Louis-Michaud (p. 354-362).

xxi

Triomphe de l’Absurdité



Le même jour à cinq heures du soir, le duc d’Agnès, qui errait dans Paris comme une âme en peine, croisa, boulevard Bonne-Nouvelle, trente ou quarante camelots lancés au pas de course et hurlant à tue-tête : « La Patrie ! — La Presse ! — La Liberté ! » Ils les vendaient, au vol, à tous les passants.

M. d’Agnès acheta la Liberté.

RETOUR INESPÉRÉ DES DISPARUS
leur état d’abattement
Mlle Le Tellier seule
n’est pas au nombre des rescapés
( pièce 1037)

Le bonheur causé par la première ligne n’avait pas duré longtemps, mais il avait suffi pour assombrir encore l’épouvantable déception que renfermait la dernière. (Et il apprenait cela boulevard Bonne-Nouvelle !) Non, une telle malchance n’était pas possible ! pas permise ! Il lui semblait que le malheur capitulerait devant son incrédulité.

Il acheta coup sur coup la Patrie et la Presse (pièces 1038 et 1039) et, malgré l’identité de leurs informations, envoya cette dépêche à M. Le Tellier :

Est-ce vrai Marie-Thérèse pas revenue ? Répondez suite télégraphiquement avenue Montaigne.

d’Agnès
.

Puis, dans la furie de son impuissance, il se mit à marcher droit devant lui, les yeux fixes, les dents serrées, en se disant que les trois journaux ne pouvaient se tromper sur ce point capital, et qu’en définitive sa misère était plus grande qu’il ne l’avait jamais cru, bien qu’il l’eût crue la plus grande misère de tous les temps.

C’est en regagnant à pied l’hôtel de l’avenue Montaigne que le duc d’Agnès forma la résolution de se tuer. Mentalement, il réalisait la scène ultime de sa vie, depuis la confection du testament jusqu’au coup de revolver final…

Sa sœur guettait son retour. Elle avait lu la Presse. Jamais le duc n’avait senti de bras plus câlins autour de son cou.

Il l’embrassa plus tendrement que de coutume. Il eut, pour ses domestiques, des mots touchants de bienveillance et de tact. Il voulait mourir en bonté, ce qui est la meilleure façon de partir en beauté.

Mlle  Jeanne le surveillait dans l’inquiétude ; et quand on apporta le télégramme prévu, — dont ils savaient, sans l’avoir lu, le texte, — M. d’Agnès eut un sourire si éploré, un regard si profond, que sa sœur, comprenant toute son âme, se détourna pour pleurer.

Le rugissement qu’elle entendit arrêta douloureusement ses sanglots dans un spasme de terreur. Elle fit volte-face, et vit son frère transformé, grandi, poussant des éclats de rire férocement heureux, agitant le télégramme ouvert, et criant enfin, après une seconde de berlue :

— « Jeanne ! Jeanne ! C’est de Tiburce, cette dépêche ! Tiburce a retrouvé Marie-Thérèse ! Tiburce a retrouvé Marie-Thérèse ! Tiburce ! Tiburce ! Il l’a retrouvée !… par hasard !… à Constantinople !… »

Le duc s’effondra sur le tapis, les mains jointes pour on ne sait quelle prière. Il baisait et rebaisait le papier bleu, riait et sanglotait, sanglotait et riait (on ne savait pas quand il riait, on ne savait pas quand il sanglotait) et balbutiait maintenant, d’une voix tendre et mouillée, un peu haletante

— « Marie-Thérèse ! ma chérie ! ma chérie ! Oh ! mon amour chéri !… »

Sa sœur essuyait le beau visage trop heureux, aux longs cils emperlés…

Mais le timbre de la grille résonna dans la pénombre, et quelques instants plus tard on apportait un second télégramme, celui de M. Le Tellier cette fois, qui justement ne disait pas du tout ce que M. et Mlle d’Agnès avaient préjugé, mais ceci :

Oui, c’est vrai, Marie-Thérèse pas revenue. Seulement, Henri Monbardeau a pu faire comprendre Marie-Thérès pas été enlevée avec lui et Fabienne. C’est Suzanne qui fut enlevée avec son frère et sa belle-sœur. Elle était allée les rejoindre en cachette près de Don le jour de l’enlèvement. Marie-Thérèse jamais été chez les Sarvants. Espérez donc. Nous espérons.

Jean Le Tellier.

— « Monsieur le duc, » dit le valet, son plateau vide à la main,« il y a un homme qui a sonné en même temps que le deuxième télégraphiste et qui demande à voir Monsieur le duc. Il dit qu’il a une communication urgente à faire à Monsieur le duc, et il dit aussi qu’il s’appelle Garan. »

— « Garan ! Faites entrer. »

Il entra, ce vieil ami, la moustache en bataille et les sourcils en crocs.

— « Bonne affaire, monsieur le duc ! Devinez !… Mlle Marie-Thérèse est retrouvée ! »

— « Je le sais… »

Garan, déferré, n’en poursuivit pas moins :

— « Vous le savez ?… Ah ! oui ; le télégramme, parbleu ! Eh bien alors, si M. Tiburce vous a déjà mis au courant, ça n’est pas vieux et j’arrive encore à temps. »

— « À temps ? Pourquoi ? »

— « Voici la chose, monsieur le duc. C’est une drôle d’histoire. Vous allez comprendre. Je suis envoyé ici par le gouvernement, pour vous mettre à la coule de tout et vous demander de ne pas ébruiter certains détails. C’est encore moi qu’on a choisi, parce qu’on sait que je vous connais et que j’ai pris part aux événements de ce Bugey de malédiction !… Montrez-moi la dépêche de M. Tiburce, je vous prie… Voyons :

» Ai retrouvé Marie-Thérèse intacte Constantinople par hasard. Arriverons Marseille mercredi. Hommages bien dévoués à ta sœur. Amitiés. — Tiburce.

» Je m’en doutais, » reprit Garan, « cette prose laconique est due à la collaboration de M. Tiburce et des autorités ottomanes. »

— « Mais enfin, quoi ? » s’écria Mlle d’Agnès.

— « Écoutez, mademoiselle, m’y voilà. Les Affaires Étrangères ont reçu tout à l’heure de la Sublime Porte, par l’entremise de l’ambassade turque, une longue dépêche où l’aventure se trouve relatée au complet. Mais on vous prie instamment — comme on a prié là-bas M. Tiburce — de n’en rien divulguer, parce qu’elle compromet la mémoire d’un très haut personnage, ancien vizir et cousin du sultan. En un mot, monsieur le duc, il s’agit d’Abd-Ul-Kaddour-Pacha, qui a enlevé Mlle Marie-Thérèse Le Tellier ! »

Mlle d’Agnès et M. le duc son frère étaient dans l’émerveillement. Le policier continua :

— « Oui ! c’est ce sauvage-là ! Un homme vicié, pourri, monsieur, par les excès de ceci et de cela et de plus encore !

» Lorsque je l’appris, ah ! le Péril fut moins bleu que votre serviteur ! Pensez donc ! jamais de ma vie je n’aurais cru ça !

» N’est-ce pas : après avoir demandé en mariage Mlle Le Tellier, qu’on lui refusa, ce démon d’Abd-Ul-Kaddour jura qu’il l’aurait, envers et contre tous. Il la fit enlever — comme je vous le dis ! — en automobile, tout près de Mirastel, le 4 mai dernier, pendant qu’elle se rendait à Artemare pour y déjeuner chez le docteur Monbardeau…

» Et j’ai vu la place, monsieur et mademoiselle ! la place piétinée, au croisement de la route et du petit sentier ! Je l’ai vue et remarquée ! Je l’ai montrée à M. Tiburce en lui disant que ça pourrait bien être une place que… et une place qui… et une place dont… ! Imbécile ! Imbéciles que nous étions tous les deux !…

» L’automobile a rejoint Abd-Ul-Kaddour à Lyon, où, le soir, il passait en chemin de fer avec ses douze femmes, se rendant à Marseille pour y prendre le bateau. L’animal a fait tuer une de ces douze martyres, la plus vieille, par un eunuque de son sérail, afin de pouvoir lui substituer Mlle Marie-Thérèse. On a cousu la mouquère dans un sac, toute nue, à la mode sultane, et, à défaut du Bosphore, on vous l’a jetée au Rhône, dans le brouillard, en passant sur le pont ! — Il paraît même que M. Le Tellier vint à Lyon à l’époque de la découverte du corps, et fut admis en sa présence. Ça, c’est une coïncidence, on ne peut pas dire le contraire !

» Pendant le trajet en auto, Mlle Le Tellier avait été forcée de revêtir le costume des « désenchantées », et sous ce voile noir qui leur couvre la figure et qu’on appelle tcharchaff, elle était solidement bâillonnée.

» Comment l’ont-ils introduite dans les wagons réservés, en gare de Lyon-Perrache ? Habilement, à coup sûr. Quinze minutes d’arrêt, foule, confusion augmentée par toute cette troupe de fez, de turbans et de tcharchaffs descendus sur le quai, curiosité du public, obscurité du soir et du brouillard… enfin, tout ça, moi qui étais chargé de la police du convoi, je n’y ai vu que du feu. D’autant que je ne pensais qu’à protéger le Turc contre les voleurs, et pas du tout à protéger les autres contre lui ! Du reste, n’est-ce pas : douze femmes voilées à l’embarquement, douze femmes voilées au débarquement, ça aurait fait le compte si j’avais seulement eu l’idée de compter…

» À Marseille, j’ai bien observé qu’une des femmes faisait des efforts pour rester ; deux autres la tenaient. Mais quoi ! c’était une chose inviolable, ça ne me regardait pas ! — Nous avions hâte, au surplus, d’embarquer ce personnage encombrant…

» Le paquebot leva l’ancre, et moi je revins à Paris, pour avoir l’honneur d’y faire votre connaissance, monsieur le duc. »

— « Fort bien », dit celui-ci. « Mais là-bas, en Turquie, Mlle Le Tellier… Et sur le bateau, Garan, sur le bateau… ? »

— « Là-bas, gardée à vue au fond du harem impénétrable, comme dans les cabines du bateau, elle n’a pu rien dire, ni rien faire. Mais c’est ici qu’elle eut de la chance… Une chance inouïe !

» Abd-Ul-Kaddour, usé par l’alcool et les dépravations, ne battait déjà que d’une aile à son départ. La Méditerranée le mit hors d’état de nuire à qui que ce soit, en quoi que ce soit ; et il est arrivé à Constantinople gravement malade. Depuis, il a baissé chaque jour, et n’a plus quitté son lit de souffrance — qui, avant-hier, fut un lit de mort. Mlle Le Tellier ne l’a pas même entrevu pendant toute son incarcération.

» Cependant Abd-Ul-Kaddour avait cassé sa pipe — excusez l’expression — et voilà ses neveux et héritiers qui entrent dans le vieux palais de Stamboul, se répandent à travers le harem, et trouvent, au milieu des Fatmas et des Féridjés, — qui ? vous le savez : Mlle Marie-Thérèse Le Tellier, un peu pâlotte, en train de regarder le ciel par les trous d’un moucharabieh (c’est-il comme ça qu’il faut dire ?). Jeunes-Turcs élevés à l’européenne, parlant français à la hauteur, voilà qu’ils la font sortir avec mille et un salamalecs et mille et deux excuses… Et sur le seuil du palais, non, mais qu’est-ce qu’ils rencontrent ?… »

— « Tiburce, voyons ! »

— « M. Tiburce ! oui, monsieur le duc. Venu d’Angora et sur le point de partir pour Marseille, il visitait tristement le quartier de Stamboul, et, d’un œil caverneux, il admirait les faïences du porche ! »

— « Ainsi, » remarqua M. d’Agnès en riant (il riait pour un oui et pour un non), « ainsi, Tiburce a fait le tour du monde presque entier pour découvrir ce qu’il cherchait ! Il était parti exactement à l’opposé de la bonne direction, il est parvenu à Constantinople à l’envers, et il ne savait pas que c’était là qu’il fallait aller ! Ineffable hasard ! Ineffable Tiburce ! »

— « Il a fait le grand tour, voilà tout ! » fit Mlle d’Agnès, indulgente.

— « Vous voyez », déclara l’inspecteur avec une gravité facétieuse, « que le sherlockisme a du bon ! »

— « Je vais tout de suite télégraphier à Mirastel ! »

Et M. d’Agnès s’approcha de sa table de travail.

— « Si vous voulez, monsieur le duc ; bien que sans doute M. Tiburce l’ait déjà fait de son côté… Mais pas un mot d’Abd-Ul-Kaddour, n’est-ce pas ? Le Commandeur des Croyants vous en supplie par mon organe ! »

— « Soit. Puisque Mlle Le Tellier sort indemne de cette mésaventure, nous ne parlerons pas d’Abd-Ul-Kaddour. »

L’inspecteur roula de gros yeux et dit dans un chuchottement :

— « Le sultan, monsieur le duc, offre cinq cent mille francs contre une promesse de silence. »

— « Comment ! » s’irrita le duc. — Mais il s’apaisa tout soudain. « Cinq cent mille ?… Eh bien, soit encore ! Les sinistrés du Bugey les recevront avec reconnaissance. Et j’en ajoute cinq cent mille autres, pour faire un chiffre rond. Seulement, c’est moi qui distribuerai le million, sans comité de répartition, vous entendez, Garan ? Dites cela au sultan des Turcs et au sultan des Français ! »

— « Vous êtes admirable, monsieur le duc ! »

— « Ce n’est pas tout, Garan. Je veux bien, pour ma part, ne rien dire d’Abd-Ul-Kaddour ; mais j’entends que l’État prenne dès demain l’initiative d’une souscription nationale pour l’érection d’une statue à M. Robert Collin, dont l’intelligence, le courage et le sacrifice nous ont donné un si bel exemple, en dévoilant le secret du monde invisible. »

— « Bravo ! » jeta Mlle d’Agnès.

— « Vous avez raison, monsieur le duc. »

Un silence plana :

— « Et penser, » reprit l’inspecteur d’une voix émue, « penser que ce pauvre M. Robert Collin n’a été soutenu, là-haut, dans l’aérarium, que… que par des cheveux blonds et une robe grise… qui n’étaient pas ceux de Mlle … Oh ! pardon, monsieur le duc… »

— « Les robes grises ont joué dans cette affaire un rôle important », dit Mlle d’Agnès. « C’est une robe grise également qui poussa l’aubergiste de Virieu-le-Petit à confondre Marie-Thérèse avec sa cousine Suzanne… Tu comprends tout, François ? »

— « J’y suis tout à fait. Le jour de l’enlèvement, Marie Thérèse était partie de Mirastel vers dix heures. C’est donc vers dix heures qu’elle a été enlevée par les séides du pacha. Pendant ce temps, Henri et Fabienne Monbardeau montaient au Colombier. Ils avaient organisé une partie secrète avec cette malheureuse Suzanne. — Vous vous rappelez, Garan, cette lettre d’elle, qu’Henri avait été chercher à la poste restante, la veille du 4 mai ? — Suzanne, donc, était venue en chemin de fer de Belley, et devait rejoindre son frère à Don, vers dix heures 15, par le petit train local. Ils se rejoignent en effet, continuent à monter tous les trois ; et l’aubergiste de Virieu, qui reconnaît Henri, ne voit les deux femmes que de dos et sans y faire attention. Pourtant, elle remarque que la robe grise est une robe de ville et non de tourisme. Il est probable que Suzanne Monbardeau n’avait pas l’intention de se laisser entraîner fort loin dans la montagne ; mais l’occasion, si rare, d’une belle promenade en famille… Le reste s’explique tout seul. »

— « Tout seul. »

— « Tout seul. »

Et, parlant à sa sœur, M. d’Agnès conclut :

— « N’empêche, mon Jeanneton, que Tiburce t’a gagnée loyalement, puisqu’il a retrouvé Marie-Thérèse ! »

Ce que Mlle Jeanne compléta par ces mots :

— « Il m’a surtout gagnée en recouvrant la sagesse ! »

Dans le dossier de M. Le Tellier, les quatre dépêches mentionnées au présent chapitre portent les cotes 1040, 1041, 1042 et 1043.

Les pièces 1044 et 1045 sont les faire-part de deux mariages célébrés le même jour (comme dans les romans) à Saint-Philippe-du-Roule, — l’un duc d’Agnès-Marie-Thérèse Le Tellier, l’autre Tiburce-Jeanne d’Agnès.

La pièce 1046 est le brouillon d’une lettre expédiée par Maxime Le Tellier au prince de Monaco. L’ancien officier de marine prie Son Altesse Sérénissime de vouloir bien accepter sa démission d’attaché au Muséum et de membre des expéditions océanographiques, pour ce motif qu’ayant lui-même été pêché, mis dans une espèce d’aquarium et descendu au bout d’une ficelle, en fonction d’amorce ou d’appât, il éprouve alors une indomptable répugnance à faire subir aux autres le sort qu’il a subi chez les Sarvants.

« Je ne nie pas », dit-il, « toute l’importance que de telles recherches présentent à l’égard de l’humanité, et je souhaite le plus grand succès aux travaux passionnants de Votre Altesse. Mais, pour ma part, je me sens désormais incapable d’y coopérer. »

Et ce serait sur cette dernière pièce du dossier qu’il faudrait terminer notre histoire pour tous de l’an 1912 de l’ère chrétienne, si nous n’avions omis, volontairement, de parler d’un état qui, par son numéro, se classe entre le procès-verbal de la disparition de l’aéroscaphe et la lettre de Tiburce datée d’Angora, — et dont il faut ici parler.

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