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I

LA CULTURE


Labourage, Semailles, Protection de la plante,
Moisson et Engrangement
[1]


Tout d’abord, il faut labourer le sol. La charrue qui, par elle-même, est un instrument sacré, voit ses vertus augmentées si on la munit d’un charbon qui a été retiré d’un « feu de Pâques » dont les merveilleuses propriétés sont connues de tous. Au moment qu’on va entreprendre les grands labours de septembre, avant que le soc ait mordu le sol, l’épouse du cultivateur partage un pain qu’elle a consacré, en quelque sorte, par des attouchements répétés à la charrue ; elle le partage équitablement, une moitié pour les bœufs, l’autre pour les chrétiens, et on le mange incontinent : c’est pour avoir le cœur à l’ouvrage. Les premières mottes sont ensuite saupoudrées de farine, puis on fait passer le corps de la charrue au-dessus d’un autre pain et d’un œuf. Pourquoi ?

C’est une manière de se rendre favorable par une première offrande les génies de la terre, et l’on fait savoir au champ ce que l’on attend de lui : de la farine et du pain en retour de celui qui lui a est présenté ; on veut du pain en abondance, on voudrait que les épis fussent tellement serrés l’un contre l’autre qu’ils ne laissassent entre eux aucun vide. Ne dit-on pas « plein comme un œuf » ? Désir extravagant, sans doute. On requiert l’impossible, c’est pour avoir le maximum, et tout au moins large mesure. On obtient toujours beaucoup moins qu’on ne demande ; il faut donc enfler ses prétentions en proportion. Il y a longtemps qu’on le sait, les modestes sont traités en gens médiocres, et même en pleutres. Il faut exiger trop pour avoir assez.

L’œuf et le pain sont ensuite enveloppés dans une serviette blanche par la ménagère qui les garde pour le premier pauvre que le hasard fera passer devant la porte. Car on n’ignore pas, dans les campagnes, que le Seigneur Dieu ne manque pas de ratifier les bénédictions qu’a proférées la bouche d’un malheureux.

Aucun soin n’a été épargné pour se munir de bonne semence. Elle a été prise dans la dernière gerbe que le paysan a soigneusement chargée de cailloux afin qu’elle donne des épis plus pesants, une récolte plus lourde ; ou bien encore elle a été cueillie dans les guirlandes d’épis enrubannés qui ont été laissés dans le champ, soit pour les oiseaux, soit pour les pauvres, soit pour les divinités rurales, et dans lesquelles les grains qui ont échappé aux moineaux porteront bonheur à la moisson future. La semence a été flambée à un feu de paille, afin que la rouille n’attaque pas le blé ; d’aucuns la saupoudrent encore de la cendre recueillie à un foyer de Pâques, et, par surcroit, la font bénir par le curé. Pour la maintenir pure et sainte, ils l’ont gardée dans une toile qu’ont filée des fillettes au-dessous de sept ans, dans des sacs recélant un objet métallique, une pièce d’argent, un brimborion d’acier. Au grand repas de Noël, les gens entendus servent sur ce sac le pain de la fête afin que la bénédiction du pain se transmette par contact à la toile, et de la toile aux grains qu’on y déposera.

Il n’est pas indifférent de procéder aux semailles à toute heure et en tout jour. Il est de science vulgaire et universelle que les plantes telles que nos graminées, dont le « fruit » est aérien, doivent être semées en « cours de lune » et spécialement au second quartier, tandis qu’il faut semer « en décours », et spécialement au dernier quartier, celles comme le navet, l’oignon et la pomme de terre, dont la récolte est souterraine. Cela se comprend facilement : le soleil présidant au jour, et par conséquent à tout ce qui est au-dessus du sol, la lune présidant à la nuit et à ce qui se cache dans l’intérieur de la terre, l’un ou l’autre de ces astres ne saurait protéger la naissance et les débuts de la plante qui ne naît point sous ses auspices.

Corollaire : le « fin laboureur » ne sèmera point par un jour dans lequel la lune est en même temps que le soleil visible au-dessus de l’horizon. Qui ne devine qu’il faut éviter les conflits de juridiction entre les puissances supérieures ? Et la jeune plante, hésitant entre les influences contraires du jour et de la nuit, ne saurait trop de quel côté diriger ses énergies : vers le haut, vers le bas ?

C’est une curieuse prescription que celle faite au semeur de mettre son ombre derrière lui. Nous supposons qu’il faut en chercher l’explication dans le respect qu’il serait impie de ne pas témoigner au soleil. L’homme qui verrait son ombre marcher devant lui tournerait le dos au dieu du jour, aurait l’air de mépriser sa lumière. Habile autant que dévot, notre laboureur modèle s’en gardera bien et, d’un geste qu’on peut interpréter comme celui d’une offrande, il éparpille sur les sillons un grain que viendra féconder la pluie d’or de Jupiter qui tomba jadis sur Danaë. Les deux jets se heurteront et se pénétreront : celui des rayons, celui de la semence. Et la même idée de respect au Seigneur des cieux nous parait rendre compte d’une prescription en apparence tout opposée. Après mille labeurs, au moment suprême, quand le froment a été dépiqué et qu’il ne reste plus qu’à le vanner pour l’ensacher, il faut le lancer dans le sens de la course du soleil. Ce qu’il vous donne après tant de prières et d’instantes supplications, il ne faudrait pas avoir l’air de le lui jeter à la face et dans une attitude hostile.

Une tradition, qui doit remonter à la plus haute antiquité, prescrit au laboureur de vaquer aux semailles la nuit, tout nu, sauf un anneau d’or porté à la main gauche.

— Pourquoi cet anneau ? demandons-nous.

— Effet de sympathie, expliquent les paysans. L’anneau communiquera aux blés murissants sa belle couleur d’or qu’ils disent, au moins en Syrie, être aussi la plus belle que l’homme puisse avoir.

— Et pourquoi la nuit ?

— Nous répondons pour les paysans que la nuit, mère du jour, est de toutes les divinités la plus auguste, selon toutes les cosmogonies. La plus ancienne sera aussi la dernière, et tout ce qu’elle a vu naître, elle le verra mourir à la fin des temps. Un acte n’a pas le même caractère selon qu’il est accompli de jour ou de nuit ; tel qui, sous une lumière indifférente et crue, se confondrait avec les « choses de tous les jours » serait investi par les voiles de la nuit de la solennité sainte et de la paisible grandeur qui la caractérisent. Rappelez-vous les vers de la Prière pour tous dans les Feuilles d’Automne :


…Prions… Voici… la nuit grave et sereine,
Le jour est pour le mal, la fatigue et la haine…


Passons pour le moment sur la question de la nuit ; mais pourquoi la nudité ? « C’est que la nudité enveloppe l’homme d’un reflet de lumière et d’innocence ; la robe blanche des marines ou des communiantes n’est pas même l’équivalent de ce vêtement immatériel et sacré. »

Toutefois, ces explications, les premières qui se présentent à l’esprit, restent vagues, n’ont rien de topique. Elles tout manifestement insuffisantes. Des réflexions plus approfondies font deviner que le rite qui nous occupe symbolise très curieusement l’acte de la génération. Le semeur de blé est persuadé qu’il doit imiter l’émission de semence humaine, l’acte de la plus haute magie qui soit au monde. Nouveau Triptolème, il jette sa semence dans le sillon trois fois retourné, il féconde la Terre, la grande Demeter.

— Mais, s’il est vrai qu’en cette circonstance solennelle le laboureur représente le dieu solaire, comment n’opère-t-il pas de jour ?

— La difficulté est réelle, mais une hypothèse des plus simples l’aplanira, nous semble-t-il. À l’origine de la coutume, on semait en effet de jour et sans vêtements. Mais avec le progrès des temps, le symbole perdit de sa clarté, d’autres idées surgirent et la nudité parut inconvenante. Pourtant le précepte légué par les anciens était formel et précis : pour semer il fallait se mettre nu. Comment concilier ces prescriptions contradictoires ? Un biais se présentait, innocent et de compréhension facile : on sèmerait tout nu, mais de nuit — Il fut accepté. Les coutumes passent ainsi par une série de transactions qui, lentes et insensibles, mais constantes, finissent par dénaturer leur caractère initial, et souvent même par leur donner une signification tout à fait opposée.

Cette interprétation, nous la croyons confirmée par le fait que l’épouse du cultivateur, de son côté, se gère en Cérès et la personnifie. Le jour des semailles, elle revêt ses habits de fête, son linge le plus propre et, circonstance qui n’est point insignifiante, elle se met au doigt l’anneau de mariage, toujours pour mieux faire mûrir les blés, explique-t-elle.

Du reste l’affirmation d’un rapport intime qui existerait entre la vitalité du semeur et celle de ses semences n’est point une simple hypothèse dans la magie populaire, mais une certitude bel et bien prouvée. Quand meurt le chef de famille, le fils aîné, qui lui succèdera dans l’auguste fonction des semailles, se rend au grenier et signifie le décès au tas de blé à droite, au tas de blé à gauche ; il touche le blé, il touche le seigle, l’orge, l’avoine, toutes les semences l’une après l’autre et, selon leurs espèces, en répétant la formule : « Le patron est mort, le patron est mort… » Ceci nous ramène aux époques, déjà bien éloignées, dans lesquelles le patriarche laboureur était le maître des sacrifices, le prêtre du culte domestique, le serviteur et ami des ancêtres, dieux de sa race. Les traces ne sont pas si effacées qu’on le pense.

Les vieilles gens de la Bohême se racontent mystérieusement que jadis on procédait ainsi aux premières semailles.

À la nuit, tout le village en procession suivant la charrue avec laquelle on allait ouvrir le premier sillon. Derrière l’instrument marchait une fille toute nue qui portait dans ses bras un chat noir, noir comme la nuit, et qui avait au cou un collier avec un cadenas. Arrivé à destination la charrue faisait sa première morsure. Les laboureurs, armés de pioches, l’élargissaient et l’approfondissaient, creusaient une fosse dans laquelle la fille jetait le chat tout vivant que l’assistance recouvrait de terre, trépignant ensuite dessus.

Assurément, « au bon vieux temps », la fille était jetée dans la fosse avec son chat. Nous avons ici un souvenir des sombres et sanglants rites agricoles, si répandus autrefois et dont il y a un autre exemple dans les atroces meriahs de Fari-Peymoun, la déesse de la Terre, sacrifices humains qui ont donné une triste célébrité aux Khonds d’Orissa, dans l’Inde. C’était pour rendre la glèbe plus apte à être fécondée qu’on y enfouissait la vierge vivante ; c’était pour communiquer au sol les vertus fécondantes qu’on y étouffait le chat, diminutif des lions de Cybèle, le chat, animal démonique, compagnon inséparable des sorcières.

Le semeur est un personnage de bon augure ; il assure le pain à ceux qu’il rencontre, mais la haute importance de ses fonctions, l’incertitude des résultats lui imposent réserve et gravité. On a vu tant de fois ceux qui riaient en ce moment solennel pleurer lors de la moisson. Par contre : « Qui seminant in lacrymis, in exultatione metent. Euente ibant et flebant, mittentes semina sua, veniestes austem venient cum exultatione portantes manipulos suos. »

Pendant qu’il célèbre le grand mystère agricole, le semeur tient trois grains de blé sous la langue. Vous ne devineriez pas pourquoi. C’est afin que les oiseaux ne se jettent pas sur la semence qu’il vient de répandre ; et afin d’être moins tenté de rompre le silence qui lui est imposé rigoureusement. Il ne répond point aux paroles ni au salut qu’un passant maladroit lui aurait adressés. Pensez donc ! L’âme de cet homme, toutes ses facultés doivent être tendues sur le grand œuvre, dans lequel toutes les méprises seraient fatales. Si voulant semer de l’orge, il semait trèfle ou seigle, un membre de la famille ne manquerait pas de mourir dans l’année, et lui même serait emporté s’il négligeait de couvrir une des planches qui attendent la semence. Saviez-vous que la terre fut si susceptible ? La connaissiez-vous colère et rancunière à ce point ?

Toujours prudents, les Romains avaient confié à des divinités spéciales la garde et la protection de la précieuse graminée à toutes les crises de son existence. Seja veillait à la semence, Patelana à l’ouverture des feuilles, Laturnus à la plante quand elle se fait laiteuse, Nodotus quand elle noue, Volutina quand l’épi grossit, Hastilina quand les barbes poussent, Flora au moment de la floraison, Segetia au faucillage, Rancina et Futilina à la récolte et l’engrangement. Chacune de ces divinités prenait possession de son office par des cérémonies particulières, dont on retrouverait, sans doute, maint débris dans nos campagnes. Dans le canton de Vaud, le soir des alouilles, ou du premier dimanche de carême, on voit des brandons allumés sur les hauteurs. Des perches recouvertes de paille tortillée flambent partout dans la nuit noire ; on dirait la danse folle des peupliers qui auraient pris feu. Naguère les paysans français couvraient leurs emblavures en agitant des bourdes enflammées. Les rustres d’Allemagne parcourent les champs sur un char dans lequel flambe un feu qui « éveillera » la plante naissante ou bien, pour l’éclairer, gars et garses s’esbaudissent la nuit à travers les jeunes pousses, allant de ci allant de là, agitant des branches flambantes.

Ces feux qu’on promène, autant d’imitations du grand feu de Pâques qu’on allume sur les collines et dont la bienfaisante influence s’étend aussi loin qu’on en voit briller la flamme. Aux veilles des fêtes de l’Église, on tire le fusil au-dessus des blés, histoire d’encourager la pousse.

Comme le feu sacré, l’eau bénite a ses vertus, surtout celle qui a été consacrée pendant la messe des Trois Rois.

Et les cloches… N’oublions pas les cloches, que le prêtre doit faire sonner dès qu’un orage s’annonce ; sans laquelle précaution le Diable grèle le blé, écrase les moissons et les met en chapelis.

Les trois jours qui precèdent l’Ascension de Notre Seigneur ont été par l’Église mis officiellement à part pour les Rogations. Avec cierges, encens, litanies et Sainte-Hostie, la procession fait le tour du village, implorant sur les blés la bénédiction du Très-Haut. C’était une fête payenne, qu’il a suffi de légères modifications pour christianiser. Le vendredi saint avant soleil levé, le laboureur prend son fléau en main et parcourt les champs, frappant ci et là, disant certaines paroles qu’entendent mulots, rats et taupes : pris de peur ils vont chez le voisin, qu’ils y restent ! Bon debarras !

En Allemagne, et principalement chez les populations d’origine slave, les influences hostiles à la céréale, telles que la rouille et la nielle, les vents secs et froids, ont pris corps, ont revêtu des apparences plus ou moins fantastiques, une forme tantôt masculine, tantôt féminine : le Faucheux ou la Bloyère, la Grange aux Orges, la Mère aux Bleuets ou aux Pois, la Grand’Man aux Seigles, la Mémé, la Selvage, la Lice ou la Laie, la Bique aux Avoines et autres sobriquets. Les épis ondulent à la brise, décèlent sa présence. Invisible au commun des mortels, quelques privilégiés l’ont aperçue, califourchant un loup décharné ou quelque cavale échevelée et ratelant les épis qui se flétrissaient sous ses longs doigts de feu. Les enfants qu’elle attrape aux blés, elle les attettine à ses noires mamelles au bout de fer rougi, il en goutte du poison qui les fait languir et mourir. D’autres fois elle les emporte, laissant à leur place d’affreux poupards, gros de tête, de ventre, grêles de bras et jambes, goîtreux et lourdauds, pleurards et braillards, qui mangeant toujours, ne sont jamais rassasiés, auxquels rien ne profite. La Boelima zurichoise qui hante les rochers de l’Utli emporte les marmots dans son sac de cuir et ne leur donne à manger dans sa caverne que du pain fait avec de la sciure de bois et les papillotes tombées de l’établi du menuisier. Tout autrement terrible, la Ploudniza ou la Pschipolnitza des Moscovites apparaissait à midi, à l’heure des coups de soleil, sombre et affligée, vêtue comme une veuve en deuil : au moissonneur qui ne tombait tout aussitôt la face en terre, le spectre cassait bras et jambes. Sous la forme de « Louve des Seigles » elle battait en retraite devant la faucille, pas à pas, et finissait par se réfugier dans la dernière gerbe appelée le Loup par les paysans. Elle s’y cachait invisible et intangible, se laissait emporter dans la grange. Mais dès qu’on déliait la gerbe pour la dépiquer ou autrement, elle reprenait la clef des champs et allait recommencer sa belle vie. Cette funeste habitante des blairières et seiglières, nous la prenons pour une ancienne divinité agricole que l’invasion chrétienne a renversée de son trône d’épis, la transformant en louve enragée, épouvantant les marmots. Jadis souriante mère de l’abondance, elle était la Flore germanique, la blanche Horsel se cachant dans les blés et les gerbes, Perachta aux mamelles d’acier, Bertha mit der eisernen Zitae, dit-on encore en Bavière : dégradée, outragée, vilipendée, elle a été rejetée parmi les diablesses d’enfer.

Comme on ne pouvait décemment pas l’expulser des blés, son antique demeure, les moines qui instruisaient son procès ont prétendu qu’elle brûlait les tendres pousses, qu’elle décimait les épis et causait la famine, la famine qui a la Louve pour symbole. Lentement la Vierge Marie accapara sa succession et sut se faire si bien accepter comme la patronne de l’agriculture que, dans la Franconie, on voit fréquemment les paysans de confession évangélique porter d’abondante offrandes à son autel le jour de sa fête et de l’Assomption. La période de l’Assomption aux Quatre-Temps, soit du 15 août au 15 septembre, est dénommée les « Trente jours de Notre-Dame ». Après les ardeurs de la canicule, une chaleur égale et douve mûrit les fruits, la nature sourit à l’homme ; il semble que les vertus bienfaisantes des végétaux soient à leur maximum, et les malfaisantes au minimum.

La confusion vraiment inextricable de cette partie des légendes pagano-chrétiennes trouve une autre expression en Sainte-Lucie, une grande fillasse aussi mal fagotée qu’on peut l’être dans une botte de paille, à tignasse ébouriffée, qui apparaît pour donner le fouet aux petits polissons et, par exception, une galette aux enfants bien sages.

Filles de la Louve et de la Bloyère sont les paysannes, disons les sorcières, qui à la Walpurgis — autre nom de la payenne Bertha — se lèvent au petit jour, pour soutirer dans leurs propres sillons le travail des autres, disant en leur patois des paroles de magie noire, opération que les Romains appelaient excantatio et que leurs lois stigmatisaient sévèrement. Au champ du voisin elles prennent un épi qu’elles mâchonnent, dans le pré d’autrui elles font avec leur faucille trois signes de croix aériens et touchent trois herbes humides de rosée ou font le geste de les traire, elles articulent un charme lentement, posément, mais sans qu’on les puisse entendre :

Aiguille, bonne aiguille,
Goutte, goutte pour moi !
Une goutte de graisse dans la tige,
Une gouttelette de crème dans la tigette.
Goutte pour moi, goutte pour moi !

Puis, sans mot dire et sans regarder une fois en arrière, elles s’en retournent et vont dans leur étable passer leur main imprégnée de pollen sur la tête et sur le pis de leurs vaches, s’appropriant ainsi le rendement du champ qu’elles n’ont pas travaillé, et faisant passer dans leur ménage le profit du voisin.

L’autre ennemi des céréales, Pilwitz, le démon masculin, est une personnification évidente du mauvais œil, ou du guignon. En se posant à l’angle d’un champ avant le lever du soleil, on a quelque chance de le voir passer, mais il faut prendre ses précautions et se coiffer d’une motte de gazon retournée, ou bien d’un taupinière enherbée, mais sens dessus dessous, racines en l’air. Toutefois, ceux qui ont eu l’heur de naître à Quatre-Temps, ou en certains dimanches privilégiés, n’ont pas besoin de se donner tant de mal, car ils sont la faculté de voir les esprits, invisibles pour le commun des mortels, et de reconnaître les sourciers sous leurs multiples déguisements. Pilwitz travaille principalement au solstice d’été, à la fête des apôtres Saint-Pierre et Saint-Paul et pendant les vingt-quatre heures auxquelles préside Saint-Guy. Nous sommes fâchés d’avoir à constater que la réputation de ce saint va de pair avec celle de Sainte-Walpurga. L’un et l’autre sont accusés d’avoir noué des intelligences avec l’enfer, d’avoir des complaisances inexplicables pour toute sorte de vilains personnages avec lesquels ils se sont acoquinés. Circonstance remarquable : le son des cloches qui, en temps ordinaire, a la vertu de paralyser diables et sorciers aussi loin qu’il se fait entendre, double, au contraire, les énergies de Pilwitz, qui n’est jamais si remuant, si prompt à sa vilaine besogne que dans les moments pendant lesquels on appelle les fidèles à la messe et à la prière. Aussi plus d’un marguillier a été requis, à certains moments, de ne sonner de sa journée que l’indispensable.

Pilwitz nous est dépeint comme un long maigre, sec et ratatiné ; tantôt il chevauche un bouc noir, monture de ces espèces, tantôt il glisse dans les airs, jouant des pieds à la façon des vélocipédistes. Il prend un champ par le travers et, avec ses orteils allongés en faucille, il scie le blé par bandes, la cisaille par rangée. Le grain qu’il abat va se loger dans des « caches » à lui ou dans les granges des sorciers, ses compères. Car les sorciers ont avec Pilwitz les relations les plus intimes ; ils lui empruntent sa puissance et, parfois, jusqu’à sa forme, si bien que Pilwitz et sorcier sont devenus des mots synonymes. On raconte d’un vieux paysan aveugle qu’un jour il requit un de ses fils de le mener tout autour de certain champ de blé. Le jeune homme, qui se méfiait, conduisit le vieux dans une sapinaie attenante. Il ne remarqua rien de particulier, mais à son retour l’aire se trouva remplie d’aiguilles de sapin au lieu d’épis comme l’avait entendu papa.

Ces scélérats de Pilwitz sont obligés de se montrer quand, pour se défendre d’eux, on enfonce dans l’aire un coin de genévrier, bénit au dimanche des Rameaux ; bon gré mal gré, le sorcier fait alors son apparition pour vous saluer et vous demander de vos nouvelles, et qui voit-on le plus souvent ? Quelque voisin ou quelqu’un de cousinage. On a cru remarquer que cette espèce de gens avait fréquemment la tête chauve, haute et pointue. Si on appelle à voix forte et claire le « coupeur de blé » par son nom, il tombe en faiblesse, ou même raide mort. On vous recommande de battre du blé dans la nuit de Noël ; et d’y aller de bon cœur, le fléau frappera sur sa tête maudite. Pareillement le bon forgeron frappe au saint jour de Pâques trois coups vigoureux sur son enclume, c’est à l’intention du diable afin de river à nouveau ses fers dont les boulons, usés et fatigués par le service de toute une année, menacent de rompre et sauter.

À Pentecôte on exécute de véritables battues contre le Pilwitz et voici comment on s’y prend. Aux trois côtés des champs qu’on veut préserver, on plante des croix, sur lesquelles on promène son index trempé d’une certaine huile végétale. Derrière ces croix, on tire bravement des coups de fusil, avec des balles bénites le jour de Pâques. Au bout de quelques minutes, l’ennemi, molesté et effrayé, juge à propos de battre en retraite par la voie qu’on lui a laissée ouverte ; et quand on juge qu’il a vidé les lieux, on lui interdit la rentrée par une quatrième croix. En d’autres termes, on le chasse de son champ dans celui du voisin.

Tout le monde n’oserait tenir le fusil dans le dos de Pilwitz, provoquer ainsi sa vengeance et s’exposer à ses rancunes ; il faut regarder à deux fois et même à trois avant de se mettre avec lui en hostilité ouverte. Les habiles qui ont trouvé avec le ciel des accommodements ont ouvert des négociations avec l’enfer ; les prudents, c’est le plus grand nombre, ont mille trucs, mille adresses pour établir avec les démons un modus vivendi qui ne revienne pas trop cher ; mais la surveillance doit être incessante. On aurait pu croire que le blé étant mis sous un toit et quatre murailles, derrière une porte munie de verrous et de clous en croix, il serait enfin en sûreté ? Pas du tout, Pilwitz trouvera moyen de soutirer le meilleur du grain par des voies invisibles ; sans parler des rats et charençons, ses émissaires.

Quelques rustres ont imaginé d’engranger leur blé sans souffler mot, et en attelant les bœufs non pas avant, mais en arrière de la charrette, d’où le proverbe connu… Ou bien ils substituent d’autres graines au blé et veulent faire croire à Pilwitz qu’il gagnera au change. Ainsi le patron, déroulant son fléau sur des fagots de genévrier, recueillera les feuilles et haies abattues, et les jettera par dessus l’épaule gauche en s’écriant : « Prends ce qui t’appartient ! » Le plus simple est encore de lui faire honnêtement sa petite part, et de lui payer une légère redevance. Ici, un pain est fourré dans la première des gerbes qu’on rentre, puis gerbe et pain sont brûlés au four. Les paysans écossais réservent dans le champ un petit coin qu’ils appellent le « grenier » du bonhomme, Goodys ou Goudymans croft. D’autres font cueillir par un garçon de cinq ans les premiers épis qu’une fillette de sept tressera en guirlande. D’autres encore préfèrent garder les derniers épis, au nombre de trois, neuf ou vingt-sept, qu’ils nouent tout au milieu des chaumes, au haut d’une perche, avec des rubans noirs et rouges, tête en bas, à l’instar des animaux qui, jadis, étaient sacrifiés aux divinités infernales. Cette offrande est appelée, dans l’Allemagne méridionale, celle du bouc Hallubock, de la Bonne Chance, Glücks Korn, la Dîme de l’Oiseau (Vogelzehnten) et plus communément l’Oswald, ou forêt des dieux. Qui se rappelle à ce propos la prescription de la loi mosaïque : « Postquam necessueritis segetem terrae vostrae, non secabites eam usque ad solum, nec remuantes spicas colligetis ; sed pauperibus et peregrinis dimittetis eas. »

Ajoutons que les gerbes accumulées dans le gerbier sont préservées de la foudre par une croix qu’on érige tout en haut, et mieux encore par un coq en paille, comme cela se voit en Normandie. La précaution est d’autant mieux entendue que les nombreuses pointes de paille font office de paratonnerre.

  1. Le manuscrit trouvé dans les papiers de l’auteur commençait à la page 8. — N. D. L. R.