Le Pain dur/Acte I, Scène II

La Nouvelle Revue Française (p. 32-35).

Scène II

Turelure

Eh bien ! qui est-ce qui parle de mort ?

Sichel

Nous discutons les principes du whist et le coup d’hier soir : les faibles et les fortes du mort.

Turelure

Ouais ! pauvre homme ! me voici bien encadré entre ces deux fines joueuses.

Vous m’avez bien battu hier et ramené tout roulant, il ne m’est resté que les honneurs.

Sichel

Monsieur le Comte n’est pas près d’en manquer.

Turelure

Charmant ! charmant ! « Toujours l’honneur ! » c’est ma devise.

« Toujours l’amour ! » comme disait le roi de Westphalie en levant son verre.

De quoi les Allemands ont fait « Tschorlemorl », qui est un mélange bien frais de vin blanc et d’eau de Selz.

Sichel

Je vous laisse. Je crois que la Comtesse Lumîr a besoin de vous parler.

Turelure

Chère Comtesse ! Que c’est aimable à vous d’être venue me rendre visite en cette pauvre maison ! Une triste hospitalité !

Les murs sont solides et j’ai eu la bêtise de faire réparer la toiture, il y a deux ans, mais tout est à l’abandon.

Regardez ces piles de livres dont je ne peux parvenir à me débarrasser. Rien que pour les porter à Rheims on me prendra plus qu’ils ne valent. Je vas en faire du feu.

Bon ! tout cela va changer avec les machines et le chemin de fer. Cet étang, ce barrage que les moines ont fait là-haut pour leur poisson me donnera la force motrice.

Ah ! tout cela me coûte gros d’argent, vous pouvez le dire.

J’ai dû vendre notre bien de famille, c’est dur.

Votre père a fait une bonne affaire, Sichel ! Il profite de mon dénuement.

Sichel

C’est conclu ?

Turelure

Pas encore tout-à-fait. Il veut voir certains plans, prendre certaines sûretés. Ah, c’est un homme prudent !

Vous le connaissez, Comtesse ? Il a eu l’occasion d’obliger notre pauvre capitaine.

Lumîr

Il lui en est reconnaissant.

Turelure

Je le sais.

Sichel — Lumîr ! — vous me permettez de vous appeler ainsi ? ne vais-je pas être votre père ? On l’aimera un peu, ce vieux papa ?

Que je suis heureux de vous voir causer ainsi comme des amies !

Lumîr, cette petite femme sera une sœur pour vous.

Et pour moi elle a été un ange ! non, je dis vrai ! un ange par le sens qu’elle a des affaires, et plus de force dans le petit doigt que le chien d’une carabine !

C’est comme pour la musique, quelle artiste, si vous l’entendiez ! dire que je ne puis plus obtenir d’elle qu’elle ouvre son piano !

C’est l’art qui a été le premier lien entre nous. Si vous aviez entendu ce que fait le piano déchaîné sous ses phalanges de fer et cet ouragan de notes, on entend distinctement chacune d’elles !

Ce petit doigt surtout, à l’extrémité de chaque main, ce petit doigt d’acier qui trouve tout-à-coup la touche et tous les points du clavier et la frappe avec une implacable ubiquité !

J’étais enthousiasmé ! Je me suis dit il faut que je fasse de ce petit doigt mon ministre et le Gouverneur général du vieux Turelure !

Et voilà ! C’est elle qui tire de cette vieille âme tout ce qui lui reste de musique.

(Il lui baise la main).
Sichel

Cher Comte !

Cher Toussaint ! — Adieu, Lumîr ! Courage ! Et vous, Toussaint, je vous en prie, faites ce que vous pouvez ! J’aime tant ce pauvre Louis.

(Elle sort).