauche, une demi-heure avant la station de London-Bridge ; mais ceux qui n’ont pas vu l’exposition universelle de 1851 ne doivent rien comprendre à ce gigantesque globe de cristal placé sur une hauteur et dominant tout le pays environnant. En revenant en France, il m’apparut sous un aspect vraiment magique ; c’était le soir, vers huit heures ; le soleil se couchait derrière la colline qui sert de piédestal au palais, et ses derniers rayons étincelaient à l’horizon à travers les parois de verre du bâtiment ; on aurait cru voir la réalisation vivante d’un de ces palais féeriques des contes des Mille et Une Nuits. Je n’oublierai jamais l’effet bizarre de ce dôme bleuâtre se détachant sur le fond jaune du ciel doré par les derniers rayons du soleil couchant, et noyant sa base dans les ombres vertes foncées et presque noires des prairies déjà plongées dans l’obscurité. J’aurais voulu voir aussi la lune se lever derrière ces murailles de verre, j’aurais eu sans doute un spectacle un peu analogue à celui dont je fus témoin une fois dans la vallée de Chamouny, lorsque j’aperçus les rayons de la lune, glissant le long de la cime du Mont-Blanc, venir éclairer de leur pâle lumière les bleuâtres pyramides du glacier des Bossons.

En arrivant à Sydenham, on se trouve au bas d’un beau parc qui remonte par des pentes assez douces jusqu’au pied des terrasses sur lesquelles s’élève le palais. Du débarcadère, une immense galerie vitrée conduit à couvert à l’aile du sud ; mais il est beaucoup plus agréable de traverser le parc coupé de belles pièces d’eau et accidenté par des mouvemens de terrain disposés avec goût. Au fond d’une petite vallée, sur le bord d’un lac factice, on aperçoit des représentations fort curieuses de ces monstres antédiluviens qui de l’état fossile ont été en quelque sorte ressuscites par le génie des Cuvier et des Geoffroy Saint-Hilaire.

La façade du palais est bordée de terrasses et d’escaliers aussi majestueux et aussi imposans que ceux de Versailles ; des statues en grand nombre les décorent ; à droite et à gauche de l’entrée du transept central règnent de larges galeries ouvertes sur le devant, d’où l’on peut jouir à l’aise, en s’asseyant, de la vue du parc qui se déploie à vos pieds, et au-delà de l’aspect riant des vertes campagnes du comté de Kent. Il est impossible, je crois, de rendre la vive émotion d’admiration et de surprise qu’on éprouve lorsque, se plaçant au centre de cet édifice immense, à la croisée du transept central et de la nef, on promène ses regards tout autour ou au-dessus de soi. Les mesures exactes de chacune des parties du bâtiment ne donneraient de cet effet d’ensemble qu’une idée imparfaite, car les chiffres parlent peu à l’imagination. Je ferai donc grâce des chiffres, et je dirai seulement que les tours de Notre-Dame pourraient s’abriter sous le dôme du transept central, et que le boulet d’une pièce de campagne tiré d’une extrémité de la nef n’atteindrait pas l’extrémité opposée. On peut encore se faire une idée de l’immensité de l’édifice par ce fait, que de l’un des balcons situés aux deux bouts il est presque impossible de distinguer si les personnes assises à l’autre bout sont des hommes ou des femmes.

Comme deux idées différentes ont présidé à l’établissement du palais de cristal, l’une d’instruction populaire, l’autre purement industrielle, on doit trouver deux divisions dans l’exposition. L’une, artistique et scientifique, est représentée par les collections d’animaux, d’arbres et de plantes, par les reproductions de monumens des différens âges et des chefs-d’œuvre de l’art plastique ; l’autre division est le bazar, l’exposition de l’industrie contemporaine montrant ses produits et les vendant. Parlons d’abord de la première partie ; aussi bien c’est celle qui attire le plus la curiosité.

Aucun peuple n’aime autant à voyager que le peuple anglais, aucun n’est à pareil degré dévoré de ce besoin de locomotion qui pousse l’Anglais hors de chez lui avec femme et enfans dès qu’il a mis de côté les fonds nécessaires au voyage ; mais comme la plus petite excursion sur le continent coûte de l’argent et du temps, les classes les plus nombreuses, tous les ouvriers, les artisans en général, peuvent rarement se donner cette satisfaction. Les constructeurs du palais de cristal se sont dit  : — Puisque le peuple n’a ni le temps, ni l’argent nécessaire pour aller visiter le monde, amenons le monde ici, en Angleterre, devant le peuple anglais, et procurons à nos concitoyens les moyens de plaisir et d’instruction dont ils ont été jusqu’ici privés. — Et cette pensée aussi généreuse que hardie a été mise à exécution avec une rapidité et un bonheur inoui. C’est donc le spectacle de la terre entière qui se déroule à vos yeux, non pas en peinture comme dans un panorama, mais en chair et en os, si je puis m’exprimer ainsi. Ici vous voyez, au milieu des arbres les plus rares et des fleurs les plus précieuses, originaires de chaque pays, les animaux qui vivent dans ces mêmes climats ; toutes les variétés différentes de la race humaine, depuis le Lapon jusqu’au nègre, depuis le Chinois et le Malais jusqu’à l’Indien d’Amérique, sont représentées par des figures faites avec la plus parfaite exactitude d’après le type ethnologique de chaque espèce. Pour ajouter à l’illusion, on a arrangé des groupes de manière à former des scènes animées, telles que chasses, réunions de tribus, intérieurs de famille ; vous pouvez, par exemple, assister au spectacle d’une chasse au tigre à des d’éléphant dans l’Inde ; au milieu d’épais maquis, l’éléphant, surmonté de sa tour garnie de chasseurs, repousse un tigre qui se jette sur lui ; du haut de l’éléphant des Indiens se battent contre le tigre à coups de fusil et de lances, d’autres chasseurs à pied lui jettent de loin des flèches. Ailleurs vous assistez à une de ces scènes de désolation des régions arctiques si bien dépeintes dans l’intéressant voyage du lieutenant Bellot  : au milieu d’une nature rachitique, entourée de glace et de neige, une famille de Lapons fait la cuisine, tandis qu’à quelque distance des phoques et des ours blancs s’observent mutuellement.

Des fontaines entourées des plus belles fleurs du monde, de gais parterres de plantes rares entretenues avec soin, sont placés de distance en distance dans la longueur de la nef. Cette vue réjouissante repose les yeux et l’esprit, et sert comme de transition et de séparation entre les diverses scènes qui devraient se passer à des milliers de lieues l’une de l’autre. J’ai été surpris de la quantité vraiment incroyable de plantes et de fleurs qu’on a déjà pu rassembler, et qui doit être bien considérable, si l’on songe aux proportions gigantesques de ce jardin d’hiver. J’ai remarqué particulièrement de magnifiques palmiers dans la partie égyptienne, et ailleurs des rhododendrons des plus rares et des plus grands.

Après ce cours d’ethnologie et d’histoire naturelle, si l’on veut suivre un cours complet d’archéologie, étudier l’art sous toutes ses formes et à toutes ses époques, depuis l’antiquité la plus reculée jusqu’à nos jours, le palais de cristal offre un assemblage de ressources vraiment merveilleux. Au prix des plus grands sacrifices d’argent, secondée par d’habiles archéologues et des artistes pleins de goût et de savoir, l’administration a reconstruit et restauré des spécimens fort exacts et des modèles de l’art depuis ses origines et à travers toutes les civilisations. On peut ainsi se promener à son choix dans les salles d’un palais de Ninive, dans l’intérieur d’un temple égyptien, dans la cour des Lions ou les appartemens de l’Alhambra ; ensuite on s’assoira sous un palmier devant les colosses d’Ibsamboul, de cent pieds de hauteur, au milieu d’une avenue de sphinx ; après, on visitera soit une pagode chinoise, soit les sculptures du Parthénon, ou on parcourra la maison de Diomède à Pompéia, restaurée avec une si parfaite exactitude, que l’illusion serait complète, si l’on n’était entouré d’hommes en redingotes et en habits. Ainsi en bien peu de temps on aura une idée assez vraie, non pas seulement de l’art, mais aussi des mœurs et de la vie même des principaux peuples de l’antiquité. Ce qui ajoute beaucoup de prix à ces utiles collections, c’est le scrupule consciencieux avec lequel ces restaurations ont été conduites ; les documens les plus récens et les plus authentiques, ou même les indications fournies par des voyageurs, ont dirigé les artistes qui ont entrepris ces travaux d’un genre si délicat

Mais si ces souvenirs des anciennes civilisations ne se présentent à nous qu’à travers des restaurations qui, quoique consciencieusement exécutées, offrent néanmoins matière à contestation, il n’en est pas de même pour l’art byzantin, pour l’art du moyen âge et pour l’art moderne. Aussi éprouve-t-on, sinon une plus grande curiosité, au moins une plus complète satisfaction, en parcourant les nombreuses salles où l’on a exposé les monumens de ces différentes époques de l’art. D’abord l’art religieux apparaît presque seul, art grossier à l’origine dans l’exécution, mais naïf et plein de foi dans l’expression. Les productions de cette époque sont exclusivement religieuses, tombeaux, statues mortuaires, bas-reliefs d’églises, baptistères, vases sacrés, etc. ; puis on passe à l’art gothique, qui, par ses formes allongées, semble s’élancer à travers les images jusqu’au ciel, comme l’imagination allemande qui l’a engendré ; ensuite on arrive aux œuvres de la renaissance, qui rappelle le paganisme, où elle s’est parfois trop inspirée : art savant, habile, gracieux, mais sans conviction, à l’exception du génie si original, si triste et si puissante de Michel-Ange. On doit très particulièrement des remercîmens à l’administration pour avoir reproduit et exposé toutes les belles statues de ce grand artiste, entre autres celles de la chapelle des Médicis à Florence.

Ce qui complète cette exposition si curieuse et si instructive de l’archéologie et de l’art à travers tous les âges et toutes les civilisations, c’est une collection de plâtres moulés qui permet de passer en revue les chefs-d’œuvre de la statuaire à chaque époque et chez tous les peuples. Pour former une réunion aussi nombreuse, il a fallu mettre à contribution tous les musées publics et beaucoup de galeries particulières dans le monde entier. Il paraît que partout, sauf dans deux ou trois circonstances, les artistes envoyés par l’administration du palais de cristal ont été accueillis avec empressement, et qu’on leur a donné toute facilité pour exécuter les moules des statues. Si l’on songe combien de centaines d’épreuves ont été rapportées de tous les coins du monde pour former ce musée, on s’étonnera de la persévérance et de l’activité qu’on a dû déployer pour obtenir pareil résultat, et on se félicitera que par ce résultat ainsi atteint on ait créé et développé des lieux nouveaux entre l’Angleterre et toutes les nations qui ont l’une après l’autre apporté leur tribut à cet immense pandœmonium de l’art humain.

Lors de ma visite au palais de Sydenham, un grand nombre d’ouvriers travaillaient à terminer plusieurs des salles encore inachevées. J’entendais parler autour de moi plusieurs langues, et la physionomie de ces ouvriers aussi bien que leur langage appartenaient à différens pays. Je reconnus dans ce fait un service de plus qu’on doit à l’entreprise du palais de cristal  : elle a réuni pour une même œuvre les efforts et les travaux d’artistes et d’ouvriers qui ne se connaissaient sans doute pas jusqu’alors, et qui, dans ce travail commun, ont appris à s’apprécier mutuellement et à s’estimer. Pour moi, je verrai toujours avec joie et reconnaissance tout progrès vers l’établissement de cette grande confraternité qui embrassera un jour l’humanité entière sans distinction de peuples ni de races. Lorsqu’à l’heure des repas les portes du palais vomissent ces flots d’ouvriers de différens pays, français, anglais, allemands, italiens, hongrois, etc., rien n’est curieux comme d’entendre bourdonner aux oreilles tous ces dialectes différens comme une musique discordante. On croirait assister à la dispersion des nations lors de la chute de la tour de Babel ; mais les ouvriers de la tour de Babel furent frappés et dispersés par la colère de Dieu parce que, dans leur pensée impie, ils voulurent lutter contre sa puissance  : leur œuvre était mauvaise. L’œuvre des ouvriers de Sydenham, au contraire, sera bénie, car elle tend à instruire, à élever, à unir les hommes entre eux, et par là elle avance le règne de Dieu sur la terre.

La partie du palais de cristal destinée à l’exposition de l’industrie contemporaine offre jusqu’à présent beaucoup moins d’intérêt que la partie artistique ; mais cela tient principalement à ce qu’un très petit nombre de boutiques et de dépôts y sont encore établis. Malgré l’opinion contraire de personnes graves et compétentes, j’ai la conviction que le succès de cette partie de l’œuvre est assuré. D’ici à deux ans, il n’y aura pas un fabricant, pas un industriel important dans le monde entier, qui n’établisse un dépôt au palais de cristal de Sydenham. Il me semble en effet impossible que les industriels anglais et étrangers méconnaissent longtemps l’immense avantage d’être constamment représentés dans ce bazar toujours ouvert, et sans cesse parcouru non-seulement par les habitans de l’Angleterre, mais par ces milliers de voyageurs qui traversent la Grande-Bretagne. Combien de marchands, de boutiquiers, dépensent chaque année des milliers de francs en annonces dans les journaux, en affiches, en prospectus, dont un bien petit nombre atteint et frappe le public ? Ne leur sera-t-il pas beaucoup plus économique et profitable d’avoir un dépôt et un magasin de vente à Sydenham, et, tout en exposant et débitant leurs produits, de se servir ainsi d’affiches et de prospectus à eux-mêmes ? Un raisonnement aussi simple ne peut manquer de frapper l’esprit dans un pays qui a poussé si loin le système de la publicité industrielle. Quant aux fabricans étrangers, ils seraient bien peu intelligens, s’ils ne saisissaient cette merveilleuse occasion de faire connaître leurs produits, non-seulement au peuple le plus riche et le plus grand consommateur de l’univers, mais en même temps aux voyageurs qui de toutes les parties du monde affluent en Angleterre.

Voilà donc de nouveaux liens établis pour l’industrie et par l’industrie entre tous les peuples qui enverront leurs produits à ce bazar universel. Réunis dans ce grand centre commun, les marchands, les producteurs du monde entier se verront, se connaîtront, échangeront leurs idées, apprendront même à perfectionner leur fabrication en examinant celle de leurs rivaux. Quels progrès résulteront pour l’industrie de cette concentration ! et par suite, quels avantages en découleront pour le consommateur et dans le bon marché et dans le perfectionnement de la marchandise ! Quant au public, il sentira vite combien il lui sera commode et économique de s’approvisionner dans ce bazar, où se trouveront réunies dans un espace restreint les marchandises de toute espèce qu’autrement il lui faudrait aller chercher dans bien des villes et dans bien des pays.

J’ai entendu quelques personnes habiles et expertes en ces matières discuter et mettre en doute le succès financier de la société qui a entrepris le palais de cristal. Suivant elles, l’entreprise ne réussira que si on obtient l’autorisation d’ouvrir le palais pendant le dimanche, ce qui est contraire à la législation actuelle de l’Angleterre. Pour moi, quelle que soit l’utilité de cette mesure pour les classes ouvrières en particulier, je ne subordonne pas à cette question le succès financier de la société. D’ailleurs j’espère, j’ai même la conviction que très prochainement cette question sera résolue affirmativement. Le bon sens élevé et pratique du peuple anglais, des hommes qui le gouvernent, et, il faut le dire à sa gloire, du clergé anglican, triomphera des préjugés qui s’y opposent. En Angleterre, les préjugés défendent plus ou moins longtemps leur terrain, mais ils finissent toujours par céder, non pas à la violence et à la passion de quelques esprits, mais à la puissance de l’opinion publique de la majorité. On comprendra bientôt généralement qu’après avoir célébré le dimanche dans les églises et par des prières, on peut encore célébrer cette journée dans tous les lieux où le cœur et l’esprit s’élèvent vers Dieu et par tous les actes qui mettent l’homme en communion avec son créateur. Par conséquent c’est sanctifier et non profaner le jour du Seigneur que d’en employer une partie à admirer au palais de cristal les œuvres de la création ou les produits du génie humain. S’instruire, c’est s’améliorer ; s’améliorer, c’est se rapprocher de Dieu et l’honorer. Quoi qu’il en soit sur cette question particulière, et quoique je n’aie pas sous les yeux les documens précis nécessaires pour établir exactement le bilan de cette œuvre immense, qui a coûté, dit-on, de 25 à 30 millions ; quoiqu’il soit impossible aujourd’hui de calculer quelles seront les recettes, quelle somme exigera l’entretien d’une pareille construction, la surveillance et l’administration d’un édifice aussi gigantesque avec un parc immense, des bassins et des conduites d’eau comme à Versailles ; malgré tout cet inconnu, j’affirme dès ce moment avec assurance que cette œuvre doit réussir. Elle ne périra pas, j’en ai la plus profonde conviction, car il y a dans le monde une Providence qui veille sur les grandes idées dont la réalisation importe à tous les peuples ; elle veut que les sociétés marchent sans cesse par les progrès de l’éducation et de l’instruction vers une confraternité universelle, et elle soutient de sa main toute-puissante les œuvres humaines qui, comme le palais de Sydenham, cette encyclopédie vivante et progressive du XIXe siècle, sont à la fois un centre d’union, un gage de paix et un moyen de perfectionnement pour toute l’humanité.


BENJAMIN DELESSERT.

  1. M. Paxton, qui a été créé baronnet après l’exposition universelle de 1851, vient de recevoir du duc de Devonshire, chez qui il a longtemps été employé en qualité de jardinier en chef, une coupe en or, en souvenir de l’ouverture du palais de Sydenham. Cette coupe est ornée de l’inscription suivante, aussi honorable pour le donateur lui-même que pour sir Joseph Paxton  : « Dans ce jour heureux que célèbrent la présence de la reine et ses félicitations, ce 10 juin 1854, cette coupe a été offerte à sir Joseph Paxton par son affectionné et dévoué ami Devonshire ; chacun peut comme moi aujourd’hui apprécier son talent, son habileté et la simplicité de ses combinaisons, mais personne autant que moi ne connaît l’excellence de son cœur et de son caractère, et les qualités chrétiennes et affectueuses qui le distinguent. »