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X

L’EUCHARISTIE ET LA TRANSSUBSTANTIATION


En sa signification première et immédiate, la Sainte Cène est un repas funèbre. Suivant la formule même de l’institution, le Sauveur des hommes, la veille de sa crucifixion, prit le pain, le rompit et dit : « Prenez, mangez, faites ceci en mémoire de moi. » Il parlait comme ayant déjà un pied dans la tombe. Le Saint-Sacrement est une communion avec le divin mort : « Nous sommes ensevelis avec Christ. » C’est une échappée de la vie dans l’existence d’outre-tombe, c’est la pénétration de notre âme par les éléments divins et cette opération est le secret de la résurrection ; c’est parce que nous participons à la mort du Christ que nous serons faits participants à son éternité.

Nous avons le regret de nous séparer un instant de Saint-Augustin, la plus haute autorité du christianisme après l’apôtre Paul, mais nous ne croyons pas qu’il ait été dans la vraie tradition de l’Église primitive quand il détourna sa mère Monique de faire comme les fidèles de Milan qui portaient à manger et à boire dans le cimetière pour y prendre le repas sacré et le partager avec les pauvres de passage. Nul endroit n’était mieux approprié que la demeure des morts à la fête anticipée de la résurrection et nuls hôtes n’étaient mieux qualifiés à une invitation que les indigents que Christ plus d’une fois avait déclarés être ses représentants visibles sur la terre. Théoriquement, le repas funèbre était l’accomplissement d’un grand mystère, la fusion momentanée de deux incompatibilités, la pénétration du temps par l’Éternité. Qu’importait que les morts fussent séparés par un double abîme, celui des morts en bas et des immortels en haut, quand ils étaient tous admis à « boire de la même coupe, admis à manger du même pain ». L’homme se faisait Dieu et Dieu se faisait homme ; les morts réagissaient sur les vivants et les vivants sur les morts. Depuis l’établissement des repas avec les morts et surtout avec le « premier-né d’entre les morts », la communion s’est faite si intime entre notre monde et les mondes d’en haut et d’en bas que même aux mythologues, aux mythologues surtout, il est devenu impossible de distinguer entre les génies célestes et les infernaux.

Par d’innombrables exemples, on prouverait que du Japon, de la Chine jusqu’aux Alpes, que des Pyrénées jusqu’au pays des Damara et des Bambarra, a régné toujours et règne encore la doctrine que tous ceux qui mangent du même aliment acquièrent mêmes désirs et mêmes volontés, mêmes haines et mêmes amours, qu’une identique nourriture crée la plus étroite liaison entre ceux qui y participent, les uns fussent-ils morts et les autres vivants, les uns fussent-ils des dieux et les autres d’éphémères créatures. Une sympathie non moins puissante que celle de l’amour, disait-on, devait unir, au moins pendant quelques heures, ceux qui avaient puisé la force et la vie à une même source. Ces heures, il fallait souvent qu’elles fussent décisives. Après avoir ingéré le sacrement, on prenait des résolutions importantes, on accomplissait les grands actes de l’existence, on risquait le mariage, un duel ou la bataille, on portait témoignage, on jurait des serments, on partait pour un lointain pays, on se préparait à la mort. On n’était plus un, on était deux et on avait Dieu pour second.

Déjà, vers l’année 250, aucun chrétien ne doutait plus que la Sainte-Cène ne fût la répétition du mystère de la Passion. Christ, pensaient-ils, éternelle victime, est offerte tous les jours en sacrifice, il ne cesse d’être en tous lieux immolé par le prêtre qui n’est autre que le sacrificateur juif opérant sous un autre nom, mais toujours pour le même Dieu. À la faute d’Adam correspond la mort du Fils de Dieu, mais nonobstant cette mort, le péché du monde étant incessant, il faut que, pour le laver et l’effacer, coule un flot perpétuel de sang divin. L’imagination des fidèles ne pouvait faire autrement que chercher le sang toujours découlant de l’hostie, et le cherchant, elle ne pouvait manquer de le voir. Est-ce que la foi ne rend pas présentes les choses qu’on espère ? Est-ce qu’elle ne montre pas ce qui est invisible ?

Il est notoire, enseigne le docteur angélique Saint-Thomas, que le Corps Adorable et le Précieux Sang se manifestent, par intervalles, sous les formes réelles et tangibles de chair et de sang. Le Cérémonial romain pousse la précaution jusqu’à prescrire aux ministres des autels la conduite qu’ils auront à tenir en pareille occurrence. Un doigt sanglant sortit d’un pain qu’avait consacré Saint-Georges-le-Grand. À partir de l’an 1000, se multiplièrent les saignements de pain, au grand effroi et à la grande édification des fidèles. Le pape Eugène IV fit présent à Philippe III de Bourgogne d’une hostie avec les marques sanglantes des coups de couteau que lui avaient portés des Juifs. Naguère, en juillet 1870, Bruxelles a fêté par une procession solennelle l’autodafé de plusieurs Juifs qui, quatre cent cinquante années auparavant, avaient piqué jusqu’au sang des hosties par eux dérobées à l’église Sainte-Gudule. En 1410, trente-huit Juifs furent brûlés en un même jour pour avoir torturé une hostie qui goutta du sang.

Voir quelques gouttes de sang qui découlaient de l’hostie, c’était bien ; y voir le corps entier de Jésus-Christ, c’était mieux. D’après le Bréviaire romain, Saint-Laurent Justiniani, en disant la messe, obtint la grâce de contempler Dieu sous la figure d’un petit garçon d’une beauté céleste. Ce divin enfant était ensuite immolé. Écoutez Saint-Isaac, prêtre d’Antioche :

« J’ai vu la coupe remplie, non pas de vin, mais de sang. Sur la table, je vis non pas un pain mais un corps gisant. Je regardai le sang, je frissonnai, je regardai le corps et la frayeur me saisit. Alors la foi me chuchotta à l’oreille : « Mange et tais-toi. Bois et ne veuille pas en savoir davantage ! » Me montrant le corps immole, elle en détacha une parcelle : « Prends, dit-elle, mais n’oublie pas ce que tu manges ! »

Saint-Chrysostome adore le sacrifice catholique, il en célèbre la gloire et les vertus, mais l’appelle un épouvantable banquet. Saint-Basile célébrant la pâque chrétienne, un Juif se mêla aux fidèles dans l’intention de découvrir leur secret. Sous les mains du prêtre qui disait les paroles sacrées, il vit le pain prendre la figure d’un enfant, dont le corps fut brisé, distribué en fragments. Il eut le courage de s’en faire livrer un morceau, il le touchait au doigt comme chair. Il la porta chez lui et la montra à son épouse, en lui racontant ce qu’il avait vu de ses yeux ; il ne put s’empêcher de croire et allait répétant : « Certes il est terrible, le mystère des chrétiens ! il est effrayant ! » Dès le lendemain, il alla se jeter aux genoux de Basile et se fit baptiser avec toute sa maison.

Effrayant mystère, en effet, banquet épouvantable, qui désormais ne cessa de hanter les imaginations dévotes et maladives. Cette image du Christ aux blessures toujours ouvertes, cette lance toujours dégouttant de sang, fit surgir, dès le XIIe siècle, la légende de Saint-Graal, plus fantastique et bizarre qu’aucune autre, et dans laquelle un hystérisme tout oriental se brouille et se mélange avec une barbarie dont notre Occident féodal était seul capable.

Voici :

« La lance qui Jésus a percé goutte toujours du sang, que les anges recueillent dans une boite… Josephus prit une hostie au saint vaisseau et au lever qu’il fit, descendit une figure en semblance d’un petit enfant, le visage aussi rouge comme feu flambloyant qui se mit au pain tellement que tous ceux de la place le virent, cuidemment que le pain avait pris forme d’homme charnel… Lors se mirent tous en la table, en très grand’crainte et frayeur, et commencèrent à pleurer et crier merci à Dieu. Puis, regardant le saint vaisseau, duquel ils virent sortir un homme tout nud qui suait sang, qui leur dit : « Mes chevaliers et mes serviteurs qui m’avez tant cherché que je ne me peux plus celer à vous, il convient que vous ayez partie de mes reliques et de mes secrets. » Lors vint cestui homme à Galaad (le chevalier de Saint-Graal), lequel se agenouilla devant lui et se donna à lui comme à son sauveur, et Galaad le mangea en très grand’humilité. Et ainsi fit-il aux autres, lesquels le recurent tout dévotement, les mains jointes. »

L’antique magie et notre chimie sont fondées chacune sur un principe inverse de l’autre : la science primitive part de l’hypothèse d’une identification du mangeur à la chose mangée, tandis que la physiologie moderne démontre que le mangeur s’assimile plus ou moins complètement la chose mangée. On ne saurait trop insister sur cette différence initiale qui, toute subtile qu’elle paraisse au premier abord, mène bientôt a la divergence la plus complète, à des incompatibilités irréconciliables.

En tout temps et en tout lieu, chez nos sauvages comme chez les primitifs, une croyance s’est imposée comme article de foi, comme une vérité irréfragable portant en elle-même son évidence, à savoir que les animaux et végétaux dont nous faisons notre nourriture nous lèguent leur vie et, par conséquent, leurs qualités et manières d’être. Suivant cette doctrine, fondée sur la grande hypothèse de la métempsychose, le principe vivant de tout organisme serait immortel, et il lui serait à peu près indifférent d’occuper telle ou telle place dans une des séries quelconques de la Nature. Ainsi le blé, après avoir vécu comme plante, aurait son grain moulu entre des pierres, mis en poussière, puis en pâte, traverserait les torréfiantes ardeurs du four sans rien perdre de sa substance réelle qui s’incorporerait au pain ; et ses qualités vitales deviendraient vivifiantes pour l’homme ou tout autre animal qui les absorbe. De la sorte, nous nous alimenterions à plusieurs foyers de vie et, à notre mort, toutes les vies par nous absorbées entreraient en des combinaisons nouvelles.

Ce système a motivé les prescriptions, tantôt raisonnables, tantôt absurdes, qui ont abondé dans les diverses législations, relativement aux viandes pures et impures. On se rappelle comment Achille, le grand héros de la fable, fut nourri de la moëlle des lions ; on se rappelle encore les prohibitions de manger du porc, du chameau, du lièvre, du serpent ou de la tortue, pour telle ou telle mauvaise qualité, pour tel défaut de caractère, réel ou prétendu. Maint cannibale dévorait son ennemi pour lui faire compliment et s’approprier sa force et son courage. En plusieurs cantons, on ne peut davantage outrager sa victime qu’en refusant d’en prendre la moindre bouchée.

Voilà pourquoi les sacrifices humains ont été, et sont encore, chez une foule de tribus et peuplades, l’acte religieux par excellence. On donne au Dieu national des hommes à manger pour qu’il se montre compatissant et pitoyable. Gorgé de sang humain, il acquiert notre substance, devient os de nos os, chair de notre chair, se transforme à notre image et ressemblance. Désormais, il sentira et pensera comme nous, éprouvera mêmes désirs et m’mes besoins. Il n’est habitant de la Guinée ou de la Côte de l’Or qui ne sache qu’en dévorant un homme fétiche il entre en communication avec les parents et amis de la victime ; bouchée après bouchée, même sans y prendre garde, il avale des prières, absorbe des supplications. En maints endroits, par exemple dans le Guatan, la victime, avant d’être immolée, était soigneusement instruite des besoins de la communauté, des désirs et intentions secrètes qu’entretenaient les chefs du peuple pour que les Dieux n’en restassent pas ignorants. Les sacrifices humains étaient, entr’autres choses, des messages qu’on faisait parvenir aux pouvoirs de l’autre monde. Que les Dieux mangeassent de l’homme, c’était bien, mais que les hommes mangeassent de Dieu, c’était mieux encore.

Les Indous, qui font serment de s’entraider toujours, passent par le Maha Prâsâd, cérémonie par laquelle ils se partagent un plat de riz qui avait été déposé au préalable sur l’autel de jagannâth. Le Dieu qui était présent dans le riz entrait dans le corps des nouveaux amis. La coutume était jadis universelle, avec de nombreuses variantes. Aux individus qui contractaient compérage et amitié, il ne suffisait pas toujours de manger d’un même aliment ; pour être plus sûrs de leur affaire, il leur plaisait de s’inciser au bras ou à la poitrine, et le sang qui découlait était aussitôt bu ; chacun buvait la vie de l’autre.

Cette alliance par le pain et par le sang, par le manger et par le boire, Dieu et l’homme l’ont ambitionnée, ils ont voulu se faire frères d’adoption. Afin d’avoir désormais même pensée et même volonté, une âme et deux êtres, ils ont fusionné leur chair, fusionné leur sang.

À Dieu de commencer : il ne s’est pas fait attendre longtemps. Bravement il a dévoré peuples et tribus, à longs traits buvant le sang que les nations répandaient devant lui comme de l’eau ; fières de l’honneur qui leur était fait, heureuses de la protection et des faveurs qu’elles allaient obtenir. Cette première saignée a duré des siècles — peu de chose vraiment pour l’Éternel Dieu, mais beaucoup pour l’humanité qui est de courte vie, et l’on a pu craindre que la pauvrette en resterait pâlie, anémique et défaillante pour le reste de ses jours. Mais son tour est enfin venu, et depuis bientôt deux mille ans, voici que l’avant-garde des nations civilisées se repaît avidement de la substance de son sublime Ami, qu’elle s’administre sous les espèces du pain et du vin. L’union s’est accomplie, l’identité a été reconnue parfaite. Dieu commença par créer l’homme à son image et a sa ressemblance, mais l’homme le lui a bien rendu ; ils ont si bien fraternisé qu’il est devenu impossible de les distinguer. Tout ce qu’on peut dire, c’est que Dieu est devenu une conception générale et l’homme une individualité concrète, que le premier est un homme abstrait et le second un Dieu réel.

La religion mexicaine, logique et conséquente autant qu’aucune, avait parfaitement développé cette antithèse. D’un côté, des dieux se saoûlant de sang humain, se gavant de chair humaine, et par contre, des hommes qui mangeaient leurs dieux tout entiers.

Déguisés en fourmis, les dieux Quetzalcoatl et Tlathauqui Azcatl trouvèrent le maïs dont ils mangèrent et qu’ils mirent dans la bouche des hommes affamés pour qu’ils prissent des forces. La sagesse de ces êtres divins se révéla en ceci qu’ils cherchèrent et trouvèrent ce qui pouvait se mêler à la chair de l’homme. À notre sang se mêle la farine, dans laquelle le Père et Créateur de tous avait déjà mêle sa propre chair.

À la fin de leur cycle de cinquante-deux années, les prêtres mexicains pétrissaient un dieu gigantesque, dont ils arrachaient ensuite le cœur, dont ils coupaient le corps en morceaux. Chaque province, chaque canton, chaque ville, chaque famille, chaque individu en avait sa part, s’il faut en croire le Chinial Popoca.

Avec des semences nutritives qu’elles concassaient et arrosaient du sang d’enfants égorgés, les nonnes vouées au culte de Huitzipochtli formaient l’image de leur dieu… Un prêtre personnifiait Quetzalcoatl, bandait son arc, visait Huitzipochtli, l’abattait d’un coup de flèche et le découpait en morceaux qui étaient aussitôt distribués au peuple, le cœur étant reservé pour le souverain… Par la même occasion l’on se faisait de petites réserves d’eau bénite, dont on donnait à boire aux généraux quand ils partaient en campagne. Manger le pain d’Huitzipochtli s’appelait « manger la chair de notre Dieu » ou bien « manger le pain de vie », comme s’exprimaient les Totomacs, qui faisaient une obligation d’y goûter de six en six mois — comme qui dirait à Pâques et Noël — à tous les hommes au-delà de vingt-cinq ans, à toutes les filles et femmes ayant dépassé seize ans. Est-ce trop s’avancer de prétendre que la théologie des Amahuac entrevoyait le dogme de la transsubstantiation et le formulait déjà par à peu près ? Et que si on ne l’eut pas violemment et presque soudainement extirpée, elle n’eût pas manqué de se convertir à l’hostie chrétienne, admirant et sa théorie savante et son maniement pratique ?

La religion du Pérou semble avoir reproduit sous une forme plus adoucie les principaux dogmes qui avaient trouvé créance sur les hauts plateaux du Mexique. Suivant la tradition des Mayas, le maïs fut en son temps fils du Soleil et de la première femme, un beau jeune homme que Pacha-Camac tua et écartela, répandant ses débris par la terre. À la grande fête de Raymi, l’Inca distribuait à la cour, à la ville, à tout le peuple, des gâteaux de maïs qu’avaient pétris les Vierges du Soleil, en mélangeant la pâte avec du sang de lamas — avec du sang de petits enfants, affirme Rivero — et des courriers en portaient aussitôt de larges tranches aux provinces les plus éloignées.

Les Peaux-Rouges avaient aussi leur légende du dieu Maïs qu’ils mangeaient, mais parce qu’il le voulait bien. Vêtu de vert, aigrette jaune au chef, Mondamin fut un superbe jouvenceau, noble héros qui du ciel descendit tout exprès afin de se faire immoler par Hiawatha et nourrir de son corps les hommes affamés, mais, avant de mourir il procréa un fils, ancêtre des Indiens. Ils ont en lui leur père et leur préservateur qui, non content de leur avoir donné la vie une première fois au début des siècles, leur continue l’existence d’année en année.

Les gâteaux sacrés, sous figure de divinités, qu’on mangeait un peu partout à des fêtes déterminées, avaient même origine et même signification. De ces pratiques on pourrait donner une énumération copieuse, nous nous en tiendrons à quelques exemples.

On reprochait à la tribu arabe des Henifou, comme on le fait aujourd’hui aux Tsiganes de Roumanie, de manger son Dieu en temps de famine… La vérité est, sans doute, qu’elle le mangeait en tout temps, et particulièrement à la récolte nouvelle.

Le prophète Jérémie faisait aux femmes juives de sanglants reproches parce qu’elles offraient à la Reine des Cieux des gâteaux sur lesquels elle était représentée.

Au IVe siècle, les Collyridiennes d’Arabie confectionnaient de ces mêmes gâteaux, mais en l’honneur de la Vierge Marie.

Les boulangers de Nottingham envoient toujours à leurs pratiques les losanges de Noël sur lesquels ils ont imprimé l’image de la Vierge et de son enfant.

À La Palisse, département de l’Allier, on plantait dans une barrique pleine de blé un arbre vert auquel on attachait en guise de fruit un bonhomme en pain d’épice, et aux vendanges, le maire le distribuait pièce par pièce à tous les villageois.

Autrefois les idées de race et de nourriture se touchaient de très près, de même se confondaient dans leur théorie fondamentale consistant en ce que les qualités d’une race dépendaient de la nourriture qui les avait produites. Des aliments de choix expliquaient suffisamment l’apparition de natures supérieures, leur préservation et leur durée. Nous avons une preuve de la puissance de cette manière de voir dans la vieille langue française qui tenait ces deux mots pour synonymes : « Rigaut est de race généreuse et de bonne nourriture ; Hermaïs d’Orléans est son oncle et sa mère Audegon est nièce de Garin. » Mais que parlons-nous de vieux français ? L’idée est toujours populaire. Entendez les paysans dire qu’on peut faire à volonté « chevaux de paille, chevaux de son, chevaux d’avoine » ; entendez les Viennois qui, se comparant aux Bavarois, vous expliquent : « Ils ont le sang épais et lourd de leur pain, mais nous avons le sang chaud et léger que donne notre pain délicat. » Enfin ne sait-on pas que les abeilles et fourmis créent des reines, des mâles, femelles ou neutres, au moyen d’une nourriture spéciale ?

Ajoutons, d’un autre côté, que les idées de race étaient, sont inséparables de celles de culte, et que, pendant longtemps, les religions étaient déterminées par les pays et nationalités, avec lesquels elles se confondaient absolument. Nul ne l’ignore.

Les nègres de la Côte de l’Or ne pensent pas autrement. Lorsque les membres d’une famille sont obligés de se séparer, pour une raison ou pour une autre, ils pilent leur fétiche dans un mortier et avalent la poussière mélangée à une bouillie de millet, ou délayée en quelque breuvage. La répartition se fait également, un chacun emporte de son Dieu autant qu’il y a droit.

On se rappelle que Jahvé défendait sévèrement aux enfants d’Israël que son pain fut touché par la main d’un homme qui serait né ailleurs que sur la terre de Chanaan.

Fustel de Coulanges établit fort bien que les associations de plusieurs familles, connues en Grèce et dans le Latium sous les noms de phratries et curies, avaient chacune son autel et son dieu protecteur. L’acte religieux y consistait essentiellement en un repas fait en commun ; la nourriture avait été préparée sur l’autel lui-même et était par conséquent sacrée : on la mangeait en récitant quelques prières ; la divinité était présenté et recevait sa part d’aliments et de breuvages. Les aliments étaient des pains, des gâteaux de fleur de farine et quelques fruits. La religion de la phratrie comme celle de la famille ne se transmettait que par le sang. Le jeune Athénien était présenté à la phratrie par son père qui jurait qu’il était son fils. La phratrie immolait une victime et en faisait cuire la chair sur l’autel ; tous les membres étaient présents. Refusaient-ils d’admettre le nouvel arrivant, comme ils en avaient le droit s’ils doutaient de la légitimité de sa naissance, ils devaient enlever la chair de dessus l’autel. S’ils ne le faisaient pas, si, après la cuisson, ils partageaient avec le nouveau venu la chair de la victime, le jeune homme était admis et devenait irrévocablement membre de l’association. Ce qui explique ces pratiques, c’est que les anciens croyaient que toute nourriture préparée sur un autel et partagée entre plusieurs personnes établissait entre elles un lien indissoluble et une union sainte qui ne cessait qu’avec la vie.

Cette conception de la race, déterminée par la nourriture non moins que par la religion, était à la base de la civilisation qui précéda l’ère chrétienne. Elle reçut une première atteinte par la fondation de la ville internationale d’Alexandrie et devint intenable à mesure que Rome absorbait les divinités des peuples vaincus et leur donnait place en son Panthéon. L’apôtre Paul, tout à la fois juif et citoyen, fut inspiré par la nécessité évidente de son époque quand il se mit à prêcher une religion qui devait grouper et fondre en un seul organisme toutes les nations, en leur faisant manger le même Dieu. Elles ne pouvaient être, pensait-il, que d’une âme et d’un esprit, du moment qu’elles prendraient la même nourriture quintessenciée. Il ne se lasse pas de répéter : « Un seul pain qui est Christ, un seul corps qui est l’Église… Le pain que nous rompons est la communion du Corps de notre Seigneur… Nous mangeons la même viande, nous buvons le même breuvage… Parce qu’il n’y a qu’un seul pain, nous ne sommes qu’un seul corps… Tant nombreux que nous soyons, nous sommes participants du meme pain. »

N’est-ce pas clair ? En mangeant Christ, les Chrétiens deviennent autant de petits Christs.

Il est maintenant facile de comprendre pourquoi l’Église primitive interdisait si sévèrement à ses membres de consommer aucune viande qui eut été consacrée aux dieux alors régnants. « Ceux qui mangent du sacrifice sont participants de l’autel, disait nettement Saint-Paul, et par consequent, participants du démon de l’autel. » Origène était de même opinion : « Il mange et boit avec le diable, qui mange de la viande, qui boit du vin qu’on a mis devant les idoles. » La jeune chrétienté pensait alors de tous les sacrifices païens ce que les paysans disaient eux-mêmes des sacrifices qu’ils effectuaient en des cas spéciaux pour faire tomber la vengeance divine sur certaines têtes ; l’imprécation adhérait à la viande ; on n’y pouvait goûter sans être sous le coup de la malédiction. Nous avons quelque difficulté à nous remettre en cet ordre d’idées qui a été abandonné chez nous depuis bientôt deux mille années. Mais les nègres du Congo n’y voient, eux, rien que de très raisonnable, et ils savent fort bien qu’en mangeant du pain bénit et qu’en buvant de l’eau bénite ils mangent et boivent le Dieu lui-même.

Ceci établi, nous saisissons le motif pour lequel les Apôtres identifiaient avec l’infidélité conjugale le fait d’avoir mange d’une viande souillée par l’autel païen. Manger coup sur coup la chair du Christ et celle des démons, c’était vouloir ériger son corps en temple de Dieu et en repaire des démons tout à la fois. C’était se faire une âme mi-partie diable, mi-partie Saint-Esprit. L’organisme entier était tire de haut et de bas, toutes les molécules entraient en guerre les unes contre les autres, et les maladies de s’en suivre, même la mort. La chair du Christ entrer en contact avec celle de Vénus ! On n’était plus un, mais deux, la vivante incarnation de l’adultère ! Voilà pourquoi manger de ces viandes était un crime de fornication. Voilà encore pourquoi la liturgie anglaise ne peut trop recommander de ne pas manger à notre damnation le corps du Seigneur, car, en le prenant indignement, nous excitons sa colère, et Dieu se venge en envoyant sur le peuple maladies et pestilence, toutes sortes de mortalité.

C’est ainsi que, dans la religion chrétienne, on mange Dieu pour acquérir ses qualités infinies, partager sa pureté et son incorruptibilité, sa toute-science et sa toute-puissance et, finalement, pour s’approprier son éternelle vie. L’Évangile selon Saint-Jean expose cette doctrine avec une lucidité parfaite : « La chair de Christ est vraie nourriture et son sang véritable breuvage. Qui mange de sa chair et boit de son sang possède l’Éternité. »

Déjà Justin martyr se plaignait que les mystères de Mithras, avec leur communion de pain et de vin, fussent une abominable copie du mystère eucharistique. Il eut pu tout aussi bien déplorer que les Éleusines et les Dionysies fussent une imitation de la Sainte-Cène. Que de fois les missionnaires catholiques ont poussé ce même gémissement ! Les écrivains ecclésiastiques qui ont écrit l’histoire de la Conquista émettent gravement la supposition que le Diable, qui est le singe du bon Dieu, comme on sait, avait importé le sacrement de l’Eucharistie chez les Mayas, Toltacs et Quichua.

La véritable parodie fut la Messe noire du moyen-âge, le sabbat dont l’illustre historien Michelet nous a donné une description saisissante à laquelle nous renvoyons nos lecteurs. Rappelons seulement que sur la sorcière, prêtresse officiante, on jetait des grains de blé à l’esprit de la Terre qui fait pousser les moissons et qu’on cuisait le gateau de communion. L’hostie d’amour était distribuée par la « victime qui demain pouvait elle-même passer par le feu. C’était sa vie, c’était sa mort que l’on mangeait. On y sentait déjà sa chair brûlée. En dernier lieu, on déposait sur elle deux offrandes qui semblaient de chair, deux simulacres : celui du dernier mort de la commune, celui du dernier né. L’assemblée, fictivement, communiait de l’un et de l’autre. Triple hostie, toute humaine. Sous l’ombre vague de Satan, le peuple n’adorait que le peuple. C’était là le vrai sacrifice ».

On disait dans le peuple — qui le croyait souvent — qu’une sorcière était réellement immolée chaque sabbat et dévorée par l’assistance. Le dernier acte était le suicide de l’hôte, le Maître Bouc, qui, à l’imitation du Phénix, devait se consumer pour renaître du plus petit de ses atomes, et dont la cendre était distribuée aux assistants, qui la gardaient précieusement, soit pour la consommer, mélangée à leur pain ou à leur boisson, soit pour l’employer dans leurs charmes. Tous ceux qui avaient participé à la communion nocturne de la lande ou de la forêt devaient se considérer comme complices, mieux que cela, comme frères et sœurs, mères et fils, amants et amantes, citoyens et citoyennes de la Cité infernale, tout autrement vaste et mouvementée que la Cité de Dieu.

Terrible, bouffonne et désespérée, la parodie du sabbat prouve, par contraste, combien puissant était l’empire que le dogme eucharistique exerçait sur les âmes — dogme dont le christianisme a formulé la théorie avec une précision qui ne laisse rien à désirer. Mais comme on le disait plus haut, il n’a pas été seul à l’admettre. Nous sommes même portés à croire que toutes les religions proprement dites, et, par ce terme, nous entendons celles qui possèdent un ensemble tant soit peu systématique d’opinions sur l’origine des choses et la fin de l’homme, que toutes les religions ont sur le fait fondamental de la nutrition et de la réfection des doctrines très analogues à celles de nos catéchismes. Sans doute, on les croyait très différentes, chacune a proclamé que toutes les autres sont monstrueuses erreurs et coupables hérésies. Mais en face de la chimie et de la physiologie, elles se trouvent faire contre la science moderne cause commune et ne diffèrent les unes des autres que par des détails et de simples nuances, que par les traits qui distinguent les membres d’une même famille. Écoutez la sagesse des Indous : « Qui connaît la nourriture immortelle et la prend comme il convient boit l’immortalité, et habitera parmi les dieux. » Cette parole du Yagour Veda est, au fond, identique avec celle-ci : « Travaillez, non point après la viande qui périt, mais après celle qui est permanente jusque dans la vie éternelle et que le Fils de l’Homme vous donnera. »

En définitive, la participation au pain sacré de l’Eucharistie n’est autre que la mise en œuvre du grand dogme panthéiste : « Nous sommes de la race de Dieu qui a fait d’un seul sang tout le genre humain, de Dieu en qui nous avons la vie, le mouvement et l’être. »

De la doctrine orthodoxe de l’Eucharistie, comme d’un terrain propice, surgit une végétation empoisonnée d’hérésies et d’insanités. Les sacristies, moineries et nonneries du moyen-âge savouraient des récits, qu’on se faisait à l’oreille, de pratiques obscures dans lesquelles un mysticisme obscène s’accouplait à de cruelles orgies. Jusqu’à nos jours, les ruines des châteaux et forteresses des Templiers sont hantées par des légendes qui ne peuvent toutes être mensongères. La Russie souterraine des dissidents ou schismatiques contemporains nous donne une idée probablement approchée de ce que le moyen-âge catholique recélait en ses recoins écartés. Il suffit de soulever un peu les voiles qui cachent aux regards profanes les rites secrets des Rascolniks pour deviner les niaises atrocités qui ont dû se produire maintes fois dans l’occident de l’Europe et sur lesquelles nous n’avons que des renseignements incomplets. Voyez par exemple ce que Pellican rapporte de la secte des Flagellants : ils partent de la doctrine que leur sacrement de la Sainte-Cène n’est valable que chez eux, que seuls ils possèdent la formule qui donne le vrai corps de Christ, le vrai sang de Christ. Tous les prétendus chrétiens trompent ou sont trompés sur ce point essentiel. Leur communion à eux se fait avec de la chair qui est de chair, avec du sang qui n’a rien de symbolique. Une fillette de quinze à seize ans est apportée dans une baignoire. D’affreuses vieilles s’approchent, lui excisent la mamelle gauche qui, mise sur un plat, est tout aussitôt découpée en morceaux qu’on avale crus et chauds. Sanglante et défaillante, la victime est ôtée de sa baignoire, enveloppée d’un manteau rouge et sise sur un trône autour duquel l’assemblée se met à danser et à crier, à crier et à danser, pour étouffer, dans le vacarme et l’excitation, les gémissements de la malheureuse et la compassion dans les cœurs. On chante à tue-tête une hymne dont voici une strophe :

Nous montons le mont de Sion !
Nous vivons, nous trépignons,
     Bon, Bon !
Nous sautons, nous sautons !
     Ho ! ho !
Nous dansons, nous dansons.

Les danses se font de plus en plus violentes et furieuses, elles continuent jusqu’à épuisement ; dévots et dévotes finissent par tomber par terre et rouler les uns sur les autres, et tout à coup les lumières s’éteignent. Les Flagellants tiennent le corps pour une guenille, pour chose de si mince valeur qu’il n’y a pas à attacher grande importance à ses écarts.

Neuf mois après la sanglante cérémonie, si la malheureuse fille amputée d’un sein vient à accoucher, le garçon est appelé Christinal, le petit Christ. La communauté lui fait belle fête. Huit jours après, il est frappé d’une lance au flanc, et, de son cœur transperce, on recueille le sang qui est bu avec empressement. Le petit corps est desséché, moulu en poudre, cuit dans des gâteaux que l’on se distribue aux agapes fraternelles. Autour de ce dogme de l’Eucharistie, on a toujours flairé une odeur fade et inquiétante que les théologiens ont déguisée comme ils ont pu sous des allusions de mysticisme hypertranscendental ; de même que les anciens prêtres s’efforçaient à noyer sous d’épaisses vapeurs d’encens l’infection de leurs temples, puantes boucheries.

L’histoire des dogmes dont s’agit et des hérésies qu’il a engendrées le prouve surabondamment, le système de la transsubstantiation est plus ancien que Radberg et Béranger ; la pratique des Eucharisties remonte plus haut que le célèbre repas offert par Christ aux Apôtres la veille du vendredi saint. Nous en connaissons la forme première, c’est un repas de cannibales. Une science plus avancée trouvera la série entière des transitions, et nous en chercherions les principales dans les premières religions agricoles avec leurs terribles divinités chthonique. Dans le voisinage des plaines du Tigre et de l’Euphrate, dont tôt ou tard les assyriologues reconstitueront l’histoire, on découvre comme une nichée de traditions analogues. C’est la crédule Syrie, molle et ardente, dévote et débauchée, folle des fêtes de Thammuz, où les femmes pleuraient avec cris et sanglots le beau jeune homme que son maître avait moulu entre les meules du moulin. C’est le torride Hauran, le Hauran d’avant l’Islam, qui célébrait une lugubre fête, dans laquelle les initiés mangeaient d’un pain qu’il eût été mort à un esclave de toucher, crime à une femme de regarder, et dans lequel entraient la chair et le sang d’un enfant, triste symbole. Ce sont les mystères du Schémal, dont les participants se partageaient la chair, enfarinée, d’un petit garçon.

Tous ces rites ne peuvent manquer d’être apparentés aux orgies de la Thrace et de la Phrygie, à celles de Dyonisos Omestes ou Mange-Cru et du Zagreus que déchirèrent les Titans, et dont Jupiter et Sémélé se partagèrent le cœur pantelant, qui, avalé par eux, renaît une seconde fois à la vie. Ils tiennent de près aux bacchanales romaines qui faillirent, paraît-il, faire sombrer la République en de honteuses débauches, et qui, étouffées mais non point extirpées, par de terrioles exécutions faites en secret, se perpétuèrent silencieusement dans les bas-fonds de la plèbe et les hauts sommets du patriciat, côté des femmes. C’est ainsi qu’on arriva à la révolution chrétienne, dont les agapes nous paraissent avoir été des fêtes dyonisiques, vulgarisées et amoindries.


Transformations des sacrifices faits aux dieux anthropophages, l’Eucharistie et les banquets dyonisiques sont par cela même un des moyens qu’employèrent le bon sens et la pitié qui se réveillèrent enfin, pour écarter peu à peu la coutume hideuse. Au lieu et place de l’homme, on substitua le pain, qui était, par théorie, de même nature, puisqu’une même vie animait l’un et l’autre ; sans compter qu’il était facile de donner à la pâte la forme approchée des victimes. De là, tous ces gâteaux qui, en des milliers d’occasions, remplacèrent tout les hommes que les animaux, et même les dieux et déesses qui eussent dû être égorgés sur l’autel. Dans tous les pays civilisés, la même histoire se répète avec de légères variantes.

Hercule traversait l’Italie, ramenant les bœufs de Géryon… Outré de voir des têtes humaines jetées devant les images de Dis et de Saturne, il expliqua que les dieux n’avaient pas été compris et qu’ils se contenteraient fort bien de figures de pâte… Le Dis et le Saturne italiotes étaient des divinités chthoniques, servies par des populations agricoles. De cette légende d’Hercule, comme point de départ, on pourrait établir assez facilement que les pains et corbeilles de gâteaux qu’en maint endroit on enfouit dans les sillons pour leur conserver la fertilité, ou la leur rendre quand ils l’ont perdue, sont une substitution aux sacrifices humains, aux sanglantes mériahs dont nous avons déjà dit un mot, et qui malheureusement ne sont pas déjà, tant s’en faut, le fait exclusif des Khonds d’aujourd’hui, ou des Mexicains d’autrefois. Les Mexicains eux-mêmes auxquels leurs boucheries humaines ont donné une si triste célébrité, quand tomba leur confédération, étaient sur la voie de les abolir. M. Tyler indique comment, aux divinités protectrices des eaux et des montagnes, les temples immolaient des hommes vivants, et les particuliers des bonshommes de pâte, auxquels ils faisaient mine d’arracher le cœur de la poitrine, de trancher la tête, puis les membres et de se partager les morceaux qu’ils avalaient jusqu’aux derniers.

… L’ingénieux ministre Tchou Ko Liang ramenait du Pégou son armée victorieuse quand il se vit arrêter à la frontière de Chine par un épais brouillard au-dessus du fleuve, d’où sortaient de vagues plaintes, des gémissements indistincts. Il s’enquit de la cause. C’étaient les cris poussés par une multitude de malheureux qui avaient perdu la vie dans les eaux d’où s’échappaient constamment des vapeurs empoisonnées. Le général fut informé qu’il ne pourrait traverser, s’il ne sacrifiait sept fois sept hommes au génie de la rivière. Tchou Ko Liang révolté de cette barbarie, imagina d’apprêter des pains ayant forme humaine, munis d’une tête et d’un bras ; il jeta quarante-neuf de ces bonshommes dans les eaux, et tout aussitôt le brouillard se dissipa. Depuis on n’a plus offert que de cette pâtisserie aux génies aquatiques.

De même dans les Indes où la répulsion contre les sanglants sacrifices brahmaniques fut probablement une des causes marquantes de la révolution morale qui, sous le nom de bouddhisme, influa profondément sur une notable partie de l’espèce humaine, le Yagour Veda indique, ainsi que suit, la série décroissante des sacrifices : « À l’origine les dieux avaient accepté l’homme comme l’animal du sacrifice. Mais le Médha — la force magique — s’éloigna de l’homme et entra dans le cheval. Voici que le Médha quitta le cheval pour le bœuf. Du bœuf, le Médha émigra dans la brebis, de la brebis dans la chèvre et de la chèvre dans le sol. Alors les dieux se tinrent pour satisfaits des offrandes de riz et d’orge. Après tout, le grain moulu répond au poil et aux cheveux de l’animal sacrifié, l’eau répandue répond à la peau, la mie à la chair, la croûte aux os, et le beurre dont on l’arrose aux moëlles. Les cinq parties essentielles de la bête se retrouvent donc dans le gâteau sacré. »

Ce qui prouve une fois de plus que les dieux, intraitables en d’autres occasions, se montrent de facile composition quand ils voient les mortels bien décidés à retrancher sur les frais du culte. Plus on leur donne, plus ils exigent, moins on leur offre, plus ils sont faciles à contenter.

Nul doute que la transsubstantiation ne soit le développement logique de la doctrine de la Rédemption. L’incarnation se complète par l’imponation. « Le verbe a été fait chair. » Puis il a été fait pain et pain de vie. Il ne suffisait pas que le Maître suprême descendit de son empyrée jusque dans le sein d’une femme, il fallait encore qu’il descendît dans l’estomac d’un chacun ; il ne suffisait pas qu’il eut été notre égal, ensuite notre serviteur et moins que notre serviteur. Afin de régénérer plus sûrement la matière humaine, on le transforma en objet de nourriture, on le livra à la consommation de tous et de chacun, et le voici qui est trituré par le mouvement péristaltique, imprégné de sues digestifs, charrié par les vaisseaux chylifères, emporté par la circulation sanguine, toutes opérations nécessaires pour diviniser la substance humaine, et la rendre capable d’immortalité. On peut dire que l’idée a été menée jusqu’au bout. Ni la science ni la folie ne sauraient aller plus loin. Affamée, altérée de divinité, l’humanité a dit à son Dieu ce que dans leurs élans passionnés disent aussi la mère à son enfant, l’amant à son amante : « Je te mords, je te mange. »

Avant de donner au dogme de la transsubstantiation sa forme absolue et définitive, l’Église chrétienne mit des siècles a l’élaborer, plusieurs autres siècles à l’enseigner aux nations qu’elle berce sur ses genoux. Elle a pleinement réussi, ayant fait accepter, en fait et en droit, tant aux illustres docteurs qu’a l’épaisse multitude, son étonnante doctrine :

Le pain eucharistique se transforme réellement et sans métaphore en chair et en os, en nerfs et en sang. Cette chair est esprit, cette chair est Dieu et non pas une petite partie de la divinité, mais la divinité tout entière. Le grumeau farineux d’il y a un instant se trouve avoir existé de toute éternité, avoir créé les astres roulant en leurs orbites immenses, être la concentration de l’univers et de ses prodigieuses étendues. De plus, ce Dieu se mange. On ne cesse de lui infliger la passion du Golgotha, la mort du Calvaire. Il ne vit que pour expirer, il n’expire que pour renaître. Est-ce utile, est-ce raisonnable ? N’importe, croyez seulement ! Ceci est la doctrine pour le triomphe de laquelle tant de pays ont été dévastés par les luttes intestines et les guerres étrangères, tant de populations massacrées, tant de villes détruites, pour laquelle tant de malheureux ont péri sur l’échafaud, tant d’infortunes sur le bûcher !

Est-il donc étonnant que dans les pays catholiques — en France, pour n’en citer qu’un seul — les règlements de l’armée prescrivent aux troupes de faire haie sur le passage du Saint-Sacrement ? (1885) En liturgie comme dans le langage populaire, l’hostie est désignée par l’appellation de « Corps de Dieu », d’où le juron corbleu. À son anniversaire ou Fête-Dieu — l’hostie a un anniversaire — soixante jours après Pâques, on la processionne en grande pompe, avec deux compagnies de soldats pour escorte. Et franchement, on ne peut faire moins pour Dieu enchâssé en son pain azyme, quand le souverain politique reçoit de plus grands honneurs civils et militaires.

Telle était la doctrine vraiment chrétienne ; ceux qui, à l’instar de Calvin et de Zwingle, ont voulu l’atténuer en dogmes, comparaisons, paraboles et autres manières de l’exprimer, ceux qui nient la « présence réelle » pour affirmer la « présence symbolique », n’ont fait autre chose que prouver leur médiocrité d’esprit et leur inconséquence. Ils se sont mis en dehors de la tradition et de la foi régnante, tout en reprouvant et maudissant la libre-pensée. Pour employer une comparaison qu’ils ne récuseront point, « ils ont coupé le moucheron pour avaler le chameau ».

Cette doctrine de la transsubstantiation est commune au deux plus grandes fractions de la chrétienté, à l’Église romaine orthodoxe, et à l’Église grecque non moins orthodoxe, qui l’a pleinement sanctionnée au synode de Jerusalem en 1672. L’Église anglicane accepta de l’Église romaine, sans modification apparente, le « très confortable sacrement du corps et du sang de Christ, notre nourriture spirituelle ». L’Église luthérienne hérita aussi du meme dogme, mais appela consubstantiation ce que l’autre appelait transsubstantiation. Il s’ensuivit une controverse à laquelle on comprend seulement les injures que les polémistes se jetèrent réciproquement à la tête.

Quoi qu’il en soit, qu’il s’agisse de consubstantiation ou de transsubstantiation, ce dogme est la clef de voûte de tout l’édifice chrétien. Nous pouvons en croire Saint-Francois de Sales, une autorité certainement compétente, qui en son langage fleuri appelle l’eucharistie « mystère ineffable dans lequel les anges voudraient regarder, soleil des exercices spirituels, cœur de la devotion, âme de la piété et centre de la religion ». Centre du christianisme assurément, tout comme la doctrine de la pierre philosophale est le grand secret de la magie. L’une transforme la farine en Dieu et Dieu en farine, l’autre change le plomb en or et l’or en plomb. La magie et la religion prétendent accaparer l’omniscience et l’omnipotence par la metamorphose ad libitum des substances les plus incongrues. Les deux sœurs ennemies ont même point de départ et même point d’arrivée, seulement l’une chemine par la droite et l’autre a pris la gauche. Leur principe identique, elles le développent, l’expliquent et l’exploitent, la religion suivant le mode spirituel et la magie suivant le mode matériel. Chacune peut le revendiquer comme lui appartenant en propre. Seulement on est bien obligé de reconnaître que l’Église étant en possession du pouvoir et de la richesse, ayant la direction officielle des esprits, a fait porter sur son sujet favori les méditations de ses plus ingénieux docteurs et professeurs et toute la force philosophique du moyen-âge, tandis que la magie, meme la magie blanche et l’alchimie, n’ont été cultivées que par des individus isolés, généralement mal vus et suspects, qu’on enfermait souvent, qu’on torturait et brûlait de temps à autre. L’Église avait l’instinct de la situation, elle sentait confusément ce qui n’a pas manqué d’arriver : de l’alchimie devait naître la chimie.

Toujours est-il que la transsubstantiation qui, chez Saint Irénée n’était qu’une opinion encore confuse, devint conviction, chez Grégoire-le-Grand, puis certitude chez Paschas, Radbert et Béranger, et enfin dogme prouvé et archiprouvé pour Lamfranc, Innocent III et Saint-Thomas d’Aquin. Cette doctrine fut, elle est toujours, ce que le christianisme connait de plus sublime et de plus profond. On ne pouvait trop s’extasier. Quoi ! manger une pâte, c’est manger en même temps la viande et les os du Galiléen, fils de Marie, s’incorporer l’essence de la divinité ! D’un coup de langue, on avale l’Être suprême, on absorbe la Providence, la substance du mangeur et du mangé venant à se confondre. Dieu se perd dans l’organisme du pécheur, s’identifie à lui… Comment ne pas s’abîmer dans une contemplation béate, entrecoupée des cris d’une admiration contrite : « O altitudo ! altitudo ! »

Tout à coup surgit un géomètre tourangeau qui branla jusque dans ses fondements l’immense cathédrale gothique. Comment ? Par l’affirmation claire et résolue d’une irréconciliable opposition dans les propriétés de l’esprit et du corps. La science moderne est sortie tout entière de la proposition de Descartes que la matière est inséparable de l’étendue, qu’aucun corps ne peut être infini puisqu’ils sont tous liés aux lots de l’espace.

À vrai dire, la proposition était alors d’une périlleuse hardiesse. Duhamel et autres orthodoxes accusèrent d’impiété et de damnable hérésie le philosophe qui se mettait ainsi en contravention flagrante avec la doctrine de l’ubiquité acquise au corps de Christ, le philosophe assez osé pour nier que la matière du saint sacrifice est renfermée dans une petite boîte mais déborde la terre et les cieux ; pour nier qu’elle existe en même quantité dans un seul exemplaire et dans un million ; pour nier que sa moindre molécule soit aussi grande que son absolue totalité. Franchement on ne pouvait tolérer cette révolte. Aussi quoi qu’aient pu faire les cartésiens, Rome n’a point déserté son principe fondamental. Elle maintient toujours sans hésiter que la gaufrelette, mince comme papier, contient un homme, contient trois personnages divins.

D’ailleurs, elle ne pourrait accepter de modification sur ce point, sans se mettre en contradiction avec elle-même, sans déclarer mensongères ses affirmations mille fois imposées, dix mille fois répétées. Nombreuses sont les histoires dûment et valablement certifiés d’hosties dérobées qui ont été découvertes par la brillante lueur qu’elles émettaient. Déjà Saint-Cyprien racontait le cas d’une dame qui, mue par une curiosité mélangée d’incrédulité, avait emporte chez elle le pain sacré et fut surprise autant qu’effrayée quand elle vit des rayons s’échapper de son armoire par les fentes et le trou de la serrure.

La coupe est placée à droite de l’hostie, explique le pape Innocent III, afin de recevoir le sang qui coule perpétuellement de la blessure ouverte par le soldat Longin dans le flanc du Sauveur. Ces arguments sont décisifs dans l’espèce.