Le Péril de notre marine marchande
Revue des Deux Mondes6e période, tome 39 (p. 335-358).
LE PÉRIL
DE
NOTRE MARINE MARCHANDE

II [1]
LE NAVIRE, L’ÉQUIPAGE, LE TRAVAIL À BORD

Dans un précédent article, nous avons montré le péril couru par notre Marine marchande du fait de l’insuffisance des constructions navales. Le mal, nous l’espérons bien, sera conjuré avant qu’il ne devienne incurable. Mais, en admettant que nous ayons élevé le tonnage de notre flotte à la hauteur de nos besoins nationaux, le problème ne sera pas encore complètement résolu. Il importera d’utiliser aussi nos unités de telle sorte qu’elles puissent naviguer dans d’heureuses conditions.

Que faut-il pour répondre aux besoins d’une entreprise de navigation ?... Un navire, — un équipage, — un port. Examinons donc quelles sont les erreurs et lacunes existant à ces trois points de vue dans la législation, afin de nous rendre compte des réformes urgentes à accomplir.

Quelques remarques d’ordre général s’imposent tout d’abord. Depuis plusieurs années, on s’est appliqué à considérer l’intérêt de l’armement comme distinct de celui du personnel marin, et certains ont systématiquement opposé les inscrits aux armateurs, de sorte que le droit de libre et légitime discussion, ouvert entre le patron et le salarié, a tout de suite dégénéré en conflit aigu, préjudiciable aux uns et aux autres, préjudiciable surtout au pays qui doit avoir une marine pour transporter ses marchandises d’importation et d’exportation et ses produits coloniaux sous pavillon national. Les inscrits, concentrés sur des points bien définis du territoire, forment un collège électoral puissant et agissant, dont on a trop souvent cherché à accaparer les suffrages en attisant les rancunes que de rares dévoyés peuvent nourrir contre les armateurs. Or, dans aucune industrie, la solidarité n’est plus nécessaire que dans la nôtre.

À terre, l’ouvrier est soustrait à la discipline patronale dès l’instant où il a franchi les portes de l’usine, soumise aux lois de police et de sûreté communes à tout le territoire. Au contraire, tant que le marin reste embarqué, il ne saurait y avoir de complète liberté pour lui ; les bastingages tracent les limites de son domaine : il se doit, en un mot, tout entier au vaisseau. Celui-ci, par une fiction juridique, est censé prolonger les rivages de son pays d’origine ; il forme une petite patrie, détachée de la grande, avec ses lois particulières. Quel est le représentant de l’ordre public ? Le capitaine, le « maître après Dieu, » qui est en même temps mandataire de l’armateur. Nous nous trouvons ainsi en présence de cette particularité qu’un homme détient ici tous les pouvoirs : celui du patron et celui de l’État. Ajoutons à cela qu’au point de vue technique aucune comparaison ne saurait être établie entre le sol d’une usine et les planches mouvantes d’un bateau. Le souci de la vie des personnes domine toutes les autres considérations. Devant le devoir impérieux d’assurer la sécurité du voyage, les convenances individuelles les plus respectables doivent momentanément s’effacer.

Cette solidarité entre armateurs et marins n’est pas seulement commandée par ces diverses raisons ; elle est encore imposée par des nécessités économiques. Dans toutes les affaires, la production est soumise aux règles de la concurrence, mais tandis que sur terre cette concurrence subit des modifications dues à l’influence des milieux dans lesquels vit l’usine, en mer, les armateurs de toutes les nations opèrent sur le même domaine. Ils sont donc placés les uns vis-à-vis des autres dans des conditions de rivalité commerciale identiques. Un exemple très simple le fera comprendre. Pour envoyer une tonne de marchandises de Paris à Marseille par voie ferrée, nous sommes obligés de subir des tarifs homologués par le ministre des Travaux publics. Pour faire passer cette tonne du Havre à Liverpool, il nous est loisible de nous adresser à tous les pavillons du monde et plusieurs centaines de Compagnies peuvent s’en charger. Le fret a donc un cours mondial. Une marine marchande prospère doit être en mesure de résister aux fluctuations de ce cours. Ce résultat n’est acquis que si le prix de revient du transport n’est pas supérieur au montant du fret. Les lois qui régissent la composition de l’équipage, les salaires, l’organisation du travail, etc. ont donc une répercussion directe sur l’avenir même des entreprises de mer, parce qu’elles risquent de les placer dans une situation désavantageuse vis-à-vis des étrangers.

Nous savons à quels besoins vitaux répond chez nous l’existence d’une flotte en rapport avec nos mouvemens d’échange. Ne perdons pas la notion du but à atteindre. Il ne peut être réalisé qu’à condition de concilier le point de vue des équipages et celui des armateurs. C’est donc vers une entente bien comprise entre les uns et les autres qu’il faut s’orienter, en renonçant à cette lutte sourde et opiniâtre qui existait avant la guerre à l’état latent. Ce ne seront certes pas les armateurs consciens de leur rôle, qui mettront obstacle à la réalisation de cette nouvelle « union sacrée, » — mais encore ne faut-il pas qu’ils voient les écueils surgir de toutes parts sur leur route et qu’aux difficultés inhérentes à la navigation s’en ajoutent d’autres d’ordre plus électoral que politique. Donnez-nous de bonnes lois correspondant à l’état de struggle for life dans lequel nous devons nous débattre et nous aurons la marine marchande qui nous convient. Le patronat maritime sera d’autant plus enclin à reconnaître les services de son personnel que celui-ci n’hésite pas à donner, au cours de cette guerre, une nouvelle preuve de sa vaillance et de son abnégation.

Non seulement les marins ont fait honneur à leur tradition, à bord des bâtimens de guerre, dans cette chasse incessante et énervante contre les sous-marins allemands, mais encore ils ont été jetés dans les tranchées de l’Yser, et là, s’accrochant au sol comme aux dernières épaves d’un vaisseau, ils se sont fait tuer sur place plutôt que d’abandonner le poste d’avant-garde qui leur avait été confié. Cette œuvre glorieuse, ils l’ont accomplie avec un magnifique dévouement, bien qu’ils y fussent mal préparés. Nous n’oublierons pas non plus la conduite des inscrits, de ceux mêmes qui ne sont liés par aucune obligation militaire, à bord des bâtimens de commerce, où ils risquent chaque jour la torpille ennemie afin d’assurer le ravitaillement de la France. De tels services auxquels je m’empresse de rendre l’hommage le plus large ne doivent pas cependant m’empêcher de dire les vérités qui doivent être proclamées afin de sauver notre marine marchande de la décadence qui l’attend inévitablement, après la guerre, si nous n’avons pas le courage de renoncer à certains erremens incompatibles avec l’existence même d’une flotte de commerce.


LE NAVIRE

On sait qu’il existe différentes sortes de navires, notamment des voiliers, des cargo-boats et des paquebots. Mais ce qui frappe, quand on parcourt la liste de la flotte française, c’est l’insuffisance des cargos.

On a reproché à notre armement d’abuser des voiliers et de n’avoir pas construit suffisamment de vapeurs de charge en comparaison du nombre des paquebots en service. Les armateurs n’ont fait que suivre en cela les indications des pouvoirs publics. S’ils ont mis des voiliers sur cale, c’est qu’on les y a engagés en 1881 par l’octroi de primes élevées. À cette époque, la Rue Royale prétendait encore qu’il lui était nécessaire de former, à bord des trois-mâts barques, des gabiers pour équiper ses cuirassés. L’événement a montré l’erreur des bureaux de la Marine. Il serait d’autant plus injuste d’incriminer ici notre armement que la navigation à voiles, poussée chez nous à un haut degré de perfection, nous a rendu et nous rend encore actuellement pour le transport à longue distance des marchandises encombrantes, nitrates, nickel, phosphates, blé, maïs, etc. de très grands services. Quant à la disproportion entre les navires à passagers et les cargo-boats, elle tient à des causes analogues. L’État est également intervenu pour imposer d’abord la construction de bâtimens postaux qui devaient être transformés en croiseurs auxiliaires dès la mobilisation. L’armement français s’est donc conformé aux désirs des autorités compétentes ; il a dû se plier à leurs exigences : on ne saurait lui en faire grief. D’ailleurs, les paquebots figurent dans la liste de notre flotte comme croiseurs auxiliaires, transports rapides de troupes, navires-hôpitaux, patrouilleurs, etc. Sans eux, les expéditions d’Orient eussent été impossibles et nous n’aurions pas pu rapatrier le XIXe corps dans des conditions si remarquables de rapidité.

Maintenant qu’il s’agit de reconstituer notre flotte marchande, il importe de laisser aux intéressés toute liberté d’allures dans le choix des types de navires qui leur conviennent. Telle Compagnie peut être outillée pour l’armement des tramps (on appelle ainsi les cargos qui n’effectuent pas de trajets réguliers), telle autre pour le service des passagers ou des émigrans. Chacune d’elles adaptera ses moyens d’action à la nature de sa clientèle. Ce qui est indéniable, c’est qu’il faut créer en France une puissante flotte de charge. Outre que nous l’obtiendrons plus rapidement que de grands paquebots luxueux, elle répondra à des nécessités plus urgentes lors de la cessation des hostilités. Il convient donc de nous associer aux résolutions récentes de l’Assemblée des Chambres de commerce. Celle-ci a émis le vœu « que le Parlement inscrive à son ordre du jour le plus promptement possible le projet de loi sur l’augmentation de la flotte de charge française et fournisse largement aux armateurs les avances prévues au projet ; qu’en attendant l’effet de cette législation, le Gouvernement facilite, par tous les moyens dont il dispose, l’achat ou l’affrètement en time charter des bateaux appartenant à des étrangers ; qu’il rende possible la remise en activité immédiate des chantiers de constructions navales français en leur permettant de s’approvisionner de matières premières et de main-d’œuvre, etc. » Je suis aussi heureux que flatté de constater que ce vœu confirme pleinement les propositions contenues dans mon précédent article [2].

Pour qu’il se réalise, il sera nécessaire d’adopter le système de la « construction en série, » dont on a beaucoup parlé dans ces derniers temps. On a constitué des commissions pour étudier ce très intéressant problème, mais nous ne croyons pas qu’on soit arrivé à le résoudre. Les avantages de la construction en série sont indéniables, ainsi que les réductions qui en résultent dans les prix de revient ; mais pour qu’un chantier se spécialise dans la production d’un tonnage déterminé, il a besoin de pouvoir compter sur un nombre considérable de commandes sans qu’il soit appelé à modifier en quoi que ce soit ses méthodes, ainsi que cela se produit en Angleterre ou en Amérique. Ce n’est malheureusement pas le cas en France où chaque firm a ses petites manies et exige des spécifications personnelles. Pour bénéficier donc de la construction en série » il faut que les propriétaires de navires modifient leurs habitudes. Quand ils commanderont, par exemple, un cargo de 3 000, 6 000 ou 12 000 tonnes, qu’ils ne demandent pas dans les plans arrêtés des modifications entraînant de nouvelles études et des changemens dans l’établissement des chaudières, des machines ou même de la coque. C’est une condition sine qua non. Ce défaut n’est malheureusement pas spécial à la marine marchande : la flotte de guerre en a souffert autant, sinon plus qu’elle.

Quelles sont maintenant les difficultés que rencontre l’armement français, dès qu’il s’agit de faire naviguer le vaisseau ? Une des premières consiste dans les formalités relatives à la constitution légale de l’équipage pour que le navire obtienne ou plutôt conserve le bénéfice de la francisation. La population du bord vit forcément dans un état social et administratif exceptionnel. Il est donc logique « que ce régime dérogatoire à tout notre statut personnel ne puisse s’établir sans le concours des pouvoirs publics. » L’acte de navigation du 2 septembre 1793 impose à l’armateur que le capitaine, les officiers et les trois quarts de l’équipage soient français. Cette restriction, qui a été confirmée, par décret du 28 janvier 1857, pour le personnel de la machine, ne se trouve pas dans la plupart des législations étrangères. En Allemagne, en Angleterre, en Belgique, en Danemark, en Norvège, dans les Pays-Bas, en Suède, c’est-à-dire dans toutes les marines prospères, aucune règle ne lie l’armement à cet égard. Il n’y a qu’en Espagne, en Italie et au Portugal, dans les pays de race latine, que l’on retrouve des dispositions analogues. Encore, en Italie et au Portugal la réglementation est-elle beaucoup moins sévère que chez nous. La règle de composition de l’équipage constitue une gêne très sérieuse pour l’armement français, surtout pour les navires pratiquant une navigation lointaine. Lorsqu’il s’agit de remplacer des officiers par suite de maladie ou de décès, ou lorsque le remplacement porte sur une proportion supérieure au quart de l’équipage, à la suite de désertion du d’épidémie, le navire se trouve retenu à l’étranger pendant plusieurs jours avant que l’accord ait pu se faire entre le consul et l’armateur. Que d’exigences superflues et nuisibles !...

L’Amérique nous offre à ce sujet un exemple comparatif qui ne laisse pas d’être éloquent. Alors qu’en France la navigation sous pavillon national est, en fait, réservée aux citoyens français, en Amérique une enquête menée en juin et juillet 1916 sur 433 navires jaugeant 1 520 176 tonnes, a démontré que ceux-ci étaient montés par 21 010 hommes dont 6 692 Américains et 2 486 naturalisés contre 11 832 étrangers. Dans cet ensemble, ce qui est d’ailleurs tout à notre honneur, le contingent français ne figure que pour 55 unités. La proportion des Américains ou naturalisés par rapport à l’ensemble n’était donc que de 45 pour 100. Parmi ces 21 010 hommes, 5 807 étaient affectés au service du pont, 8 413 aux machines, 6 790 au service civil. Sur 8 413 hommes employés pour les machines, 2026 étaient Espagnols. Quant au personnel civil, il est recruté en majeure partie chez les Américains de couleur. La proportion des individus de nationalité américaine dans la marine des Etats-Unis semble d’ailleurs diminuer. Elle était de 49,3 pour 100 en 1910 ; elle n’est plus que de 42,5 pour 100 en 1916, sans avoir jamais cessé de décroître. La flotte yankee s’alimente de déserteurs, qui quittent leurs navires pour se ranger sous les plis du pavillon étoile.

J’ai cité ces chiffres pour montrer quelles facilités rencontre la marine des États-Unis en regard de la nôtre pour constituer ses équipages. Quant aux Anglais, ils jouissent de l’immense avantage d’employer en grand nombre sur leurs bâtimens des lascars qui s’accommodent aussi bien du noir séjour des chaufferies que de l’élégance ensoleillée des salons.

Grâce à son empire colonial, la France pourrait, elle aussi, trouver parmi ses sujets lointains des élémens capables de satisfaire aux exigences de l’acte de navigation, sans compromettre l’armement des vaisseaux. Les chauffeurs arabes ou somalis laborieux et résistans à la chaleur, les domestiques annamites méticuleux et polis, sont de précieuses recrues pour le service des machines, ou pour celui des passagers, toujours si difficiles à contenter. Il s’agit donc d’utiliser ces indigènes dans une mesure compatible avec les intérêts généraux de la navigation. Jusqu’ici, l’embarquement des sujets coloniaux français avait été violemment combattu par les syndicats métropolitains sous prétexte que des fraudes étaient à craindre dans la qualification des marins de couleur. Mais, si ces derniers ne se présentent pas toujours porteurs de pièces en règle pour attester leur nationalité, l’Administration est responsable de cet état de choses, car elle ne crée pas dans toutes nos possessions une organisation donnant à ses administrés la possibilité d’établir la preuve de leur état civil. Il y a là une lacune à combler le plus tôt possible pour résoudre cette controverse qui peut avoir sur les destinées de notre marine, une grave répercussion. Il sera bientôt impossible en effet d’alimenter nos chaudières, si l’on se passe du concours des soutiers indigènes. D’un autre côté, le recrutement des garçons de service devient de plus en plus malaisé. Faisons donc appel aux Annamites, puisque nous ne trouvons pas en assez grand nombre chez nous de bons agens pour faire face à ce service.

Les inscrits semblent ne plus contester l’équité de cette introduction des indigènes français à bord de nos vaisseaux. Ici encore, la guerre a changé bien des choses. De tous les points les plus reculés de notre vaste empire, outre les habitans de nos vieilles colonies, des hommes sont accourus pour défendre la mère patrie : le sang des Algériens, des Tunisiens, des Marocains, des Sénégalais, des Malgaches, des Tonkinois s’est mélangé avec celui des inscrits, sur le champ de bataille de l’Yser ou dans les plaines marécageuses du Vardar. Serrons donc les rangs autour du drapeau tricolore en vue du bon combat économique sur tous les marchés du monde. Que les préjugés de race s’effacent devant l’intérêt supérieur du pays et que le pont des navires devienne aussi hospitalier à nos sujets coloniaux que le furent les cantonnemens glorieux de la Marne ou de Salonique.

Il y aurait, sur la constitution légale de l’équipage, d’autres observations accessoires à présenter. Il faudrait d’abord dénoncer l’étroitesse de notre réglementation relative aux brevets et fonctions des capitaines et officiers qui est une cause perpétuelle d’entraves dans l’exploitation des navires français et qui manque de la souplesse nécessaire pour s’adapter aux contingences de l’Industrie maritime. Pour sauvegarder l’amour-propre des syndicats professionnels, on impose à la Marine marchande des règlemens dont cette industrie ne peut pas s’accommoder ; chaque fois que se présente une difficulté d’application, on force les Compagnies à établir par des témoignages et des attestations écrites qu’elles se trouvent dans l’impossibilité de satisfaire aux prescriptions réglementaires. Alors, et alors seulement, on leur accorde le droit de les violer. Mais, pendant tout ce temps, le navire a attendu au port qu’une solution intervînt !

Les armateurs auraient le droit d’être découragés par la mesquinerie de pareilles entraves. Je pourrais citer l’exemple relatif au commandement des navires chasseurs de pêche, aux officiers mécaniciens, etc. En ce qui concerne ces derniers, le décret du 9 avril 1912 se traduit par une classification des navires en de si nombreuses catégories qu’il est difficile de trouver le brevet qui convient à la fonction. Il faudrait également relater les difficultés de recrutement des états-majors de voiliers longs courriers. Certaines circulaires ministérielles ont bien admis, en dérogation à l’article 14 du décret du 27 juillet 1908 (encore une nouvelle dérogation), les capitaines au cabotage à remplir exceptionnellement les fonctions d’officiers, à bord des voiliers longs courriers, mais sous réserve que toutes les recherches en vue de trouver des lieutenans au long cours soient demeurées infructueuses. C’est toujours le même système : on est obligé, pour découvrir un officier remplissant les conditions voulues et consentant à s’embarquer, de discuter avec les syndicats intéressés, qui doivent fournir l’attestation qu’il n’y a pas d’officier disponible et de faire ensuite une démarche auprès de l’Administration de la Marine. Finalement, l’autorisation d’embarquer un capitaine au cabotage est accordée, mais le navire n’en a pas moins été retardé durant un laps de temps parfois assez long.

Même souci quand il s’agit de faire commander les bateaux de pêche et les chalands ou de trouver des médecins sanitaires, Quant à la navigation coloniale, on a multiplié sous ses pas les chausse-trapes. Cependant, plus même que ceux de la métropole, nos capitaines coloniaux ont besoin de liberté pour composer leurs équipages. En présence de ces restrictions, ils ne sont plus à même de lutter contre leurs camarades des autres nations qui, eux, peuvent armer leurs navires entièrement avec des indigènes de toutes nationalités.


Je suppose enfin que notre navire, muni de tous les sacremens, a obtenu son congé. Son propriétaire ne va pas le livrer à la fureur des flots sans l’assurer contre les risques de toute nature qui l’attendent au large : risques de mer, risques de guerre. Ne parlons pas des premiers. Pour les seconds, la loi du 10 avril 1915, en modifiant les règles de l’assurance d’Etat contre le risque de guerre, a supprimé le taux maximum de 5 pour 100 qui était anciennement prévu ; aucune limite n’étant plus assignée aux « cotations » de la Commission exécutive. L’exposé des motifs de la loi nouvelle a justifié cette mesure par l’augmentation des risques de guerre et ce fait ne saurait être nié. Mais on a perdu de vue le but essentiel pour lequel l’assurance d’Etat contre le risque de guerre a été établie, et qui est de permettre la navigation en dépit de la campagne sous-marine.

Une conséquence de l’élévation des taux de l’assurance d’Etat fut de détourner certaines cargaisons de notre pavillon. Le trafic des soies d’Extrême-Orient, dans lequel nos Compagnies avaient toujours conservé une supériorité marquée, leur a été enlevé en grande partie depuis la guerre, parce que les expéditeurs de soie font assurer leurs marchandises plus avantageusement par l’assurance d’Etat anglaise. Ce résultat est d’autant plus choquant que si, sur un point particulier, le taux d’assurance de l’Etat français était préférable au taux de l’assurance du Board of Trade, les marchandises n’en seraient pas pour cela détournées au profit du pavillon tricolore. En effet, si la loi française a prévu que la garantie s’étendrait indistinctement à tous, alliés ou neutres, l’assurance anglaise a été établie pour la seule protection du pavillon britannique. Cette disposition a donc tourné au détriment des armateurs français, puisque leurs collègues ont la faculté de choisir l’assurance la plus avantageuse sans que la réciprocité soit admise en notre faveur.

De tels inconvéniens ont conduit notre gouvernement à déposer un nouveau projet de loi organisant l’assurance d’Etat « obligatoire » contre le risque de guerre, en vue d’éviter l’arrêt du trafic. Ce projet est venu en discussion devant la Chambre, le 13 mars 1917 ; il a été voté, mais sans fixation de maximum et avec un amendement de M. Cadenat étendant l’assurance obligatoire à « la cargaison » des navires. Il est heureux que le Sénat ait repoussé cet amendement, car s’il avait été maintenu, il aurait eu pour conséquence de détourner de nos navires les chargeurs qui assurent leurs marchandises où bon leur semble et ne sont nullement disposés à subir un monopole. En revanche, il est profondément regrettable que le rejet du taux maximum laisse encore les armateurs sans recours contre les exigences possibles de la Commission exécutive. J’ai insisté sur ce point pour montrer les conséquences fâcheuses que peuvent entraîner les projets de loi hâtivement votés.

Je ne puis quitter le navire sans parler de son entretien. Il est en lui un organe particulièrement délicat dont il est nécessaire de diminuer la valeur, à chaque bilan, par des amortissemens en rapport avec sa durée normale : c’est l’appareil évaporatoire. Malheureusement, les chaudières s’usent beaucoup trop vite à bord de nos navires. Le fait a été constaté par le ministre de la Marine, dont les services ont dû élaborer toute une série de recommandations relatives à la mise en place des plaques de zinc dans les chaudières marines, pour en éviter la corrosion, à l’embarquement de l’eau douce, à l’emploi de la soudure autogène, aux soins que comportent les chaudières cylindriques des navires réquisitionnés, etc. En outre, un rapport de M. l’ingénieur Ziegel sur l’entretien des chaudières des bâtimens de commerce en Angleterre, document de la plus haute importance pour l’armement français, indique que les difficultés dont nous souffrons ne se sont pas produites sur les navires anglais. Cette différence radicale n’est pas due à des méthodes techniques spéciales ; la seule et unique cause réside dans le soin extrême apporté aux chaudières par les mécaniciens et chauffeurs anglais, aussi bien dans la navigation commerciale du temps de paix que dans le service de guerre. Il est extrêmement rare, en effet, que l’on soit conduit à changer les chaudières d’un navire anglais avant que la coque elle-même « soit à bout de course, » c’est-à-dire dans un délai de vingt ans environ.

De pareilles constatations méritent de solliciter au plus haut degré l’attention de nos armateurs. Tout doit être mis en œuvre pour obtenir que les organismes essentiels des navires de commerce battant notre pavillon reçoivent les soins journaliers qui assurent leur bon fonctionnement et leur durée. Mais ce n’est pas là, seulement, un problème d’organisation matérielle. Il faut, pour obtenir le résultat désiré, non seulement exiger du personnel responsable la compétence nécessaire, non seulement établir un contrôle sévère et efficace, mais inspirer à tous l’attachement sincère à la mission qui leur incombe et l’amour-propre professionnel. L’État ne doit pas se borner à édicter de vaines circulaires sur la conduite rationnelle des appareils évaporatoires ; il doit, en outre, en faciliter l’application pratique par l’organisation d’écoles de chauffe où, durant leur service militaire, mécaniciens et chauffeurs recevront une éducation appropriée, leur permettant, plus tard, de mener ou de diriger la chauffe de telle sorte que leur méthode ne place pas l’armement français dans une position désavantageuse. Il est vraiment désolant que notre pays, qui produit de bons ouvriers, n’ait pas été capable de former des spécialistes de la chauffe d’une valeur équivalente à celle des chauffeurs de la marine anglaise.

Ainsi le navire n’est même pas parti que son armateur a déjà connu les tribulations les plus diverses. Il a dû multiplier les démarches pour se conformer à des textes si peu pratiques qu’on est obligé à chaque instant d’y déroger. Bien heureux même si, après des courses nombreuses et des discussions énervantes, il a pu trouver sur place les élémens voulus pour constituer son équipage réglementaire. En présence de ces faits, les bonnes volontés hésitent à s’offrir. On comprend du reste qu’il fallût avant la guerre une singulière audace pour embrasser la profession d’armateur.


L’ÉQUIPAGE

Le navire est appareillé : cellule vivante, détachée de l’organisme national. Avec son capitaine, représentant l’ordre public, ses officiers, ses matelots, ses ravitaillemens de toutes sortes, le voilà qui flotte sur la mer. Il porte dans ses flancs des marchandises et des passagers. Il s’agit donc d’assurer le voyage et de l’assurer dans des conditions d’économie ouvrant la faculté à l’armateur, après avoir soldé toutes ses dépenses, prélevé la part des frais généraux et amorti son matériel, de réaliser, sur le prix du fret, un honnête bénéfice.

« La sécurité du navire et des gens embarqués, l’accomplissement heureux de l’expédition ont pour condition absolue la constitution organisée, hiérarchisée de l’équipage et la subordination de tout ce qui se meut à bord à l’autorité du capitaine [3]. » Cette vérité élémentaire n’a jamais été contestée. Depuis la plus haute antiquité, la police des équipages à bord des navires de commerce a été soumise à un régime pénal exceptionnel. Celui-ci ne s’applique d’ailleurs qu’à certains faits déterminés troublant l’ordre maritime et il abandonne autrement ses justiciables aux tribunaux de droit commun, sauf en ce qui concerne les premiers actes d’instruction dont, et c’est assez naturel, l’autorité maritime est appelée à connaitre en premier ressort.

Un décret-loi du 24 mars 1852, modifié en 1898 et 1902, institue et règle ce régime pénal. Dans la séance du 6 février 1903, mon ancien collègue, M. Pelletan, a prononcé à la Chambre des Députés un réquisitoire violent contre ce décret. « Le rétablissement d’un vieux droit barbare, disait-il, ne laisse pas seulement l’inscrit maritime soumis à une broussaille inextricable de règlemens plus ou moins anciens dans lesquels il est temps de porter la lumière et la hache, mais encore il traîne toute sa vie comme un débris de la discipline militaire au profit d’exploitations privées qui n’ont aucun droit à un tel privilège. » Le décret-loi, encore qu’il ait besoin de certaines retouches, assura jadis la prospérité de notre marine. Il ne mérite point de semblables anathèmes.

Il est essentiel, en effet, que la discipline de l’équipage soit imposée par des sanctions particulières. Or, depuis que M. Pelletan a, du haut de la tribune du Palais-Bourbon, lancé l’interdit contre le décret de 1852, celui-ci reste lettre morte. Tous les ministres qui se sont succédé après M. Pelletan ont hésité à appliquer aux inscrits les peines prévues non seulement pour des faits de désertion, mais encore pour les délits ou crimes en général commis au cours de la navigation. Les plaintes adressées par les capitaines à l’autorité maritime et dénonçant les faits les plus graves n’ont reçu aucune suite et le plus souvent pas même un accusé de réception.

Les conséquences de cet état de choses sont bien connues. J’ai déjà eu l’occasion de les exposer à cette même place au moment où les grèves fréquentes, qui éclataient dans le port de Marseille, risquaient de désorganiser le service de la navigation française [4]. Ces conflits se sont renouvelés à la veille de la mobilisation. On comprendra pourquoi je ne veux pas revenir sur ces faits ; je ne les rappelle que pour montrer combien il est opportun de régler le statut des équipages, afin que dans l’avenir les incidens qui ont marqué le départ de certains navires ne se produisent plus. Ces incidens, la chose est évidente, seraient de nature à faire perdre aux navires français leurs meilleurs abonnés. Les passagers, craignant que le navire ne parte pas à la date annoncée, préféreraient, en effet, voyager sous pavillon étranger plutôt que sur nos lignes et j’ai déjà parlé du dépit attristé de ces Américains, arrivés le matin même par le train transatlantique, et qui apprenaient au sortir de table que leur départ pour New-York était ajourné sine die par suite du mauvais vouloir d’un soutier !...

Au nom de cet esprit de concorde auquel je faisais appel au début de cette étude, il est indispensable de se mettre d’accord sur un texte qui tienne compte des desiderata de chacun. Si l’on se pénètre des nécessités du service à bord, la rédaction en sera facile ; que l’on se hâte surtout ; rien n’est plus déplorable qu’une législation pénale inappliquée ; et j’entrevois une menace grosse d’orage dans la caducité d’un code tellement battu en brèche par les administrateurs des quartiers, par les autorités maritimes, par le Parlement enfin, qu’il n’en reste plus rien que de mornes pages, bonnes tout au plus à allumer le feu de la Saint-Jean.

La refonte du décret-loi de 1852 est à l’étude ; mais cette étude semble si laborieuse que nous désespérons presque d’en jamais voir la fin En effet, par un arrêté du 16 mars 1905, M. Gaston Thomson, qui avait succédé à M. Pelletan à la tête du département de la Marine, chargea une commission ministérielle de préparer cette révision. Les travaux de la commission, qui devait recueillir l’avis des associations d’armateurs ou de marins, aboutirent, à la fin de l’année 1909, c’est-à-dire au bout de cinq années, à l’élaboration d’un texte complet qui fut modifié par M. Chéron alors sous-secrétaire d’Etat à la Marine et soumis sans délai au Conseil supérieur de la Navigation.

Appelé à se prononcer sur les dispositions de ce projet, le Comité des armateurs fut unanime à protester contre le danger dont elles menaçaient la Marine marchande. Les notes de séance de la réunion tenue par le Conseil de direction, le 14 janvier 1910, résument brièvement, comme suit, l’appréciation de l’armement : « Les sanctions nouvelles prévues par cet avant-projet sont illusoires dans beaucoup de cas. La procédure de leur application donnerait lieu, en outre, à des discussions continuelles dont le principe même serait la ruine de toute discipline à bord. Enfin, l’autorisation donnée par le chapitre II de rompre le contrat d’engagement sans encourir aucune pénalité, alors qu’il a été régulièrement souscrit, rendrait impossible l’exercice de l’industrie de l’armement, mettrait les armateurs dans l’impossibilité d’assurer la régularité du départ de leurs navires, et éloignerait définitivement de notre pavillon la clientèle des passagers et des chargeurs. » Les ministres intéressés partagèrent d’ailleurs ces inquiétudes. Le ministre du Commerce et de l’Industrie fit observer justement que certaines dispositions de l’avant-projet compromettaient gravement l’autorité du capitaine et constituaient un danger pour la sécurité des personnes embarquées, et un obstacle absolu à la régularité des services. Il prévint qu’ « il donnerait mandat à ses représentans au Conseil supérieur de la Navigation de combattre ces dispositions. » Le ministre de la Marine « reconnut la nécessité de la discipline dans l’industrie des transports maritimes et déclara que les quarante années qu’il avait vécu dans la discipline se portaient garant pour lui qu’il ne mettrait pas sa signature au bas d’un projet de loi portant atteinte à l’autorité du capitaine et menaçant ainsi la sécurité de la navigation. »

Mais alors, qu’attendons-nous ?... Tout simplement le vote du projet de loi transactionnel qui fut déposé par le Gouvernement dans la séance de la Chambre des Députés du 6 mai 1913 et qui, partageant en cela l’infortune de beaucoup d’autres, dort au fond de quelque casier du Palais-Bourbon.

Certes ce projet n’est pas parfait. Tel qu’il est, cependant, il pourrait instaurer un modus vivendi acceptable à condition qu’il fût respecté. « Tout en consacrant le principe d’une législation disciplinaire et pénale maritime distincte de la législation générale, lisons-nous dans l’exposé des motifs, le projet de loi réalise le retour au droit commun en matière de compétence juridictionnelle, par la suppression des tribunaux maritimes spéciaux.

« D’autre part, l’ancien délit de désertion disparaît pour faire place au délit d’absence irrégulière fondé sur deux principes se rattachant à l’intérêt général seul : l’homme d’équipage se doit à sa fonction, tant que la sûreté du navire est en jeu et tant que la continuité des services maritimes l’exige. Il peut échapper à la double obligation qui vient d’être ainsi précisée, mais en se dégageant préalablement des engagemens qu’il a pris conformément aux clauses réciproques du contrat passé avec l’armateur.

« Les punitions corporelles sont supprimées, sauf l’emprisonnement disciplinaire à terre pour les fautes graves. Le Gouvernement a cru devoir supprimer également l’amende que le Conseil supérieur de la Navigation avait maintenue, parce qu’elle lui a paru atteindre la famille plus durement que le coupable lui-même ; en revanche, une nouvelle peine a été créée : le blâme.

« Les faits qualifiés délits maritimes ont été revus avec soin ; on a abandonné toute incrimination spéciale pour les infractions déjà prévues par le code pénal et punies avec une insuffisante rigueur. Dans le même ordre d’idées, on s’est attaché à rapprocher de la loi pénale ordinaire les dispositions qui visent les délits dont le caractère et la gravité offrent une grande analogie avec les délits de droit commun.

« De l’ensemble de la réforme se dégage une réduction générale des pénalités, sans cependant qu’il soit porté atteinte à la discipline. »

On comprend difficilement, après cette lecture, les scrupules qui arrêtent le législateur pour discuter ce projet ? Le chapitre le plus délicat est évidemment celui des atteintes au contrat d’engagement. Il me semble que les inscrits ne sauraient prétendre à une législation moins rigoureuse que celle qui leur est proposée. Il n’est pas un marin intelligent, conscient de ses devoirs et soucieux même de sa propre sécurité, qui n’applaudisse aux sanctions frappant l’absence du bord d’un marin étant de quart ou de veille ou même sans être de quart, après le moment auquel le capitaine a fixé le commencement du service par quart en vue de l’appareillage.

Le projet, en revanche, permet la résiliation du contrat entre la cessation du service après l’arrivée du navire et l’instant où ce service commence en vue de l’appareillage. L’homme est donc attaché au navire, tant que celui-ci est en instance de départ ou en route. Autrement, il est libre de ses actes. C’est le retour au droit commun du contrat de travail, en dehors des circonstances techniques volontairement acceptées qui dictent au matelot son devoir professionnel. On ne saurait exiger moins.

Contrairement à ce qu’a pu dire M. Pelletan, les armateurs n’ont nullement l’intention d’exploiter, aux dépens des inscrits, un privilège, si séculaire qu’il soit. Leur premier souci est de travailler à la grandeur de notre marine marchande et ils savent, hélas ! par expérience que leurs efforts ne peuvent être récompensés que sous un régime de discipline où les droits et les devoirs de chacun étant définis par la loi, celle-ci ne sera pas sapée par les ministres mêmes qui devraient la faire appliquer. Ainsi que le fait fort bien observer M. Athalin, rapporteur du projet, « on voit que toutes les législations définissent des infractions propres à la navigation ; que ces infractions sont partout à peu près les mêmes. D’autre part, dans les pays où la législation a été l’objet d’une refonte dans un esprit moderne, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie, comme aussi aux États-Unis et en Belgique, la juridiction des tribunaux ordinaires est maintenue d’une manière absolue en matière de crimes, et d’une manière très générale, sinon complète, en matière de délits et de contraventions.

Il y a tendance à réduire le domaine du pouvoir disciplinaire. Il y a tendance également à dépouiller le capitaine du droit de punir lui-même ; en revanche, on précise le caractère du pouvoir de coercition qu’on lui laisse, et si on le réduit en somme au droit de maintenir l’ordre sur le navire, on lui reconnaît ce dernier droit avec toutes les conséquences qui en découlent.

Le Parlement justifie son inaction en déclarant qu’il importe, avant de voter le projet, de régler à nouveau le contrat de travail maritime et de refondre le livre II du Code de commerce. Et c’est ainsi que, depuis dix ans, notre marine marchande a été en butte à des insinuations malveillantes qu’on n’a pas manqué d’exploiter contre nous. Il nous serait facile de les faire taire, après la magnifique leçon d’énergie que nous venons de donner au monde, si nous pouvions définitivement régler le statut des équipages marchands et sortir de cet état d’anarchie si préjudiciable au succès des entreprises de navigation. C’est un devoir pour moi de le dire. Il y va de l’avenir même de notre flotte marchande.


LE TRAVAIL À BORD

Le travail à bord des navires semblait, en raison de sa nature, devoir moins qu’aucun autre se prêter à l’ingérence de l’Etat. Les fonctions des matelots sont commandées par les élémens. On ne voit pas très bien, en effet, la bordée de quart d’un paquebot discutant une circulaire ministérielle au milieu de la tempête. Or, c’est justement l’organisation du travail à bord qui a donné naissance à la casuistique la plus compliquée en matière de règlement d’administration publique. Un témoignage saisissant de ce fait est fourni par cette constatation que, jusqu’à ce jour, il n’a pas fallu moins de 275 décrets, arrêtés, instructions et dépêches ministérielles pour régler, ou plutôt pour ne pas régler, cette question vitale.

L’intervention des pouvoirs publics était peut-être utile sur certains points ; mais je fais un double grief à la réglementation actuelle. En premier lieu, elle découle d’un ensemble de mesures constitué par la juxtaposition des réglementations les plus sévères existant chez les nations maritimes européennes : en sorte que notre marine marchande subit toutes les charges de cet ordre, dont chaque marine concurrente ne subit qu’une partie. En second lieu, elle fait application de dispositions trop générales à une infinité de cas particuliers. En 1913, M. de Monzie, sous-secrétaire d’Etat, reconnaissait cet état de choses et la nécessité d’y porter remède. C’est ce qui ressort du moins de la consultation adressée le 26 avril 1913 aux directions de l’Inscription maritime et aux associations d’armateurs et de marins.

Il serait fastidieux d’éplucher la législation pour en faire ressortir toutes les erreurs. Contentons-nous de citer les plus frappantes. Par exemple, les dispositions de la loi sont inapplicables à la petite navigation pour laquelle il est indispensable qu’une réglementation spéciale soit élaborée ; d’autre part, le recrutement des équipages est menacé dans ses sources vives par la loi de 1907 qui incite les enfans à se tourner de préférence vers d’autres professions que celle de marin. Si l’on n’y prend garde, l’embarquement des mousses à bord de nos navires, contrarie par les exigences scolaires, ne sera bientôt plus possible. Nous aurons ainsi détourné de la mer de jeunes énergies qui ne demandaient qu’à s’y consacrer. La Bretagne, cette pépinière de notre flotte, ne fournira plus de marins. D’autres que nous ont déjà poussé le cri d’alarme au sujet de cette désaffection de la population côtière des vocations maritimes.

Dans un autre ordre d’idées, la loi oblige parfois les armateurs à embarquer un personnel surabondant. C’est ainsi que l’interprétation qui a prévalu jusqu’ici aboutit à placer sur nos navires des soutiers que les navires étrangers similaires et effectuant les mêmes voyages n’ont pas, ou ont en moins grand nombre. Les effectifs des navires français, qui étaient déjà supérieurs à ceux des bâtimens étrangers, ont été encore accrus de ce fait. Aux termes de l’article 25 de la loi de 1907, le service du personnel des machines doit se faire par trois bordées, non seulement dans la navigation au long cours, mais aussi parfois dans la navigation au cabotage. Dans tous les autres pays, le service à trois bordées n’est appliqué qu’à la seule navigation au long cours.

N’insistons pas davantage pour passer à un autre sujet : celui du repos hebdomadaire. Une comparaison entre les législations française et étrangères fait ressortir que les dispositions de la loi française, concernant le repos hebdomadaire obligatoire, sont les plus dures. Dans la séance du 20 décembre 1909 du Conseil supérieur de la Navigation maritime, M. le sénateur Chautemps a déclaré que la Commission de la Marine du Sénat, dont il avait été rapporteur, n’avait pas cru pouvoir aller au delà sans mettre le pavillon français en infériorité. Mais, lorsque la loi entra en vigueur, les inscrits maritimes de Marseille soutinrent que le repos hebdomadaire, s’il n’avait pu être accordé en raison des nécessités du service, devait être compensé, soit par des allocations supplémentaires, soit par un nombre de jours de congé avec solde, accordé au port d’attache ou dans les escales et équivalent au nombre de jours qui ont été supprimés.

La sentence Ditte, rendue le 3 juillet 1909, donna gain de cause aux inscrits maritimes, au grand étonnement des inscrits eux-mêmes : au surplus, elle ne lie que les armateurs ayant adhéré au compromis d’arbitrage, c’est-à-dire ceux de Marseille, qui payent ainsi un tribut particulier. Les règles qu’elle pose sont en opposition tant avec le texte qu’avec l’esprit de la loi de 1907, et elles ont cette conséquence fâcheuse qu’elles faussent l’esprit des équipages, en inspirant aux marins une conception de leurs devoirs inconciliable avec les exigences de leur métier. En outre, elles ne répondent en aucune façon aux vues du législateur, qui se préoccupait de ménager aux inscrits un jour de repos et non une occasion de gain.

Il est un autre point sur lequel je me permettrai d’insister. Aux termes de l’article 262 du Code de commerce, le marin qui tombe malade pendant le voyage ou qui est blessé au service du navire, est traité et pansé aux frais de l’armateur ; en outre, il reçoit ses salaires jusqu’à son rétablissement, mais, si le traitement dure plus de quatre mois, l’obligation de lui verser des salaires cesse au bout du quatrième mois. L’article 262 est, sans contredit, de toutes les anciennes dispositions législatives, une des plus onéreuses pour l’armement, et celle dont l’application fait naître le plus d’abus. Elle est injuste parce que l’obligation qu’elle édicté fait double emploi avec celle qui découle de l’institution de la caisse de prévoyance qui, alimentée à l’aide de prélèvemens sur les armateurs, devrait assumer les frais d’accident ou de maladie des marins. Elle est abusive, parce qu’elle permet de faire supporter à l’armateur, parfois pendant plusieurs années consécutives, les frais de traitement d’un matelot dont la maladie, déclarée pendant le voyage, n’a cependant pas été contractée au service du navire. Et que dire de cette interprétation, pour le moins inattendue, qui consiste à mettre à la charge de l’armement les frais de traitement des maladies fâcheuses contractées par les marins ?

Cette iniquité s’explique fort bien, si elle ne se justifie pas. Dans tous les cas d’application de l’article 262 qui donnent lieu à des difficultés, il y a deux intérêts en présence : celui du marin et celui de l’armateur. Si l’armateur triomphe, le marin tombe à la charge de l’administration de la Marine : par suite, celle-ci a tendance à prendre fait et cause pour le marin. Il en va autrement lorsque le malade ou le blessé ne trouve pas en face de lui d’armateur sur lequel il puisse faire retomber, avec l’appui de la Marine, les dépenses de son traitement. Tel est le cas où l’armateur s’est libéré par avance de tous frais de traitement, en effectuant le versement forfaitaire prévu par l’article 262, et celui des petits pêcheurs, patrons ou matelots, atteints de maladie ou de blessures. Ceux-ci, bénéficiant de la Caisse de Prévoyance, doivent pourvoir à leurs dépenses à l’aide de l’allocation qui leur est accordée.

J’en aurai fini avec les principales dispositions intéressant le travail à bord quand j’aurai parlé du rapatriement des marins. L’obligation imposée aux armateurs français, par le décret du 2 septembre 1891, de rapatrier les marins débarqués hors de France, est une charge qui peut devenir très lourde, et qui n’incombe pas, en général, aux armateurs étrangers. Je connais deux cas de rapatriement de marins devenus fous dans des ports de la côte Ouest des Etats-Unis, et qu’il fallut ramener en France, accompagnés de deux gardiens. Chacun de ces rapatriemens est revenu à l’armateur à une vingtaine de mille francs. Ce ne sont là, bien entendu, que des cas exceptionnels ; mais le grand nombre de rapatriemens, même normaux, surtout dans la navigation lointaine, occasionne à l’armement des débours élevés. Les autorités auxquelles est dévolu le soin de rapatrier nos marins ne se préoccupent même pas suffisamment de ménager les deniers de celui aux frais duquel s’opère le voyage. Elles rapatrient presque toujours les marins comme passagers à bord des paquebots, c’est-à-dire de la façon la plus onéreuse. Veut-on des exemples ? Le chalutier Capella ayant fait naufrage à Terre-Neuve, son équipage aurait pu être rapatrié par voilier français. L’agent consulaire de France à Sydney fit rentrer l’équipage par le courrier de New-York, occasionnant au propriétaire du Capella une dépense de 12 000 francs environ, dont près de 4 000 francs d’entretien on Amérique. On fait couramment figurer dans les dépenses de rapatriement, outre les frais de nourriture, des droits de garde, des fournitures de tabac, de savon, de rafraîchissemens, etc. Certains de ces rapatriemens équivalent à une perte sérieuse pour les armateurs, et cette épée de Damoclès reste suspendue sur leur tête, tant que vogue leur navire.

Ce n’est pourtant pas faute pour eux de contribuer aux retraites ouvrières de leur personnel. La loi du 14 juillet 1908 sur les pensions des invalides leur a fait application du principe des retraites ouvrières avant même que le Parlement n’y eut soumis les industries terrestres. L’armement n’a fait aucune opposition à ce principe. Toutefois il est bon de remarquer que les armateurs ne sont pas les employeurs de tous les inscrits maritimes, mais seulement de 30 pour 100 d’entre eux. Les cotisations élevées (3 pour 100 des salaires des marins) que la loi du 14 juillet 1908 force les patrons à verser à la Caisse des invalides servent à constituer des retraites non seulement aux équipages qui sont au service de l’armement, mais encore à la masse des inscrits maritimes de la petite pêche ; les prestations respectives imposées aux inscrits maritimes comme aux armateurs ayant été calculées en raisonnant comme si tous les inscrits maritimes relevaient d’un armateur.

Faisons la récapitulation de ces exigences : déficit de mousses et excédent de soutiers et de mécaniciens à bord de nos navires ; repos hebdomadaire abusif ; traitement des maladies, même de celles qui ne résultent pas du service ; rapatriement ; pensions de retraites et de blessures pour tous les inscrits. Est-il étonnant après cela que les armateurs défaillent sous le fardeau ? Après les avoir gênés dans la constitution de leurs équipages, on leur a enlevé la seule arme qu’ils eussent pour se garder contre les fauteurs de désordre qui se glissent là comme partout ailleurs. Enfin, ils se trouvent par avance en quelque sorte « handicapés » dans cette lutte ardente et disputée qu’il va leur falloir bientôt livrer pour maintenir haut et ferme nos trois couleurs. Au cours des péripéties de cette « course des pavillons, » l’armement français, écrasé par une série de charges inconnues de ses rivaux, sera promptement distancé. Certaines de ces charges ne sont pas seulement onéreuses : elles sont parfois vexatoires, et plusieurs se superposent entre elles pour assurer le même besoin. De toute façon, nombre d’entre elles laissent la porte ouverte à des abus. Cependant rien n’est plus nuisible à une entreprise commerciale que de n’être pas définitivement fixée sur ses frais généraux. C’est pourquoi il est particulièrement triste qu’aux fantaisies de la réglementation s’ajoutent les inconvéniens résultant de l’inconstance de la réglementation elle-même.

Les armateurs vivent dans l’insécurité. ils passent leur temps à se garder contre les circulaires ennemies qui les assaillent de toutes parts et à se prémunir contre la marée des projets de loi insuffisamment mûris. On croit s’être libéré envers nous en nous accordant des compensations d’armement ou des subventions postales. Mais, outre que celles-ci ne sont pas toujours équivalentes aux charges spéciales qu’elles ont pour but de compenser, il arrive, ainsi que je l’expliquerai prochainement, que, pendant la durée d’application d’une loi, ces charges se trouvent aggravées de telle sorte que l’équilibre est rompu au préjudice de l’armateur. Celui-ci avait établi ses calculs de prix de revient en tenant compte des primes qu’on lui accordait pendant une période déterminée, et voici que cet échafaudage s’écroule !

J’espère qu’on ne m’accusera pas d’avoir fait au cours de cette étude un plaidoyer pro domo. Rien n’est plus éloigné de mes intentions. Pénétré de l’importance qu’il y a pour notre pays de posséder une flotte commerciale capable de répondre aux nécessités de l’après-guerre, j’ai voulu profiter de l’expérience que j’ai acquise en cette matière pour indiquer les solutions primordiales à adopter. J’ai signalé trois sortes de dangers qui guettent l’armateur : danger découlant de l’interprétation étroite de l’acte de navigation de 1793, danger résultant de l’inapplication flagrante du décret-loi disciplinaire de 1852, danger issu des lois concernant le travail à bord. Chacun d’eux constitue une menace mortelle. Ainsi qu’un capitaine, ballotté au milieu des récifs, et obligé de donner à chaque instant, pour les éviter, des coups de barre à gauche, des coups de barre à droite, le chef d’une entreprise de navigation doit louvoyer péniblement pour mener sa barque, perdant son temps et ses forces avant d’arriver au but. Faisons donc sauter ces écueils administratifs ou électoraux, qui barrent sa route, ou du moins diminuons leurs aspérités et éclairons-les de larges balises, au lieu de les dissimuler sous le flot trouble des discussions politiciennes.

Voulons-nous, oui ou non, une marine marchande ? Toute la question est là. Si nous voulons avoir une marine telle qu’elle doit être, il faut savoir l’organiser. J’ai pris soin d’établir plus haut que les complications ne devraient pas provenir des marins eux-mêmes. Ceux-ci, dont la valeur professionnelle est légendaire dans notre pays, viennent de donner la preuve qu’ils valent leurs aînés. Les descendans des gens de mer de M. de Colbert, les fils des gars de Jean-Bart, de Surcouf, du bailli de Suffren, de Courbet n’ont point dégénéré, ils sont restés ce qu’ils étaient ; des êtres impulsifs, généreux, mais qui deviennent parfois farouches quand ils ont abusé de l’alcool. Le cabaret est là, sur le quai, à deux pas du bord. Il suffit de franchir la planche de débarquement pour s’asseoir à la table empuantie, auprès des camarades qui boiront jusqu’à l’ivresse. Fermons donc les portes de ces officines ténébreuses où se dégradent les corps vigoureux, -où s’avilissent les âmes simples de nos matelots. Empêchons surtout que les suggestions perfides ne parviennent aux oreilles de nos équipages surexcités.

Ainsi que je crois l’avoir démontré, la grandeur de notre marine marchande ne peut être obtenue que par une entente bien comprise entre les intérêts du personnel marin et ceux de l’armement qu’il faut cesser d’opposer l’un à l’autre. Lorsque cette union nécessaire sera un fait accompli, il nous restera à nous retourner vers l’Etat français. Sans nier l’opportunité de son contrôle et la nécessité de l’aide matérielle qu’il doit nous apporter, je demande surtout que les pouvoirs publics nous donnent plus de liberté d’action et cessent de nous placer, vis-à-vis des étrangers, dans un état d’incertitude funeste et de lutte défavorable. En revanche, je sollicite des autorités qui en ont la responsabilité une organisation qui, sans porter atteinte à la liberté des travailleurs, soit capable de faire régner à bord de nos navires l’ordre sans lequel aucune entreprise de navigation ne peut se développer. Suivant le mot si juste de l’honorable M. Lloyd George, qu’on ne saurait certes accuser de timidité ou d’étroitesse réactionnaire, « on ne devient vraiment un peuple libre que par une discipline nationale. »


J. CHARLES-ROUX.

  1. Voyez la Revue du 1er avril
  2. Voyez la Revue du 1er avril 1917.
  3. Fournier, Traité sur l’Inscription maritime.
  4. Voyez la Revue du 1er novembre 1909.