Louis-Michaud (p. 340-344).

xix

Tiburce abandonne



Dans sa chambre blanche et rose, toute claire au clair matin qui fait les chambres des jeunes filles plus que jamais « chambres de jeune fille » — Mlle d’Agnès venait d’achever sa toilette.

La servante arrangeait un désordre de fanfreluches.

Mlle  Jeanne d’Agnès regarda son visage au fond d’un miroir, et lui adressa une petite grimace triste, à cause qu’il n’était pas trop beau. Puis elle s’approcha d’un calendrier perpétuel et fit jouer son déclic afin de le mettre à jour.

Le calendrier marqua :

MERCREDI
16
OCTOBRE

Et le cartel anglais carillonna :

— « Dix heures ! »

Mlle  Jeanne pensa, presque simultanément, que l’heure du courrier était passée ; que depuis un mois Tiburce le fol, Tiburce l’entêté, Tiburce le Hutin, n’avait pas donné de ses nouvelles ; et qu’elle avait vingt ans aujourd’hui.

Le front aux vitres de sa fenêtre, elle regarda s’effeuiller les marronniers de l’avenue Montaigne.

Trois coups discrets troublèrent sa rêverie.

— « Qu’est-ce que c’est ? » fit-elle.

Une voix d’homme répondit, obséquieuse et sourde :

— « C’est Monsieur le duc, Mademoiselle, qui demande si Mademoiselle veut bien descendre un petit moment dans son cabinet. »

— « ?… !… »

Sans rien dire, toute glacée, le sein houleux, Mlle d’Agnès se rendit chez son frère.

Il l’attendait debout, et, quoiqu’il fût à contre-jour, elle distingua ses yeux rouges et son air défait. Il lui dit à brûle-pourpoint, d’un ton extraordinairement doux et affectueux :

— « Écoute, Jeanneton… D’abord, écoute : tu aimes toujours bien Tiburce, n’est-ce pas ?… — Pauvre petit lapin, te voilà toute tremblante… Ne crois pas… »

— « Mais oui… je l’aime, Tiburce… »

— « Eh bien, mon Jeanneton, tu l’épouseras, va, mon petit lapin ; tu l’épouseras quand même. Autrefois, tu sais, j’étais inepte de m’opposer à votre mariage ; et depuis, le subordonner au succès de Tiburce, vois-tu, faire dépendre votre bonheur du mien, ça, c’était d’un égoïsme sans nom ! sans nom !… Mais tu l’épouseras, va, mon petit ! »

— « François, je te remercie de tout mon cœur… » Elle lui prenait les mains et parlait timidement. « Il… il n’a pas réussi, alors ?… Tu dis que je l’épouserai quand même ?… et tu pleures !… » Elle l’embrassait. « …Il n’a pas réussi ? »

— « Parbleu ! » s’écria le duc en chevrotant. « C’était bien sûr qu’il échouerait ! Je ne sais pas comment j’ai été assez idiot pour me raccrocher à cette hypothèse ! Mais c’est que l’autre, l’autre hypothèse, celle des Sarvants, était si affreuse !… Si affreuse et si définitive ! Tiens, j’ai encore vu deux ingénieurs ce matin, et mon courrier… ce n’est que des réponses d’ingénieurs ! Tout ça : désespérant ! Jamais on n’ira là-haut. Jamais ! jamais ! jamais !… »

Mlle d’Agnès reprit tendrement :

— « Tu as une lettre de Tiburce ? »

— « Oui. La voilà. C’est pour te la faire lire et pour te rassurer en même temps que je t’ai demandée. »

Elle déploya le billet.

( pièce 934)
Angora, Turquie d’Asie,
ce 11 octobre 1912.
Mon cher, oh ! bien cher ami, pardonne-moi !

Pardonne à ma sottise !… Ceux que je poursuivais autour du monde n’étaient pas ceux que je cherchais !

Je vois clair à présent. La douleur a lavé mes yeux de tant de larmes !…

J’ai pris le change plusieurs fois de suite sur des voyageurs différents, poussé par mon idée fixe et moins conduit par les circonstances que par une marotte que j’agitais moi-même devant mes propres pas !

Oh ! ces dernières semaines ! Cette course fiévreuse, à cheval, de Bassora jusqu’ici, cette galopade à travers la Mésopotamie, le long du Tigre, où, chaque jour, je gagnais du terrain sur les Yéniserlis et les Rotapoulo !

Eux, ils allaient sans se presser, visitant les ruines, s’attardant aux paysages, faisant un crochet vers Babylone, revenant à Bagdad, explorant les décombres de Ninive après avoir goûté Mossoul… Ils avaient une avance de quinze jours…

Je les ai rejoints entre Diarbékir et Angora… et là J’ai constaté que ce n’étaient pas Hatkins avec Mlle Le Tellier et les Monbardeau, mais réellement deux jeunes ménages grecs, de vrais Yéniserlis, de vrais Rotapulo, — de braves gens, somme toute, à qui j’ai confié ma désillusion et qui m’ont consolé de leur mieux.

Nous sommes arrivés ici de conserve. Angora, c’est le point terminus de la voie ferrée qui vient de Constantinople. Une journée de wagon me sépare de la capitale de la Turquie. Mais je suis brisé de fatigue et d’ennui, et je compte rester ici — combien de temps ? je ne sais — à me reposer dans les fleurs et le soleil, en songeant à ma bêtise comme à quelque maladie dont je serais convalescent. Hélas ! faire du roman dans la réalité ! Devenir Sherlock Holmes ! Pauvre de moi ! Malade que j’étais !…

Mais, François, maintenant — je t’en supplie — ne me laisse pas désespérer à propos de Mademoiselle Jeanne. Promets-moi que peut-être… dans bien longtemps… Pardonne ; je termine. Quand je pense à cela, ma vue se brouille.

Adieu.

Tiburce.

Mlle  d’Agnès contempla son frère.

— « Moi aussi, François, j’ai besoin de pardon. Je savais bien que Tiburce ne retrouverait pas Marie-Thérèse, et si je l’ai laissé partir, c’est que je comptais sur son acharnement pour fléchir tes résolutions. Mais à l’heure où mon plan vient enfin d’aboutir, il me semble que ce n’est pas très honnête cette machination… »

— « Ah ! mon amie, c’est ta diplomatie qui avait raison contre mes préjugés ! D’ailleurs, apaise-toi : Tiburce serait parti malgré ta défense ; il était si convaincu ! »

— « C’est possible, et j’éprouve un étrange soulagement à le savoir désabusé. Un si bon garçon dans de telles erreurs !… Mais, j’y pense, François, comment toi, connaissant la vérité, pouvais-tu te laisser reprendre à ces sornettes ? »

— « Depuis qu’on m’a enseigné ce que c’est que l’aérarium et ce que sont les Sarvants, me dire que Marie-Thérèse est la proie des Sarvants dans l’aérarium… c’est cela que mon esprit ne peut pas supporter, et non les idées folles, non les folies encourageantes ! »

— « Du courage, mon frère. Je t’aime aussi. Du courage. »

— « J’en aurai. J’en ai. Mais Je suis écroulé… Je vais tâcher de dormir un peu. Laisse-moi, mon petit lapin, veux-tu ? »

Quand sa sœur se fut retirée, le duc d’Agnès sentit un isolement plus absolu qu’il ne l’avait désiré. Partout, désormais, ne serait-il pas seul comme il était seul dans cette salle ? Pouvait-on n’être pas seul en l’absence à jamais de Marie-Thérèse ?…

Il tendit vers le ciel des Sarvants la menace et la vanité de ses poings, et tout à coup lui vint une ivresse d’amertume, un désir forcené de souffrance et de sanglots.

« Ah ! » songeait-il comme un enfant gâté. « On veut que je sois malheureux ! Ah ! on le veut ? Eh bien, je le serai, malheureux ! et même au delà de ce qu’on veut ! »

Ainsi l’homme prétend toujours avoir raison de sa destinée.

Pour endeuiller encore son effroyable solitude, le duc pensa donc à s’ensevelir au noir linceul de l’obscurité.

Mais tel était son égarement, qu’il avait oublié l’heure. Il tourna le commutateur électrique, en vue d’éteindre le soleil qu’il prenait pour une lampe. Un plafonnier s’illumina, jaunâtre et dépaysé dans l’éclat du jour, comme un œil de hibou. M. d’Agnès se ressaisit.

— « Mes compliments ! » fit-il tout haut. « Voilà que tu deviens gâteux… Ah ! non ! non ! Ah ! non ! pas de ça, mon garçon ! Quand ce ne serait que pour la voir une dernière fois, morte et défigurée, — pour lui porter des fleurs et la mettre au tombeau, — tu dois vivre ! Et vivre tout entier, de corps et d’âme !… Allons ! du nerf ! »