Louis-Michaud (p. 168-173).

xx

Démences



Le surlendemain, le docteur Monbardeau — dont la valeur médicale est justement réputée — certifia que la guérison de sa belle-sœur était une question de temps et de patience. Mme Monbardeau vint une fois de plus habiter Mirastel, en qualité de garde-malade ; et, bien que Mme Le Tellier se montrât sensitive à l’excès ; bien que la moindre surprise l’électrisât ; bien que cinq minutes ne pussent s’écouler sans qu’elle fît le geste-tic de repousser quelqu’un, ou sans qu’elle parlât du veau inexplicable, — une amélioration faible mais évidente justifia le pronostic du médecin.

C’était une chance inouïe ; la commotion cérébrale avait été de la dernière violence. On en posséda la preuve supplémentaire quand, les cheveux de la malade ayant poussé quelque peu, on s’aperçut qu’ils poussaient blancs. La chevelure tout entière devait avoir blanchi, mais jusqu’à présent la teinture avait empêché qu’on le remarquât.

Pour accélérer la convalescence de l’affligée, il aurait fallu qu’elle prît l’air, aussi. Mais, en admettant qu’elle s’y fût prêtée, nul ne l’aurait permis durant ces jours détestables. Car depuis l’enlèvement de Maxime, perpétré avec une audace, un cynisme et une prestesse non encore déployés, les Bugistes ne s’aventuraient plus à ciel ouvert qu’avec d’infinies précautions. M. Le Tellier lui-même s’opposait à la sortie des siens. Il subissait alors une seconde dépression morale et s’abandonnait à d’interminables penseries, moins occupé de percer le mystère que de considérer sa détresse. Une fois que Mme Arquedouve lui demandait s’il avait trouvé quelque chose, il répondit :

— « J’ai trouvé qu’on devrait toujours aimer ses proches comme s’ils étaient destinés à mourir tout à l’heure. »

Les extravagances de Robert allaient finir de l’accabler.

Celui-ci donnait des signes incontestables d’aliénation mentale. À cette époque déjà, la frayeur avait dérangé beaucoup de cerveaux. Une terreur contenue et dissimulée venait-elle de gâter cette splendide intelligence ?… — On l’aurait dit.

Sa démence avait débuté par une explosion de joie, un air de gaieté constante et singulièrement déplacée. On le vit, après cela, s’ensevelir en de sombres recueillements. Sous l’action d’une idée fixe, il accomplit une autre fugue, non plus à Lyon mais à Genève, et revint de Suisse, par une des plus ardentes journées de 1912, portant sur le bras une lourde pelisse de fourrure.

À dater de là, rien ne put l’empêcher de s’enfuir tous les matins pour de longues promenades alarmantes qui l’exposaient dehors jusqu’à la nuit. Il rentrait à sept heures précises ; mais, aussitôt le dîner, le monomane disparaissait à nouveau ; puis, le lendemain, repartait…

Et dans quelle tenue ! Burlesque à l’égal de Tiburce lui-même ! — Habillé d’un complet de touriste en cheviote, extrêmement chaud, guêtré jusqu’aux genoux d’un cuir épais, il servait de support à toutes sortes d’articles de voyage (rayon des explorateurs). Un petit couteau de chasse lui battait le flanc. Un étui-revolver lui mettait un ceinturon et un baudrier de vache vernie. Sur sa poitrine, les courroies d’une gourde et d’une sacoche croisaient en sautoir celles d’un kodak et d’une imposante jumelle prismatique. Sur son dos, il y avait un sac de marcheur, en toile verte, gonflé d’objets mystérieux, et, pendu à ce sac, un petit traversin de caoutchouc des plus intriguants. Une toque de loutre le coiffait de son étuve poilue ; et la pelisse de fourrure ne quittait son bras droit que pour aller chauffer son bras gauche.

Ainsi harnaché, le gringalet apitoyant quittait Mirastel, et, vêtu comme pour une expédition polaire, il arpentait les routes pulvérulentes, sous un soleil à pomper l’océan.

Ces routes n’avaient plus de cantonniers. Robert foulait sans trêve leur terrain cabossé, n’y rencontrant que de rares voitures soigneusement closes et quelques automobiles pressées d’être ailleurs. Parfois, il lui fallait enjamber des ruisseaux de fourmis, qui traversaient le macadam de la République ; et parfois, il avait à contourner des pierres d’éboulis, tombées de la montagne et qu’on laissait au milieu du chemin.

Il lui arrivait aussi et fort souvent de gravir le Colombier et d’y errer comme une âme en peine, comme un poète flâneur, amant des forêts et des cimes. Il paraissait uniquement soucieux d’admirer les points de vue ; ses regards allaient de l’un à l’autre avec une célérité remarquable ; aucune des beautés de l’heure et du lieu ne lui échappait. Le Colombier avait été le mont de la neige puis des narcisses ; bientôt il serait le mont des framboises ; il était pour lors celui des sauterelles, et les pas de Robert déclenchaient leurs sauts stridents, comme autant d’arceaux fugitifs, de-ci de-là, rouge celui-ci, mauve celui-là. Mais le singulier badaud n’aimait pas cette stridulation bourdonnante qui recouvre les prés d’un tapis de musique ; et il proférait à chaque instant :

— « Eh ! mon Dieu ! ce n’est que les sauterelles ! — La peste soit des sauterelles ! — Maudites sauterelles ! »

Ou quelque autre monologue dans ce goût-là.

Impénétrable et serein, ponctuel et souriant, il entrait au second coup de cloche dans la salle à manger du château. À table, il ne répondait rien aux remontrances et semblait tout heureux de ses frasques et de ses lubies. On ne le voyait plus qu’au repas du soir.

M. Le Tellier s’aperçut qu’il décampait aussi pendant la nuit. Alors, il voulut le cloîtrer. Mais l’autre l’avertit respectueusement qu’à la première récidive, il se sauverait pour ne plus revenir. M. Le Tellier céda. Le pauvre homme en arrivait à douter de son propre jugement ; il ne savait plus, de lui et de Robert, lequel était raisonnable, et si le devoir ne commandait point de patrouiller sans cesse à la recherche du Sarvant, fût-ce au hasard et follement, avec mille excentricités ridicules, affligeantes et théâtrales, — en un mot : tiburcéennes.

L’astronome dut se borner à frémir pendant les absences de son secrétaire. — Et ce qu’il eût frémi davantage, s’il avait connu que Robert possédait le moyen de tromper les Sarvants par une certaine similitude de toilette, et que pourtant son costume d’opéra-comique ne présentait aucune analogie avec l’un de ceux qu’il eût été rusé de contrefaire !

À chaque fois que Robert s’éloignait, M. Le Tellier se demandait si c’était ce soir-là qu’il ne reviendrait pas…

Et les soirs tardaient bien à revenir. Mais ils revenaient tout de même… — et revenait aussi Robert.

Cependant, le mercredi 3 juillet, à sept heures, on entama sans lui le potage.

Sa place faisait un vide dramatique entre l’aveugle et la folle.

M. Le Tellier, le docteur et sa femme s’entre-regardaient, taciturnes, lorsque le maître d’hôtel remit à l’astronome une lettre qui n’avait pas de timbre.

M. Le Tellier fronça les sourcils et devint très pâle.

— « L’écriture de Robert ! Tiens !… » dit-il d’une voix étranglée. « Voyons :

« Mon cher maître, ne m’attendez pas pour dîner. Je suis allé chez les Sarvants. À tout prix je vous donnerai des nouvelles de votre fille. Comptez sur moi. — Robert Collin[1]. »

» Le malheureux ! Il s’est fait enlever ! »

Et, s’adressant au maître d’hôtel :

— « Qui vous a donné cette lettre ? »

— « C’est M. Collin, Monsieur ; il y a huit jours. Il m’a dit comme ça que la première fois qu’il serait en retard pour dîner, quand ça ne serait que d’une seconde, qu’il fallait remettre ça à Monsieur. »

La lettre palpitait dans les doigts de M. Le Tellier :

— « Il s’est fait enlever !… Volontairement ! »

D’un signe, Mme Monbardeau lui recommanda le silence : Mme Le Tellier commençait à s’exalter.

— « Il n’était pas fou ! » reprit-il sans faire attention.

— « Alors, » s’enquit M. Monbardeau, « cette pelisse ? ces fourrures ? »

— « Il croit peut-être que les Sarvants ont leur refuge dans les glaciers… » avança Mme Arquedouve.

— « Sans doute », fit M. Le Tellier, songeur. « Les Sarvants… »

La visionnaire s’était levée d’un jet.

— « Les Sarvants ! » s’écria-t-elle.« Hoooooh ! Qui me serre ?… Maxime !… »

Elle écartait avec horreur la souvenance des mains qui l’avaient empoignée, sous la charmille. Elle crispait les siennes aux endroits que l’étreinte avait meurtris à travers l’étoffe déchiquetée…

— « Là ! qu’est-ce que je disais ! » reprocha Mme Monbardeau. « Taisez-vous donc, Jean ! »

Mais M. Le Tellier, à la vue de sa femme qui reproduisait infatigablement la bagarre du 19 juin, se répétait en frissonnant que Robert avait couru, de lui-même, au danger sans égal… Ah ! le vaillant ! le héros ! il s’était jeté, de gaieté de cœur, au-devant du formidable mystère crochu ; et des jours, et des nuits, il avait eu le courage surhumain de persister dans son héroïsme et d’attendre patiemment l’attaque infernale !

— « Il n’a pas de famille, n’est-ce pas ? » s’informa le docteur.

— « Non, » dit M. Le Tellier, la larme à l’œil, « il n’avait que la nôtre. Ou plutôt, il n’avait qu’un rêve… Hélas ! voilà que j’en parle déjà au passé !… »

Deux jours après, les facteurs bugistes faisant grève depuis l’avènement des Ogres, les deux beaux-frères étaient allés en automobile chercher le courrier à la poste d’Artemare.

M. Le Tellier déploya Le Nouvelliste de Lyon, adressé à Mme Arquedouve, et lut ce qui suit :

( pièce 417)

— « … Des membres du Club-Alpin, qui se livraient hier à l’ascension du Mont Blanc, ont relevé, sur le flanc d’un mur de neige, une longue trainée qui semble due au frottement d’un corps cylindrique énorme et résistant. On dirait, disent-ils, qu’un aérostat-automobile à armature métallique, du type Zeppelin, est passé à cet endroit en frôlant le mur dont il est question.

« Serait-ce la trace des fameux Sarvants ?… Serait-ce l’empreinte du dirigeable mystérieux deux fois observé par l’infortuné Maxime Le Tellier ?… Il est permis de le supposer. »

— « Ça y est : ils habitent par là, Jean », dit le docteur.

— « Mais, Calixte, comment diable Robert l’a-t-il deviné ? »

— « J’espère qu’on va mobiliser les troupes alpines et fouiller les crevasses !… On ne fait rien pour nous !… Quel sale ministère ! »


  1. Pièce 413.