Louis-Michaud (p. 198-202).

iii

À l’Assaut du Ciel



Et l’annonce de la découverte Le Tellier courut au long des fils télégraphiques, et traversa les océans sur l’onde hertzienne ou dans le câble électrisé.

Aussitôt, la masse des explorateurs, partout disséminés en quête du Sarvant, s’arrêta de chercher. Caravanes dans le désert, missions dans les sylves pernicieuses, régiments chez les Barbares, chaînes d’ascensionnistes au flanc des aiguilles de glace, Charcots près des Pôles, Baratiers en Afrique, tous procédèrent au retour. Les chevaux tournèrent le nez du côté de l’écurie, les bateaux mirent le cap sur le port. — La parole était aux seuls aéronautes.

Depuis longtemps déjà, — depuis qu’on avait reconnu la possibilité d’une poursuite aérienne, — les chantiers d’aérostation travaillaient avec zèle. Mais quand il fut avéré que les bandits avaient élu domicile in excelsis, leur activité redoubla et les ateliers pullulèrent.

C’est que le problème se corsait. À l’origine, il consistait seulement à établir des engins de vitesse, d’obéissance et de stabilité, propres à donner la chasse aux pirates. Et voilà qu’impromptu la question d’altitude venait tout modifier. Et quelle altitude ! Cinquante kilomètres !… Ils étaient admirables, ces écumeurs qui faisaient tenir leur bouge à cinquante kilomètres en l’air, dans un milieu réputé à peine « portant », dans une atmosphère si pauvre que la science y reconnaît le vide presque absolu, tel qu’on l’obtient par la machine pneumatique ! Admirables, en vérité !… Mais qui saurait les égaler ? Qui serait admirable aussi ? Qui retrouverait leur trouvaille et permettrait aux honnêtes gens de monter là où quelques gredins de génie avaient perché leur asile ?…

En attendant la solution du problème, il était judicieux d’employer ballons et aéroplanes à l’observation rapprochée de la tache, et de leur appliquer tous les perfectionnements de la dernière heure. Armés de la sorte, ils pourraient au moins éviter le dirigeable-fantôme, ou — selon quelques-uns — l’attaquer.

Par malheur, on manqua de prudence. Le lecteur se souvient que de hardis professionnels, montant des aérostats ou des biplans ou des monoplans rudimentaires, avaient déjà commis l’étourderie généreuse d’évoluer au-dessus des régions suspectes. À partir du 9 juillet, leur nombre s’accrût de jour en jour. Jamais l’atmosphère n’avait été si dangereuse et jamais on ne vit tant d’appareils affronter la Grande Sournoise. Des hangars de planches entouraient le Bugey d’une ceinture de baraquements. À chaque minute, un nouvel éclaireur s’enlevait. Il y eut des lâchers de ballons qui firent dans le ciel comme des bulles de gaz dans une flûte de champagne. Les aéronautes et les aviateurs emportaient des lunettes de prix. Leurs noms parfois étaient célèbres. Des étrangers notoires quittaient leur pays et faisaient forfait aux concours les plus attrayants, pour venir explorer l’air au zénith de Mirastel. Les vainqueurs des Semaines triomphales, voulant honorer leur propre gloire, prenaient sans cesse l’atmosphère, avec un acharnement sublime. Jour et nuit, les belles unités de l’État, — ses aéronefs militaires, jaunes comme des cocons pointus de vers à soie, — passaient et repassaient, faisant la police des hauteurs et perquisitionnant chez Uranus.

À tout prendre, ce n’était qu’un match d’altitude que les circonstances dramatisaient. C’était à qui s’approcherait davantage de la tache carrée, pour la distinguer plus précisément. Et ils montaient, montaient… montaient… jusqu’aux parages effrayants où l’on doit inhaler l’oxygène de la provision et vivre d’une vie postiche, avec le secours de l’artificieuse chimie. Grâce à d’étranges casques respiratoires, on dépassa les suprématies où d’illustres martyrs avaient trouvé la mort. On surmonta 10.800 mètres. Ce fut le record.

Le plus habile était donc resté à plus de trente-neuf kilomètres de la tache ; et il n’avait déterminé qu’un vague carré sombre, quadrillé, formé de rectangles opaques et de lignes transparentes qui étaient tout bonnement des solutions de continuité entre les parallélogrammes. Par instant, ces lignes se bouchaient partiellement d’un point obscur…

Tout cela, on le savait déjà.

On savait bien aussi que monter plus haut ne se pouvait pas. Mais telle est l’ardeur des sportsmen, qu’ils essayaient tout de même de réaliser l’impossible performance.

Il fallut la catastrophe du Sylphe pour les refroidir.

Le Sylphe, gros sphérique de l’Aéronautique-Club, parti du camp de la Valbonne, fut poussé vers le Bugey par une brise assez fraîche. Il gagna tout de suite une altitude considérable ; néanmoins, on le suivit quelque temps. À la lorgnette, il était loisible d’apercevoir les quatre voyageurs — deux astronomes et deux aéronautes — occupés de leurs observations. La nuit vint. Le ballon disparut… On ne devait pas le revoir. — Il n’atterrit nulle part. Des automobiles fougueuses parcoururent la zone épouvantée, où peut-être il était tombé. Elles ne trouvèrent pas le Sylphe. Les Bugistes reclus, interrogés à travers les portes closes, répondirent qu’ils n’avaient rien noté de terrible depuis des jours. Comme ils ne sortaient plus, le Sarvant, faute de gibier, semblait renoncer à la chasse.

(Ici, les automobilistes auraient pu s’étonner de ce que les Sarvants n’étendissent pas leur cercle de ravage au delà d’un territoire dépeuplé… Mais ils ne s’inquiétaient que du Sylphe.)

Le lendemain de leur rentrée, plusieurs ascensions furent décommandées. Une stupeur consternée pesait sur les hangars. On placarda l’ordonnance des comités prohibant l’usage du ballon libre et prescrivant de ne prendre l’air qu’avec des aéroplanes, des hélicoptères ou des aéronats ayant fait leurs preuves de souplesse, d’endurance et de promptitude.

Malgré l’autorisation visant les machines dirigeables, quatre ou cinq casse-cou seulement s’aventurèrent. — On se rappellera toujours l’Antoinette 73, qui, dans un crépuscule, descendit tout à coup du ciel, comme un javelot, et vint flotter sur la Saône, les ailes tendues. Son cavalier n’avait pas bronché. C’était un des rois de l’espace. Immobile dans son baquet, bouclé de courroies, la cigarette légendaire collée à ses lèvres exsangues, — il était mort, avec un grand trou dans le crâne et deux griffes sauvages, l’une à la gorge, l’autre à la nuque.

Mais, au milieu de l’abattement, coup sur coup ces nouvelles-ci éclatèrent comme des bombes d’enthousiasme : Le duc d’Agnès et le pilote Bachmès, son chef d’atelier, venaient de « sortir » un merveilleux monoplan, un aéroplane-éclair, nanti d’un capteur d’électricité atmosphérique et d’un stabilisateur ingénieux au possible ; et, simultanément, l’escadre aérienne de l’État s’était enrichie d’un nouveau croiseur increvable, étonnant de pétulance et de soumission.

Le public français sera toujours le même. Un revirement le tourna vers ces deux actualités. Il les enveloppa d’une seule admiration, d’un seul orgueil ; mais, pour lui, c’étaient des rivaux cependant. Rivaux, parce que plus lourd et moins lourd que l’air. Rivaux, parce que chose publique et chose privée. Rivaux, parce que c’étaient deux conquérants du même élément, deux candidats à la même victoire par un même moyen, la vitesse. — Dans son idée, il était indispensable que l’un fût vainqueur de l’autre. Une rencontre s’imposait.

Le gouvernement saisit l’occasion de canaliser vers le sport la nervosité populaire, et ainsi de faire diversion à l’angoisse du Péril Bleu. Il institua un prix de 400.000 francs, à courir entre un aéroplane et un dirigeable, au mois de septembre, en vitesse et sur une longueur à déterminer. (C’était désigner à l’avance les deux champions de qui tout le monde s’entretenait.) Il pria les journaux de stimuler jusqu’au jour de la course l’emballement des esprits… — Sous le manteau, toutefois, il donnait l’ordre à ses ingénieurs et le conseil aux entreprises particulières d’étudier comment on pourrait monter chez les Sarvants. Il promit secrètement de fabuleuses primes d’altitude, et sollicita par lettres personnelles les compétences de toute nation et de toute race.

Ces lettres parvenaient aux destinataires les plus contrastants, sous des toits blancs de neige ou brûlants de soleil ; à la même seconde, celui-ci recevait la sienne à l’automne et celui-là au printemps. Après l’avoir lue, chacun se mettait à la besogne. De petits hommes jaunes se courbaient sur des papiers soyeux et peignaient de délicates géométries ; de grands hommes blonds, la craie à la main, s’approchaient d’un tableau noir. Et tous, ils dessinaient une même figure, — cette coupe : une circonférence représentant le tour de la Terre, puis une autre circonférence plus vaste et concentrique à la première, qui délimitait la couche atmosphérique au-dessus de laquelle on ne trouve plus que le vide presque absolu. Sur cette deuxième ligne, le pinceau ou la craie posait un point : la tache, — puis tirait une droite du point jusqu’à la Terre, dans la direction du centre : la distance à franchir.

« 50 kilomètres ! » songeaient les savants.

Et alors, se rappelant la teneur de la lettre et ce qu’on leur demandait d’inventer, ils secouaient la tête. Et celui-ci disait un mot bref et rauque, celui-là doux et long, tel autre mélodieux, et tel autre encore guttural. Mais tant de paroles diverses avaient un sens unique, et il n’était si médiocre jargon qui ne possédât le terme opportun ; car dans toutes les langues, en dépit des proverbes, l’adjectif impossible a son équivalent.