Le Péril prochain - L’Europe et ses rivaux

Le Péril prochain - L’Europe et ses rivaux
Revue des Deux Mondes4e période, tome 134 (p. 651-686).
LE PÉRIL PROCHAIN
L'EUROPE ET SES RIVAUX

L’Europe est atteinte d’un mal qu’elle soupçonne à peine ou plutôt qu’elle ne veut pas voir, de peur d’en être trop effrayée ; elle en souffre au point qu’il commence à arrêter sa marche ; mais, loin d’en rechercher la cause, elle n’en aperçoit que les symptômes qu’elle prend pour le mal lui-même, et dans son impatience d’un soulagement, elle s’imagine comme tous les malades qu’elle serait guérie si ces symptômes disparaissaient… Et naturellement le mal suit son cours à la faveur de cette ignorance ; il suit son cours en s’aggravant, avec quelle rapidité !

Quel est ce mal ? N’est-ce pas la vieillesse tout simplement ? Non, ce n’est pas la vieillesse seulement ; c’est la fatigue, le résultat du surmenage d’abord et de la concurrence ensuite. L’Europe a trop vécu depuis cinquante ans. Elle a développé sa production outre mesure, sacrifié son agriculture à son industrie, donné à son activité un tel essor qu’elle s’est mise sur le pied d’approvisionner de ses marchandises le monde entier. Elle a inventé la vapeur, supprimé les distances et s’est imaginée qu’elle serait seule à bénéficier de ces progrès qui l’ont grisée. Elle s’est entraînée, outillée en conséquence ; elle a monté ses ateliers, ses usines, ses administrations sur le pied que l’on sait ; elle a assumé des charges énormes, développé non seulement ses dépenses militaires, mais ses besoins de luxe, de jouissance ; elle a exalté, propagé le culte de la richesse ; elle s’est endettée. Puis, cela fait, ces engagemens une fois pris, ces habitudes et ces désirs une fois dans son sang, quand sa soif est devenue ardente, impérieuse, les sources qui devaient la désaltérer se tarissent ; elle s’aperçoit que les produits de ses machines n’ont pas été seuls à franchir les mers, que la machine elle-même a pris son vol et s’en est allée, infidèle, éveiller les peuples dont elle avait fait nos clients, les éveiller, les mettre en état d’abord de se suffire à eux-mêmes, au lieu de nous acheter nos produits, puis de fabriquer et de vendre à leur tour ces produits à la place des nôtres. Elle a transformé en un mot les consommateurs en vendeurs et nos clients en concurrens. Les Etats-Unis tout d’abord ont donné le premier signal de cette émancipation ; mais leur exemple n’a pas tardé à être suivi à leur détriment comme au nôtre, et c’est dans tous les mondes, dans l’Amérique centrale et méridionale, en Australie, aux Indes, au Japon, que les rivaux surgissent et que nos débouchés se ferment ; dans tous les mondes, à l’exception de l’Afrique, la nouvelle cliente de l’Europe, suprême ressource qui fut négligée si longtemps, non sans motifs, et jusqu’à la dernière extrémité.

Le mal se trahit cependant par des signes nombreux, simultanés, apparens, indiscutables comme l’affaiblissement, la maigreur, la fièvre, et dont l’émunération raisonnée tiendrait ici trop de place : dépopulation, émigration, — double émigration, celle des travailleurs d’abord, celle des capitaux ensuite, et cette dernière émigration qui commence à se dessiner nous atteint deux fois, elle nous affaiblit et elle fortifie nos rivaux, on le verra plus loin ; — abandon des campagnes ; encombrement, mécontentement, licence des villes ; augmentation des charges et diminution des ressources publiques ; avilissement du prix de nos produits agricoles et industriels ; pléthore de fonctionnaires ; chômage, grèves, vagabondage ; agitation socialiste, etc., et ces signes se manifestent dans toute l’Europe occidentale et non pas en France seulement. Certains d’entre eux sont plus inquiétans même, beaucoup plus inquiétans, à mon sens, ailleurs que chez nous ; ailleurs, dans des pays conservateurs, aristocratiques et monarchiques, ce qui ne peut nous consoler, mais ce qui doit nous faire réfléchir, nous rendre plus justes et plus sages. Combien d’entre nous en effet se laissent envahir, accabler par le découragement ! Combien encore vont jusqu’à se bercer imprudemment de l’espoir absurde et malsain d’une révolution qui nous guérisse ou d’une dictature qui rétablisse chez nous une santé parfaite…, la santé qui n’existe plus non seulement dans la vieille Europe, mais même aux Etats-Unis, pays jeune pourtant, mais atteint déjà comme nous, plus que nous, car là, la crise qui nous menace se compliquera d’une rivalité de deux races, les blancs et les noirs, les noirs chaque jour plus nombreux.

Les causes du mal sont au-dessus de nos préoccupations habituelles et c’est pourquoi elles nous échappent : nous nous querellons sous les nuages qui s’amoncellent et nos propres clameurs nous empêchent d’entendre les grondemens d’orages qui se succèdent et se rapprochent. Faudra-t-il que la foudre éclate pour nous faire lever la tête ? Ou bien, notre vieux monde a-t-il achevé sa carrière, joué son rôle ? Est-ce la civilisation qui nous quitte et commence une émigration nouvelle ? Se prépare-t-elle à abandonner l’Europe pour aller régner sur d’autres continens ? Pourquoi resterait-elle attachée à l’Europe où elle n’est vraisemblablement pas née ?

Autant de questions qui arrêtent la pensée, mais qu’il nous faut laisser de côté, quant à présent, pour nous borner à un travail préliminaire, indispensable. Avant de perdre courage, en effet, commençons par rechercher si des causes très simples ne suffisent pas à expliquer des résultats complexes. Etudions avec précision, essayons de mesurer les progrès de cette concurrence qui peut nous réduire à l’inaction et à la ruine : nous saurons ainsi jusqu’à quel point l’Europe, — nous ne parlons que de l’Europe occidentale, — est touchée déjà. Plus tard, pour ne pas nous en tenir à un travail négatif et attristant, nous tenterons de chercher non pas le remède, ce qui serait une folie, mais des remèdes, des moyens de prévenir, d’atténuer les crises que nous prévoyons.


I

Le fait brutal n’est pas niable. L’Europe, — nous ne parlons, répétons-le encore une fois, que de l’Europe occidentale, — l’Europe commence à travaillera perte. La crise est incontestée dans l’agriculture, sensible aussi dans certaines branches de plus en plus nombreuses de l’industrie. Combien d’entre nous ont vu en France le blé se vendre jusqu’au prix légendaire de 40 francs le quintal. De ce chiffre, et prenons plutôt celui de 33 francs qui fut normal, il est descendu progressivement à 30 francs, puis à 25, à 22, à 20. Il oscille aujourd’hui entre 18 et 15 francs. Et cependant nos blés sont protégés contre la concurrence des importations exotiques. Les blés étrangers ne peuvent être vendus sur nos marchés qu’après avoir payé des droits de douane élevés successivement de 3 francs à 5 francs, puis à 7 francs le quintal, ce qui augmente d’autant, mais à notre bénéfice, leur prix de revient. On ne peut guère élever au-dessus de 7 francs ces droits protecteurs sans faire monter le prix du pain. Or, combien nos cultivateurs dépensent-ils pour produire ce quintal qu’avec l’aide du gouvernement ils vendent cette année de 15 francs à 16 fr. 50 ? on a fait ce calcul, peut-être exagéré. On a dit que le quintal de blé coûtait 25 francs en moyenne à son producteur. Au lieu de 25 francs, admettons 23, ou même 20 francs. La perte serait donc de 5 à 8 francs par quintal.

Et ce calcul est fait pour la France. En Angleterre la perte est bien plus sérieuse ; il faut y ajouter 7 francs, le montant du droit protecteur qui n’existe pas. Aussi y cultive-t-on le blé de moins en moins. On n’en cultiverait plus du tout si la terre n’appartenait à de grands propriétaires qui peuvent (pas toujours) établir des moyennes et si, dans un pays d’aristocratique élevage, la belle paille n’était pas un produit de première nécessité.

C’est bien pourquoi la situation de l’agriculture anglaise a été présentée non comme mauvaise, mais comme désastreuse dans le dernier discours du trône (11 février), d’accord sur ce point avec les précédens messages, aux termes près qui n’avaient jamais été si alarmans. Les deux partis n’ont qu’une même opinion sur la gravité du mal ; il n’y a que leurs conclusions qui diffèrent. Tandis que lord Rosebery ne voit pas de remède et reste avec le parti libéral inébranlablement fidèle au libre-échange et au mono-métallisme, le parti conservateur, par la bouche de MM. Balfour, Chaplin, Lowther, etc., manifeste des incertitudes qui nous intéressent. Lord Salisbury lui-même, tout cela s’enchaîne très nettement d’année en année, a rompu le premier le charme et lancé il y a quelque temps déjà un avertissement significatif. Il n’a pas dit, comme on le lui a reproché et comme il s’en défendait encore ces jours-ci, qu’il devenait protectionniste, mais il a laissé entendre que l’Angleterre n’était pas armée contre les tarifs étrangers tels que le bill Mac-Kinley ou notre tarif général, et que pour se défendre, pour avoir des moyens de négociation, elle devrait peut-être recourir non pas à des tarifs protectionnistes, mais à certains droits de réciprocité, droits sur nos vins par exemple, et qui porteraient une atteinte de plus à notre agriculture.

Ces avertissemens, si on se donne la peine de bien regarder, ne sont-ils pas, quoi qu’on en dise, déjà soulignés par des indices très clairs ? On en jugera. L’agriculture anglaise, si elle ne peut produire à bon compte les céréales, trouve, comme la notre, des compensations dans l’élevage du bétail ; elle a toutefois à lutter contre l’importation des pays voisins, la Hollande, notamment, la Suède, le Danemark ; et n’est-ce pas un moyen indirect et détourné, ressemblant fort à la protection, que celui qu’elle a employé dans ces dernières années en interdisant ces importations pour des raisons d’hygiène et par crainte de la contagion de la péripneumonie ! Les craintes étaient fondées, nous n’en doutons pas, mais l’interdiction n’en a pas moins servi les intérêts des éleveurs, de même que les mesures destinées à arrêter l’immigration des indigens étrangers sont des mesures protectrices de la main-d’œuvre nationale. L’agriculture, puis l’industrie prendront goût à la protection, et c’est une douce habitude qui ne se perd pas facilement. En tout cas, la crise agricole est plus intense en Angleterre que partout ailleurs, et en obligeant le gouvernement britannique à édicter des taxes prohibitrices, elle peut avoir chez nous sa répercussion. Beaucoup d’Anglais considèrent comme un luxe des temps passés les derniers champs de seigle ou de blé qui émaillent encore de place en place leurs pâturages. Ils disent qu’ils cultivent le blé comme les ananas, comme le raisin de serre, avec moins de profits toutefois.

On n’est pas obligé de semer du blé, disent les optimistes qui ne veulent prévoir ni guerre ni disette : M. Paul Deschanel a démontré le contraire dans un discours éloquent et probant ; de même M. Viger tout récemment ; bien d’autres encore ; et M. Paul Leroy-Beaulieu auparavant avait publié, dans son bel ouvrage sur la colonisation, les intéressans témoignages anglais de la fin du XVIe siècle, établissant déjà très nettement que l’abandon de la culture du blé et la transformât ion du pays en pâturage, c’est le dépeuplement des campagnes : « Là où il y avait un grand nombre d’habitans, il n’y aura plus qu’un berger et son chien ! »

Mais admettons que nous puissions renoncer à produire du blé, croit-on que nos autres cultures ne seront pas aussi menacées ? Les pommes de terre se vendent-elles mieux que les céréales ? Non certes. Nous avions du moins la ressource de les transformer, sans grand bénéfice, en fécule, en amidon, mais l’industrie a trouvé le moyen de les remplacer par le riz qu’elle fait venir d’Asie.

Alors faisons du bétail ! Mais là encore la concurrence s’exerce et s’ingénie à perfectionner les moyens de nous surprendre. On s’est trop pressé de jeter la pierre à M. Méline ; les faits ne lui donnent que trop raison. L’importation du bétail vivant en Europe augmente d’année en année : elle n’est pas insignifiante en France, une discussion toute récente, 3 février, à la Chambre des députés, a établi que nous recevions des quantités assez considérables de bétail vivant d’Amérique ; mais c’est l’Angleterre surtout qui en soutire puisque ses portes sont grandes ouvertes : l’Angleterre a consommé, on 1894, 415 000 animaux d’espèce bovine et plus d’un million de moutons importés ; et ces animaux commencent à être introduits non seulement pour la boucherie, mais pour la reproduction, et, ce qui est plus grave, pour l’élevage.

Quant aux viandes mortes, l’apport en est énorme, a déclaré officiellement M. Viger, et je crois en effet qu’on ne saurait évaluer le chiffre des bœufs, des moutons, des porcs, etc., que l’Europe reçoit d’Australie, d’Amérique et d’ailleurs, et qu’elle achète sous forme de viande gelée, salée, fumée ou conservée : « Un navire en plein chargement, a-t-il été dit au cours de la discussion du 3 février, peut transporter 1800 moutons vivans, 10 000 moutons gelés et davantage. » Encore si nous savions que nous achetons de la viande gelée ! mais en Angleterre, et même en France, assure-t-on, elle est confondue savamment par plus d’un boucher avec la viande fraîche, et j’ai certainement mangé à Londres sans m’en douter plus d’un gigot d’outre-mer simplement naturalisé. Beaucoup de bouchers anglais vendent ouvertement des viandes dégelées ; et la preuve qu’elles ne sont ni d’une qualité ni d’un goût bien inférieur à celles du pays, c’est qu’on les achète couramment et qu’on ne les paie pas beaucoup meilleur marché, le bénéfice restant au boucher.

De la viande passons aux volailles, à tous les produits de la terre, de la ferme : est-on rassuré quand on lit que le Canada, par exemple, vient de créer dans les douze principales villes d’Angleterre des agences pour faciliter la vente directe de ses produits ?…

Que dire des beurres ? la Bretagne, la Hollande, la Normandie ne conserveront pas le secret de les fabriquer mieux que d’autres contrées où le bétail abonde à vil prix ; et la margarine constitue une concurrence de plus !

Tout, jusqu’au lait, devient suspect ! Les Suisses nous ont fait concurrence d’abord, puis l’Amérique a pris le pas, et aujourd’hui qu’apprenons-nous ? Les Japonais fabriquent à leur tour du lait suisse, lait condensé, dont ils commencent à inonder la Chine, les lignes de paquebots, en attendant qu’ils en approvisionnent le monde entier ! Les fromages, cela va sans dire ! Quant aux œufs, c’est plus difficile, mais si la chimie, — autre rivale ! — n’a pas réussi à les fabriquer encore parfaitement, elle les conserve, Dieu sait comment ! Oui, même les œufs viennent de fort loin ! J’en ai fait l’expérience plus d’une fois à mes dépens. Je me souviens d’avoir mangé à Londres, au mois de janvier, un œuf que, par un scrupule de conscience, on avait daté au crayon ; une date seulement : 18 juillet ! mais combien éloquente au mois de janvier ! D’où venait cet œuf ? D’Australie sans doute. Peut-être avait-il fait le tour du monde ?

Le temps est proche, — il est venu pour bien des produits, — où le consommateur européen trouvera son avantage à faire son marché en Amérique ou en Australie plutôt qu’à sa porte. Quel sera le sort alors du producteur, du cultivateur ? Et quel sera le sort de l’ouvrier réduit à chômer ? Le producteur aura du moins quelques réserves, mais l’ouvrier n’en aura pas. Que se passera-t-il ? Voilà le problème. Comme les choses ont marché vite ! Quand le blé coûtait en France 35 francs le quintal, on ne parlait guère que de la concurrence de la Russie. L’Amérique était alors encore le Nouveau Monde ; elle est devenue l’aînée de mondes plus nouveaux. L’Amérique du Sud produit en masse les céréales, comme les Indes rajeunies. L’Australie développe ses ressources spéciales avec rapidité, malgré l’insuffisance de sa population, mais elle est suivie elle-même de près par l’Afrique australe à peine née.

Partout ailleurs qu’en Europe les terres sont vierges ; elles ne coûtent rien ou presque rien ; elles ont la jeunesse et sont affranchies de la plupart des charges accumulées avec le temps sur les nôtres, même le plus souvent des charges militaires. Elles produisent beaucoup sans frais, sans engrais ; ou bien les engrais sont en abondance. Partout des chemins de fer économiques ont été créés. Voyez les Indes, malgré le trouble que produit la crise monétaire : Bombay, Madras, Calcutta sont reliées à l’Himalaya. Toutes les richesses agricoles de cette terre promise sont ainsi mises en valeur, drainées vers la mer, et par conséquent multipliées. De même aux États-Unis, au Canada, le chemin de fer ramasse la récolte sur place pour aller l’emmagasiner dans les bateaux ou les entrepôts, d’où elle n’attend plus qu’un ordre télégraphique pour venir inonder l’Europe. La traversée de l’Océan coûte aujourd’hui moins cher et prend moins de temps qu’un voyage de Paris à Marseille il y a cinquante ans. Les bateaux se font concurrence. Ils trouvent ailleurs qu’en Europe, en Australie, au Japon, au Tonkin, des charbons qui leur permettent d’abaisser encore leur fret ; des charbons qu’on expédie jusqu’à San Francisco, jusqu’à Bombay ! On prévoit même qu’on les enverra bientôt avec profit jusque dans les ports d’Angleterre ! Et qu’arrivera-t-il le jour, prochain peut-être, où l’on aura découvert le moyen d’employer un combustible moins encombrant et moins cher que la houille ; le pétrole, par exemple ? Quelles tentations seront alors ouvertes aux importateurs qui nous menacent ?

Dans les pays neufs, l’agriculture se développe à pas de géant ; elle n’est gênée ni par la routine ni par un matériel vieilli, qu’on ne peut changer fréquemment ; elle profite du premier coup de toutes les découvertes, de tous les essais, sans passer par des tâtonnemens et des écoles coûteuses ; elle applique les meilleures méthodes, les moyens les plus perfectionnés, les simplifications auxquelles aboutissent de longues et laborieuses recherches et toute une lente succession de progrès. Elle emploie la machine en grand. L’homme, l’Européen, le blanc n’est plus pour elle un instrument, un bras ou un contribuable ; il dirige, il exploite. Un Européen à lui seul, avec quelques auxiliaires indigènes, met en valeur toute une contrée. Que de forces économisées et multipliées ! que de risques et de dépenses évités ! Comment le résultat ne se traduirait-il pas par une récolte plus rémunératrice ?

Sol libre d’impôts, sol vierge, sans limites et sans prix, moyens de culture et moyens de transport perfectionnés, bas prix du fret, voilà bien des avantages déjà qui assurent aux nouveaux mondes une supériorité considérable sur l’ancien, mais ce n’est pas tout. Le prix des marchandises se règle, à qualité égale, d’après l’offre de vente la moins élevée et suivant cette formule expressive : le prix tombe au niveau du marché le plus bas. Tous les marchés du monde sont en communication télégraphique. Nous sommes à la merci des producteurs de l’Amérique et de l’Australie, mais eux-mêmes doivent compter avec les Indes, dominées à leur tour par l’extrême Orient, où les salaires sont à vil prix, où des ouvriers innombrables et très habiles se font concurrence, mais font aussi concurrence à tous les ouvriers du monde, concurrence écrasante car ils sont habitués à l’existence la plus misérable et se contentent de salaires dont nous n’avons pas une idée. J’emprunte les chiffres qui suivent aux plus récens rapports des consuls français et anglais, tous unanimes, au nouveau livre de M. Henry Norman, au travail du ministre allemand en Chine, M. de Brandt[1].

La filature de Kanegafuchi, au Japon, choisie par ce dernier comme un modèle de l’industrie japonaise et de ses moyens d’action, compte 5 800 ouvriers se relevant jour et nuit, chacun travaillant douze heures. Ces ouvriers ne sont pas des manœuvres ordinaires et doivent réunir des qualités assez nombreuses ; ils ne sont payés que 40 centimes en moyenne par jour, et sur cette somme est prélevée une retenue obligatoire pour subvenir aux frais de maladie (environ 1 franc par mois). Mais ce n’est pas tout. Les fabricans japonais ont trouvé le moyen d’abaisser encore ces salaires en employant les femmes en majorité. Les Indiens[2] employaient des enfans de 9 ans, travaillant de douze à quatorze heures par jour. Et sur ces 5 800 ouvriers, on compte 3700 femmes payées de 11 centimes à 46 centimes, soit en moyenne 20 à 22 centimes, quatre sous par jour. M. Norman donne des chiffres plus bas encore dans des filatures où les fillettes font concurrence aux femmes et où le travail est de vingt-quatre heures par jour, divisées en deux équipes ayant chacune quarante minutes de repos sur douze heures, pour les repas. Et ce sont les salaires de l’industrie ! On peut, d’après ceux-là, juger des salaires de l’agriculture par rapport aux nôtres.

Mais il y a plus : ces maigres salaires sont payés dans la monnaie du pays, bien entendu, en argent. L’argent n’a pas, quoi qu’on en dise, — j’ai mille témoignages pour un à l’appui, — baissé de valeur depuis vingt ans dans les immenses régions surabondamment peuplées dont les habitans ne connaissent pas d’autre monnaie, depuis l’Amérique centrale et méridionale jusqu’en Asie, mais il a baissé de moitié par rapport à l’or, ou bien c’est l’or qui a monté, comme on voudra. Une pièce d’argent qui, en 1876, valait 5 francs en Chine, vaut toujours 5 francs, en ce sens qu’elle paie le même travail et la même quantité de marchandises indigènes qu’antérieurement ; elle vaut 5 francs pour l’indigène, mais pour l’Européen elle n’a plus que la valeur fictive d’une monnaie d’appoint ; sa valeur vraie se mesure pour lui selon la valeur de l’argent par rapport à l’or, c’est-à-dire qu’elle est presque dépréciée de moitié et ne vaut approximativement que 2 fr. 50. L’Européen, l’étranger ne peut donc accepter cette pièce en paiement des marchandises qu’il importe, ou bien il faut qu’il se résigne à abaisser leur prix presque de moitié, c’est-à-dire à vendre sans bénéfice ou à perte. En revanche, les marchandises produites en Chine ont tout avantage à venir se vendre en Europe, où elles sont payées en or, c’est-à-dire le double de leur valeur, ou peu s’en faut. Celui qui les a vendues rapporte en extrême Orient une pièce de 5 francs en or qu’il échange contre 8 ou 10 francs. Il double presque son gain. L’industriel qui dispose d’un capital en or l’augmente donc sensiblement par le fait seul qu’il l’emploie en extrême Orient ; ce n’est pas 4 sous par jour, en effet, c’est 2 sous seulement qu’il donne à l’ouvrière indigène, ou plutôt il lui suffit de débourser 2 sous pour payer 4 sous. Il réalise deux bénéfices énormes, l’un sur le bon marché de la main-d’œuvre et des frais de production, l’autre sur le change, et il en résulte que les marchandises achetées dans des conditions si avantageuses, blé, riz, coton, matières premières ou fabriquées, peuvent se vendre à vil prix à la place des marchandises européennes produites à grands frais et à prix d’or.

Il est difficile d’affirmer que l’adoption du bimétallisme international mettrait fin aux désordres profonds qu’entraîne cet écart entre les deux monnaies du globe. Nous ne voudrions pas nous prononcer dans le grave conflit qui met aux prises les économistes comme l’or et l’argent divisent le monde en deux parties très inégales, mais il est clair que la dépréciation de l’argent ou la rareté de l’or n’apporte pas seulement une gêne au commerce, qui ne peut plus compter sur la stabilité ou tout au-moins sur la certitude des prix dont il a besoin et qui se trouve, par suite, réduit à des opérations aléatoires de spéculation plutôt que d’échange ; elle constitue en outre une véritable prime à l’exportation poulies marchandises des pays à métal blanc et une barrière presque infranchissable pour les marchandises des-pays à étalon d’or. Cela est vrai pour les produits de l’industrie comme pour ceux de l’agriculture, et il n’y a qu’une voix sur ce point parmi les agens européens en extrême Orient, nous n’aurions que l’embarras du choix si nous avions assez de place pour les citer[3].

« La dépréciation de l’argent est à la fois une source de bien-être pour les Orientaux et de malaise pour les Européens, dit M. de Brandt ; c’est une complication et une menace, un danger qui va s’aggravant. » Et en effet, à mesure que les distances disparaissent et que les mondes les plus fermés les uns aux autres entrent en relations, ils cessent, par une anomalie vraiment déconcertante, d’avoir entre eux le lien qui leur est bien plus indispensable qu’une langue commune, ils cessent d’avoir entre eux, pour estimer leurs marchandises, une même mesure d’échange ; bien plus, deux mesures distinctes, rivales, n’ayant entre elles aucun rapport, se disputent la suprématie, et en attendant de savoir à qui appartiendra la victoire bien incertaine, c’est l’Europe qui supporte seule toutes les charges de la lutte, avec les États-Unis qui d’un jour à l’autre peuvent faire défection et passer du côté des pays d’argent.

L’or, heureusement, devient moins rare et va baisser, disent ses partisans. Alors, répondent leurs adversaires, le prix des marchandises européennes s’élèvera et les marchandises exotiques ne seront pas moins favorisées par cet avantage.

En attendant, l’écart subsiste, et notre agriculture en souffre profondément, il n’est que trop facile de le comprendre.


II

Laissons maintenant l’agriculture, qui paraissait seule menacée. L’avenir est à l’industrie, disait-on ; l’agriculture en Europe ne compte plus, et de même aux Etats-Unis, où cette thèse a été brillamment soutenue : l’homme prend sa revanche sur la nature ; il était l’esclave d’un ciel capricieux ; abondance ou disette de pluie au printemps, gelées tardives, grêle, ou quelque maladie nouvelle, phylloxéra, oïdium, ou bien le vulgaire ver blanc, ou encore une épidémie, une inondation, pouvaient réduire à néant les fruits d’un long et dur labeur. A présent nous ne dépendons plus que de nous, vivo la machine ! Elle fabrique sur notre commande et produit ce que nous voulons. Vive l’industrie ; l’agriculture est démodée !

Il faut en rabattre aujourd’hui et voir les choses avec moins de présomption. L’agriculture n’est plus seule atteinte, et à son tour l’industrie européenne est menacée ; elle est menacée par les mêmes concurrens et plus gravement peut-être que la terre. En France nos exportations de l’an dernier sont en progrès sensible sur celles de l’année précédente ; espérons, sans trop y compter cependant, que cette augmentation durera ; mais c’est en Angleterre encore qu’il faut étudier la question, car c’est laque l’industrie moderne est née, s’est développée, et c’est là aussi, par conséquent, qu’on peut le mieux mesurer les progrès du mal dont elle souffre. Des documens nombreux et tout récens nous aideront à compléter ou à contrôler nos souvenirs personnels. La crise industrielle comme la crise agricole en Angleterre ont fait l’objet des préoccupations constantes du gouvernement et du parlement ; elles ont en effet pour conséquence immédiate, brutale, non seulement un appauvrissement, mais la menace d’une crise sociale, le chômage, — toujours le chômage ; en sorte que dans ces dernières années, les enquêtes sur la situation se sont multipliées sous toutes les formes : officielles, parlementaires ou privées, et qu’on n’a qu’à ouvrir les yeux pour s’éclairer. En dehors des travaux anglais, il faut noter aussi d’excellens ouvrages qui viennent de paraître en France, l’un sur la question ouvrière en Angleterre de M. Paul de Rousiers[4], l’autre de M. René Lavollée sur les classes ouvrières en Angleterre également[5]. Le premier, très optimiste, contre-balancera ce que les constatations qui suivent ont peut-être de trop alarmant : M. de Rousiers croit que l’Angleterre, dédaigneuse de toute barrière protectrice, a prouvé qu’elle ne redoutait aucune concurrence et que ses ouvriers doivent avoir confiance dans l’avenir ; mais je doute qu’il fasse aisément partager, même en Angleterre, ses enthousiastes convictions. Quant à M. Lavollée, avec un esprit très sobre, très froid, il a accumulé des observations du plus grand intérêt, observations moins rassurantes que celles de M. de Rousiers, mais non pessimistes cependant. Tous les étrangers qui vivent en Angleterre un peu de temps se font très facilement des illusions, car l’Angleterre est obscure et difficile à pénétrer ; mais à la longue les yeux s’habituent à ce demi-jour, et on découvre des qualités et des lacunes qu’on ne soupçonnait pas au début. En cela comme en beaucoup d’autres études, il ne suffit pas de regarder, il faut regarder longtemps.

Les rapports de l’Inde et de l’Angleterre offrent un des spectacles les plus instructifs qui soient au monde actuellement ; car ils soulèvent les problèmes économiques à la fois les plus graves et les plus délicats, problèmes non seulement anglais, mais européens et nés d’hier. Au lieu de semer du froment, l’Angleterre avait pris son parti de fabriquer du fer, du coton, des vêtemens, et d’extraire de la houille, comptant avec ces quatre grands produits faire fortune ; elle a réussi, mais les États-Unis ont commencé à fabriquer et à vendre les mêmes produits, et placés dans une situation géographique très favorable, les ont exportés par le Pacifique en extrême Orient, puis un peu partout. Les Indes, rapprochées d’Europe par le percement de l’isthme de Suez, restaient néanmoins comme un marché qui semblait ouvert indéfiniment à la Grande-Bretagne, particulièrement à ses cotonnades ; qu’on lise attentivement ce qui suit.

Lord George Hamilton, secrétaire d’État actuel pour les Indes, disait, il y a quelques semaines, en présence d’une imposante manifestation de l’industrie du Lancashire qui lui portait ses doléances (18 décembre 1895) : « Je ne sais pas si on se doute que, d’après les statistiques des dix dernières années, les exportations de cotons comptent pour 25 pour 100 dans les exportations générales de l’Angleterre et représentent le total énorme de 60 millions de livres sterling, un milliard cinq cents millions de francs. Et l’Inde est notre grand débouché pour ces marchandises. Sa population numérique constitue le cinquième de la race humaine et elle a acheté pendant ces dix années 30 à 40 pour 100 de nos exportations de coton ! »

Il est donc bien clair que, si ce marché venait à se fermer, une perturbation énorme en résulterait dans la production de la métropole, et que cette perturbation se transformerait en un désastre si les autres marchés tels que le Japon et la Chine se fermaient à leur tour ou, ce qui revient au même, ouvraient leurs portes à des marchandises produites à meilleur compte par des concurrens.

Or les Indes se mettent comme l’Amérique à produire et à vendre tout ce qu’exportait l’Angleterre ou à peu près. L’industrie du fer y est dans l’enfance, mais déjà un observateur qui n’est pas suspect, Sir William Hunter prévoit qu’elle fera concurrence aux maîtres de forges anglais, déjà si menacés par les États-Unis. Quant au charbon, elle en produit, et ce qui lui manque, au lieu de le faire venir de Cardiff, nous le verrons, elle le reçoit du Japon. D’une façon générale la grande colonie britannique fabrique en partie et produit elle-même ou bien elle commence à acheter au Japon ce qu’elle faisait venir d’Europe auparavant. Là aussi, aux Indes mêmes, les capitaux commencent à émigrer. Bien plus, embarrassée par la nécessité de payer en or à Londres les intérêts de sa dette, alors qu’elle touche en argent ses revenus, trop prudente aussi pour risquer de mécontenter gravement les populations indigènes en augmentant les taxes qu’elles n’acceptent pas toujours volontiers, l’administration des Indes a été réduite pour équilibrer son budget à entourer la péninsule d’une ceinture de droits de douane ou d’accise qu’elle impose à la métropole elle-même, à la métropole surtout, puisque c’est avec elle que s’opère encore la plus grande partie de ses échanges européens.

Aussi voyons-nous dans un même empire, le vaste, de plus en plus vaste empire britannique, se multiplier ces démonstrations de toute une contrée venant protester contre une autre, d’une industrie se débattant pour essayer de conserver des débouchés indispensables qui lui échappent. Tout cela passe inaperçu à peu près en France, comme si ce n’était pas le prélude de toutes les difficultés qui nous menacent, qui menacent l’Europe entière, le premier acte d’une crise qui commence et qui est déjà commencée. Les efforts surhumains de la région industrielle du Lancashire pour surnager, pour résister à la marée montante d’une concurrence universelle auraient un caractère vraiment tragique si on voulait voir d’un peu loin, pas très loin, hélas ! Les Indes, au lieu d’acheter, produisent ou achètent ailleurs qu’en Angleterre. Qu’allons-nous devenir, s’écrient les ouvriers, les patrons, la population tout entière des centres industriels, des cités usines sorties du sol avec la houille, édifiées en quelques années et monstrueusement développées dans l’unique dessein d’alimenter des marchés qui se ferment. Qu’allons-nous devenir, nous qui exportions un milliard cinq cents millions de marchandises ? Que vont devenir, disent les armateurs, les flottes que nous avions construites pour transporter ces marchandises ? Que vont devenir les marins, les chargeurs des docks, les millions d’intermédiaires que fuit vivre une si colossale industrie ! — Aussi le droit que les Indes imposent aux marchandises d’importation sans distinction de provenance ou d’origine n’a été frappé sur les cotonnades qu’à la dernière extrémité, mais il a été frappé cependant et il augmente encore les charges pesant sur les fabricans anglais dont les protestations n’ont pas été accueillies et qui viennent dire : « On a qualifié nos craintes d’imaginaires il y a un an. Aujourd’hui on peut constater que l’établissement du droit de 5 pour 100 a eu pour conséquence une prospérité sans précédent dans la fabrication indienne et un désastre sans précédent également dans celle du Lancashire ! »

On leur répond : Les exigences financières dont vous vous plaignez ne sont pas des exigences locales ; si ces taxes n’étaient pas édictées, le budget de l’Inde ne pourrait être en équilibre, et c’est aux contribuables anglais qu’incomberait la charge de combler le déficit. Mais les filateurs répliquent non sans raison : Pourquoi supportons-nous seuls pour tout le Royaume-Uni ce sacrifice ? Et ils soulignent ce qu’il y a d’anormal, d’extraordinaire dans ce fait que le pays du libre-échange par excellence autorise ses colonies à édicter des tarifs protecteurs, à les édicter contre lui-même. Les plaintes de la colonie, les ménagemens que comporte son administration, l’impossibilité d’augmenter certains revenus dont la source est très critiquée comme ceux de l’opium, par exemple, l’ont emporté sur les plaintes de l’industrie métropolitaine à laquelle on ne laisse d’autre consolation que d’espérer l’abrogation du droit qui la frappe, le jour où l’équilibre du budget indien sera assuré !

Mais ce droit, s’il favorise, au détriment de l’industrie britannique, le développement de l’industrie indigène, s’il suffit à arrêter les importations des marchandises anglaises surchargées de frais de production, ne gêne pas outre mesure, et en tout cas n’arrête pas les marchandises similaires japonaises produites à vil prix d’argent. Le Japon comprend à merveille la situation ; il a trouvé du premier coup le meilleur moyen de faire concurrence à l’Angleterre avec succès. Il lui a emprunté ses méthodes, mais en les perfectionnant. L’Angleterre avait déjà, depuis longtemps, découvert le secret par rapport à l’Europe de fabriquer à bon marché. Le Japon, connaissant beaucoup mieux encore le fort et le faible des acheteurs orientaux, qui tiennent non pas à la qualité, mais au bas prix et à l’effet, à l’apparence des choses, est arrivé tout de suite à cette simplification : vendre MAUVAIS ET BON MARCHE (j’emprunte cette formule expressive à M. de Brandt) ; que la marchandise soit mauvaise, peu importe, pourvu qu’elle ait de l’œil et qu’elle se vende bon marché.

Les cotonnades japonaises menacent donc les cotonnades indiennes, et avilissent encore leur prix, comme les cotonnades indiennes ont fait elles-mêmes à l’égard de celles d’Angleterre.

Dans quelle proportion cette dernière concurrence de l’Inde s’est-elle effectuée, c’est ce qu’il est très important de mesurer, car nous sommes au cœur de notre sujet. On verra que les industriels indiens n’ont pas attendu d’être protégés pour prendre leur essor.

Il y aurait un livre à écrire sur l’histoire du coton dans la dernière moitié de ce siècle, M. H. Brenier en fournit les premiers élémens dans les articles que j’ai cités et d’où j’extrais à dessein ces chiffres, d’autant plus éloquens qu’ils sont fournis par un optimiste. Au 30 juin 1891, à la faveur des conditions énumérées plus haut, l’Inde avait déjà développé son industrie cotonnière au point de compter 134 manufactures, 24 531 métiers, 3 351 674 broches, employant en moyenne par jour 111 000 personnes. La première manufacture date de 1854 ; on 1865, on en compte 13, toutes situées à Bombay et dans la présidence, et ce nombre reste stationnaire ; c’est en 1875 seulement que le mouvement s’accentue, — sous l’influence de la dépréciation de l’argent, pense lui aussi M. Brenier ; à partir de 1875 et surtout de 1881 ; le nombre des broches a plus que doublé de 1881 à 1891. L’exportation des cotonnades indiennes s’est élevée de 400 pour 100 en quinze ans, de 1877 à 1893, passant de 15 à 80 millions de yards (Brandt). Fait intéressant à noter, ajoute M. Brenier, la plupart de ces manufactures sont entre les mains de capitalistes indigènes. Certains petits princes indépendans… ne dédaignent pas de se faire industriels ou tout au moins de commanditer des filatures… Les grands intéressés sont les Parsees de Bombay… Les résultats financiers de ces entreprises justifient d’ailleurs aussi bien la vogue dont elles sont l’objet aux Indes que les inquiétudes qu’elles provoquent en Angleterre, car, d’après l’enquête faite par la Chambre de commerce de Manchester sur le développement de la concurrence industrielle de Bombay, elles ont donné des dividendes souvent énormes et toujours très beaux, 10 à 20 pour 100.

M. de Brandt constate que l’Institut colonial britannique a établi, dans une de ses réunions, les chiffres suivans : 67 filatures du Lancashire sont à présent en perte ; ces pertes se sont élevées à 411 000 livres sterling, soit à 10 millions de francs environ, tandis que 31 filatures japonaises, dans l’arrondissement consulaire de Osaka Yogo, ont donné de 28 à 8 pour 100, soit en moyenne 17 pour 100 de dividende. Ces 37 fabriques employant 5 780 ouvriers et 19 219 OUVRIERES, avec salaire moyen pour les hommes de 45 centimes et pour les femmes de 21 centimes par jour, les 21 centimes en argent, les quatre sous réduits à deux sous que nous connaissons.

Veut-on comparer, d’après une autre source encore, le mouvement des exportations des cotonnades de l’Inde et des cotonnades anglaises en extrême Orient en dix ans, de 1881 à 1891 ? Dans quelle effrayante proportion n’ont-elles pas augmenté en faveur des Indes, diminué au détriment de la métropole ? Voici ce tableau sommaire :

Exportation de colonnades.


1881 – liv. sterl. 1891 – liv. sterl.
De la Grande-Bretagne en Chine et au Japon 47 500 000 28 000 000
De l’Inde en Chine et au Japon 28 500 000 165 500 000

Les exportations anglaises ont diminué presque de moitié en dix ans. Celles de l’Inde ont passé de 28 millions à 165 millions de livres sterling.

Aussi M. R. Lavollée, qui publie ces chiffres, ajoute-t-il : « Il y a longtemps que l’on a prédit, chez nos voisins comme chez nous, la défaite de l’ouvrier européen par la machine américaine, puis l’écrasement de l’un et de l’autre par les dix doigts agiles de l’ouvrier jaune travaillant pour quelques sapèques et vivant d’une poignée de riz[6]. » M. Norman, dans son tout récent ouvrage déjà cité, trahit les mêmes impressions : « L’habileté de l’ouvrier oriental, sa sobriété extrême, ne font de doute pour personne, ne sont contestées par personne. Entre deux ouvriers également habiles celui qui est le plus sobre est déjà assuré de la supériorité ; il en sera bien plus certain encore s’il se contente d’un salaire très inférieur à celui de son concurrent : or c’est le cas de l’ouvrier jaune par rapport à l’ouvrier blanc. Celui-ci est vaincu d’avance. L’ouvrier jaune tient l’ouvrier blanc à sa merci. Le développement de l’industrie japonaise soulève une question beaucoup plus sérieuse, spécialement pour l’Angleterre, dit M. Norman, qu’on ne le croit généralement. La vérité est que beaucoup de nos manufactures sont évincées des marchés orientaux par les Japonais, et que les observateurs les plus compétens prédisent l’accélération rapide de ce mouvement. »

On s’est beaucoup moqué d’un livre fort indépendant et dont les vues originales, hardies ont fait sensation, mais avant l’heure, le livre de l’Australien Pearson[7]. Il vaut pourtant beaucoup plus que d’autres la peine d’être médité : il nous montre les pays de races blanches envahis ou débordés par les races qu’il qualifie d’inférieures : les Indiens, les nègres, les jaunes ; — il calcule que les blancs ne peuvent vivre dans beaucoup de contrées du globe où les autres races pullulent dans une proportion infiniment plus forte que les blancs ne se multiplient chez eux. Il se demande ce que deviendront les États-Unis le jour où les nègres émancipés et peu travailleurs y seront les plus nombreux et les plus forts, et l’Europe le jour où les races jaunes, munies par elle de tous les instrumens perfectionnés de production, se mettront en marche ; elles y sont déjà, suivant lui.

Je ne crois pas à l’invasion des Chinois, mais, ne nous y trompons pas, l’activité, l’ambition ou simplement le développement numérique des races rivales de la race blanche vont avoir, elles ont déjà de graves conséquences pour l’Europe. Pour ne parler que des Japonais, avant même leur victoire sur les Chinois, ils prétendaient ouvertement à l’hégémonie en extrême Orient ; et comment entendaient-ils exercer cette hégémonie ? ils n’en faisaient aucun mystère. S’inspirant de l’exemple des États-Unis, ils se flattaient d’appliquer à leur profit la doctrine de Monroe : l’Asie aux Asiatiques, l’Asie fermée aux produits européens, non seulement par tous les privilèges que nous avons énumérés déjà, mais par des tarifs protectionnistes et par d’autres mesures de rigueur. Nous n’avons aucune illusion à nous faire à cet égard. On ne ménagera plus l’Europe. La victoire du Japon sur la Chine ouvre un chapitre nouveau dans l’histoire du monde. L’Europe perdra très vite la clientèle de l’extrême Orient. M. Norman cite, dans cet ordre d’idées, plus d’une preuve des ambitions, certainement imprudentes mais enfin des ambitions japonaises, et notamment le discours d’un ministre des affaires étrangères, le comte Okuma, qui ne se contente pas de prédire publiquement à son pays les destinées les plus glorieuses, mais déclare l’Europe vieillie, condamnée, finie ; oui, finie : « Elle montre déjà, dit-il, des symptômes de décrépitude ; le siècle prochain verra ses constitutions en morceaux et ses empires en ruine… »

M. de Brandt est plus circonspect dans ses pronostics, mais le péril n’est pas cependant imaginaire ni très lointain à ses yeux, car affectant de ne parler que des États-Unis, — mais les États-Unis servent d’exemple, — il observe que les Américains en comprennent et depuis longtemps la gravité, et que, s’ils ont, avec les Canadiens, les Australiens et les New-Zélandais, expulsé, chassé les Chinois, comme une invasion de rongeurs, ce n’est nullement pour céder à des haines de race, mais tout simplement parce qu’ils ont eu peur de leur concurrence. Ce qui est à craindre, ce n’est pas l’invasion chinoise, c’est la substitution de l’ouvrier jaune à l’ouvrier européen réduit au chômage, à la faim.

Ceux qui jugeraient par trop sombres ces appréhensions trouveront une réfutation des argumens profonds et serrés de Pearson dans le récent livre de M. Curzon sur les problèmes du Far East. M Curzon voit les choses en beau, tout au moins pour ce qui concerne l’Angleterre ; mais je dois dire que son meilleur, pour ne pas dire son unique argument, c’est sa foi et son éloquence, sa confiance inébranlable, enthousiaste et même grandissante dans les destinées de la Grande-Bretagne en extrême Orient. Si les autres États de l’Europe auront leur part dans ces destinées, là n’est pas pour lui la question, mais, bien loin d’être ému par les perspectives de la concurrence « formidable » des ouvriers jaunes, il voit au contraire ces ouvriers et ceux de son pays se tendre les mains à travers l’espace ; il voit dans un horizon lumineux se former entre l’extrême Orient et l’Occident des liens de solidarité ! Belle parole ; et comment ne pas en être émerveillé, sinon convaincu ?

Continuons l’exposé des faits.

Si les filatures indiennes n’appartenaient qu’à des indigènes, la lutte resterait difficile ; la métropole pourrait cependant à force d’énergie la soutenir, car les Indiens n’ont su jusqu’ici fabriquer que des qualités inférieures, et l’Europe conserverait le privilège, le monopole des qualités plus fines. Mais il n’en est pas ainsi, et on peut dire que la férocité de la concurrence pousse nos industries au suicide. Si M. Brenier avait envisagé cet ordre d’idées, il serait peut-être moins optimiste. Les Indiens sont arrivés à nous imiter, à tisser des cotonnades telles qu’ils les vendent non plus seulement aux indigènes, mais aux Européens eux-mêmes, et qu’on peut les contempler à côté des échantillons de Manchester dans les plus beaux magasins de Londres, où elles sont appréciées et même à la mode. Beaucoup d’élégantes maisons de campagne en Angleterre tendent leurs murs de cretonnes indiennes, comme elles ont leurs parquets couverts de tapis fabriqués aux Etats-Unis avec les laines d’Australie.

Il faut dire à l’honneur de l’industrie anglaise que, loin de se décourager, sa résistance est admirable, et que pour soutenir un pareil combat elle fait preuve d’une ingéniosité, d’une hardiesse et d’une vitalité vraiment remarquables ; mais la lutte est trop inégale et l’issue n’en peut être douteuse, à mon sens, parce que soit faiblesse, soit aveuglement, l’industrie anglaise, en se défendant d’une main, arme de l’autre et approvisionne ses rivaux. J’ai touché du doigt ce phénomène qui devient, hélas ! très commun ; j’ai vu en Écosse des industriels dont la concurrence indienne paralysait les affaires : ils avaient attendu d’année en année un relèvement des prix de vente, et en attendant, les prix baissant, marchaient à la ruine, à la ruine vraiment. On pourrait croire en effet qu’ils avaient trop de prétentions et demandaient à leur industrie des bénéfices exagérés ; mais il n’en est pas ainsi ; les prix tendent à se niveler dans le monde entier pour les produits de la grande industrie comme pour ceux du sol, et dans les pays où les salaires sont élevés, les fabricans doivent nécessairement réduire leurs bénéfices à la dernière limite sous peine de provoquer des grèves ou de ne pas vendre ; c’est ce qui résulte d’ailleurs des enquêtes poursuivies en Angleterre à ce sujet. Des ouvriers ont déclaré que dans l’intérêt général, il n’y avait plus guère de sacrifices à demander aux patrons, qu’ils étaient allés jusqu’au bout, qu’ils avaient fait ce qu’ils avaient pu : « Nous croyons, déclare un des délégués des ouvriers anglais devant la commission du travail, nous croyons avoir serré la vis aux patrons autant qu’il a été possible[8]. » Mais les ouvriers, s’ils sont maîtres de modérer eux aussi leurs prétentions, ne sont pas maîtres d’arrêter les effets de la concurrence, et les commandes venant à manquer, les industriels auxquels je fais allusion ont pris un parti extrême. Avec l’initiative et la ténacité qui caractérise la race écossaise, quelques-uns d’entre eux se décidèrent, au lieu de se désespérer, à emprunter les capitaux nécessaires pour aller transporter leurs usines aux Indes. Là, avec un petit état-major européen et des ouvriers indigènes payés à vil prix, en argent, mais très souples, ils sont vite arrivés à améliorer la fabrication locale, ou plutôt ils ont installé aux Indes de véritables fabriques européennes et ont alors vendu avec bénéfice les marchandises qu’ils ne pouvaient produire qu’à perte en Angleterre.

Leur exemple a naturellement été suivi et menace de l’être de plus en plus. Quoi de plus simple en effet. Vaincus par le marché indien ils ne se sont pas laissé abattre et sont passés du côté du vainqueur.

L’opération est fort habile à leur point de vue personnel, mais elle est désastreuse pour la métropole qu’ils vont combattre, désastreuse aussi pour la région où leurs usines restent désertes. Qu’on ne s’y trompe pas ; on parle beaucoup en ce moment dans toute l’Europe, et nous avons dit deux mots de l’émigration des capitalistes. Les émigrations ne portent pas toujours bonheur aux émigrés. Les capitalistes une fois partis, que deviendront les ouvriers ? Abandonnés à eux-mêmes, sans travail dans des villes que les capitaux auront fuies, que feront-ils ? Il ne manque pas dans l’histoire du siècle dernier de précédens pour nous renseigner.

Si la concurrence du moins s’arrêtait ! mais non ; après les États-Unis, l’Amérique centrale, l’Amérique du sud, l’Australie, le Cap, les Indes, après les Indes le Japon, après le Japon la Chine… Et l’ouverture de tout nouveau foyer de production amènera chaque fois, fatalement, dans l’ensemble du monde un nouvel avilissement des prix. L’Afrique, il est vrai, tient en réserve des débouchés, et c’est pourquoi nous montrerons plus tard la colonisation du continent noir comme une ressource, si toutefois cette colonisation est raisonnablement entreprise, mais en Afrique même l’industrie européenne n’en aura pas moins à soutenir de rudes combats contre ses concurrens aux aguets, et ses chances de triomphe seront médiocres si elle est affaiblie par des défections, si nos capitaux se déplacent pour aller fonder dans les pays où les moyens de production sont très avantageux, en Russie par exemple, dans l’Amérique du sud, au Japon, en Chine, des fabriques rivales des noires.

C’est ce qui s’est passé aux Indes, c’est ce qui se passe au Japon, c’est ce qui va se passer en Chine : et déjà les résultats de ce déplacement de la production industrielle sont très sensibles, bien que nous ne soyons qu’au début de l’évolution ; ils s’accusent avec netteté dans le ralentissement des affaires en Angleterre. Nous avons parlé tout à l’heure de la diminution des exportations de cotonnades en extrême Orient, mais cette diminution est générale. Le mouvement du commerce anglais, après avoir atteint le chiffre énorme de 18 milliards 776 millions en 1870, a subi un temps d’arrêt ; il est tombé au-dessous de 17 milliards. L’exportation générale des produits britanniques est tombée de 6 milliards 738 millions en 1890 à 5 milliards 396 millions en 1894, soit de plus d’un milliard, 1 milliard 342 millions en quatre ans ! C’est beaucoup. N’est-ce qu’une diminution momentanée ?

Pour en juger, quittons l’Europe, l’Amérique, l’Australie, les Indes, dont nous avons assez parlé, et portons nos regards sur le Japon, dont nous n’avons l’ait mention qu’incidemment jusqu’ici.


III

M. de Brandt estime que les Chinois sont bien supérieurs aux Japonais, qu’ils sont plus sûrs, plus intelligens, qu’ils ont plus de fond, et que l’hégémonie leur appartiendrait en Asie si tous les progrès, tous les actes même de l’administration la plus élémentaire, n’étaient pas rendus impossibles par les abus dont s’enrichit ou se nourrit un peuple de fonctionnaires sans scrupule, livrés à eux-mêmes au milieu de la désorganisation qu’ils ont bien soin d’entretenir puisqu’ils en profitent.

Il faut rendre cependant aux Japonais cette justice qu’ils savent se conduire et se conduisent non seulement avec beaucoup d’habileté, mais avec esprit. Le ministre du Japon en Angleterre prononçait récemment à Londres un discours dont l’ironie discrète, mais transparente, est très significative. Il adressait au commerce anglais toutes sortes de complimens ; il reconnaissait que l’industrie japonaise naissante faisait du tort à ce commerce, mais il ajoutait que les importations anglaises représentaient encore un chiffre élevé, et, bien loin de s’en plaindre, il disait : « Vos importations sont les bienvenues au Japon, elles ne nous font pas concurrence, elles nous sont utiles, elles nous fournissent des marchandises que nous ne consommons pas. » Cela voulait dire, si j’ai bien compris : elles nous fournissent des rails, des machines, des locomotives, des bateaux, des métiers, des outils, en un mot, des marchandises qui servent à développer la production japonaise et dont on n’aura plus besoin dans peu d’années, car elles nous apportent de véritables armes défensives à l’aide desquelles nous arrêterons rapidement l’importation des produits européens. Un autre Japonais faisait encore cette réflexion plus expressive peut-être : « Je ne comprends pas l’intérêt puéril qu’on attache en Europe à obtenir de nous des réductions de droits de douane sur des marchandises qui, bientôt, ne seront plus du tout importées au Japon !… »

Oui, le Japon a l’intention légitime et très louable de se suffire à lui-même, et ce qui était vrai la veille de la guerre l’est encore plus et beaucoup plus au lendemain de la victoire. Ou a pu mesurer ses progrès déjà, par ce qui précède ; mais ce n’est pas assez ; il faut lire, pour avoir des notions précises en même temps que des impressions plus vives, le rapport de notre consul général à Yokohama sur l’Exposition de Kioto ; il faut avoir suivi cet observateur attentif et clairvoyant dans ses visites à la galerie des Machines, aux pavillons de l’Industrie, de l’Agriculture. des Forêts, des Produits maritimes, des Beaux-Arts, des Postes et Télégraphes, des Charbonnages, etc., pour comprendre comme lui « avec quelle rapidité marche le Japon dans la voie qu’il s’est résolument tracée il y a vingt-cinq ans[9]. »

Quatre expositions déjà se sont succédé à Kioto depuis vingt ans. La première date de 1877, la seconde de 1881, la troisième de 1890, la dernière de 1895. Les progrès réalisés d’une exposition à l’autre sont tels qu’on peut se demander si on rêve en les constatant. Qu’est devenu le Japon légendaire de notre jeunesse, la terre privilégiée des chrysanthèmes et des azalées, patrie des fleurs rares et des chefs-d’œuvre raffinés ? L’énergie, l’ambition vivace de ses habitans sont en train d’en faire une usine.

Mais non, je calomnie les Japonais ; ils n’ont pas maltraité la nature qui les favorise ; ils ne nous empruntent que les moyens de tirer tout le parti possible des dons qu’elle leur prodigue, sans la gâter, assure-t-on…

« Au point de vue purement agricole, écrit M. Klobukowski, nous n’avons plus rien à apprendre aux Japonais. Ils se sont servis de nos machines, ils ont profité de toutes nos études, de notre expérience… Ils ont tiré de leur sol fertile un excellent parti, et l’on peut dire qu’ils ont transformé leur territoire en véritables jardins bien entretenus, et d’un aussi riant aspect que les plaines de la Beauce et les environs de Paris. »

Au point de vue industriel, entrons dans la galerie des Machines. Une puissante dynamo, de la compagnie japonaise Shibaura, distribue la force et donne le mouvement. Partout des métiers européens sont en action, depuis les modèles classiques et consacrés jusqu’aux plus nouveaux, tricoteuses, fileuses, cardeuses, machines à imprimer les tissus, à compter les fils, etc. Dans un coin figurent modestement des métiers de notre connaissance, le métier Jacquard fabriqué au Japon, très bien exécuté et « d’un bon marché dérisoire ». Rien ne manque ; la bicyclette elle-même est largement représentée ; la bicyclette fabriquée aussi au Japon, lourdement encore, mais au prix de 85 piastres, en argent, environ 200 francs, grâce au change, tandis qu’une machine importée d’Amérique ou d’Europe coûte beaucoup plus ; et ce prix de 200 francs diminuera avec le poids, car les Japonais, plus avancés que nous, ont déjà tiré grand parti du nouveau moyen de locomotion et l’ont adopté dans les services publics de la poste, de la police, comme dans l’armée.

Bien entendu on continue à importer beaucoup d’articles européens ou américains, mais ainsi qu’on l’a vu plus haut, des articles qu’on ne consomme pas, des articles qui servent soit de modèles, soit de producteurs, et qui permettent au Japon d’arriver plus rapidement à faire une concurrence victorieuse à l’Europe et à l’Amérique. Ainsi l’importation des locomotives a quintuplé dans ces dernières années, comme l’importation des rails, des dynamos ; celle des métiers pour filature vient d’atteindre le chiffre le plus élevé qu’on ait eu à constater jusqu’à présent : 2 858 351 yens, soit environ 15 millions de francs. C’est l’Angleterre qui les importe en majorité par l’intermédiaire de la maison Hicks Hargreave et Cie, l’Angleterre toujours imprévoyante du lendemain et trop avide, l’Angleterre qui fait concurrence à l’Angleterre, car il est clair que l’importation des métiers anglais tuera l’importation des cotons anglais au Japon, des cotons anglais et du reste… Continuons.

Les Japonais mettent tout en œuvre pour encourager ces imprudences ; ils constituent par milliers les sociétés financières ayant en vue le développement de la production indigène au moyen des machines et des procédés européens ; oui, par milliers ; on comptait 4 523 sociétés en 1893. La baisse de l’argent et l’avilissement du taux de l’intérêt en Europe ont favorisé à tel point le placement des capitaux en extrême Orient, que le 15 février 1893, il s’était fondé au Japon un millier de sociétés nouvelles créées en moins de six mois, au capital d’environ 280 millions de francs, et que ce chiffre avait plus que doublé en juin 1895, et cela avant la guerre… Que sera-ce à présent ?

Il serait plus aisé d’énumérer ce que les Japonais n’ont pas entrepris que d’essayer de parcourir le champ vraiment sans limite où leur initiative prétend s’exercer. Ils ont, bien entendu, l’éclairage électrique ; un réseau de tramways électriques a été créé à Tokio ; ils étudient non seulement les moyens d’atteindre du premier coup le dernier degré du perfectionnement mécanique dans leurs filatures, qui ne sont pas encombrées comme les nôtres d’un matériel vieilli qu’il nous faut bien utiliser, mais encore les moyens d’installer des hauts fourneaux, des forges, des aciéries. Et nous les aidons ! Nous les armons, nous les instruisons, nous leur vendons nos procédés, nos machines, nous leur envoyons nos chefs d’ateliers ! Et pourquoi, sous notre direction, avec nos conseils, avec notre aide, ne réussiraient-ils pas à nous imiter dans une industrie comme dans l’autre, ces Orientaux si adroits, si fins, qui ont fondu, sculpté, tissé, peint ou brodé tant de chefs-d’œuvre que nos amateurs les plus éclairés se disputent ?

Allons-nous prendre notre parti de n’importer en Extrême-Orient, comme on l’a dit, que des idées ? Faudra-t-il désormais nous contenter du noble rôle de l’inventeur dont les découvertes n’enrichissent que son prochain ? Nous inventerons le télégraphe, le téléphone, etc., mais les Japonais fabriqueront les appareils, les poseront chez eux et finiront par les exporter…

Ils ont le fer, la houille.


La houille ! Quelle révolution n’a pas accomplie déjà ce grossier minerai ? Que serait l’Angleterre aujourd’hui sans le charbon ? Le charbon a créé des usines, des villes, des flottes, des colonies ; ce n’est pas les machines seulement, c’est tout un peuple qu’il a mis en mouvement, et dont il a quintuplé la force active. Mais si ce même charbon se trouve ailleurs et se répand à la place du charbon anglais dans le monde, voilà l’industrie, la navigation anglaises qui reçoivent une atteinte de plus. Or il s’en trouve et en abondance en Amérique, et en Australie, et en Asie. En Asie, nous savons ce qu’on en extrait déjà au Tonkin, et on peut prévoir ce qu’en fournira la Chine. Quant au Japon, deux chiffres suffiront pour donner un aperçu de l’importance de ses ressources à cet égard et de l’activité de son exploitation. Le seul port de Moji, exceptionnellement bien situé, il est vrai, a exporté ou fourni à des navires étrangers, en 1890, 106 845 tonnes. En trois ans, ce chiffre a quadruplé, passant de 100 000 à 400 000 tonnes (430 000) ; et dans ces chiffres ne sont pas compris les chargemens effectués sur des navires japonais, chargemens évalués à 500 000 tonnes, ce qui donne pour un seul port un total d’un million. Le nombre des navires entrés à Moji pour y prendre un chargement ou y faire du charbon a été en 1893 de 350 bâtimens étrangers et de près de 5 600 bâtimens japonais. 5 600 ! J’emprunte ces indications à un autre rapport officiel tout récent (1895) celui du vice-consul de France à Kobé, le port rival, et rival heureux, du port de Yokohama.

La baisse de l’argent, écrit également ce fonctionnaire, a stimulé les exportations du Japon en général, mais pour celles du charbon, elles se sont surtout développées à la faveur « des grèves désastreuses qui ont sévi en Angleterre l’année dernière. » Nous reviendrons sur cette note grave que nous relevons en passant ; ce que nous exposons quant à présent ce sont les faits, et ce qui est certain, ce que nous avons déjà constaté en parlant de Bombay, c’est que le charbon japonais a dépassé non seulement Singapour, mais les Indes, et qu’il s’expédie jusqu’à Aden. Quant aux Indes, sa consommation a atteint 116 000 tonnes et les expériences faites ont été si satisfaisantes qu’on peut s’attendre à voir le charbon japonais, dont la consommation est de 8 pour 100 plus forte que celle du cardiff, mais dont le prix de revient à Bombay est de 50 pour 100 moins cher, faire dorénavant dans les usines indiennes une concurrence sérieuse au charbon d’Angleterre. Le cardiff, écrit M. de Brandt, et, sur ce point encore, l’unanimité des témoignages est complète, est devenu un combustible de luxe et n’est plus acheté au Japon que par la marine de guerre étrangère. Entre les charbons d’Australie, ceux du Tonkin et du Japon, il aura bien de la peine à se conserver une place.

M. Klobukowski écrit de son côté : « Le charbon japonais, grâce à la baisse de l’argent, envahit peu à peu tous les marchés asiatiques et a même pénétré aux Etats-Unis, à Vladivostock, en Australie. » Enfin M. de Brandt encore, — nous multiplions à dessein nos références, pour bien attester ce que nous avons dit au début quant à l’unanimité de tous les représentans de l’Europe en face des signes manifestes du péril qui nous menace, — M. de Brandt cite à l’appui de son opinion personnelle une déclaration de l’Institut colonial britannique, d’après laquelle plusieurs grandes compagnies de navigation auraient fait avec le Japon des contrats pour leurs approvisionnemens de charbon, et se feraient livrer par centaines de milliers de tonnes, à Singapour, le charbon japonais à 5 dollars et demi la tonne, c’est-à-dire 12 à 15 francs, tandis qu’elles payaient 25 francs celui qu’elles faisaient venir auparavant d’Angleterre. Tout s’enchaîne ; l’exploitation de la houille développe la navigation japonaise, qui, à son tour, encourage les exportations de charbon. Le chiffre de 5 600 bâtimens japonais fréquentant le port de Moji est à retenir, d’autant plus que, depuis la guerre, le Japon augmente sa flotte. C’est là encore un des buts qu’il poursuit : développer sa navigation indigène, au point d’éliminer peu à peu de l’Extrême-Orient les pavillons européens. Dans cette vue rien n’est épargné ; les armateurs, les industriels japonais se coalisent, et « boycottent » ceux d’entre eux qui essaient de résister ; certaines marchandises importées par navires étrangers paient des surtaxes ; le coton, par exemple ; tout commerçant japonais qui fait venir du coton de Bombay par navire étranger paie une très forte amende ; la navigation indigène au contraire est encouragée. Enfin les sociétés de navigation font bien les choses et ne craignent pas de s’imposer de lourds sacrifices. Tout est conçu en grand. Les Japonais ont pris modèle non pas seulement sur l’Europe, mais sur ce qu’il y a de plus moderne en Europe et aux Etats-Unis. La Nippon Yusen Kaisha est une compagnie des plus importantes. Bientôt peut-être nous verrons flotter dans nos ports son pavillon. Elle compte 47 paquebots, dont plusieurs éclairés à la lumière électrique, aménagés avec grand luxe et faisant de longs voyages déjà. Elle a commencé même à faire concurrence à nos Messageries, mais surtout à la compagnie anglaise Péninsulaire et Orientale, en créant un service bimensuel du Japon à Bombay. Avant peu, dit-on, elle aura organisé un service régulier reliant Yokohama à l’Australie, à l’Europe et à l’Amérique. L’ouverture du canal de Suez a favorisé la mise en valeur et l’émancipation économique de l’Asie : le percement de l’isthme de Panama attirera sur nous directement une véritable invasion des bâtimens et des produits de l’extrême orient…

Mais n’insistons pas, nous en avons dit assez pour qu’on sente combien trois des principales industries européennes, celles des transports, des cotonnades et de la houille, sont menacées. Avons-nous fini ? Pas encore.

Les fers sont en Extrême-Orient dans la période naissante ; l’importation des aciers d’Europe ou d’Amérique continuera à s’effectuer jusqu’au jour où les aciéries japonaises fonctionneront. Des établissemens métallurgiques européens sont déjà installés, d’autres en voie de s’établir, non seulement au Japon, mais en Chine. Nos paquebots trouvent là-bas des docks et des ateliers qui leur permettent d’entreprendre sur place les réparations qu’on avait réservées jusqu’ici pour le retour et qui échappent ainsi à notre industrie. M. de Brandt croit que le fer se trouvera de plus en plus en abondance au Japon, et déjà les usines indigènes y font concurrence aux importations étrangères. Les Belges, qui ont mis en mouvement plus d’une usine en Russie et ailleurs, ont installé une fonderie importante à Hang-Kéou sur le fleuve Yang-tse-Kiang, et cette fonderie, qui n’était autre qu’une annexe des établissemens, Cockerill de Seraing, serait passée, dit-on, au compte de la maison Krupp, laquelle ne tarderait pas à être suivie de près par les maisons Schneider, Armstrong, etc. Des missions s’organisent en effet en Europe en vue d’établir principalement en Chine des succursales de nos grandes industries. Pour ce qui nous concerne, la Chambre de commerce de Lyon, et d’autre part les maîtres de forges de France, auraient envoyé des délégués étudier de près la question. On ne l’étudiera jamais trop ; nous ne pouvons laisser nos concurrens agir et nous abstenir ; mais que l’Europe ne se laisse pas trop entraîner, ou plutôt qu’elle s’instruise de l’exemple de l’Angleterre, et, s’il en est temps encore, qu’elle prenne garde de ne pas forger elle-même, en vue d’un bénéfice éphémère, les armes qui doivent la frapper.

Si l’importation des marchandises européennes « qu’on ne consomme pas » se maintient et même augmente au Japon, en revanche on voit baisser sensiblement et disparaître les autres. Les bières allemandes dont les Japonais étaient friands se fabriquent maintenant dans le pays. On a fondé à Osaka une raffinerie de sucre, une autre à Nahégama au capital de 750 000 dollars. Les chapeaux, les casquettes constituaient un article considérable d’importation de l’Angleterre ; les Japonais les imitent et les confectionnent à si bas prix qu’ils les exportent à présent. De même pour les flanelles dont l’Allemagne faisait un commerce rémunérateur.

Rappelons que les Japonais profitent non seulement du bas prix de la main-d’œuvre et des frais généraux de production, non seulement de la dépréciation de l’argent, mais encore des découvertes européennes que les brevets d’invention, les marques de fabrique protègent insuffisamment. Moyennant une très légère modification introduite dans le mécanisme d’un métier européen, qu’ils n’achètent que pour le copier, ils s’approprient, dit-on, la machine tout entière, l’avantage de la fabriquer, de la vendre et de l’exploiter. C’est en partie pour ce motif que les cotonnades japonaises font victorieusement concurrence à celles de l’Inde, tissées avec des machines déjà plus anciennes.

Mêmes avantages pour les filatures japonaises de soie et celles de laine. Le coton nous touche moins en France qu’il n’intéresse l’Angleterre mais il n’en est pas ainsi pour les tissus de laine. Le Japon ne néglige rien non plus dans cette voie ; il a même un allié naturel, l’Australie, qui vit sur la toison de ses moutons et qui, naturellement, cherche à trouver le plus près possible un marché régulier pour y vendre ses laines. L’Australie disposait des États-Unis, qu’elle a mis à même de fabriquer ainsi les tapis européens que nous avons vu vendre à Londres ; elle est en train de découvrir le Japon, et d’apporter à l’activité déjà suffisante de ce jeune peuple un stimulant de plus, l’ambition d’enlever à l’Europe le commerce des tapis, des étoiles de drap et des lainages. « Une mission australienne semi-officielle s’est rendue récemment à Tokio afin de s’entendre avec les autorités sur les moyens de développer les transactions entre les deux pays… » L’Australie espère, concurremment avec la Chine, importer au Japon les laines brutes que les Japonais fileront, tisseront, et vendront chez eux d’abord, ailleurs ensuite, à la place des nôtres.

Ces rapprochemens entre les nouveaux mondes et l’Extrême-Orient, entre les États-Unis, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, la Chine et le Japon auront des conséquences que nous n’avons pas encore mesurées, mais dont la plus certaine sera de laisser les producteurs européens à l’écart, isolés, tandis que les échanges se multiplieront directement entre de gigantesques producteurs et des industriels qui, récemment encore, n’existaient pas ou ne comptaient à nos yeux que comme consommateurs.

Voici dans quelle proportion le Japon a acheté des laines d’Australie de 1891 à 1894.


En 1891 158 000 yens (le yen vaut au pair 5 fr. 16).
En 1892 169 000 —
En 1893 247 000 —
En 1894 380 600 —

« Aussi, écrit notre consul, l’opinion publique japonaise réclame-t-elle aujourd’hui comme une nécessité d’ordre général la création de lignes subventionnées desservant les grands ports d’Amérique et surtout d’Australie. »

Pour les cotons et pour la houille l’effort est fait ; il commence seulement pour la laine. Préparons-nous à la résistance et comprenons bien surtout qu’à présent ces questions intéressent toute l’Europe et non l’industrie seulement. Même les gens de lettres et les artistes souffriront d’une crise qui paraît ne menacer que la terre ou que l’usine ; car si la laine baisse comme le blé, l’argent manquera pour les faire vivre ; les directeurs de théâtres, les entrepreneurs d’expositions ne voudront plus courir le risque de faire connaître leurs chefs-d’œuvre à un public trop réfractaire, trop appauvri. Le temps est venu où chacun de nous doit comprendre qu’il faut à tout prix aider notre production nationale à se soutenir pour que chacun de nous puisse continuer à vivre tant bien que mal, sinon comme auparavant.

Le Japon, tout en s’attaquant à la fabrication et à la vente des grands produits de consommation, ne dédaigne pas non plus les petits. Il apporte, au détriment des États-Unis, de la Suisse, de l’Allemagne et de la France, des ravages dans le commerce des horloges, des pendules, et même des montres. « Une transformation complète est à la veille de s’opérer dans le commerce de l’horlogerie au Japon. Dans le courant de 1893, une compagnie américaine s’est formée pour établira Yokohama une grande fabrique de pendules et de montres, avec un matériel perfectionné acheté aux États-Unis et tout un personnel américain… Des capitalistes japonais sont alors entrés en négociations avec la compagnie… et il est probable que l’on verra cette année l’entreprise projetée passer aux mains des Japonais… »

Et c’est ainsi qu’on voit baisser, puis disparaître, par l’effort des principaux intéressés eux-mêmes, les importations les plus florissantes d’Europe et d’Amérique au Japon, et le prix des pendules avili descendre jusqu’à trois francs ! Nous verrons bientôt, jusqu’au fond même de nos campagnes, ces pendules prendre la place des nôtres qui resteront dans nos magasins remplis de marchandises, vides d’acheteurs et d’ouvriers.

La fabrication des allumettes japonaises a pris un développement extraordinaire ; depuis dix ans, elle a décuplé. D’un bon marché vraiment inattendu, les allumettes japonaises sont mauvaises, — plus mauvaises qu’en France ? je n’en sais rien, — mais elles sont rangées dans des boîtes qui imitent à s’y méprendre celles d’Europe, et elles se vendent par millions de grosses, trouvant tant en Extrême-Orient, en Australie, aux États-Unis qu’en Autriche « un immense débouché ». Elles se vendent moins d’un centime la boîte, deux boîtes presque pour un centime, 90 centimes la grosse de 144 boîtes.

Et les parapluies ! Mais qui donc achètera des parapluies japonais ? personne en Europe, pense-t-on, si ce n’est pour décorer un atelier, une salle de bal ou un magasin. C’est une erreur, car les Japonais fabriquent des parapluies européens, et dans ces mêmes conditions fantastiques que les pendules et les allumettes. Ils en pénètrent l’Extrême-Orient tout entier. Les parapluies, dans l’exposition de Kioto, valent une mention spéciale : on 1883, le Japon en exportait déjà 75 745 ; dix ans plus tard seulement, en 1893, ce chiffre s’élève à 1 531 828 ; il atteint aujourd’hui et dépasse 2 000 000. Le parapluie européen du Japon fait fureur jusque dans l’intérieur de la Chine ; on le vend en Russie, aux Etats-Unis. Il coûte aussi bon marché que les pendules ; les plus ordinaires, les plus appréciés ne coûtent pas beaucoup plus d’un franc pièce !

Le Japon fabrique aussi des parapluies de premier choix ; les fabricans d’Osaka sont nombreux, celui de Tokio est célèbre ; il a probablement imité et perfectionné les procédés de la réclame américaine. « SUZUKI, rue Tachibana », nul ne doit ignorer cette adresse en extrême Orient.

Parlerons-nous du papier ? Cela va sans dire, et non du papier japonais, mais bien du papier d’Angoulême, du papier anglais, et du papier pour tenture ! et des simili-tapisseries, et des cuirs « imitant les cuirs de Cordoue ! » et des malles, des « Gladstone bags »… et la verrerie, verrerie de Venise, de Bohême, et la céramique, la poterie, la faïence, la porcelaine, expédiée pour rien, en guise de lest et vendue pour rien dans nos magasins, et les chaussures, les courroies, les couvertures, les balances, les lampes ; et les bouchons, les couvertures, les mouchoirs, la lingerie, les boutons de métal, les broderies, les cigarettes rangées comme les allumettes dans des boîtes européennes ou américaines, et la parfumerie, le savon, les plumes, le lait… tout enfin, tout, jusqu’au ciment de Portland !

Tout cela n’arrive pas encore, sauf exception, en Europe, mais se vend de plus en plus sûr les marchés qui appartenaient à l’Europe, et dans les colonies européennes elles-mêmes, au détriment des produits métropolitains.

Donnons rapidement un aperçu de la situation qui est faite par exemple à la colonie anglaise de Singapour. Nous avons parlé de la place qu’y ont prise les charbons japonais : cela est frappant et il en est de même pour beaucoup d’autres produits. Singapour était en quelque sorte la porte anglaise de l’extrême Orient, c’est là que se ravitaillaient nombre de bâtimens européens et qu’ils échangeaient leur chargement : aujourd’hui cette porte est en train de passer aux mains du commerce japonais.

Rien ne permet mieux de se rendre compte de ce qu’ont perdu les Anglais dans leurs colonies par le fait de la concurrence locale ou japonaise que les chiffres suivans extraits d’un rapport de notre consul à Singapour daté de 1895.

De 100 000 dollars[10], les importations de parapluies anglais sont tombées à 2 000 en quatre ans. Celles des Japonais se sont élevées d’environ néant à 268 000. Pour les allumettes c’est le même bouleversement. En 1891, les Anglais en importaient pour 121 000 dollars ; en 1895 ils n’en importent plus que pour 2 000. Les Japonais, en revanche, en importaient pour 31 000 dollars en 1891 ; ils en importent aujourd’hui pour 451 000.

La progression est non moins sensible pour les importations de cotonnades qui passent de 21 000 380 000 dollars ; elle est sensible aussi pour les soieries, qui s’élèvent de 1 300 dollars à 46 000, la bonneterie, de 1 400 dollars à 19 1000 ; l’ébénisterie, l’horlogerie, la verrerie, la chapellerie, etc.

Même observation pour d’autres marchés d’Extrême-Orient.

Le consul général d’Angleterre à Bangkok, dans un rapport tout récent, constate que « le Japon a récemment conquis le marché du Siam pour différens articles de bas prix : allumettes, parapluies, bière, » et il ajoute : « on craint que progressivement d’autres articles ne viennent à échapper au commerce de l’Europe. »

Ce qui est évident pour l’Angleterre, parce que la démonstration s’appuie sur des chiffres considérables, ne l’est pas moins pour d’autres pays : Russie, France, Allemagne, Espagne, États-Unis, Australie même. Le Japon, puis la Chine, se servent du concours des uns et des autres, il est vrai, mais pour arriver plus sûrement à se passer de tout le monde.

M. Renan entendait un jour vanter devant lui les beautés et les séduisantes promesses des diverses grandes lignes de chemins de fer qui, soit au sud, soit au nord, doivent relier l’Europe à l’Asie ; il écoutait sans interrompre, la tête penchée et en souriant, comme d’habitude ; mais quand le brillant tableau fut terminé, il dit seulement : « Oui, ce sera très beau… si ce n’est pas le grand chemin de l’invasion. » Il revint ensuite sur cette crainte et se mit à parler de Tamerlan.

Je ne crois pas, je le répète, que nous ayons à redouter ce péril parce que les populations de race européenne ont en elles quelque chose qui vaut beaucoup mieux que le nombre pour résister à une invasion, et ce quelque chose c’est une belle et noble intelligence, supérieure de mille coudées à l’habileté technique la plus développée ; elles ont en outre un grand courage, l’habitude et le goût des armes : elles ont tant lutté, tant lutté pour défendre soit leur sol, soit leurs libertés, soit leur religion ; tant lutté et si vaillamment, que l’héroïsme en elles est atavique et ne disparaîtra, s’il peut disparaître, qu’après des siècles ; non, l’invasion des hommes jaunes n’est pas à craindre, et ce n’est pas là sans doute ce que voulait dire Renan, c’est l’invasion de leurs produits, et c’est bien pire, car l’invasion des hommes jaunes stimulerait notre énergie, tandis que l’invasion de leurs produits nous décourage, nous mécontente et nous divise ; elle réduit à l’oisiveté et à la misère des armées entières d’ouvriers dont elle fera nécessairement des révoltés et qui seront les vraies armées, les irrésistibles armées de destruction, si on n’y prend garde. Je reviens à dessein sur ces perspectives très sombres : le moment est venu d’y penser, il faut aviser ; et comment prévenir le danger si on n’ose pas le regarder en face, le mesurer ? Ne craignons pas de le répéter, nous fermons les yeux ; c’est là jusqu’ici notre seul système de défense…

Nos concurrens profitent de tout, sans rien négliger ; et presque tout les favorise ; nous n’avons pour nous que notre habileté traditionnelle, notre goût, notre science, un long passé d’efforts accumulés, mais dont les résultats peuvent aujourd’hui rapidement s’acquérir grâce à la machine-outil qui a dépouillé l’ouvrier européen de l’inappréciable héritage d’un savoir professionnel, d’une force acquise au prix d’efforts suivis et répétés depuis des siècles ; oui, presque tout favorise nos concurrens.

Prenons les grèves : incontestablement elles ont toutes ou presque toutes pour cause première la concurrence. Le charbon du Japon fait baisser le charbon de Cardiff, comme le blé ou les cotonnades orientales font baisser le blé et les cotonnades d’Europe et du monde entier. Or les grèves provoquées par la production du Japon profitent à qui ? à la production du Japon. C’est le Japon qui sème et qui récolte. Tout profit pour lui, toute perte pour nous. En effet, tandis que la grève arrête la vente des produits européens, les produits japonais prennent leur place. Cela est fatal, inévitable, et d’ailleurs nettement constaté. Sur ce point encore l’unanimité des agens européens est absolue. La grève des mineurs anglais a ralenti l’importation des charbons de la métropole à Bombay, écrit notre consul dans cette ville, et en même temps les charbons japonais ont fait leur apparition.

Si du moins la Chine nous restait, comme on l’imagine, et nous offrait, avec ses 400 ou 500 millions d’habitans un inépuisable marché, nous serions rassurés ; mais il est à craindre que la Chine ne suive l’exemple du Japon et qu’elle n’ait la prétention de nous vendre, elle aussi, des produits similaires des nôtres, dès qu’elle le pourra, au lieu de nous les acheter. Les progrès de l’industrie nous réservent aussi tant de surprises ! notre colonie d’Indo-Chine elle-même ne se trouve-t-elle pas faire concurrence à notre agriculture avec un produit qui semblait pourtant bien inoffensif, le riz. A combien d’entre nous les importations de ce petit grain qui se manipule, se transforme ou bien se conserve si aisément paraissaient-elles sans aucun danger il y a quelques années ? Et cependant quelle erreur ! on connaît la difficulté. Nous y avons déjà fait allusion plus haut[11].

Si la Chine, grâce à des efforts bien intentionnés plus que réfléchis de l’Europe, si la Chine arrive à développer ses ressources, elle sera dans une situation plus favorable que le Japon pour nous faire concurrence, parce que ses populations sont beaucoup plus nombreuses et, assure-t-on, fournissent des ouvriers supérieurs et plus sobres encore s’il est possible.

Le Japon aussi a ses charges ; élevant ses impôts, il élèvera ses salaires ; il les élève déjà ; ce qui est vrai pour l’Angleterre et pour l’Europe, l’est tout autant et davantage en Extrême-Orient. On ne vit pas impunément au-dessus de ses moyens, comme c’est la tendance universelle de notre temps, et c’est une ambition très belle, mais dangereuse, pour un peuple jeune que de vouloir posséder tout à la fois une puissante flotte et des armées. Cela coûte cher, et surtout cela mène plus loin qu’on ne pense peut-être ; on emprunte, inévitablement ; on multiplie les monumens, les fonctionnaires, etc., comme nous avons fait peu à peu. Et si la Chine produit à meilleur compte encore que le Japon, c’est le Japon à son tour qui ne pourra plus faire face à ses obligations ; ses industriels seront obligés d’aller, ils vont déjà exploiter en Chine les salaires plus bas que chez eux ; ils se feront comme nous, comme les Américains, concurrence à eux-mêmes, et ainsi, pour l’Europe le remède sortira peut-être de l’excès du mal. Mais ce remède, le krach du Japon, le krach de nos rivaux, est hypothétique, tandis que le péril est certain.

Nos capitaux, les capitaux européens se tournent du côté de la Chine ; ils ont pris cette direction. Nous avons parlé des missions qui s’organisent partout, depuis la dernière guerre et le traité sino-japonais. Le Comité des Forges de France fusionné avec le Comité des Houillères a consacré 500 000 francs, dit-on, pour aller faire étudier les moyens de créer en Chine des industries, aujourd’hui que les étrangers sont admis à y établir des manufactures. « Toute l’Europe s’en mêle, et si nous n’y allons pas, me disent des industriels français, la place sera prise par d’autres : c’est à qui, en Europe, va s’efforcer de créer en Chine des industries rivales des nôtres… »

Un autre s’exprimait ainsi :

« Depuis des années, l’Europe semble s’être appliquée à développer dans le monde entier, avec ses capitaux, une population industrielle qui produise plus que nous à meilleur marché. » Que n’ont pas tenté déjà les Anglais à Shanghaï ? Des Européens qui ont réalisé là-bas de grandes fortunes en commençant par faire venir d’Europe du charbon, des navires, etc., ont construit à présent des filatures, et, changeant de rôle, vendent des produits que fabriquent pour eux les Chinois. Aussi entendons-nous prédire de tous côtés un grand avenir à Shanghaï. Le Times voit dans ce beau port, où les Européens ont si bien su mettre à profit la main-d’œuvre indigène, le Manchester et le Liverpool de l’extrême Orient. M. H. Norman déclare qu’il se présente à première vue au voyageur sous un aspect plus imposant que New-York et San Francisco. Je le veux bien, mais, s’il en est ainsi, que deviendront les Manchester et les Liverpool du vieux monde, quand les Yokohama, les Shanghaï et les Bombay, sans parler des Chicago, des Melbourne et tant d’autres cités immenses et nées d’hier, et créées par nous, auront pris tout à fait leur place ?

Il n’est guère besoin de savoir lire entre les lignes pour deviner les appréhensions qu’éprouvent, pour le commerce de leur pays, les représentans étrangers qui ont quelque expérience et qui réfléchissent. Les impressions de M. Hannen, consul général d’Angleterre à Shanghaï, invoquées par M. de Brandt à l’appui de son opinion, sont décisives ; il voit les filatures chinoises s’élever autour de lui comme par enchantement, et Shanghaï devenir non plus un port seulement et une magnifique escale, mais un grand centre industriel qui fera tort à ceux du Lancashire, « la Chine pouvant produire à bien meilleur compte à cause de la dépréciation de l’argent. » Et il faut tenir compte de l’extrême réserve qui s’impose à des agens dont les rapports sont publiés. Non seulement ils sont tenus à beaucoup de ménagemens concernant le pays de leur résidence, mais ils doivent aussi et par-dessus tout éviter les conclusions trop pessimistes, trop personnelles. Allemands, Anglais ou Français, à quelque nationalité qu’ils appartiennent, les fonctionnaires ne vont pas volontiers jusqu’au bout de leur pensée ; ils craignent de heurter l’opinion courante, ou simplement celle de leurs chefs, et de s’exposer à quelque disgrâce en signalant, avant l’heure où tout le monde les entrevoit, des dangers nouveaux qu’ils pressentent. Un autre agent anglais, M. Jamieson, ne craint pas cependant, lui non plus, d’écrire (et encore une fois la netteté de tous ces témoignages me frappe autant que leur unanimité) : « La Chine, longtemps arriérée dans son essor industriel, s’éveille à son tour… Mes constatations sont vraiment inquiétantes… » La différence énorme entre les conditions économiques permet à l’industriel de l’Extrême-Orient de vaincre sans effort celui de l’Occident qui lutte de son mieux. Et M. Jamieson confirme tous les chiffres, toutes les appréciations que j’ai cités plus haut ; il les présente même sous un jour beaucoup plus sombre, montrant les anciennes industries anglaises couvrant avec peine leurs frais ou même accusant des pertes sensibles, tandis que des industries nouvelles et rivales surgissent rapidement en Extrême-Orient, et malgré leur peu d’expérience et les fautes de la direction, donnent de beaux revenus, des dividendes moyens de 12, 16, 18 pour 100. Et M. Jamieson présage que le danger ira croissant, que les progrès déjà constatés dans l’industrie du coton, par exemple, seront de plus en plus rapides, car on a commandé un outillage considérable dont une partie pour des filés de qualité plus fine. On a prouvé surabondamment, ajoute-t-il, qu’un simple coolie chinois pouvait être promptement transformé en un ouvrier habile ; on connaît sa résistance au travail, sa sobriété ; la main-d’œuvre est si abondante et le territoire si vaste que bien des années s’écouleront avant qu’une hausse puisse se produire sur les salaires.

Un de nos agens français les plus distingués résume la situation comme il suit :

« Les produits manufacturés sur le lieu même de production ou le plus près possible du lieu de production, tel est le cours des choses partout et particulièrement en Extrême-Orient. Les étrangers sont aujourd’hui libres d’établir avantageusement des manufactures en Chine ; ils en profiteront. Dans le sud, ils fabriqueront des cotonnades, à Canton, Shanghaï et ailleurs. Manchester y perdra. Ils fabriqueront aussi des soieries d’après nos modèles, et Lyon y perdra. Dans le nord de la Chine, dans les steppes de la Mongolie où abondent les troupeaux, ils fabriqueront des lainages, des feutres, du drap, des tapis ; les marchés russes, américains et allemands y perdront. Au début sans doute les industriels qui auront eu la hardiesse de transporter leurs usines là-bas gagneront beaucoup d’argent… mais jusqu’au jour où ils seront évincés, et ils le seront ; car le marché chinois depuis quarante-cinq ans s’affranchit de plus en plus des intermédiaires que son expérience acquise rend peu à peu inutiles. »

Suivant une expression anglaise qui commence à passer avec beaucoup d’autres dans le langage international, les producteurs d’Extrême-Orient sont par trop handicapés, favorisés dans leur course aux bénéfices ; la concurrence n’est plus possible ; ils ont sur nous par trop d’avance.

Ce qui n’empêche que l’importation des machines européennes va se multiplier en Chine, et que ce sera pour nous le résultat le plus certain de la dernière guerre : elle aura ouvert à la civilisation l’empire des ténèbres. Un monde qui dormait va s’éveiller. Des chemins de fer, des usines vont jeter la vie dans ces multitudes engourdies qui consommeront et surtout produiront davantage. Des services de paquebots vont remonter ces grands fleuves dont les noms étranges ont égayé notre enfance ; des centres populeux, congestionnés, trouveront l’emploi de leur activité au bord de ces fleuves et de leurs affluens dans les vallées fertiles, inexploitées. Les Chinois recevront nos commandes, vendront du charbon, du fer, des tissus de coton, de soie, de laine, sans parler du reste ; — que leur vendrons-nous en échange ?

Et quand la Chine, éveillée comme le Japon, se sera mise au travail avec nos outils ; quand ses masses encore inertes viendront à notre appel, par centaines de millions, activer encore la concurrence déjà effrénée où l’Europe lassée s’épuise ; quand nos ouvriers, en un mot, verront leurs ateliers se clore, leurs heures de travail se réduire et leur gagne-pain, celui de leurs enfans, disparaître, qu’arrivera-t-il ?

Quand les Amériques, l’Australie, le Cap, les Indes, l’extrême Orient nous auront fermé leurs portes et nous disputeront les marchés de l’Afrique qui nous restent ; quand les vastes empires que l’Europe avait savamment asservis ou patiemment ouverts à son commerce pourront se suffire à eux-mêmes, se passer de nous, quand ces gigantesques cliens, en un mot, n’auront pas craint de se changer en concurrens, quand une puissante colonie ne sera plus en fait qu’une redoutable rivale, n’est-ce pas toute une révolution dont on n’ose envisager les conséquences politiques, économiques, sociales ?

Puissé-je n’être qu’un visionnaire et me tromper grossièrement. Puisse quelque surprise, quelque découverte inattendue me donner tort, réduire à néant mes craintes et démontrer que l’Europe est jeune encore et pleine de ressources. N’a-t-elle pas sur tous ses rivaux l’avantage de posséder des réserves anciennes, immenses, accumulées ? Ne lui suffira-t-il pas pour rester prospère de subvenir aux besoins de bien-être et de luxe qui vont se développer dans le monde et peuvent renouveler notre clientèle ? Avec quelle ardeur je le souhaite ! Avec quelle joie je dirai que je suis tombé, moi aussi, dans l’erreur facile des pessimistes !

Mais si je m’exagère le danger, il mérite cependant qu’on y réfléchisse, et qu’on en parle, car il existe et il explique, oui, la concurrence qui menace l’Europe explique tous ses embarras, son malaise, les maux dont elle souffre ; et c’est déjà beaucoup que de s’en rendre compte ; et cette conviction seule peut apaiser bien des colères, mettre fin à bien des conflits.

Et non pas des conflits seulement d’ordre intérieur ; j’ai montré le parti que nos rivaux lointains tiraient de nos divisions, de nos grèves, mais je n’ai pensé qu’à leur concurrence en temps de paix. Avec quels avantages bien autrement grands ne s’exercerait-elle pas en temps de guerre ! S’ils profitent de nos querelles de famille, s’il suffit d’une révolte de mineurs éclatant en Angleterre pour qu’aussitôt la production et la vente des charbons japonais prenne un essor nouveau et ravisse à l’Europe les marchés qu’elle avait créés à grands frais, que serait-ce le jour où nos ouvriers, au lieu de se mettre par milliers en grève sur quelques points, cesseraient partout, par millions, de travailler pour aller rejoindre leurs régimens ; le jour où la production de l’Europe, arrêtée subitement, laisserait le champ libre, grand ouvert, à des concurrens attentifs et tout prêts à prendre la place ? La guerre finie, les ouvriers européens trouveraient plus difficilement que jamais de l’ouvrage ; l’industrie européenne se verrait fermer un grand nombre des débouchés qui lui restent à l’étranger. Le lendemain de la guerre serait pire peut-être que la guerre elle-même ; et c’est une raison de plus pour que ceux qui pourraient d’un mot la déchaîner et qui la préparent au prix des plus écrasans sacrifices s’attachent en même temps à la prévenir ; pour qu’ils comprennent peut-être ce qu’il y aurait de noble et de grand à vouloir la rendre impossible. Et c’est pourquoi l’Europe, toute l’Europe, malgré tant de difficultés, tant de complications qui la tourmentent, n’a jamais si ardemment et sincèrement désiré la paix ; parce que la guerre ne serait pas seulement la guerre, mais le commencement de temps nouveaux, impénétrables et dont l’obscurité nous fait reculer. C’est pourquoi aussi une responsabilité bien lourde devant l’histoire pèsera sur ceux qui n’auront pas craint d’attrister cette paix, de ta rendre sombre et précaire pour satisfaire d’injustes et de malheureuses ambitions.


D’ESTOURNELLES DE CONSTANT.

  1. 1° Collection des rapports des agens diplomatiques et consulaires publiés par les ministères des Affaires étrangères et du Commerce. Chine, Japon, Indes, années 1894, 1895 : 2° Collection des rapports de même nature, publiés en Angleterre sous forme de blue books. — V. aussi Henry Norman, Peoples and politics of the Far East, 1895 ; et enfin M. von Brandt, die Zukunft Ostasiens. Stuttgart, 1895.
  2. V. Brenier, l’Évolution industrielle de l’Inde.
  3. V. les rapports de M. Hunt, de M. Troup, de M. J. Hannen, de M. Jamieson, de M. de Brandt, de M. Klobukowski, de M. Dubail, etc.
  4. Firmin-Didot, 1895.
  5. Guillaumin, 1895.
  6. René Lavollée, p. 541 et 228.
  7. National life and Character, 1893.
  8. Lavollée, p. 230.
  9. Notre ministère du Commerce, — je signale cette innovation heureuse et hardie avec l’espoir qu’elle ne restera pas sans suite, — n’a pas craint de mettre en vente ces publications consulaires : c’est un progrès dans notre pays de routine, on l’ignore trop ; on peut les acheter à la librairie Paul Dupont pour quelques centimes.
  10. 1890 1891 1892 1893 1894
    dollars dollars dollars dollars dollars
    Angleterre 104 463 115 585 87 853 38 653 2 115
    France 16 289 52 610 35 795 62 115 46 599
    Japon 180 1 665 320 74 843 268 666
  11. Les riz provenant de nos colonies sont naturellement exempts de droits à leur entrée en France, tandis que les riz étrangers paient 3 francs les 100 kilos. Il est tout simple que nous favorisions nos colonies. Elles en profitent. A la faveur de ce régime, l’importation des riz indo-chinois, qui n’était que de 2 630 tonnes en 1889, a dépassé 73 000 tonnes en 1893. En quatre ans elle est devenue environ trente fois plus considérable. Et que résulte-t-il de ce développement ? C’est que nos paysans ne vendent plus leurs pommes de terre, parce que ces riz sont transformés en glucose et en amidon, de même que la pomme de terre ; mais comme ils sont à bas prix, peu encombrans et ne se gâtent pas dans les magasins, ils sont assurés de la préférence, et notre dernière récolte de pommes de terre est encore en tas dans les champs et dans les granges, où elle germe et s’avarie.