Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 47-52).

CHAPITRE V


S a mère ne répondait pas à la lettre envoyée. Élysée ne s’en affecta pas.

Peu à peu, la fièvre de l’étude l’avait gagnée comme les autres. Comme les autres elle subissait l’emprise de cette éducation profondément intelligente qui laissait à chaque esprit — même un esprit de dix ans — l’initiative et l’orgueil du travail.

Elle comprenait, à présent, ou plutôt sentait l’aimantation de cette foule de jeunes cerveaux gravitant autour d’un même point lumineux : apprendre, savoir.

La débandade des récréations, la douceur des dimanches où, dans la chapelle fleurie, tous les baumes du parc se concentraient, dans l’ombre, comme un extrait dans un flacon, ces repos calmaient à point sa petite tête surmenée. Et, dans le sillage de la maîtresse aux yeux d’or, entraînée avec toutes, elle goûtait ces grandes émotions qui font presque toujours partie de la vie des pensionnats et qui sont, pour tant de petits cœurs candides, comme les innocentes prémices de l’amour.

L’autorité de Mlle Levieux avait la puissance d’un apostolat. Sa suprématie était bien celle d’un prêtre.

Ardemment, tous les cœurs se soumettaient à son sortilège austère. Ses élèves, illuminées, avaient en elle une foi d’apôtres.

Passionnées, certes, étaient toutes ces petites femmes, parce que subjuguées par un esprit mûr qui savait tout ce qu’elles ignoraient, parce qu’hypnotisées par des yeux graves, parce que privées aussi, retenues dans leurs expansions par de subites froideurs, parce que dominées, en un mot.

Subir la domination, n’est-ce pas là l’instinct naturel, l’ardent et secret souhait du féminin ?

Les grandes disaient :

— Pendant le cours de Mlle Lanson, on s’amuse, pendant le cours de Mlle Levieux, on palpite.

L’une d’elles rêvait d’un incendie où, se jetant dans les flammes, elle sauverait Mlle Levieux, évanouie ; une autre, furtive, embrassait les cahiers qu’elle avait touchés ; une fille de lord, millionnaire et future pairesse d’Angleterre, souhaitait perdre tout à coup sa fortune pour rester professeur dans la maison, et ne plus jamais quitter l’idole.

Ces ingénues, grisées d’intellectualité, ne savaient pas qu’elles vivaient là le plus beau de l’amour, à l’âge où l’on ne soupçonne même pas ce que c’est.

Un jour de composition française, Élysée saisit avec fougue l’occasion de citer un des passages de Lucie, poème appris par cœur dans le livre de son père. Cette élégie, elle s’en apercevait maintenant, était tout ce qui lui restait de bon de sa première vie.

Cependant il ne lui fut fait aucune remarque sur sa composition. Mais, à la sortie du cours :

— J’ai à vous parler, ma petite !

« Encore ? » durent penser les jalouses.

Assises sur le canapé de cuir :

— Où donc êtes-vous allée nous chercher ces vers d’Alfred de Musset que vous avez cités ?

Les yeux d’or souriaient, ironiques. Élysée sentait brusquement qu’elle avait fait fausse route. Elle raconta, rougissante.

Mlle Levieux l’enveloppa d’un regard autoritaire qui la fit frissonner.

Vous avez vécu jusqu’ici, mon enfant, dans un milieu trop exalté. Il faut tâcher de l’oublier, et de prendre l’esprit de la maison, comme les autres. Nous aimons l’équilibre et la pondération. Vous allez devenir très vite une de nos meilleures élèves, et croyez que nous savons apprécier votre ardeur au travail. Mais défiez-vous de votre imagination ! J’espère que je n’aurai plus à vous le recommander.

« Comme les autres », se répétait-elle, sans se rendre compte que, dès cet instant, elle faisait de ce mot une devise, un idéal. Et, dans sa loyauté enfantine, elle résolut de tout essayer pour oublier ces vers que, quelquefois encore, elle se répétait en s’endormant, le soir.

Un samedi matin, il y eut une grande nouvelle.

— Nous recevons une lettre de votre maman, dit la surveillante. Elle vient vous voir demain dimanche, à deux heures.

Le sang venait de monter aux joues de la petite Arnaud. Sa première sensation : grand dérangement. Elle voulut réagir contre ce mauvais sentiment. Mais ce fut l’anxiété qui vint. « On ne sait jamais, avec maman ! Pourvu qu’elle ne vienne pas me chercher ! »

À deux heures, on vint l’avertir dans le parc où se passait l’après-midi dominicale.

— Votre maman est au parloir, ma petite !

C’était la première fois qu’elle y pénétrait, n’ayant jamais reçu de visites. Quelques familles entouraient des petites et des grandes, parlant entre haut et bas, figures joyeuses. Seule dans son fauteuil, Mme Arnaud attendait.

En reconnaissant de loin le visage nerveux, aux lèvres minces, les yeux verdâtres, le chapeau de travers, Élysée sentit s’arrêter son cœur. Maman venait certainement la chercher pour l’arracher à son bonheur.

Contractée dans tous ses muscles, elle s’approcha, petite pensionnaire noire, étroitement nattée, visage puéril étrangement concentré, déjà marqué par la passion de l’étude, l’effort de la réflexion.

Elle tâcha de prendre une expression heureuse, une voix gaie.

— Bonjour, maman !

— Ah !… sursauta Mme Arnaud qui regardait ailleurs.

Elle s’était levée pour embrasser sa fille.

— Eh bien ?… Ça va ?… Tu t’habitues ? Tu n’as pas mauvaise mine… D’abord, c’est joliment bien, ici ! Avoue que je t’ai bien choisi ta boîte !

— Oh ! oui, maman !

— Tu as l’air fichtrement heureuse, par exemple !

Élysée sentit-elle un reproche dans ce mot ? Vit-elle une certaine lueur dans les yeux verdâtres ? À peine délivrée de sa terreur d’être ramenée (ayant vu tout de suite que sa mère n’avait nullement cette intention), une autre terreur pointait en elle. « Torturante et torturée ». Si maman la jugeait trop satisfaite, sa jalousie naturelle en prendrait ombrage…

Les tyrans font naître autour d’eux le mensonge, seule défense contre leur tyrannie.

— Ah ! maman !… Ce ne sont plus les vacances de la maison ! Si tu savais ce qu’on nous fait travailler, c’est épouvantable !

— Tant mieux ! triompha tout de suite Mme Arnaud. Ça te fait du bien ! Tu n’avais qu’à ne pas pleurnicher tout le temps ! Comme ça tu apprécies un peu plus ce que tu as perdu par ta faute !

— Oui, maman…

Elle baissait la tête, hypocrite, avec une envie de rire de joie. Assises toutes deux, face à face, la mère et la fille étaient séparées déjà par des abîmes.

— Et Jacques ?… Et Max ?… demanda la petite, pensant tout à coup à s’informer.

— Ne m’en parle pas, dit Mme Arnaud, parcourue de tics. J’ai été forcée de les remettre externes. Ils se seraient fait chasser du lycée.

Élysée n’enregistra même pas ce qu’il y avait de profondément injuste dans l’affaire. Ses frères revenus à la maison, pourquoi la laissait-on en pension, elle si douce et si soumise ?

— Ah ! Ils sont revenus ?… prononça-t-elle avec une parfaite indifférence.

À son tour, Mme Arnaud n’enregistra pas. Agitée, élevant la voix :

— Tu crois que c’est drôle pour moi ?… Des apaches qui font déjà la noce à l’âge qu’ils ont ! Ils passent leur vie à danser le tango argentin avec des cocottes. Ils ne sont pas pour rien les fils de leur père ! Je vais être obligée de leur louer un appartement pour eux deux. Ils feront leurs débauches là-dedans tant qu’ils voudront !

Déshabituée déjà, la fillette tressaillit. Involontairement, elle jeta les yeux du côté des familles qui pouvaient entendre.

Le rire saccadé de Mme Arnaud fit se retourner quelques têtes.

— Ton père, tu sais ce qu’il fait, lui ? Il n’est pas du tout parti de Paris comme il voulait nous le faire croire ! Il travaille en sous-ordre dans un laboratoire. C’est ça qu’il appelle des recherches ! Ah ! ah ! ah !… Et comme il n’a pas le sou, naturellement, il s’est fourré médecin de je ne sais quelles assurances à la manque. Crois-tu ?… Quand il avait tout ce qu’il lui fallait chez moi ? Mais nous verrons la fin ! Ma nouvelle agence de renseignements ne vaut pas mieux que l’autre. Des bandes de voleurs. Mais enfin je sais tout de même des choses par ces bandits-là ! Mais, pour moi, le principal n’est pas découvert. Car on ne m’ôtera pas de l’idée qu’il y a des histoires de femmes sous tous ça !

Surexcitée, sa voix de soprano perçait les murailles. Les parents des petites camarades, surpris, prêtaient l’oreille.

Désastreusement, une des demoiselles à bandeaux plats était présente.

Empourprée, la petite Élise remuait sur sa chaise. Faire taire sa mère, elle ne pouvait le tenter sans déchaîner quelque scène inouïe qui corserait encore le scandale d’une telle conversation dans ce sévère parloir. Affolée, elle se disait que c’en était fait, que jamais on ne garderait à l’institution une élève affligée d’une pareille mère. Elle ignorait qu’on tenait à elle pour bien des raisons.

Mais ce qu’elle ignorait encore, c’était la suprême diplomatie qui, du haut en bas de l’institution Lami, régissait les faits et gestes de l’association.

Avec une courtoisie parfaite, les bandeaux plats s’approchèrent…

— Bonjour, madame. J’espère que vous trouvez Élise en bon état de santé ?… Vous êtes heureuse de voir votre maman, mon enfant ?… Vous devriez bien, puisque ces dames le permettent, lui faire visiter notre parc, avant de lui montrer la maison. Elle verra que ce n’est pas le bon air qui manque à nos élèves !

Et ce fut ainsi que, loin des autres familles, lâchée dans une avenue solitaire, Mme Arnaud, avec de grands gestes, put continuer à entretenir sa petite fille des horreurs qui se passaient dans la maison.