Le Péril de notre marine marchande
Revue des Deux Mondes6e période, tome 40 (p. 81-107).
LE PÉRIL
DE
NOTRE MARINE MARCHANDE

III [1]
L’INSUFFISANCE DE NOS PORTS DE COMMERCE


LES OUVRAGES DU PORT

Nous avons, au cours de nos précédens articles essayé de montrer la détresse de nos constructions navales, et indiqué les lacunes de notre législation en ce qui concerne le navire, l’équipage, le travail à bord. Nous voici maintenant conduit à dénoncer l’insuffisance grave de nos ports de commerce dont l’organisation exerce une si grande influence sur le développement de notre flotte marchande. Dans nos ports, en effet, celle-ci procède à son armement et se charge : plus tard elle y revient pour se décharger et se réparer. Il est donc de la plus haute importance pour elle de savoir comment ont été réglés l’approfondissement des passes et des bassins, l’établissement des quais, la répartition et les dimensions des formes de radoub.

C’est notre pavillon qui pâtit surtout de l’infériorité de nos moyens d’action. Alors que les Compagnies étrangères ne s’arrêtent pas définitivement sur nos côtes et ne supportent que d’une façon accidentelle les inconvéniens qu’elles peuvent y rencontrer, nos bâtimens font de nos cités maritimes leur séjour habituel. Il y a pour les uns et les autres la différence qui existe entre un port d’escale et un port d’attache. Dans ce dernier, le navire compose son équipage et prend la majeure partie de son fret. Le port d’attache est, en quelque sorte, le domicile légal du navire. Bien souvent, au contraire, les bateaux étrangers ne passent pas vingt-quatre heures à l’intérieur de nos jetées. Quand ils jugent qu’ils ne s’y trouvent pas à l’aise, ils se hâtent de cingler vers des eaux plus hospitalières, détournant ainsi le trafic de nos rivages.

Un fait à peine croyable, c’est qu’aucun de nos ports ne soit en état de recevoir les grands paquebots modernes à toute heure de marée. Les liners français de l’Atlantique, eux-mêmes, doivent régler leur arrivée au Havre, à Saint-Nazaire, à Bordeaux, sur la hauteur des eaux, car nos ouvrages maritimes ne se sont pas adaptés en temps opportun aux dimensions des nouveaux paquebots. L’exemple du Havre est là pour le démontrer. Une première enquête pour l’agrandissement du port fut entreprise dès 1882. Le Parlement ne vota qu’en 1895 les crédits nécessaires à l’exécution d’un plan restreint qui ne répondait déjà plus aux exigences du moment. On décida donc de modifier les fondations des musoirs d’entrée et des quais de marée. Faute d’avoir vu assez grand, les travaux d’ensemble auront coûté plus cher et ne sont même pas encore achevés. On dut en 1907 adopter un second programme dont la dépense s’élèvera à 85 millions. Ce programme consiste en une emprise sur la mer de 285 hectares environ, entourée de 4 400 mètres de quai. Ces bassins eussent rendu, au cours des hostilités, d’incalculables services. Alors que le besoin s’en faisait si cruellement sentir, on se demande pourquoi les Ponts et Chaussées n’ont pas réalisé l’effort nécessaire pour couper le batardeau qui devait nous livrer l’avant-port, même s’il devait être aménagé à l’aide d’installations provisoires.

Les ouvrages du Havre ont, d’une façon générale, l’inconvénient de concerner plutôt l’accès du port, que les bassins intérieurs. Il en résulte que ces entreprises favorisent surtout le Havre en tant que port d’escale pour les bâtimens étrangers. A Saint-Nazaire le chenal de la Loire est très délicat à embouquer par suite de la présence de la barre des Charpentiers qu’on ne peut franchir qu’aux hautes eaux, et des difficultés analogues attendent les navires qui doivent remonter la Gironde jusqu’à Bordeaux. On étouffe littéralement dans nos ports de commerce. Tous ces derniers temps, quand on attendait anxieusement le charbon et le matériel de guerre, on a pu voir de véritables flottes de vapeurs immobilisées à Cherbourg avant de pouvoir remonter jusqu’au Havre, où, d’ailleurs, de nombreuse cargos stationnaient en rade de longs jours avant de pouvoir être déchargés. En Méditerranée, dans la baie de l’Estaque, j’ai compté, à plusieurs reprises, plus de trente de ces cargos à destination de Marseille.

Cette immobilisation des bâtimens dont le concours eût été si précieux, outre les conséquences financières dont je parlerai plus loin, a eu le très grave inconvénient de condamner à l’inaction des navires qui eussent apporté à notre pays le grain et les matières premières qui nous manquent aujourd’hui. Si l’on faisait le total des journées perdues-de ce fait, on arriverait sans peine à prouver qu’une meilleure utilisation du tonnage flottant aurait permis le ravitaillement de la France entière pendant plusieurs mois de guerre. La question de la « souduro » ne se poserait pas et la population n’eût point été privée de charbon pendant tout l’hiver dernier.

Tandis que Liverpool, Londres, Anvers, Rotterdam, Hambourg, Brème, aux années qui ont précédé la guerre, se sont développées dans des proportions gigantesques, comment excuser notre indifférence ? Les Chambres de commerce ont bien établi en temps voulu leurs prévisions, mais les Pouvoirs publics, à qui incombait le soin d’élaborer les plans d’ensemble de notre outillage national l’ont fait avec une extraordinaire lenteur. On n’imagine pas par quelle filière passent les projets de travaux avant d’être convertis en lois. A force de courir du secrétariat de la Chambre de commerce au bureau de l’ingénieur local, au Conseil des ponts et chaussées, pour s’échouer enfin dans les bureaux du Parlement, les projets se démodent avant d’être adoptés.

n semble, en outre, que l’on ait commis une erreur en émiettant nos ressources sur tout le littoral au lieu de les concentrer en quelques points bien déterminés. J’approuve, certes, les allocations de crédits, plus ou moins élevés, qui ont servi à fonder dans certaines criques ou certains estuaires des ports utiles ; mais était-ce une raison pour négliger l’exécution des travaux d’agrandissement à Dunkerque, au Havre, à Saint-Nazaire, à Bordeaux, à Marseille ? Durant la guerre, les ports secondaires ont effectivement rendu des services au ravitaillement du pays, mais cela tient surtout à ce que nos grands ports étaient débordés. L’infériorité de leur rendement n’entraînait en temps de paix que des inconvéniens d’ordre économique. La guerre éclate : des besoins énormes surgissent ; il faut, à tout prix, ravitailler la France et son armée. Nos ports devraient le permettre. Hélas ! on s’aperçoit que rien n’a été prévu pour parer à cet accroissement des importations ! Ce qui n’était autrefois qu’une faute administrative devient un danger pour la Patrie ! Lorsqu’on veut se servir de nos ports d’une manière intense, ils sont vite envahis par des amoncellemens de marchandises, de caisses, de colis, de ballots de toutes sortes, qu’on attend en vain dans les villes pour nourrir ou chauffer les habitans, dans les campagnes pour cultiver la terre, au front pour combattre l’ennemi. Partout on doit se mettre à l’ouvrage et se hâter pour improviser vaille que vaille, en pleine guerre, ce qu’on aurait dû préparer plus économiquement et mieux pendant la paix.

Dans cette besogne les Chambres de commerce locales font preuve d’une remarquable activité et d’un sens pratique averti. Partout elles multiplient les moyens de fortune pour se plier aux exigences du moment. Des wharfs surgissent à l’aplomb des rives des fleuves, où des grues élèvent leurs grands bras le long de môles qui n’en avaient jamais supporté. Il faudrait mentionner tous nos ports pour rendre aux Chambres de commerce l’hommage qu’elles méritent. Depuis le début des hostilités, celle de Bordeaux a pu livrer 600 mètres de quais nouveaux : les quais de Bourgogne, dits quais verticaux, sur la rive gauche du fleuve près du pont de pierre, ayant 198 mètres de longueur avec trois grues pouvant recevoir deux navires, et les appontemens de Bassins sur la rive droite avec 400 mètres de quais et six grues desservant trois navires. Dunkerque a ouvert le quai Freycinet n° 5 que la base britannique exploite à l’aide d’apparaux perfectionnés et-grâce à une importante gare créée de toutes pièces.

Marseille a continué l’exécution de son plan d’extension vers la baie de l’Estaque. Le bassin de la Madrague est maintenant protégé par un mur de quai de 200 mètres ; le môle G a été mis en service et la traverse du cap Janet est sur le point de l’être. Dans un petit port comme Dieppe, la Chambre de commerce qui possédait 23 grues en juillet 1914, en avait 11 de plus en janvier 1915. Les travaux entrepris : deux appontemens et la prolongation du mur Ouest du bassin à flot, permettront de porter à huit le nombre des places à quai. Des voies ferrées nouvelles ont été posées à Dunkerque, à Saint-Nazaire, à Cherbourg, etc. par les prisonniers allemands.

Rouen s’est distingué par sa merveilleuse faculté d’adaptation. Il suffit pour nous en convaincre de calculer le tonnage que ce port a dû absorber. Le mouvement des marchandises, qui était de 5 067 000 tonnes en 1914, est passé à 8 164 000 tonnes en 1915. En 1916, Rouen est devenu le premier port importateur de France avec 7 245 000 tonnes contre 6 100 000 tonnes à Marseille. Se rend-on compte des efforts qu’il a fallu réaliser pour faire face à cet afflux soudain de marchandises ?

Et tout cela ne sert qu’à mieux faire ressortir l’imprévoyance du gouvernement dans la constitution de notre outillage national. Malgré tous ces sacrifices en effet, le service des quais reste très au-dessous des besoins réels, car on n’a pas eu le temps matériel de substituer un automatisme bien compris aux vieux procédés désuets d’embarquement. On manque partout d’instrumens mécaniques et ce n’est pas en pleine guerre qu’on peut se les procurer. Les difficultés ne se sont d’ailleurs pas bornées au déchargement des marchandises. Elles se sont aggravées lorsqu’il a fallu évacuer celles-ci vers les lieux de destination définitive. On a constaté alors que les voies d’acheminement ne pouvaient même pas permettre l’évacuation des marchandises déchargées, quelque insuffisant que fût déjà le mouvement des ports. Il n’y avait pas derrière eux d’artères terrestres et surtout fluviales, de véhicules de camionnage, de lignes ferrées, de wagons, de locomotives, de péniches, de remorqueurs, en nombre assez considérable.

Un exemple typique fera mesurer les erreurs de cette politique à courte vue qui a prévalu en France depuis trop longtemps. Je veux parler du canal de Marseille au Rhône et de l’utilisation de l’étang de Berre ; Marseille, qui bénéficie par ailleurs d’une situation hors de pair, manque de moyens de pénétration naturels à l’intérieur des terres, puisque, seule de toutes nos grandes villes maritimes, la cité phocéenne n’est pas située sur les bords d’un fleuve. Pour obvier à cette condition toute spéciale d’infériorité géographique, il suffisait d’établir le canal de jonction du Rhône à Marseille en employant l’étang de Berre et l’étang de Caronte jusqu’à Port-de-Bouc. Ce travail si important a bien été entrepris, mais avec quels retards ! L’établissement d’une voie de communication entre Marseille et le Rhône fut officiellement proposée... en 1620 ! Il a fallu attendre deux siècles et demi pour que la question fût sérieusement reprise et divers plans examinés, notamment celui du lieutenant-colonel du génie Marchand, qui proposait d’ouvrir un canal souterrain praticable pour les bâtimens de la marine commerciale à traversées collines du Rove. C’est ce qui a été décidé par la suite, mais le premier coup de pioche n’a été donné qu’en avril 1911, à la tête Sud du port de la Lave, par lequel on accède à l’avant-port de Marseille. Le souterrain n’a été attaqué qu’en 1912 du côté Nord par la tranchée de Gignac. La rencontre des deux tronçons de galerie d’avancement a eu lieu avec une précision mathématique le 18 février 1916. Combien ne devons-nous pas déplorer que le canal n’ait pas été achevé avant la déclaration de guerre, quand nous réfléchissons aux services qu’il nous eût rendus pour l’acheminement des diverses marchandises vers le centre de la France ! De plus, l’aménagement de la masse d’eau de l’étang de Berre comme succursale de Marseille eût singulièrement facilité la navigation française. Quand cette mer intérieure, dont les profondeurs dépassent sept mètres sur une grande partie de son plan d’eau, sera rendue navigable pour les grands navires par l’étang de Caronte et reliée à Marseille grâce à un canal, une immense superficie de quais pourra y être édifiée. Un ingénieur anglais me disait en parlant de l’étang de Berre : « L’inutilisation de ce bassin naturel au XXe siècle est une hérésie économique impardonnable. »

D’ailleurs, on ne peut s’empêcher de frémir en songeant que Marseille ne communiquait avant la guerre avec le reste du pays que par une seule voie ferrée traversant un tunnel qu’une cartouche de dynamite eût pu faire écrouler. Comment s’étonner que notre marine marchande ne jouisse pas de la prospérité qu’elle mérite lorsqu’on constate que les œuvres les plus indiquées pour favoriser son développement restent si longtemps dans les limbes ? En vain la Chambre de commerce a multiplié les démarches pour faire aboutir plus tôt ce projet capital. La Revue des Deux Mondes m’a permis de l’exposer à ses lecteurs le 1er février 1893 et je l’ai rapporté deux fois devant la Chambre des Députés, sans parvenir à faire comprendre la nécessité de son exécution immédiate.

De grands travaux, sinon aussi urgens, du moins aussi utiles, seraient aussi à entreprendre : par exemple, la mise en état de navigation du Rhône jusqu’à Genève. L’aménagement du Rhône comme voie de navigation constituerait une artère d’une richesse merveilleuse au sein de l’Europe centrale, qu’elle vivifierait au profit de la France en détournant le trafic des ports allemands. Ce serait en outre le moyen de permettre l’organisation des forces hydro-électriques du fleuve et de ses affluens. Celles-ci, d’après certaines évaluations, peuvent fournir un débit moyen de plus de deux millions de chevaux. On épargnerait, par l’emploi de la houille blanche, une consommation considérable de charbon dont nous manquons et dont le prix de revient pèse lourdement sur l’armement français. C’est un point sur lequel on ne saurait trop insister que cette cherté du combustible qui place la France dans une condition si défavorable vis-à-vis des marines concurrentes, anglaise, belge, ou allemande.

Et que dire des bassins de radoub, ces hôpitaux des navires qui leur sont aussi indispensables que les formations sanitaires à une armée en campagne ? Actuellement, le paquebot France, qui navigue en Méditerranée, est forcé de se rendre à Malte, s’il veut trouver une forme sèche assez longue pour le recevoir. Dans les ports de commerce le nombre des cales ne répond nulle part à l’importance des carénages à effectuer. Au Havre, les cales de radoub ne peuvent hospitaliser les paquebots que construisait avant la guerre la Compagnie Transatlantique et ceux-ci doivent aller se faire caréner à Southampton. Mais ceci est encore plus extraordinaire : Rouen, devenu, nous l’avons dit, notre premier port d’importation, ne possède ni forme sèche ni bassin de réparation à flot. Les navires qui ont eu besoin de se réparer, parmi la quantité considérable de bâtimens fréquentant le port, ont dû se rendre en Angleterre pour se faire radouber, au lieu de trouver sur place de quoi remédier à leurs avaries. En revanche, onéreuse des bassins dans les arsenaux militaires où leur nécessité n’est pas toujours démontrée. C’est ainsi qu’après l’achèvement des travaux de Lanninon, Brest aura trois formes de vastes dimensions, Lorient une, Cherbourg une. Si vous passez par Marseille ou par le Havre, vous vous apercevrez que des navires attendent leur tour pour franchir les portes des bassins de radoub, tandis qu’avant les hostilités, les bassins de Cherbourg, de Brest, de Lorient, restaient presque toujours vides.

Cette insuffisance générale de nos ports de commerce devait fatalement aboutir à une crise très grave : la crise des transports dont il a été parlé ici-même. Je n’y reviendrai que pour signaler une fois de plus sa répercussion sur la situation militaire du pays. Il ne faut pas s’y tromper, c’est faute de n’avoir pas été en mesure de répondre aux demandes de l’armée et de la population, dès les débuts de la guerre, que nous souffrons aujourd’hui du blocus sous-marin. L’état de nos ports maritimes ne nous a pas permis de constituer des réserves nationales, et nous a même conduits à entamer les stocks que nous possédions : résultat désolant quand on sait que, pendant près de deux années, nous avons possédé, presque sans trouble, la maîtrise des mers.


Plaçons-nous maintenant au point de vue commercial et examinons les conséquences du mauvais état de nos ports sur l’avenir de notre pavillon.

Un navire peut se louer à l’heure comme une bicyclette. C’est ce qu’on appelle l’affrètement en time charter. L’armateur compte, en effet, le prix de revient de son navire par unité horaire : heure, jour, mois, etc. Toute immobilisation de tonnage flottant, tout retard dans l’entrée au port ou le déchargement des marchandises se traduit donc par une perte sèche d’autant plus considérable que la capacité du navire est plus grande. En matière de navigation, le problème consiste à transporter le maximum de marchandises dans le moindre laps de temps possible. Quand les opérations de déchargement du navire sont rendues plus laborieuses et plus longues, ce fait produit une réaction immédiate sur les résultats de l’exploitation.

Tout d’abord, la prolongation de l’indisponibilité du navire entraîne le paiement d’indemnités appelées surestaries, proportionnelles au temps de l’immobilisation du vaisseau. Elles se sont chiffrées en France par 25 millions environ par mois au début des hostilités. Les surestaries, que l’armateur supporte en partie, influent fâcheusement sur ses affaires en l’empêchant de jouir de son navire et d’en retirer les revenus qu’il en attend. Ses combinaisons sont déjouées par des contre-ordres constans dans le programme des voyages.

Le mauvais outillage des ports cause à notre armement un préjudice beaucoup plus grave encore, en lui enlevant une partie de la clientèle de nos propres commerçans. Avant la guerre, nous voyions les marchandises françaises prendre couramment la route d’Anvers où elles trouvaient des facilités plus grandes pour s’embarquer et des conditions de fret moins onéreuses, justement parce que le port était outillé en vue de charger avec plus de célérité et d’économie. Par exemple, un cargo jaugeant net 3 100 tonneaux payait au Havre 6 227 francs comme droits de quai, péage, pilotage, taxes diverses, etc. tandis que le même navire n’avait à acquitter que 2 963 francs pour une escale à Anvers. C’est-à-dire que, par tonneau de jauge nette, les frais de l’armateur se montaient à 0 fr. 95 dans le port belge et à 2 francs dans le port français où le paquebot France doit laisser plus de 12 000 francs à chaque voyage. Qu’en résultait-il ? Nos compagnies de navigation se voyaient enlever un fret important sur lequel elles eussent été en droit de compter, et cela sans qu’il y eût de leur faute.

La question de l’aménagement de nos ports est d’autant plus grave que, géographiquement, la France se prête assez mal au succès de l’armement national. À cheval sur deux mers, sur le passage de toutes les routes de navigation mondiales, notre pays est propice à la cueillette des marchandises par les navires étrangers. Nos côtes sont des points d’escale rêvés, aussi bien pour les vapeurs se rendant d’Allemagne, de Hollande ou des pays scandinaves en Amérique que pour ceux qui, partant de ces rivages et des Iles Britanniques, vont franchir le canal de Suez. Nos armateurs sont donc soumis à la concurrence de tous leurs rivaux, qui, ayant déjà constitué la meilleure part de leur chargement, se bornent à combler chez nous les vides de leurs cales. Convient-il que cette situation d’infériorité naturelle soit encore aggravée par un vice d’organisation ?

Il est facile de se convaincre du danger en considérant que, sur 60 millions de tonneaux qui représentaient en 1913 les entrées et les sorties de navires des ports français, 26 pour 100 seulement appartenaient à notre pavillon.


L’AUTONOMIE DES PORTS — LES ZONES FRANCHES

Un des meilleurs remèdes à cette situation consisterait à accorder aux ports leur autonomie administrative et financière, en les poussant dans la voie de la spécialisation qui leur permettrait de mieux adapter leurs moyens mécaniques de transbordement au genre de mouvemens qu’ils sont appelés à effectuer.

A la suite de diverses interventions, notamment celle de M. Taconet, membre de la Chambre de commerce du Havre, et de l’honorable M. Louis Brindeau, sénateur de la Loire-Inférieure, le Parlement a bien voté, le 5 janvier 1912, un texte de loi relatif à l’autonomie des ports ; mais, en fait, ce texte est si éloigné de l’autonomie véritable qu’il n’a nullement rempli le but qu’on se proposait. En quoi consiste, en effet, cette autonomie ?

Un port dépense des sommes considérables pour son entretien : balisage, nettoyage des quais, réparations diverses, police, etc. Les autorités locales doivent donc percevoir des taxes pour les rémunérer des services rendus aux navires. L’idée qui se présente d’elle-même à l’esprit, c’est que le port a son budget autonome, qu’il est organisé à la manière d’une commune avec une sorte de conseil municipal et de maire à la tête de son administration. Cependant, malgré la loi de 1912, c’est l’Etat qui continue à administrer. Si l’on excepte, en effet, les péages des Chambres de commerce, les taxes fiscales rentrent entièrement dans le budget général des Travaux publics. Il n’y a pas même de compte spécial ouvert à chaque port : au lieu que les ressources de chacun ne bénéficient qu’à lui seul, elles sont reportées sur tous les autres. Ainsi que je l’écrivais autrefois, il a été créé une soixantaine de ports dont l’entretien est à la charge de l’Etat. Or, il n’en existe que quelques-uns où les recettes soient supérieures aux dépenses. Quand le fait se produit, l’excédent des revenus ne sert nullement à l’amélioration du port qui a perçu les droits de quai et qui se trouve en bénéfices. Comment espérer, dans ces conditions, que nos ports puissent prospérer ? Voit-on les communes de France fondant intégralement leur budget dans celui du ministère de l’Intérieur ? Il n’y aurait plus d’administration municipale possible.

Le régime de l’autonomie est si logique qu’il est appliqué dans la plupart des nations de l’Europe. En Angleterre, à quelques rares exceptions près, les ports de commerce relèvent de pouvoirs locaux, corporations, villes, sociétés commerciales. Suivant la tradition anglaise, l’Etat laisse une extrême liberté aux exploitans. Ceux-ci fixent à leur gré les tarifs d’après la situation commerciale, les besoins du moment et les nécessités de la concurrence. En Allemagne, les ports de Hambourg, Brème, Lubeck construits, entretenus et administrés par les États de Hambourg, de Brème et de Lubeck, et non par les communes qui portent le même nom, n’en jouissent pas moins d’une autonomie à peu près complète : l’autorité locale qui les dirige décide souverainement de tout ce qui les intéresse, réserve faite de quelques questions d’ordre général, qui doivent être nécessairement soumises aux assemblées supérieures, soit de l’Etat lui-même, soit de l’Empire d’Allemagne. Les grands ports belges ou hollandais, Anvers, Rotterdam et Amsterdam, vivent sous le régime de l’autonomie communale. L’Etat n’intervient que pour participer aux améliorations importantes et pour homologuer les taxes perçues sur les usagers. Enfin, depuis 1903, Gênes est administrée par un consorzio local.

Le principe de l’autonomie a été adopté par le Comité des Armateurs de France qui, à la suite d’un référendum, a formulé le vœu que l’autonomie fût organisée sur les bases suivantes : représentation prépondérante des délégués de l’armement et des industries maritimes, au sein du Conseil chargé de l’administration du port ; adaptation de l’organisation administrative aux circonstances propres à chaque établissement et aux besoins spéciaux auxquels il répond ; simplification des formalités administratives ayant pour effet une plus grande rapidité dans l’exécution des travaux ; maintien, entre les mains de l’industrie libre, des services que celle-ci exploite, le remorquage, par exemple.

La loi qui a été votée en 1912 pour créer l’autonomie des ports a été suivie d’un règlement d’administration publique promulgué le 10 mars 1916. Rien ne s’oppose donc plus à ce que le régime organisé par la loi du 5 janvier 1912 soit institué dans nos ports. Mais ce régime est si éloigné de l’autonomie réelle, dont le principe avait été admis tout d’abord par le Parlement et par le gouvernement lui-même, qu’on peut redouter de le voir repoussé par les intéressés. C’est ce qui semble résulter des délibérations de l’Assemblée des présidens des Chambres de commerce qui s’est tenue à Paris le 3 avril 1916, et dont voici le compte rendu :

« L’Assemblée des présidens, après avoir pris connaissance du décret du 25 janvier 1916, pris en exécution de la loi du 5 janvier 1912, sur l’autonomie des ports de commerce, considérant que les Chambres de commerce sont particulièrement qualifiées pour apprécier les conditions les plus favorables dans lesquelles peuvent être assurés les services du port, demande instamment que, si les Chambres de commerce intéressées croient devoir émettre un avis défavorable à l’institution du régime de l’autonomie, il ne puisse être passé outre à leurs délibérations. »

Pour moi, qui ai salué avec joie le premier avant-projet du gouvernement, je reste fidèle à l’idée d’autonomie. Je demande qu’on apporte à la réalisation de cette idée un esprit plus libéral et qu’on fasse, grâce à lui, sortir de leur gangue ces perles que sont nos grands ports : Marseille, le Havre, Saint-Nazaire, Nantes, Bordeaux, Dunkerque, etc. Si l’on ne peut organiser partout une direction autonome par la Chambre de commerce, qu’on accorde au moins à chaque port une autonomie financière pour lui permettre de grandir à l’aide de ses ressources personnelles, sans faire appel à l’Etat.

Nous avons dit qu’il fallait développer la puissance attractive de nos villes maritimes afin d’y faire affluer le plus de marchandises possible. Une institution qui se prêterait admirablement à ce dessein serait celle des zones franches.

Toutes les fois qu’on a parlé des zones franches et qu’on en a vanté l’utilité, les divers gouvernemens qui se sont succédé au pouvoir ont répondu et répondent encore que ce système a été avantageusement remplacé par celui des entrepôts et de l’admission temporaire. Personne plus que moi n’est partisan des entrepôts et n’approuve davantage l’ordonnance de 1817 sur ce point, mais il n’y a aucune comparaison à établir entre le régime des entrepôts et celui des zones franches. Ils répondent à des buts absolument différens et se complètent l’un l’autre. C’est ainsi qu’on le comprend chez nos concurrens étrangers et il est profondément regrettable qu’on s’obstine à ne pas le comprendre chez nous.

La meilleure définition que l’on puisse donner des zones franches est celle que l’on peut lire dans une délibération de la Chambre de commerce de Marseille en l’an XIII. « C’est un port établi hors de la ligne des douanes, ouvert à tous les bâtimens de commerce sans distinction, quels que soient leurs pavillons et la nature de leurs chargemens. C’est un point commun où vient aboutir par une sorte de fiction le territoire prolongé de toutes les nations. Il reçoit et verse de l’un à l’autre toutes les productions respectives sans gênes et sans droits. »

Les zones franches ne peuvent donc porter atteinte à aucun intérêt existant, mais elles ouvriraient en France un champ nouveau à des industries qui ne sauraient se créer sous la législation actuelle et imprimeraient certainement une beaucoup plus grande activité à notre commerce d’exportation. Je sais bien que le grand argument mis en avant contre cette bienfaisante mesure par les protectionnistes consiste à représenter les zones franches comme favorisant les fraudes et portant ainsi atteinte à la qualité et au bon renom des marchandises exportées. — Mais la concurrence déloyale ne serait pas plus tolérée, dans les zones franches, que l’assassinat ou le vol. Si un industriel malhonnête se permettait de contrefaire les marques de fabrique, il serait passible des mêmes peines que s’il avait opéré, quelques mètres plus loin, en dehors des limites de la zone affranchie, qui, dénationalisée au point de vue douanier, doit rester soumise à toutes les lois françaises. Ce qui nuit actuellement au commerce et à l’industrie, ce n’est pas la mission de police de la Douane, mais bien la surveillance fiscale, les mille et une formalités qu’elle nécessite, et l’interdiction absolue de fabriquer tel ou tel article. Il n’y a donc pas plus de raison pour que les marques de nos industriels soient contrefaites en zone franche qu’en un point quelconque du territoire français.

La Chambre des Députés a eu l’occasion d’aborder ce problème de la franchise en votant un projet de loi sur le régime dos entrepôts qui est actuellement réglé par un texte datant du 19 avril 1906 et qui vient à expiration le 20 avril 1918. La loi nouvelle a été discutée au Palais-Bourbon dans les séances des 13 et 15 février, 28, 29 et 30 mars 1917 ; elle a été votée le 30 mars. Je ne veux point entrer dans le détail de ses articles. Je me borne à faire remarquer que, contrairement à ce qu’on attendait, elle n’innove pas suffisamment en matière de liberté économique.

La disposition fondamentale de la loi est de rendre possible, sur le territoire, certaines manipulations telles que des opérations de mélanges ou de transvasemens de marchandises introduites en vue d’une réexportation, et cela sans payer les droits de douane lors de leur entrée en France ; mais l’article 7 stipule que des décrets pourront interdire l’admission en entrepôt de certains produits qui peuvent servir à en fabriquer d’autres portant le cachet d’origine français, tels, par exemple, que les vins de cru. Cette simple réserve annule tout le bénéfice de la loi puisque c’est, au contraire, dans ces cas spéciaux qu’il y a intérêt à recevoir en entrepôt des produits étrangers similaires pour conserver la clientèle au cours des années déficitaires. Je suis d’accord, malgré tout, avec M. le ministre du Commerce pour penser que la loi nouvelle « constitue une amélioration sur le régime actuel de l’entrepôt » et qu’elle est « un essai loyal d’un régime libéral qui pourra nous conduire à des solutions nouvelles, » auxquelles M. Clémentel « ne répugne nullement. » Ces solutions nouvelles ne peuvent consister que dans la création de zones franches. Il faut hardiment s’y résoudre. La Chambre des Députés a fait, à ce point de vue, un sérieux pas en avant dans sa séance du 29 mars dernier. Dans un éloquent discours, M. Chaumet fit très justement observer que nous ne saurions admettre un système unique d’entrepôts et instituer le même régime pour les villes de l’intérieur et pour les ports maritimes. « Nous voulons, a-t-il dit, une réglementation plus souple. Nous vous demandons de considérer les intérêts spéciaux de nos ports et de notre marine marchande, intérêts qui sont solidaires des intérêts généraux du pays, de tous les intérêts nationaux. »

L’honorable député a adjuré la Chambre de se prononcer enfin sur le principe d’une réforme dont elle est saisie depuis plus de vingt ans, non seulement par l’initiative parlementaire, mais aussi par l’initiative gouvernementale. En effet, sous le ministère Combes, M. Rouvier déposa un projet de loi demandant la création de zones franches. Ce projet fut étudié par la Commission de l’Agriculture. Il fit l’objet d’un rapport favorable, mais qui ne put jamais venir à l’ordre du jour des séances publiques : M. Chaumet a formulé l’espoir que le gouvernement comprendra toute la portée de la réforme que, nous souhaitons.

Grâce à sa ténacité, le député de Bordeaux a pu obtenir, par 266 voix contre 235, que son projet fût renvoyé à la Commission du Commerce. Ce renvoi, qui était combattu par le président de la Commission des Douanes, constitue un succès pour les partisans des zones franches. Ceux-ci ont, devant l’assemblée des Présidens des Chambres de commerce, présenté leurs argumens de la façon suivante :

« En permettant d’introduire en franchise des produits étrangers, de les additionner et mélanger à nos produits nationaux, sous réserve de l’application de la loi sur les fraudes, et de présenter ainsi ces derniers dans les conditions et sous les formes que recherche à l’étranger la clientèle du plus grand nombre, le régime des ports francs augmenterait le trafic du port tant à l’importation qu’à l’exportation, contribuerait pour une large part au développement de notre marine marchande et ramènerait chez nous les grands courans de navigation. »

Nous nous associons pleinement à cet exposé d’une mesure qui peut avoir sur les destinées économiques de la France une influence considérable et trop longtemps méconnue.


Si nous venons maintenant à envisager le régime douanier ; nous ferons cette constatation désolante qu’il favorise les marines étrangères aux dépens de la nôtre.

On se préoccupait autrefois en France de défendre nos navires contre la concurrence résultant de la fréquentation trop facile de nos rivages par des étrangers. L’ancien régime avait été même jusqu’à réserver entièrement importations et exportations aux bâtimens français. Puis on s’arrêta à la surtaxe des pavillons étrangers afin d’avantager le nôtre. Cette surtaxe fut supprimée en 1873. Aujourd’hui, non seulement il n’existe aucune protection spéciale pour les navires français, mais le régime douanier bénéficie au contraire à nos rivaux et surtout à nos ennemis ! Il a été décidé en 1897 que les droits de quai seraient perçus, non d’après le tonnage du navire, mais selon l’importance de la cargaison débarquée proportionnellement à la jauge du bâtiment. Naturellement, les cargos français, qui se déchargent finalement dans un de nos ports, se trouvent acquitter le maximum du droit, tandis que celui-ci ne frappe les étrangers que très légèrement.

Le résultat de cette politique douanière néfaste n’a pas tardé à se faire sentir. Les navires allemands qui hésitaient autrefois à relâcher chez nous pour ne pas payer de droits de quai ont saisi cette occasion d’aller nous ravir le fret qui s’offrait si bénévolement à eux le long de notre littoral et leurs navires sont apparus sans cesse plus nombreux dans nos villes maritimes. D’ailleurs, non contentes de favoriser nos ennemis sous le rapport douanier, les autorités françaises poussaient l’inconscience jusqu’à se faire les auxiliaires condescendans de l’invasion germanique.

Sans se déranger de leur route, tous les navires allemands, à destination de l’Amérique du Nord ou de l’Amérique du Sud, faisaient escale à Boulogne ou à Cherbourg et y prenaient nos passagers et notre fret dans des conditions de bon marché tout à fait exceptionnelles, — puisqu’ils restaient en rade et n’avaient à payer que les droits de pilotage, tandis que nous autres, pour entrer dans nos ports d’attache, nous étions obligés de payer dix fois plus.

A Cherbourg, l’hôtel où descendaient les passagers, en attendant le bateau, était tenu par un Allemand et les domestiques qui servaient à table portaient la livrée du Norddeutscher Lloyd. Les wagons qui transportaient les passagers destinés aux. bateaux allemands, sur la ligne de l’Ouest-Etat, étaient choisis parmi les plus neufs et les plus confortables de la Compagnie, tandis qu’on nous gratifiait du vieux matériel.

C’est également par un Allemand que l’hôtel était tenu à Bizerte, mais à Alger c’était bien plus fort : un individu ventripotent, qui répondait au nom de Heckmann et qui était censé représenter la Compagnie du Norddeutscher Lloyd, n’était autre qu’un agent diplomatique allemand, pour ne pas dire un espion, envoyé là pour attirer aux Compagnies allemandes le plus de fret possible, en disant pis que pendre des Compagnies françaises. Comme les navires du Norddeutscher Lloyd, venant de l’Orient et de l’Extrême-Orient, s’arrêtaient à Alger pour charbonner, ils avaient intérêt à détourner sur Gènes le plus de passagers possible, afin de les empêcher de pénétrer en France par Marseille, Port-Vendres ou Cette, et priver ainsi notre pays du mouvement auquel ils donnaient lieu.

Nous avions eu, pour notre part, connaissance de ces agissemens ; nous nous en étions même rendu compte de visu ; mais quand nous en faisions respectueusement l’observation au gouvernement, on nous répondait par l’éternel : « Pas d’histoires ! »

Or, l’inconvénient de cette mainmise teutonne sur nos ports n’était pas seulement d’ordre commercial. Demandez-vous en effet quelles étaient ces escales choisies par les Allemands. C’était Cherbourg, Alger, Bizerte : Cherbourg, notre sentinelle dans la Manche ; Bizerte, arsenal d’avant-garde sur l’Adriatique ; Alger, la clef de nos possessions africaines ! Il n’est pas besoin de réfléchir longuement pour se rendre compte que le fait d’avoir toléré cette emprise allemande sur ces points spéciaux mérite plus que d’être taxé d’indifférence.

Au lendemain des hostilités le pays ne saurait permettre le retour d’un tel état de choses. Avec nos amis nous nous lierons par des traités de réciprocité ; nous aurons, à l’égard des neutres ? une attitude conforme à celle qu’ils auront observée pendant le conflit ; mais rien ne nous empêchera de barrer la route à nos ennemis sur le terrain économique, comme nous avons su le faire sur le champ de bataille de la Marne.

Ce devrait être, en effet, une règle absolue que l’accès des rades militaires fût interdit, sauf aux nations alliées. A l’égard de celles-ci, la Conférence interalliée du commerce, tenue à Rome le 17 mai, vient d’émettre le vœu suivant, dont nous ne saurions trop recommander la lecture : « Une entente devra intervenir entre les Alliés pour l’utilisation de leurs ports ou de leurs rades militaires, pour l’accostage, le mouillage et les escales des navires de commerce. Un accord devra également être conclu relatif aux droits de navigation à percevoir. Les Alliés s’engageront à abolir leurs conventions maritimes avec les neutres. Les services directs seront institués entre les chemins de fer et les lignes de navigation des nations alliées, qui se réservent, dans toute circonstance, de prendre les mesures de défense exigées par la situation contre la concurrence ennemie, laquelle ne manquera pas de se manifester après la guerre. Enfin, la Conférence attire l’attention des Alliés « sur l’opportunité qu’il y a pour eux à apporter dans leurs ports principaux des améliorations conformes aux conditions de la navigation moderne. »

Notre gouvernement, qui, jusqu’ici, a fermé l’oreille aux suggestions pressantes des Chambres de commerce et des armateurs français, écoutera peut-être la voix de ses Alliés l’invitant à une meilleure compréhension de ses intérêts et le conviant à purger nos ports des hôtes indésirables qui les ont exploités jusqu’ici.


LA RÉFORME DU PILOTAGE

Il nous reste à nous occuper des pilotes, qui sont les intermédiaires entre le navire et le port.

En France, le pilotage est obligatoire pour les navires, et le monopole en est réservé aux pilotes brevetés par l’Administration. Les prix perçus pour la conduite des navires résultent, dans chaque cas, de tarifs fixés par des règlemens d’administration publique, et dont il n’est pas permis de s’écarter. Ainsi, le pilotage est un impôt. L’armateur ne peut, sauf exception, pas plus s’y soustraire qu’à la cote personnelle et mobilière ou aux patentes. Et cet impôt doit être acquitté, même si le service qu’il représente n’a pas été exécuté.

Les recettes du pilotage ont subi une augmentation très sensible. En 1886, elles se montaient à 4 300 000 francs ; en 1907, elles s’élevaient à 7 millions et demi. Pendant cet intervalle, l’effectif des pilotes n’a cependant pas beaucoup varié. On voit dans quelle proportion leur rémunération globale s’est accrue. Mais ce qu’il y a de plus caractéristique, c’est que les recettes sont très inégalement réparties. Pour 47 stations, le salaire moyen annuel des pilotes n’atteindrait pas 1 000 francs et, parmi elles, il en est plusieurs où il serait inférieur à 100 francs. « Dans l’ensemble de ces 47 stations, nous dit M. Colson, pour 141 pilotes la recette brute est d’environ 90 000 francs et la recette nette n’atteint pas 60 000 francs. Les pilotes ne peuvent vivre qu’en se livrant à la pêche, qui est leur principale ressource. » Ce sont donc les pilotes de quelques ports qui accaparent la majeure partie du produit des taxes. On compte, en effet, 31 stations où le salaire moyen des pilotes est compris entre 3 000 et 5 000 francs et 8 autres où il s’élève de 5 000 à 7 200 francs, ce qui est tout à fait normal. Mais il en est 7 où le salaire annuel moyen est de 14 000 francs. Au Havre, il atteint 18 000 francs. A Cherbourg, les recettes ont été, en 1907, de 737 000 francs, laissant à chaque pilote un bénéfice net de 47 800 francs.

Je n’ai certes pas l’intention de m’élever, en principe, contre les rémunérations que touchent les pilotes et qui, sauf exception, sont la juste récompense de leurs services. Leur métier exige tout un ensemble de connaissances techniques et d’habileté pratique, et entraîne de grosses responsabilités. Mais il importe d’adopter une organisation telle que, sans nuire aux intéressés, elle ne fasse pas peser, sur notre marine marchande, un fardeau trop lourd. La première chose à faire, c’est de supprimer une cinquantaine de stations inutiles. Dans toutes les autres stations, on fixerait un salaire minimum et maximum pour chaque pilote. Si ce maximum était dépassé, l’excédent tomberait dans une caisse centrale commune, permettant, le cas échéant, de parfaire la différence entre le salaire minimum et le salaire effectivement perçu. Quant aux ports jouissant de l’autonomie, ils auraient toute liberté pour organiser le pilotage comme ils l’entendraient.

La réforme la plus importante à apporter au régime actuel, dans l’intérêt de notre Marine nationale, consisterait, à autoriser les capitaines français à passer des examens spéciaux, afin d’obtenir le droit d’entrer dans les ports sans recourir aux services des pilotes. Partout en effet où le pilotage est obligatoire, le règlement des taxes qui sont dues, même si le service n’est pas effectué, constitue pour nos armateurs un impôt injuste, car il faut passer coûte que coûte sous les fourches caudines de la station. Nous demandons, au contraire, la libre circulation du pavillon français le long de tout le littoral, dans les rades, les estuaires et les fleuves, sous réserve que les capitaines chargés de la conduite du navire aient justifié de leur parfaite connaissance du milieu maritime où leur navigation les appelle. C’est ce qui se passe à Marseille où le pilotage n’est pas imposé : des licences sont délivrées à des capitaines-pilotes. Mais, tandis que chez nous ces licences sont données sans distinction de nationalité, en Angleterre le Merchant shipping act de 1906 a décidé que de tels brevets ne pourraient plus être délivrés à des étrangers. L’Angleterre nous a tracé ainsi la voie à suivre. En généralisant l’institution des licences de capitaine-pilote dans nos ports au profit des officiers naviuant sur nos lignes régulières, nous obtiendrions un dégrèvement sensible dans les frais généraux des entreprises d’armement françaises.

Il faudrait en outre régler le sort des navires n’ayant pas pu se procurer de capitaines-pilotes. En ce qui les concerne, le système que nous préconisons permettrait des réductions dans l’effectif des pilotes, proportionnelles à l’importance des entrées ou sorties des navires opérées sans leur concours. Il serait donc possible d’abaisser le taux des perceptions dans les stations où il est abusif. Avec quelques réductions dans les autres ports où les gains des pilotes atteignent jusqu’à 7 000 francs, et dans ceux dont l’effectif est exagéré, on diminuerait aisément le total des taxes de pilotage de 2 500 000 francs, soit du tiers de leur montant actuel. Le distingué conseiller d’Etat, M. Colson estime que ce montant représente de 0 fr. 25 à 0 fr. 30 par tonneau de jauge nette sur les navires soumis au pilotage ; la réduction atteindrait donc de 8 à 10 centimes, ce qui, réparti sur tout l’armement français, mérite considération.

En définitive, le régime du pilotage, encore réglé par un décret de 1807, ne se prête plus aux conditions de la navigation moderne. Il nuit à l’armement national : il faut donc y apporter les modifications voulues pour libérer nos armateurs sans tuer une institution nécessaire et sans traiter défavorablement une corporation de travailleurs très méritante. Alors, quelle raison nous empêche de résoudre comme il convient cette question qui a pour notre marine marchande une importance beaucoup plus grande qu’on ne le croit généralement ? On a prétendu qu’il existe une différence profonde entre les ports à marée et ceux qui n’y sont pas soumis, surtout pour les ports situés aux embouchures des fleuves ou dans leurs estuaires, que, par conséquent, ce qui est possible pour Marseille, ne l’est pas pour le Havre, Saint-Nazaire, et, à plus forte raison, pour Bordeaux. Nous ne croyons pas cette objection fondée parce que les passes de nos ports sont surveillées, non point par les pilotes, mais par le service des Ponts et chaussées, et que les commandans de nos navires entrent dans leurs ports d’attache et en sortent assez souvent au cours d’une année pour en connaître tous les mystères et n’être exposés à aucune surprise. Il en est donc de cette réforme comme d’une foule d’autres ! Ce sont de pures considérations électorales qui en empêchent la réalisation.


LES SUBVENTIONS DE l’ÉTAT

Nous avons passé en revue les principales causes d’infériorité qui mettent en péril notre marine marchande. J’entends mes contradicteurs m’objecter : « Ces causes existent malheureusement. Elles tiennent à une situation géographique ou à des exigences sociales qu’il est difficile de corriger. Mais l’État en a tenu compte aux armateurs en inscrivant à son budget des crédits importans pour leur venir en aide. » Et, à l’appui de cette thèse, on me citera des chiffres impressionnans. Quelle est la valeur de ce raisonnement ?

Il est exact que le Parlement a voté des primes à la construction ; mais elles n’intéressent pas l’armement français, ayant uniquement pour but de corriger l’élévation inévitable du prix de revient des navires commandées en France ; elles sont payées non aux armateurs, mais aux constructeurs. Les crédits affectés à la navigation proprement dite comprennent des compensations d’armement et des subventions postales. Sur le premier point, je n’ai pas l’intention de montrer dans quelles conditions le gouvernement a été amené à instaurer, dès 1881, le système qu’on a improprement qualifié de « primes à la navigation. » On est revenu, plus tard, à une conception plus juste en supprimant le mot de « primes, » qui semble impliquer une idée d’encouragement, de gain à réaliser, pour adopter celui beaucoup plus exact de compensation d’armement. C’est une loi du 19 avril 1906 qui règle actuellement ces compensations d’armement. Les sommes qui sont accordées par cette loi et qui sont mandatées au compte des armateurs ont bien tout le caractère d’une compensation. Il s’agit donc de savoir si cette compensation est équitable. Une sorte de contrat do ut des a été souscrit entre l’État et l’armateur. L’État a dit à l’armateur : « Je vous impose des charges, mais en retour je vous les compense par des allocations proportionnelles à l’importance de ces charges, afin que vos entreprises, si nécessaire au bien général, puissent vivre et se développer. »

Qu’est-il arrivé ?

La Commission extra-parlementaire de la marine marchande, qui a été chargée de préparer la loi de 1906, a siégé de 1903 à 1904. Elle a évalué soigneusement les charges susvisées, mais elle n’a pu le faire que sur les données de la législation alors existante. Ses évaluations sont consignées dans le rapport déposé par M. Millerand, au nom de cette commission, le 4 mai 1904. La loi issue de ces travaux n’a été promulguée qu’en avril 1906. Or, entre temps, différentes dispositions réglementaires ont augmenté considérablement les charges de l’armement. Par suite, le jour où la loi est entrée en vigueur, l’équilibre était déjà rompu entre les charges supportées par l’armement et les allocations par lesquelles la loi de 1906 prétendait les compenser.

Un travail très consciencieux a été fait par le Comité des Armateurs de France pour se rendre compte de l’aggravation des charges qui a résulté des diverses décisions parlementaires postérieures aux études qui ont servi de base à la loi de 1906. Voici les résultats de ces recherches. Le décret du 22 juin 1904, en modifiant les règles de jaugeage des navires, a eu pour effet de majorer de 13 pour 100 le tonnage net de la flotte commerciale française. Les droits de navigation et taxes de tolites sortes se sont trouvées, de ce fait, majorés annuellement de 1 950 000 francs. La loi du 29 décembre 1905 a augmenté les cotisations des armateurs à la Caisse de prévoyance, d’où une surcharge annuelle de 1 075 000 francs. Le 14 juillet 1908, on a imposé aux propriétaires de navires un versement de 3 pour 100 sur les salaires des équipages, soit une contribution annuelle de 1 500 000 francs. Les prescriptions de la loi de 1907 nous obligent à une augmentation de personnel d’environ 10 pour 100, qui se traduit par une dépense supplémentaire de 8 325 000 francs. Cette même loi prescrit diverses visites qui comportent des taxes ressortant à environ 227 087 francs, si l’on prend pour base le tonnage sous pavillon français au moment de la promulgation de la loi.

En outre, il faut tenir compte des charges résultant de la rémunération légale des heures supplémentaires et de l’application de la sentence arbitrale du président Ditte, en ce qui concerne le repos hebdomadaire. Nous arrivons ainsi à un total annuel de plus de 13 millions. Quel est, en regard de ce chiffre, le montant des compensations d’armement payées au titre de la loi de 1906 depuis sa mise en vigueur ? Au point culminant de son application en 1913, ces sommes ont atteint 6 786 000 francs. Dans l’ensemble, de 1906 à 1915 inclus, leur total n’atteint guère plus de 45 millions, soit une moyenne de 4 500 000 francs par an environ. Ce raisonnement établit formellement que les charges réelles de l’armement sont de beaucoup plus élevées que celles que l’Etat a la prétention de compenser. Il y avait, entre l’Etat et les armateurs, une sorte de contrat synallagmatique que l’une des parties n’a pas exécuté, tandis qu’elle exigeait au contraire, que toutes les clauses en fussent respectées par la partie adverse qui, en l’espèce, n’avait qu’à s’incliner.

Si l’exploitation de nos navires doit être gérée sur les bases de l’union entre le patron et les marins, il est non moins indispensable qu’il règne entre les propriétaires de navires et le Parlement un esprit de concorde absolu. Les représentans du pays et ceux de l’armement doivent se mieux pénétrer, afin d’établir entre eux des accords durables. A ce point de vue, il est opportun que les armateurs soient fixés sur le régime qui sera réservé à la marine marchande, car celui de la loi du 19 avril 1906 vient à expiration le 20 avril 1918. Un projet de loi prorogeant la loi de 1906 pour une durée égale à celle de la période de guerre a, il est vrai, été votée dernièrement. Mais il ne saurait s’agir là que d’une mesure provisoire destinée à nous permettre d’examiner une bonne fois la situation qui résulte, pour la marine marchande, de notre législation et de notre réglementation nationales. Quand nous saurons où nous allons les uns et les autres, nous pourrons travailler utilement et faire des projets d’avenir.

L’Etat distribue également des subventions postales. En l’espèce, il ne s’agit plus de compenser des charges, mais bien de rémunérer des services. La critique de nos conventions nécessiterait une longue étude que je n’ai pas l’intention d’aborder. Il me suffira de dire que les exigences postales que subissent nos courriers, du fait de l’ingérence administrative, entraînent pour eux plus d’inconvéniens que d’avantages. La preuve en est que nos lignes subventionnées rapportent moins à leurs armateurs que les autres. Une commission a été nommée pour réviser les conditions des cahiers des charges et c’est vraisemblablement à cette conclusion qu’elle aboutira. Si l’on veut permettre à nos compagnies postales de subsister, il est nécessaire de leur donner une plus grande liberté d’allures. On les conduit actuellement à refuser du fret pour ne pas perdre quelques minutes dans une escale et violer ainsi la lettre d’un contrat dont le commissaire du gouvernement à bord est le gardien fidèle. Conséquence déplorable aussi bien pour le pays que pour l’armement.

Une des obligations des Compagnies subventionnées consiste à transporter sur réquisition les passagers de l’Etat. Or, les tarifs appliqués pour les transports des fonctionnaires sont incontestablement beaucoup trop réduits. Pour ne parler que des lignes de la Méditerranée, il est évident que transporter des passagers de 1re classe, entre Marseille et Alger, pour une somme de 40 fr. 75, c’est-à-dire pour un trajet de vingt-cinq heures environ, en cabine, couchés, nourris, constitue une opération qui ne peut se solder que par des pertes. Il en est de même dans les différentes autres classes, puisqu’on 2e classe, entre Marseille et Alger, le prix est de 27 fr. 05 ; en 3e classe, entre Marseille et Bougie, de 16 fr. 95 ; en 4’elasse, entre Marseille et Philippeville, de 15 fr. 15. Tous ces prix laissent les Compagnies concessionnaires en déficit. Si le nombre des fonctionnaires transportés était faible, on pourrait dire que la perte ne constitue qu’une charge relativement supportable ; mais, pendant l’année 1913, le nombre des fonctionnaires civils et militaires a atteint, pour la seule Compagnie Générale Transatlantique, le chiffre de 80 753. Si l’on avait appliqué à ces 80 753 passagers le tarif du commerce, il y aurait eu une recette supplémentaire de 1 440 600 francs. La Compagnie Générale Transatlantique par l’effet de ces réductions manque donc à percevoir une somme supérieure au montant total de sa subvention qui est d’environ un million par an.

Si encore ce tarif, dit « des fonctionnaires, » ne s’appliquait qu’à des personnes ayant véritablement la qualité de fonctionnaires et à leurs familles ; mais, par suite d’une interprétation de plus en plus large de la convention, on a fait rentrer peu à peu dans la catégorie des fonctionnaires quantité de personnes qui n’ont avec l’Etat ouïes municipalités que les attaches les plus lointaines ou même qui n’en ont aucunes. Le gouvernement oblige en effet les concessionnaires à transporter un nombre considérable de personnes « voyageant dans un intérêt d’ordre public. » Le vague de cette rédaction permet de grands abus, auxquels il serait temps de mettre un terme.


N’hésitons pas à le dire, en terminant : les questions que nous avons traitées au cours de cet article et des deux qui l’ont précédé sont des questions vitales pour notre marine marchande.

De toute évidence, le premier point à régler est celui des constructions navales, afin que nous puissions récupérer, tout au moins en partie, les pertes subies par notre flotte de commerce du fait des sous-marins. Le second consiste dans la réorganisation complète de la législation intéressant la police de la navigation. Les textes de loi régissant la composition de ? équipages et le commandement, la discipline et le travail à bord, doivent être profondément remaniés. Nous devons ouvrir largement le pont de nos bâtimens à tous les indigènes de nos possessions coloniales et abolir les mesquines entraves qui s’opposent au choix des capitaines, des officiers et des matelots. Il est de toute nécessité d’édicter un nouveau décret pénal sur la marine marchande pour sauvegarder la discipline sans laquelle aucune entreprise de navigation ne peut prospérer. J’ai signalé que la plupart des dispositions relatives au travail à bord plaçaient nos armateurs dans une position des plus défavorables vis-à-vis des étrangers, qu’il s’agisse du repos hebdomadaire, du règlement des effectifs, ou du traitement de maladie des matelots et de leur rapatriement, obligations qui font généralement double emploi avec celles qui découlent des lois sur les retraites ouvrières ou sur la Caisse de prévoyance contre les accidens de mer. Enfin, il faudra que nous nous occupions de la question si grave des ports et que nous les aménagions de façon à les mettre à la hauteur des nécessités actuelles. Nous n’oublierons pas de gratifier de l’autonomie financière les grandes cités maritimes qui le demanderont et nous leur octroierons le droit de constituer des zones franches. Nous serons heureux d’ouvrir nos côtes librement à nos alliés, mais nous les fermerons aussi radicalement que possible à nos ennemis, afin de ne pas retomber dans l’erreur néfaste que nous avions commise avant la guerre en faisant de quelques-uns de nos ports des succursales de Hambourg ou de Brème.

La question de la marine marchande est à reprendre ab ovo. Pour élaborer la charte qui lui conviendrait et pour en maintenir ensuite les principes, il serait indispensable qu’il y eût plus de stabilité dans la direction de ces services si importans. Malheureusement, c’est tout le contraire qui se produit. Nous avions, salué avec reconnaissance, le 29 mars 1913, la création d’un sous-secrétariat d’Etat de la Marine marchande, centralisant les divers services dont elle dépend et qui étaient, jusque là, dispersés dans de nombreux ministères. Les fluctuations politiques ont rendu bien difficile la tâche des titulaires chargés de ce mandat. Loin de nous la pensée de critiquer les cinq honorables députés qui se sont succédé au boulevard Montparnasse du 29 mars 1913 au 29 octobre 1915 : MM. de Monzie, Ajam, Guernier, Bureau et Nail ! Mais personne n’a la science infuse, surtout quand il s’agit d’une industrie aussi complexe que celle dont nous nous occupons, et c’est précisément quand le titulaire commence à avoir quelque clarté des multiples questions à résoudre qu’il doit quitter la place et la céder à un successeur dont l’éducation est entièrement à faire. S’il est impossible de convertir certains ministères ou sous-secrétariats d’Etat en postes non politiques, pourquoi ne placerait-on pas, à côté du sous-secrétaire d’Etat, un directeur non soumis aux mêmes changemens, un homme connaissant à fond les questions maritimes, ayant voyagé sur terre et sur mer et pouvant s’appliquer, avec compétence et esprit de suite, à la bonne marche de notre industrie nationale ? Nous ne voyons pas d’autre remède à la situation actuelle, encore que ce remède soit lui-même imparfait.

Telles sont les réformes qu’il nous paraît urgent d’opérer. Il en est une dernière, d’ordre moral, que je crois indispensable d’indiquer, quelque délicat que puisse être un tel sujet. Il faudrait que la majorité de la représentation nationale modifiât son état d’esprit, que le Parlement cessât de se faire le détracteur de l’armement, qu’il mît un terme à des accusations imaginaires qui faussent l’opinion publique et découragent les bonnes volontés. Au lieu de combattre l’armement et de lui reprocher de u gagner de l’argent, » le Parlement devrait, au contraire, souhaiter qu’il en gagnât plus encore, car les armateurs n’ont aucun goût pour la thésaurisation et ne demandent qu’à employer leurs bénéfices au développement de la flotte marchande et de la prospérité générale.

J’ai voulu poser devant l’opinion publique cette grave question de la marine marchande. Comme on dresse, devant les passes difficiles, des phares indicateurs, je me suis efforcé de mettre en pleine lumière les erreurs et les lacunes dont souffre l’armement français et qui, si l’on n’y prend garde, risqueraient de causer sa perte. Les Compagnies de navigation ont pu réaliser, pendant la guerre, des bénéfices éphémères, plus apparens que réels, justement parce qu’elles ont cessé de subir les lois de la concurrence et que les besoins ont dépassé les moyens d’action. La paix signée, nous serons acculés à la même impasse si nous ne corrigeons pas les causes d’infériorité que j’ai signalées. La décadence sera d’autant plus rapide que nous n’aurons plus de navires pour faire face aux nécessités urgentes d’un trafic gigantesque, alors que, de toutes parts, les étrangers se préparent à profiter du réveil économique sans précédent qui ne manquera pas de suivre cette période troublée. C’est pourquoi j’ai dénoncé le danger pressant qui nous menace. Il n’est que temps de prendre les mesures qui s’imposent pour sauver notre marine marchande de la naine. Or le relèvement de cette marine est indispensable au relèvement lui-même du pays et importe essentiellement à son avenir. A quoi nous auront servi les lourds sacrifices que nous avons consentis pour nous assurer la victoire, si c’est pour baisser ensuite, devant les marines marchandes neutres ou même ennemies, notre pavillon sanglant et glorieux ?


J. CHARLES-ROUX,

  1. Voyez Ia Revue des 1er avril et 15 mai 1917.