Le Pêcheur d’éponges


Le pêcheur d’éponges



Dans le voisinage de l’Acropole, il existait, vers 1907, une rue de la banlieue d’Athènes dont le nom m’échappe en ce moment. Cette rue peut très bien avoir gardé son nom d’antan, comme elle peut tout aussi bien l’avoir changé, comme tous deux peuvent avoir disparu, sans laisser de trace, car les rues et leurs noms sont à peine moins éphémères que les hommes, et cela n’a aucune importance.

Ce dont je me souviens et ce qui intéresse, c’est que, dans cette rue, il y avait alors un restaurant modeste, pourvu d’une petite terrasse, d’où la vue montait en flèche vers l’étonnant temple de marbre juché sur le sommet de l’Acropole. Et comme on le voit toujours pour ces choses médiocres, qu’on rencontre dans le voisinage d’une merveille, ce cabaret se nommait : Restaurant du Parthénon.

Attablé à la terrasse et dégustant un bon plat grec, le jeune voyageur Adrien se demandait avec juste raison : « Quelle gloire peut bien se faire une gargote, en empruntant le nom d’un monument unique ? Alors que, si elle se disait par exemple, Restaurant du bifteck exquis, le passant comprendrait qu’ici l’on mange bien ». Et comme il était bavard de naissance, Adrien fixa les yeux sur un voisin de table qui, lui aussi, semblait ne rien comprendre au lien qui rattache un bon plat et une merveille des temps écoulés. Mais ce voisin trahissait une grande lassitude et pas la moindre envie d’entamer un brin de conversation.

Cela se passait vers la fin du mois d’août. Malgré la nuit qui commençait à tomber, la fosse où gît Athènes restait étouffante comme une étuve. Le voisin de table d’Adrien demanda « de la bière fraîche et des cigarettes ». Le garçon répondit que « des cigarettes, il n’y en avait pas ».

— Vous pouvez prendre les miennes, fit Adrien, qui s’empressa d’offrir sa boîte à l’inconnu.

Celui-ci, gauche, un peu confus, accepta l’offre, remercia et dut, bon gré mal gré, prendre langue avec Adrien, tant il est vrai qu’il n’y a rien à faire quand un homme bienveillant vous accable.

Dès les premiers mots échangés, l’un et l’autre comprirent que le grec qu’ils parlaient était loin d’être du pur athénien :

— Il me semble que vous êtes roumain, dit Adrien avec l’audace de l’Oriental.

Son interlocuteur sourit, ce qui modifia complètement les traits de son visage, lui donnant un air beaucoup plus amical :

— Oui, je suis roumain…

— D’où ?

— De Sulina, mais j’ai vécu longtemps à Bucarest.

C’est à ce bref dialogue que se borne, généralement, toute la curiosité des voyageurs prudents, dans ce vaste monde. Beaucoup n’ont même pas cette curiosité, si boiteuse, si pauvre de chaleur soit-elle. D’autres, guère nombreux, la poussent un peu plus loin. Ils ajoutent :

— Et qu’êtes-vous venu faire ici ?

— Je suis venu, conduit par la soif de connaître, d’apprendre et d’aimer…

— Hum !

— Hum !… Quelle drôlerie !

Adrien et sa nouvelle acquisition quittèrent le Restaurant du Parthénon après un quart d’heure d’entretien.

Le premier avait posé les questions les plus inconvenantes, le second s’était borné à de douces réponses. Et de toutes les réponses, une seule s’était ancrée dans le cerveau d’Adrien : « Je suis parti pour voir le monde. »

Ils allaient, tous deux silencieux, par une nuit d’étouffante chaleur, Adrien examinait mentalement son compagnon et retournait cette phrase sous toutes ses faces.

— Il est parti pour voir le monde ! Et il ne paraît être qu’un vaurien comme moi ! Diable ! Partent-ils, les vauriens, comme cela, pour voir le monde ? »

Il songea à tous ceux qu’il avait vus en train de « voir le monde » et qui ne voyaient rien. Les uns, flanqués d’un interprète et munis du Baedeker, toisaient une statue, grimpaient sur une pyramide, ou bâillaient poliment sur un sarcophage vermoulu. Ceux-ci « voyaient » ce que leur débitait la sottise de l’interprète et l’érudition du Baedeker. D’autres, qu’il connaissait bien, avaient fui le service, s’étaient mariés et luttaient avec la misère. Ceux-ci « voyaient le monde » malgré eux. Il restait encore une catégorie : ceux qui partaient « pour voir le monde » et qui devenaient des ruffians.

Adrien ne put classer son compagnon dans aucune de ces trois catégories. Alors, le prenant par le bras, il le poussa vers un banc du jardin Zapion, qu’ils traversaient, s’accrocha à l’inconnu et lui souffla au visage :

— Dites-moi : comment êtes-vous parti pour voir le monde et qu’est-ce que vous voyez ?

— D’abord : je suis né avec de grands désirs et de petits moyens. Ça, voyez-vous, c’est pire que de naître idiot. Pire que de naître aveugle.

« Nous entrons dans la vie, grâce à un bref plaisir qui charrie derrière lui une amertume infinie. Souvent, m’évertuant à comprendre le sens de mon existence et celui des faits qui se jouent de nous, je suis arrivé à la conviction que le créateur de la vie n’a été qu’un insensé. Qu’il ait eu le goût de remplir la terre, le sous-sol et les eaux d’un fourmillement d’êtres bornés, encore puis-je le lui pardonner : plus le pouvoir est grand, plus les niaiseries sont grandes. Mais qu’il ait contraint ces êtres à vivre à l’envers de leur propre nature, voilà qui est inexcusable.

« Et c’est ce qu’il a fait. Il a jeté les poissons sur le sol et leur a dit : « Grimpez aux arbres et cherchez votre nourriture ! » Aux oiseaux, il a ordonné : « Au fond de l’Océan vous allez vivre ! »

« Mon père était batelier à Sulina. Ma mère se crevait à faire grandir sept idiots : mes frères, et un seul bonhomme sensé : moi. Oui, moi. Il m’est facile de le prouver.

« Mes frères font aujourd’hui ce qu’ont toujours fait leurs parents : ils travaillent par peur de la faim ; mangent et boivent par peur de la mort ; dorment parce qu’ils sont fatigués ; se battent et se multiplient parce que c’est ainsi que cela leur chante. Deux de ces sept idiots sont devenus riches. Ils n’ont changé leur façon de vivre qu’en ceci : ils ne vont plus à pied et fréquentent assidûment l’église, où ils somnolent pendant toute la durée du service divin et ne se réveillent qu’au moment où le bedeau, passant pour sa quête, leur crie dans l’oreille : Pour l’égli-i-ise ! Pour l’hui-d’ile !… Pour les cié-é-erges ! Alors ils se souviennent de Dieu et l’honorent de deux sous, qui les haussent dans l’estime des paroissiens. Mais, nos parents, vieux et pauvres, ils les ont laissés mourir de froid et de faim. Quand ils parlent de ces événements, mes frères et leurs paroissiens disent qu’« ainsi Dieu l’a voulu ».

« Moi, j’ai voulu vivre autrement. À l’âge de dix ans, j’ai quitté l’école. Je me suis embauché comme garçon d’épicerie. Je volais du pain et des anchois, que je portais la nuit à mes parents, mais les pauvres vieux sont morts, malgré mes anchois, et je suis resté seul.

« Maintenant, j’ai treize ans. Autour de moi, tout un monde de frères… frères de la même graine que mes aînés, les parvenus et les autres. C’est la même chose : que celui-ci arrive ou qu’il n’arrive pas, il n’y aura de changé sur la terre que le jugement de ses paroissiens, selon qu’il va à pied ou en voiture, selon sa façon de répondre au bedeau qui crie pour Dieu.

« Là fut ma première révélation de l’œuvre de ce Dieu, et j’en eus la nausée. J’envoyai au diable mon épicerie et ses tonneaux d’anchois. Je commençai une vie de vagabondage dans le port, à l’époque où les ports avaient une âme et nourrissaient des troupeaux d’enfants et de chiens vagabonds. Enfants et chiens, nous rôdions autour des mêmes cuisines ambulantes, recevions des hommes les mêmes reliefs de table et les mêmes coups de pied, nous couchions la nuit dans les mêmes refuges, afin d’avoir chaud et nous sentir amis.

« Parfois, un lambeau de journal, une feuille détachée de quelque livre, dont j’épelais le texte, le dos tourné au soleil, me racontaient des histoires à dormir debout. C’est ainsi qu’un jour je lus, sur l’une de ces feuilles, que le vent emportait :

Les citoyens de notre pays sont égaux devant la loi. Ils ont les mêmes droits et les mêmes devoirs.

« Je n’avais pas quinze ans, et le rire était déjà mort pour mes lèvres, mais à la lecture de ce mensonge j’ai ri comme un bossu.

« Alors je vis un commandant de remorqueur, qui s’approcha de moi et me demanda pourquoi je riais seul. Je lui passai la feuille.

— Eh bien, qu’avez-vous à rire ?

— Il y a de quoi rire, Monsieur le capitaine. J’ai pensé à mes parents : ils étaient égaux devant la loi. Ils avaient les mêmes droits. Croyez-vous que ces droits les aient empêché de crever de faim en accomplissant leurs devoirs. C’est pourquoi je crois que ces lignes ont été écrites par un idiot.

« Mais, dans le monde, on ne rencontre pas que des idiots. Le commandant du remorqueur fut un homme. Il me tira de la poubelle du port où je vivais, m’accorda un travail humain, à bord de son vaisseau, et un regard amical aux heures de naturelle faiblesse.

« Il me dit, le premier jour :

— Mon garçon ! Je vais te donner une seule leçon de vie, que tu me promettras de ne plus oublier. Apprends donc, que le monde se partage en trois catégories et guère plus : il y a des gens qui savent, d’eux-mêmes, qu’avec un couteau qui sent l’oignon on ne doit pas couper du pain ; il y en a d’autres qui n’y pensent pas, mais qui l’apprennent en le voyant faire ; il y a ceux qui ne le savent pas de naissance, qui ne l’apprennent pas en le voyant faire, et qui continuent à manger ou à servir du pain puant l’oignon. S’il y avait une justice sur la terre, de tous ces gens, les premiers devraient donner des ordres, les seconds exécuter les ordres ; et les derniers obéir. Ainsi, le monde pourrait approcher de sa perfection, ce qui est loin d’être, car la vie n’a pas de bon sens. N’empêche : sois comme les premiers ou tâche de faire comme les seconds, pour le salut de ton âme. Voilà toute mon instruction.

« Ce fut tout. Et six années durant, faisant tous les ports du Danube entre Sulina et Turnu-Severin, j’ai rempli mon existence de travail et de dignité, en y apprenant tout ce qu’on doit savoir sur un remorqueur fluvial : la mécanique, le chauffage, la charpente, la peinture. Seul pourtant le gouvernail fut ma joie.

« Les grands fleuves sont comme les grandes âmes : leur fond est à jamais instable. C’est ce qui passionne les vrais navigateurs, car rien n’est plus triste qu’un chemin sûr, pour celui qui comprend la vie.

« Je n’arrivai que lentement au gouvernail. Le commandant, qui cependant m’aimait, était de ces hommes qui distribuent la bonté au moyen d’une petite cuiller. « La bonté sans mesure, disait-il, est plus nuisible que l’égoïsme. On ne rend service à personne, en laissant croire qu’on peut s’appuyer indéfiniment sur vous ! »

« Néanmoins, il ne cessait pas une minute de me prodiguer ses encouragements, et le jour où il se fut convaincu que j’étais digne du gouvernail, il me le confia. Je veux dire que je le vis prendre son manteau et s’en aller.

— Maintenant, mon ami, à toi La Patience ! (c’était le nom du remorqueur). Sois-en le maître, aussi longtemps qu’il te plaira. Et si un beau matin l’envie te prend de courir le monde, tu peux y aller. Tu étais destiné à devenir un bagnard. Ton application et ma bienveillance ont fait de toi un homme utile à la société. Il ne te faut plus qu’un diplôme. Là, encore, tu auras besoin d’un examinateur qui ne te cherche pas noise. Espérons que tu le trouveras.

« Je ne l’ai pas trouvé. Je ne l’ai même pas trop cherché… La mort inattendue de mon commandant et le service militaire vinrent, coup sur coup, me prouver qu’on revient toujours à son destin. Le destin n’est rien autre que notre propre cœur. On ne devient que ce qu’on est. Et si vous êtes faible de cœur et de moyens, quel puissant voudriez-vous trouver qui vous prête son cœur, et ses moyens ?

« Le commandant du remorqueur a bien voulu me prêter les siens, jusqu’à sa mort. C’est ainsi, que pendant six ans, j’ai pu aller contre mon destin. Cela me fut doux, mais ce n’était qu’un rêve. Car il est inutile de « savoir, de soi-même, qu’on ne doit pas couper le pain avec le couteau qui sent l’oignon ». Il faut encore pouvoir « donner des ordres », disait le commandant, pour qu’il y ait justice sur la terre ; et comme il n’y en a pas, je suis redevenu l’homme de toujours, celui qui obéit aux ordres.

« J’ai obéi, durant mes trois ans de service, et m’en suis tiré indemne. Puis, le diable me conseilla de livrer mon cœur à une femme quelconque, cet autre restaurant aux prétentions de Parthénon. Elle te hisse sur tous les sommets, afin que ta chute soit plus vertigineuse. Ce ne fut pas sa faute. La mienne non plus. La mienne ne fut que de tomber.

« Tout ce qu’un homme de cœur avait bâti en six ans s’est effondré en quelques mois, mais surtout l’envie d’agir, ce premier support de l’existence humaine. Pour quelles raisons agir, quand nul ne croit en vous ? Ce serait être inférieur à un poteau télégraphique. Le poteau télégraphique soutient le fil, qui croit en lui, et il en est fier. Mais vous !

« Vous, ne pouvant égaler la destinée d’un poteau télégraphique, allez rejoindre la vôtre, dans la poubelle de Sulina, où les chiens mêmes vous évitent, maintenant que vous n’êtes plus un enfant. Ou bien, allez échouer, comme garçon de bureau, (gros garçon bête à la moustache épaisse !) dans quelque fabrique de sucre, où vous voyez paraître votre frère, toujours idiot, mais riche, toujours miteux, mais pouvant donner des ordres, qui avance sa tête, mal débarbouillée, au guichet des commandes et miaule timidement :

— Monsieur… je voudrais un peu de sucre.

— Petit vieux, fait l’employé, ici on ne vend pas du sucre au kilo, mais par wagon.

— Eh bien, répond le « petit vieux », envoyez-moi trois wagons. Je suis X…, l’épicier en gros de Sulina.

— À vos ordres !

« Le bel employé jette sa cigarette et prend la position militaire, devant le miteux qui pue l’oignon.

« Alors vous prenez la poudre d’escampette et vous vous en allez dans le monde.

« Bien entendu, vous y emportez votre cœur, comme j’ai emporté le mien, dans ce malheureux port du Pirée que j’ai choisi, toujours en espérant mieux. Et naturellement, je suis mal tombé.

« La Grèce est riche en « capitaines » et pauvre en blé. Sur les quais du Pirée, les « capitaines » sans navire grignotent un hareng saur ou une laitue, et se contentent du commandement d’une barque, ce qui ne les empêche pas d’avoir du cœur et de raconter des exploits imaginaires que personne n’écoute.

« Je les ai écoutés, moi. Et j’ai vu que de toutes les misères qui peuplent l’âme humaine, nulle part le tragique n’est plus cruel que là où il se mêle de ridicule. Le ridicule est un champignon vénéneux qui continue de pousser à la racine de l’arbre que la foudre vient de déchiqueter. Dans le port du Pirée, l’homme affamé et loqueteux oublie sa misère, se crée des légendes et vit d’imagination.

« Voici un restaurant propret où déjeune régulièrement Kir Dimitropoulos, commandant de cargo qui se donne des airs d’amiral. Tous les vauriens y accourent. Ne pouvant se payer un repas, ils demandent un petit verre, qui tarde à venir, qui souvent ne vient pas, car le tenancier doute même de leur maigre solvabilité. Cela ne leur fait rien. Ils ne sont pas à une offense près. Brûlant de ce qu’ils ont à dire à Kir Dimitropoulos, ils se pressent autour de lui, évoquent, point par point, les difficultés de la navigation, inventent des bravoures inexistantes, à l’actif de leur adulé, et pendant que celui-ci avale son agneau rôti, ils avalent, eux, leur salive.

« Parfois, les malheureux s’aperçoivent qu’ils sont seuls. Alors ils retournent vivement au café des « commandants » déchus, où ils parlent tous à la fois et s’entendent à merveille, car là personne ne mange de l’agneau rôti.

« Ce sont des sentimentaux, des êtres aux grands désirs et aux petits moyens.

« Mais, dans le monde, il n’y a pas que des sentimentaux. À côté du grillon, se tient enroulée la vipère. La vipère humaine a des désirs insignifiants et des moyens excessifs.

« Un après-midi d’avril, alors que je rôdais affamé dans le port, un homme m’aborde :

— Veux-tu travailler ?

— Oui, je le veux. Quel travail ?

— La pêche des éponges, vers Alexandrette, sur les côtes de la Syrie.

Je pense : « Pourquoi juste sur les côtes de Syrie ? » Je le lui demande. Il me répond :

— Parce que dans l’Archipel nous sommes trop nombreux. On perd son temps.

— Combien payez-vous ?

« Il me fixe dans les yeux, lâche le montant de la somme, tel un jet de venin, et ajoute :

— Payé intégralement à l’avance, pour trois mois de saison.

« Je reste ébahi. La rétribution était énorme, pour un pays qui grouille de vauriens. J’examine le visage de l’homme. Il était calme, banal, sous la pellicule gercée par les vents des mers. La tête de la vipère non plus ne diffère pas beaucoup de celle des autres serpents. Le cobra, il faut lui marcher sur la queue, pour qu’il se fâche et se redresse. Aux hommes il ne leur en faut pas tant, pour qu’ils vous mordent. Ils sont de naissance fâchés avec tout ce qui est beau, grand et juste.

« J’interprétai cette largesse de mon embaucheur, en me souvenant que la pêche des éponges est plus pénible que l’extraction du charbon de la mine. On n’attrape pas des mouches avec du vinaigre, même si on tient compte de la faim qui chasse l’ours de son repaire, comme on dit chez nous. Au Pirée, la faim chasse le vaurien du cabaret et le fait s’étendre au soleil.

« Ne pouvant me nourrir, comme eux, de soleil, d’exploits imaginaires et d’une tentacule de pieuvre, j’acceptai la proposition de l’inconnu.

« Un ennemi tout aussi puissant que la faim contribua à me la faire accepter : c’était mon désir de connaître d’autres contrées, cet implacable vice qui pique de l’éperon tout vagabond sentimental, dès qu’il croit possible de se créer un meilleur sort. Il est, sous une forme plus idéale, l’œuvre de la même fantaisie qui fait croire au voyou du Pirée que, plus d’une fois et dans plus d’un endroit, il a commandé un navire et accompli des faits d’armes.

« Syrie… Mot enchanteur… Tous les mots enchanteurs nous coûtent cher.

« En compagnie de mon patron, qui payait partout et se taisait comme un reptile, j’allai faire les achats nécessaires à mes trois mois de bagne flottant. J’éprouvai, tout de même, quelque joie. Enfin, ils ne me tueront pas, me disais-je. Lui, à son tour, devint un peu plus gai, surtout quand l’embarcation nous prit pour nous conduire à bord du bateau, qui était ancré tout près dans la rade.

« Ici, le patron conserva sa bonne humeur, mais, moi, je perdis la mienne. Une dizaine de brutes moroses, qui constituaient l’état major du pirate, me firent entrevoir une Syrie bien moins magique. Bientôt, le choc avec la réalité devait me faire voir trente-six chandelles.

« Il est vrai : ces dix chenapans et leur maître ne faisaient rien qui vous autorisât à les soupçonner. Ils étaient corrects. La popote, mangeable. Néanmoins, à les voir se faufiler sur le pont, avec leur carrure et leurs faces bestiales, parlant peu, s’entendant à demi-mots et souriant avec hypocrisie, mon cœur ne douta plus de l’élasticité de leur conscience.

« Des va-nu-pieds de mon espèce, il y en avait encore cinq, à bord de cette vieille galoche. Deux Grecs, deux Jeunes Arméniens et un Sénégalais. Les Grecs, heureux de pouvoir croquer une galette, avaient déjà pris le commandement du caïque et se querellaient au sujet de l’itinéraire à suivre. À les écouter, les autres se tordaient de rire. Aucun ne s’apercevait du piège certain dans lequel nous venions de tomber.

« Les jours suivants, quatre autres gueux furent pris au lasso de l’apparente aubaine et charriés à bord. C’étaient deux Italiens et deux nouveaux Grecs. Ces derniers intervinrent promptement, avec leurs lumières, dans le débat fantaisiste concernant la direction du « vaisseau », lequel, du coup, se vit achalandé de quatre « commandants » inattendus. Les Italiens, une fois nourris, s’attelèrent, comme des forcenés, au jeu de la more. Je restai seul, bien que maintenant nous fussions dix prisonniers du même sort.

« L’équipage étant ainsi au complet, le lendemain, vers le soir, un cri métallique retentit sur le pont :

— Allons ! à l’ancre !

« Ce fut comme un éclat de vérité en pleine nuit spirituelle. Jeux, rires, parlotes, tout se tut, assommé. Devant nous, qui étions dix, il y avait onze hommes qui se tenaient en position de combat. Nous, les mains vides. Eux, armés de revolvers, bien visibles, pour que nous le sachions.

« Je le savais, pour ma part, et n’en demandais pas tant. Je me levai le premier. Mais les autres malheureux, lents à comprendre, n’en revenaient pas. Et trouvant que le charme venait d’être trop brusquement rompu, ils mirent un tel regret à faire prendre le large au bateau, que, sans transition, quelques coups de botte distribués à toute volée dans les derrières, tranchèrent avec éloquence un reste de malentendu qui subsistait à bord sur la composition de notre petit monde.

« Alors, je ne sais quelle voix de compagnon me demanda tout bas, à l’oreille :

— Tu n’as pas non plus de contrat en règle ?

— Un contrat ?… On n’en fait pas, avec des hommes recueillis dans les poubelles.

« Une nuit riche de menaces tombait sur le port au moment où nous quittions la rade.

« Au loin, à l’horizon, le crépuscule enveloppait d’une lame de sang le cœur offensé de la terre, pendant que la caravelle glissait insensiblement, comme une traîtresse.

« Des jours et des nuits, nous avons flotté entre ciel et mer. Nous connûmes tout : des vents favorables qui nous faisaient filer comme des hirondelles ; des vents contraires, devant lesquels nous devions lutter dur, pour ne pas trop reculer ; des moments d’accalmie, où nous ressemblions à une bouée.

« Pour être juste, pour ne pas irriter le Seigneur, comme on dit dans nos campagnes, j’avouerai qu’ils ne m’ont pas manqué les instants de doux bonheur intime, pendant lesquels, en dépit de ma parfaite servitude, des sursauts de reconnaissance envers la vie naissaient au fond de mon âme. C’était justement dans les heures d’accalmie, lorsque nos tyrans se rongeaient le cœur. Mais cela n’arrivait que bien rarement, car il faut un miracle pour qu’il naisse quelque reconnaissance dans une âme consciente de sa servitude. Et c’en était une, bien consciente, quand la mer, le ciel et les hommes se mettaient de la partie pour broyer nos corps et avilir nos âmes.

« Telle était notre vie quotidienne. Parfois la lutte nous épuisait au point que la nourriture même nous écœurait. D’ailleurs, du repas chaud, seule l’odeur nous parvenait. Il n’y en avait que pour nos geôliers. Nous, nous devions nous contenter de galettes et de conserves, rarement d’une soupe de poissons frais. Alors je compris combien avaient raison les flemmards du Pirée d’être flemmards. Ils savaient que, travaillant ou ne travaillant pas, c’est toujours un hareng saur qui est leur part de vie.

« Cette vérité me fut un jour confirmée par l’un de mes compagnons de servitude, qui me raconta l’anecdote suivante :

— Tu sais, fit-il en contemplant ses mains abîmées par les cordes, chaque fois que deux chiens se rencontrent, ils ont l’habitude de se flairer réciproquement, d’abord le nez, puis, le derrière. C’est une façon à eux de constater leur état social.

Ainsi, un misérable cabot, affamé et galeux, rencontra un jour un chien de luxe, gras et propre. Conformément à la loi des frontières, les deux inconnus, firent l’inspection de leurs nez, puis, chacun alla fouiller dans les bagages de son congénère, quand le chien de luxe recula aussitôt, dégoûté :

— « Quoi ? » fit le cabot. « Je ne te plais pas ? »

— « Pouah ! » s’esclaffa l’autre. « Que tu es laid et sale, derrière ! »

— « Je te crois, ami », répliqua le galeux. « Mais dis-moi : qu’ai-je de bon et de propre, devant, pour me permettre d’être beau et agréable, derrière ? Ai-je moi, à ton exemple, un os bien garni ? une couchette bien chaude ? une caresse ? Puis-je compter sur une aide en cas de maladie ? Rien de tout cela, devant. Alors ? Comment veux-tu que je sois épatant, derrière ?

« Pourquoi seraient-ils épatants, les cabots humains ? Et pourquoi rougiraient-ils des trous de leurs pantalons ? La honte est une fleur qui pousse dans une terre qui se nomme dignité, mais il n’y a de dignité que là où il y a raison d’être.

« Quelle raison d’être a le cabot humain ? »

« Je ne sais pas comment on fait aujourd’hui la pêche des éponges, mais, il y a vingt ans, chaque éponge arrachée à la mer, contenait une goutte du sang de son pêcheur.

« Le matin du jour où la chaîne des Libans parut à nos yeux, ne sachant ce qui nous attendait, c’est avec des cris de joie que nous saluâmes le ciel, la terre et les goélands qui nous escortaient. Nos maîtres saluèrent le diable qu’ils cachaient dans leurs âmes et préparèrent, silencieux, les câbles et les couteaux.

« Dans ces parages de la Méditerranée, il y a de grandes portions de mer dont le fond se soulève à quinze ou même dix mètres de la surface marine. C’est ici l’un des domaines les plus riches en éponges, ces vastes baies solitaires, sillonnées uniquement par les caïques des pêcheurs.

« Ici, chaque mètre carré de mer, a vu surgir à sa surface une bulle qui, se brisant, a laissé s’échapper vers l’inclémence humaine un gémissement muet, sorti de la poitrine de l’homme qui s’évertuait au fond de l’eau à détacher une éponge. Quelques mois plus tard, cette éponge s’évertuait à son tour à nettoyer une infime partie de la saleté de ce monde. Homme et éponge peinaient en vain, car, voici :

« Dix bourreaux, alignés tout autour du bord, tiennent dans leurs mains le câble et la vie d’un homme. Chaque homme, nu, tel qu’il est venu au monde, tient dans sa main un couteau court et très affilé. La corde passe sous les aisselles. L’homme porte sur le dos un lest, beaucoup plus léger que son amertume, mais bien plus lourd que ses péchés. C’est tout.

« Le lieu de pêche choisi et le bateau ancré, le commandant procède aux sondages, en criant :

— Douze mètres ! huit ! treize ! onze ! neuf !

« Derrière lui et à chacun de ses cris, se postent l’esclave et son maître : une bonne dose d’air, et vous voici au fond de l’eau, où, les yeux ouverts, vous pourriez voir une aiguille qui descend et la place où elle se pose.

« Le fond de la mer est tapissé d’éponges de toutes les dimensions. L’homme empoigne la plus grosse et veut la couper. Mais l’éponge tient à sa vie, comme toute vermine, et se défend. Sa défense n’est autre que le suc gluant dont elle est imbibée et qui la fait glisser des mains, tel le mercure, alors que la racine fait corps avec le rocher. Là est la tragédie de la pêche aux éponges : la dose d’air s’épuise rapidement, le cœur bat à étouffer, les oreilles craquent, les yeux commencent à se couvrir du voile qui précède la mort.

Alors, avec ou sans éponge, vous êtes forcé de tirer le signal, ne pensant plus à ce qui vous attend, ne pensant plus qu’à l’air, — l’air ! cette grosse fortune de l’existence que l’homme n’a pas réussi à accaparer.

« Remonté à bord, si la chance vous a aidé à apporter une belle éponge, vous êtes payé de quelques instants de répit, qui vous semblent doux comme une caresse de femme aimée. Si vous apportez une éponge en loques ou rien, un bon coup de poing, reçu à nu dans les côtes, vous font blasphémer la vie et son créateur.

« Ce n’est pas la douleur du coup, qui vous fait mal, mais la haine et l’envie de planter votre couteau dans le ventre du tyran.

« On a trouvé des malheureux qui, débordés par la haine, ont oublié le péril et ont frappé. Une minute après, ils allaient à la mer, le cœur traversé d’une balle.

« Sur notre bateau, un seul esclave osa payer de sa vie cet instant de révolte. Il nous servit d’exemple, mais nous ne l’imitâmes pas. L’homme est lâche : quand ce n’est pas lui qui tient à la vie, c’est la vie qui tient à lui, et c’est le même diable. Car le but de la création n’a pas été de peupler la terre d’être dignes, mais d’animaux.

« Animaux prisonniers, nous avons continué notre tâche de vermisseaux plongeurs : apporter des éponges et souffler un peu, revenir les mains vides et recevoir des coups. Au loin, Alexandrette, Mersine, la rive, nous semblaient une terre promise. Là-bas l’homme était libre d’être flemmard, libre de crever de faim, libre !

« Nous étions embauchés pour trois mois. On nous en fit faire quatre, pour le même prix. En septembre seulement, on nous ramena au Pirée, on nous jeta à terre, comme des outils bons à rien.

« Pauvres vauriens, sans noms et sans dieux. Leur joie fut tellement grande, qu’une semaine durant ils ne dessaoulèrent plus. Lorsqu’ils revinrent à la réalité, ils n’étaient bons qu’à se faire prendre au lasso d’une autre aubaine, à être conduits à dieu sait quelle autre pêche.

« Je n’ai pas fait comme eux. Et aucune malice n’a plus réussi, depuis, à m’agripper. Il est vrai que je suis resté un homme sans raison d’être.

« Mais qu’est-ce que ça fait à Dieu si une pierre, tombant du ciel, écrase sur la terre un grain de maïs ou un homme avec grande raison d’être ?

PANAÏT ISTRATI