Le Péché de Monsieur Antoine/Chapitre XXII

Calman-Lévy (1p. 291-306).

XXII.

INTRIGUE.

Nous laisserons Émile oublier le rendez-vous que lui avait donné Janille, et courir par monts et par vaux avec l’objet de ses pensées. C’est à l’usine Cardonnet que nous irons reprendre le fil des événements qui enlacent sa destinée.

M. Cardonnet commençait à prendre sérieusement ombrage des continuelles absences d’Émile, et à se dire que le moment viendrait bientôt de surveiller et de régler ses démarches. « Le voilà distrait de son socialisme, se disait-il ; il est temps qu’il se prenne à quelque réalité utile. Le raisonnement aura peu d’effet sur un esprit aussi porté à l’ergotage. Il paraît que ce dada est à l’écurie pour quelque temps, ne l’en faisons point sortir ; mais voyons si, par la pratique, on ne peut pas remplacer les théories. À cet âge, on est mené par des instincts plus que par des idées, bien qu’on s’imagine fièrement le contraire ; enchaînons-le d’abord au travail matériel, et qu’il s’y prête, malgré lui s’il le faut. Il est trop laborieux et trop intelligent pour ne pas faire bien ce qu’il se verra forcé de faire. Peu à peu l’occupation quelconque que je lui aurai créée deviendra un besoin pour lui. N’en a-t-il pas toujours été ainsi ? Même en étudiant le droit qu’il abhorrait, n’apprenait-il pas le droit ? Eh bien, qu’il achève son droit, quand même il devrait le haïr de plus en plus et retomber dans les aberrations qui m’ont inquiété. Je sais maintenant qu’il ne faudra pas beaucoup de temps, ni une coquette fort habile, pour le débarrasser de l’enduit pédagogique des jeunes écoles. »

Mais on était en pleines vacances, et M. Cardonnet n’avait pas de motifs immédiats pour renvoyer Émile à Poitiers. D’ailleurs, il espérait beaucoup de son séjour à Gargilesse ; car, insensiblement, Émile acceptait sans répugnance les occupations que, de temps en temps, son père lui traçait, et paraissait ne plus se préoccuper du but qu’il avait tant combattu. Tout travail accompli par Émile l’était avec supériorité, et M. Cardonnet se flattait de le débarrasser de l’amour quand il voudrait, sans lui voir perdre cette soumission et cette capacité dont il recueillait parfois les fruits.

Rien n’était plus contraire aux intentions de madame Cardonnet que de faire remarquer à son mari la conduite singulière d’Émile. Si elle eût pu deviner le bonheur que goûtait son fils à s’absenter ainsi, et le secret de ce bonheur, elle l’eût aidé à sauver les apparences, et se fût faite sa complice avec plus de tendresse encore que de prudence. Mais elle s’imaginait que le ton souvent froid et railleur de M. Cardonnet était la seule cause du malaise qu’éprouvait Émile dans la maison paternelle, et, s’en prenant secrètement à son maître, elle souffrait amèrement de jouir si peu de la société de son fils. Lorsque Galuchet rentra, annonçant que M. Émile ne reviendrait que le lendemain ou le surlendemain au soir, elle ne put retenir ses larmes, et dit à demi voix : « Le voilà qui découche à présent ! Il ne veut plus même dormir ici : il y est donc bien malheureux !

— Eh bien, ne voilà-t-il pas un beau sujet de douleurs ? dit M. Cardonnet en haussant les épaules. Votre fils est-il une demoiselle, pour que vous soyez effrayée de le voir passer une nuit dehors ? Si vous commencez ainsi, vous n’êtes pas au bout de vos peines ; car ce n’est que le début des petites escapades que peut se permettre un jeune homme.

« Constant, dit-il à son secrétaire lorsqu’il fut seul avec lui, quelles sont les personnes en compagnie desquelles vous avez rencontré mon fils ?

— Ah ! monsieur, répondit Galuchet, une compagnie fort agréable ! M. Antoine de Châteaubrun, qui est un bon vivant, un gros réjoui, tout à fait honnête dans ses manières ; et sa fille, une femme superbe, faite au tour, et d’une mine on ne peut plus avenante.

— Je vois que vous êtes connaisseur, Galuchet, et que vous n’avez rien perdu des appas de la demoiselle.

— Dame ! monsieur, on a des yeux et on s’en sert, dit Galuchet avec un gros rire de contentement, car il était bien rare que son patron lui fît l’honneur de causer avec lui sur un sujet étranger à ses fonctions.

— Et c’est sans doute avec ces personnes-là que mon fils continue ses excursions romantiques ?

— Je le pense, monsieur ; car je l’ai vu de loin passer à cheval, comme il s’en allait avec elles.

— Avez-vous été quelquefois à Châteaubrun, Galuchet ?

— Oui, monsieur. J’y ai été une fois que les maîtres étaient absents, et si j’avais su que je n’y trouverais que la vieille servante, je n’aurais pas été si sot.

— Pourquoi ?

— Parce que j’aurais sans doute vu le château gratis, au lieu que cette sorcière, après m’avoir promené dans son taudis, m’a bien demandé cinquante centimes, Monsieur, pour le prix de sa complaisance ! C’est indigne de rançonner les gens pour leur montrer une pareille ruine !

— Je croyais que le vieux Antoine avait fait faire quelques réparations depuis que je n’y suis entré ?

— Quelles réparations, Monsieur ? cela fait pitié ! Ils ont rebâti un coin grand comme la main, et ils n’ont pas seulement eu le moyen de faire coller des papiers dans leurs chambres. Le maître n’est pas moitié si bien logé que je suis chez vous. C’est triste, là-dedans ! Des tas de pierres dans la cour à se casser les jambes, des orties, des ronces, pas de porte à une grande arcade qui ressemble à l’entrée du château de Vincennes, et qui serait assez jolie si on y donnait une couche de badigeon ; mais le reste est dans un état ! Pas un mur qui tienne, pas un escalier qui ne remue, des crevasses à s’y fourrer tout entier, du lierre qu’on ne se donne pas seulement la peine d’arracher : ce ne serait pas bien difficile, pourtant ! et des chambres qui n’ont ni plancher, ni plafond ! Ma foi, les gens de ce pays-ci sont de vrais Gascons de vous vanter leurs vieux châteaux, et de vous envoyer courir dans des chemins perdus, pour trouver quoi ? des décombres et des chardons ! En vérité Crozant est une fameuse mystification, et Châteaubrun ne vaut guère mieux que Crozant !

— Vous n’êtes donc pas charmé non plus de Crozant ? Mon fils, pourtant, paraissait beaucoup s’y plaire, je parie ?…

M. Émile pouvait bien s’y plaire, donnant le bras à un si beau brin de fille ! À sa place, je ne me serais pas trop plaint du pays ; mais moi, qui espérais y prendre des truites, et qui n’y ai pas seulement attrapé un goujon, je ne suis pas fort content de ma promenade, d’autant plus que vingt kilomètres pour aller et autant pour revenir, ça fait quatre myriamètres à pied.

— Vous êtes fatigué, Galuchet ?

— Oui, monsieur, très-fatigué, très-mécontent ! on ne m’y reprendra plus, dans leur forteresse des rois maures. »

Et, satisfait de la plaisanterie qu’il avait faite le matin, Galuchet répéta complaisamment et avec un sourire narquois :

« Ces rois-là devaient faire de drôles de pistolets ! sans doute qu’ils portaient des sabots et mangeaient avec leurs doigts.

— Vous avez beaucoup d’esprit ce soir, Galuchet, répondit M. Cardonnet, sans daigner sourire ; mais si vous en aviez davantage, épris comme vous voilà, vous trouveriez quelque prétexte pour aller rendre, de temps en temps, visite au vieux Châteaubrun.

— Je n’ai pas besoin de prétextes, Monsieur, répondit Galuchet d’un ton important. Je le connais beaucoup ; il m’a souvent invité à aller pêcher, dans sa rivière, et encore aujourd’hui, il m’a sollicité de déjeuner avec lui un dimanche.

— Eh bien ! pourquoi n’iriez-vous pas ? Je vous permettrais bien une petite récréation de temps en temps.

— Monsieur, vous êtes trop honnête : si je ne vous suis pas nécessaire, j’irai dimanche prochain, car j’aime beaucoup la pêche.

— Galuchet, mon ami, vous êtes un imbécile.

— Comment, monsieur ? dit Galuchet déconcerté.

— Je vous dis, mon cher, reprit tranquillement Cardonnet, que vous êtes un imbécile. Vous ne pensez qu’à prendre des goujons quand vous pourriez faire la cour à une jolie fille.

— Oh ! pour cela, monsieur, je ne dis pas ! dit Galuchet et en se grattant l’oreille d’un air agréable : j’aimerais assez la fille, vrai ! c’est un bijou ! des yeux bleus comme ça, des cheveux blonds qui ont, je parie, un mètre cinquante centimètres de longueur, des dents superbes et un petit air malin. J’en serais bien amoureux, si je voulais !

— Et pourquoi ne voulez-vous pas ?

— Ah dame ! si j’avais seulement la propriété de dix mille francs, je pourrais bien lui plaire ! mais quand on n’a rien, on ne peut pas plaire à une fille qui n’a rien.

— Vos appointements égalent peut-être son revenu ?

— Mais c’est de l’éventuel, et la vieille Janille qui passe pour sa mère (ce qui me répugnerait un peu, j’en conviens, de devenir le gendre d’une servante), la vieille Janille voudrait certainement un petit fonds pour commencer l’établissement.

— Et vous pensez que dix mille francs suffiraient ?

— Je n’en sais rien ; mais il me semble que ces gens-là n’ont pas le droit d’avoir une grande ambition. Leur masure ne vaut pas quatre mille francs ; la montagne, le jardin et un bout de pré qui est là, au bord de l’eau, tout rempli de joncs, le verger où les arbres fruitiers ne sont bons qu’à faire du feu, tout cela réuni ne doit pas rapporter cent francs de rente. On dit que M. Antoine a un petit capital placé sur l’État. Cela ne doit pas être grand-chose, à voir la vie qu’ils mènent. Mais enfin, s’il y avait là un millier de francs de rente assuré, je m’arrangerais bien de la fille. Elle me plaît, et je suis en âge de m’établir.

M. Antoine a douze cents francs de rente, je le sais.

— Réversibles sur la tête de sa fille, monsieur ?

— J’en suis certain.

— Mais bien qu’il l’ait reconnue, c’est une fille naturelle, et elle n’a droit qu’à la moitié.

— Eh bien, dès à présent vous pourriez donc prétendre à elle ?

— Merci, Monsieur ! Et avec quoi vivre ? élever des enfants ?

— Sans doute ! il vous faudrait un petit capital. On pourrait vous trouver ça, Galuchet, si votre bonheur en dépendait absolument.

— Monsieur, je ne sais comment répondre à vos civilités, mais…

— Mais quoi ? allons, ne vous grattez pas tant l’oreille, et répondez.

— Monsieur, je n’ose pas.

— Pourquoi donc ? est-ce que nous ne causons pas de bonne amitié ?

— J’en suis sensiblement touché, reprit Galuchet, mais…

— Mais enfin, vous m’impatientez. Parlez donc !

— Eh bien, monsieur, quand vous devriez encore me traiter d’imbécile, je vous dirai mon sentiment. C’est que M. Émile fait la cour à cette demoiselle.

— Vous croyez ? dit M. Cardonnet feignant la surprise.

— Si monsieur n’en a pas connaissance, je serais fâché d’occasionner du désagrément entre lui et son fils.

— C’est donc un bruit qui court ?

— Je ne sais pas si on en parle, je ne m’arrête guère à écouter les propos ; mais moi, j’ai très bien remarqué que M. Émile allait fort souvent à Châteaubrun.

— Qu’est-ce que cela prouve ?

— C’est comme monsieur voudra, et cela m’est fort égal. C’était seulement pour dire que si j’avais quelque idée d’épouser une demoiselle, je ne serais pas bien aise d’arriver en second.

— Je le conçois. Mais il y a peu d’apparence que mon fils fasse sérieusement la cour à une jeune personne qu’il ne voudrait ni ne pourrait épouser. Mon fils a des sentiments élevés, il ne descendrait jamais à un mensonge, à de fausses promesses. Si cette fille est honnête, soyez certain que ses relations avec Émile sont tout à fait innocentes. N’est-ce pas votre opinion ?

— J’aurai là-dessus l’opinion que monsieur voudra.

— C’est être aussi par trop accommodant ! Si vous étiez amoureux de mademoiselle de Châteaubrun, ne chercheriez-vous pas à vous assurer par vous-même de la vérité ?

— Certainement, Monsieur ; mais je n’en suis guère amoureux, pour l’avoir vue une fois.

— Eh bien, écoutez, Galuchet ; vous pouvez me rendre un service. Ce que vous venez de m’apprendre me cause un peu plus d’inquiétude qu’à vous, et tout ce que nous venons de dire, par forme de supposition et de plaisanterie, aura au moins le résultat sérieux de m’avoir averti de certains dangers. Je vous répète que mon fils est trop honnête homme pour séduire une fille sans fortune et sans expérience ; mais il pourrait lui arriver, en la voyant souvent, de prendre pour elle un sentiment un peu trop vif, qui exposerait l’un et l’autre à des chagrins passagers, mais inutiles. Il me serait bien facile de couper court à tout cela en éloignant Émile sur-le-champ ; mais cela contrarierait le projet que j’ai de le former à la pratique de mes occupations, et je regretterais qu’un motif si peu important me forçât à me séparer de lui dans les circonstances présentes. Consentez donc à me servir. Vous êtes sûr d’être bien accueilli à Châteaubrun : allez-y souvent, aussi souvent que mon fils ; faites-vous l’ami de la maison. Le caractère facile du père Antoine vous y aidera. Voyez, observez, et rapportez-moi tout ce qui s’y passe. Si votre présence contrarie mon fils, il sera démontré que le danger existe ; s’il cherche à vous faire éconduire, tenez bon, et posez-vous sans hésitation en prétendant à la main de la demoiselle.

— Et si l’on m’accepte ?

— Tant mieux pour vous !

— C’est selon, Monsieur, jusqu’où auront été les choses entre elle et votre fils.

— Il faudrait que vous fussiez bien simple pour ne pas avoir le temps et l’adresse de savoir à quoi vous en tenir, puisque vous allez là en observateur.

— Et si je m’aperçois que j’arrive trop tard ?

— Vous vous retirerez.

— J’aurai fait là une drôle de campagne, et M. Émile m’en voudra.

— Galuchet, je ne demande rien pour rien. Certes, tout cela ne se fera pas sans quelque ennui et quelque désagrément pour vous ; mais il y a une bonne gratification au bout de tous les sacrifices que je vous demande.

— Ça suffit, Monsieur, et je n’ai plus qu’un mot à dire : c’est que, dans le cas où la fille me conviendrait, et si je venais à lui convenir aussi, je serais trop pauvre, à l’heure qu’il est, pour entrer en ménage.

— Nous avons déjà prévu ce cas. Je vous aiderais à vous faire une position. Par exemple, vous vous engageriez à me servir pendant un temps donné, et je vous ferais une avance de cinq mille francs sur vos honoraires, plus un don de cinq mille francs, si c’était nécessaire.

— Ce n’est plus une plaisanterie, une supposition, ça ? dit Galuchet en se grattant la tête plus fort que jamais.

— Je ne plaisante pas souvent, vous devez le savoir, et cette fois-ci je ne plaisante plus du tout.

— C’est entendu, Monsieur ; vous avez trop d’honnêtetés pour moi. Je vas me planter en faction à côté de M. Émile, et il sera bien fin si je le perds de vue ! »

« Il sera plus fin que toi, et ce ne sera pas difficile, pensa M. Cardonnet dès que Galuchet se fut retiré, mais il suffira qu’il ait un rival de ton espèce pour se sentir bientôt humilié de son choix ; et si l’on préfère un lourdaud d’épouseur comme toi à un beau soupirant de rencontre comme lui, il aura reçu une assez bonne leçon. Dans ce cas-là, un petit sacrifice pour l’établissement de M. Galuchet ne serait pas la mer à boire, d’autant plus que cela le retiendrait à mon service et couperait court à l’ambition de me quitter. Mais c’est là le pis-aller de mon projet, et Galuchet a vingt chances contre une d’être mis à la porte dans quelque temps. Jusque-là, j’aurai eu celui d’aviser à quelque chose de mieux, et j’aurai du moins réussi à tourmenter Émile, à le désenchanter, à attacher à ses flancs un ennemi qu’il ne sait guère combattre, l’ennui sous la forme de Constant Galuchet. »

L’idée de Cardonnet ne manquait pas de profondeur, et s’il n’eût pas été trop tard ou trop tôt pour qu’Émile renonçât à ses illusions, cette idée eût pu réussir. Une rivalité quelconque stimule les âmes vulgaires, mais un esprit délicat souffre d’une indigne concurrence. Une nature élevée se dégoûtera infailliblement de l’être qui prend plaisir aux hommages de la sottise ; il suffira peut-être même que l’objet de son culte les souffre avec trop de patience, pour qu’il rougisse et s’éloigne. Mais Cardonnet comptait sans la fierté de Gilberte.

Émile revint de son excursion plus enflammé que jamais, et dans un tel état d’enthousiasme et de bonheur, qu’il ne lui paraissait plus possible de ne pas triompher de tout. La généreuse Gilberte avait puissamment aidé à son illusion en la partageant, et en cela elle s’était montrée, par son imprévoyance et son abandon de cœur, la digne fille d’Antoine. Émile aurait pourtant pu se faire quelque reproche de s’être avancé à ce point auprès d’elle, sans avoir commencé par s’assurer du consentement de M. Cardonnet. C’était là une terrible imprudence, et même une coupable témérité ; car, à moins d’un miracle, il pouvait bien compter sur le refus de son père. Mais Émile était dans ce délire d’exaltation où l’on compte sur les miracles, et où l’on se croit presque dieu parce qu’on est aimé.

Pourtant il revint à Gargilesse sans avoir fixé le moment où il déclarerait ses sentiments à sa famille ; car Gilberte avait exigé qu’il ne brusquerait rien, et avait reçu la promesse qu’il commencerait par disposer peu à peu l’esprit de ses parents à la tendresse, par une conduite selon leurs vœux. Ainsi Émile devait réparer une absence qui leur avait, sans doute, causé quelque souci, en restant auprès d’eux tout le reste de la semaine, et en travaillant avec assiduité à tout ce qu’il plairait à son père de lui tracer. « Vous ne reviendrez chez nous que dimanche prochain, avait dit Gilberte en le quittant, et alors nous aviserons ensemble au plan de la semaine suivante. » La pauvre enfant sentait le besoin de vivre au jour le jour, et, comme Émile, elle trouvait une douceur infinie à caresser dans sa pensée le mystère d’un amour dont eux seuls pouvaient comprendre le charme et la profondeur.

Émile tint parole ; il ne s’absenta pas de la semaine, et se contenta d’écrire à M. de Boisguilbault une lettre affectueuse pour le rassurer sur ses sentiments, au cas où l’ombrageux vieillard s’alarmerait de ne pas le voir. Il s’attacha aux pas de son père, lui demanda même de l’occupation, et s’appliqua à la construction de l’usine, comme un homme qui aurait pris grand intérêt à la réussite de l’entreprise. Mais comme on ne fait pas longtemps violence à son propre cœur, il lui fut impossible de pousser au travail les ouvriers indolents. Rien ne servait à M. Cardonnet de mettre à la tâche les hommes de cette catégorie. Ils manquaient de force, et la concurrence des plus actifs produisait en eux le découragement au lieu de l’émulation. La tâche était bien payée ; mais comme les travailleurs voyaient, au mécontentement du maître, qu’ils ne seraient pas gardés longtemps, ils voulaient s’assurer tout le profit possible dans le présent, et faisaient de l’économie sur leur nourriture. Quand Émile les voyait s’asseoir sur une pierre humide, les pieds dans la vase, pour manger un morceau de pain noir et quelques oignons crus, comme les Hébreux esclaves employés à la construction des pyramides, il se sentait épris d’une telle pitié, qu’il eût voulu leur donner son propre sang à boire plutôt que de les abandonner à cette mort lente du travail et de l’abstinence.

Alors il essayait de persuader son père, puisqu’il ne pouvait sauver ces existences nombreuses, de leur procurer au moins quelque soulagement passager, en les nourrissant mieux qu’ils ne se nourrissaient eux-mêmes, en leur donnant au moins du vin. Mais M. Cardonnet lui prouvait, avec trop de raison, que les vignes ayant gelé l’année précédente, on ne pouvait se procurer du vin dans le pays qu’à un prix très élevé, et pour la table des bourgeois seulement. Là où l’économie générale n’intervient pas, il était facile de prouver que l’économie particulière est impuissante à effectuer de notables améliorations, et d’établir, par l’invincible démonstration des chiffres, qu’il fallait renoncer à construire ou faire passer le travailleur par les nécessités fâcheuses de sa condition. M. Cardonnet faisait son possible pour adoucir le mal, mais ce possible avait de sévères limites. Émile courbait la tête et soupirait ; il ne pouvait pas donner à Gilberte une plus forte preuve d’amour que de se taire.

« Allons, lui disait alors M. Cardonnet, je vois bien que tu ne seras jamais fort sur l’article de la surveillance ; mais quand je ne serai plus de ce monde, il suffira que tu aies senti la nécessité d’avoir un bon surveillant en ton lieu et place. La partie matérielle est la moins poétique. C’est au point de vue de l’art et de la science, qui sont dans l’industrie comme dans tout, que tu pourras agir. Viens donc dans mon cabinet, aide-moi à comprendre ce qui m’échappe, et mets un peu ton génie au service de mon courage. »

Durant cette semaine, Émile eut à lire, à comprendre, à étudier et à résumer plusieurs ouvrages sur l’hydrostatique. M. Cardonnet ne pensait pas avoir précisément besoin de ce travail, mais c’était une manière d’éprouver Émile, et il fut ravi de la rapidité et de la clarté qu’il y apporta. Une pareille étude ne pouvait causer de dégoût à un esprit occupé de théories. Tout ce qui appartient à la science peut avoir dans l’avenir une bienfaisante application ; et quand on n’a pas sous les yeux les déplorables conditions par lesquelles l’inégalité fait passer les hommes du présent pour l’exécution d’un travail quelconque, on peut s’éprendre pour l’abstraction de la science. M. Cardonnet reconnaissait la haute intelligence d’Émile, et se disait qu’avec de si éminentes facultés, il n’était pas possible de fermer toujours les yeux à ce qu’il appelait l’évidence.

Le dimanche vint. Il semblait à Émile qu’un siècle se fût écoulé depuis qu’il n’avait vu ce lieu enchanté de Châteaubrun, où pour lui la nature était plus belle, l’air plus suave et la lumière plus riche qu’en aucun autre point de l’univers. Il commença pourtant par Boisguilbault : car il se souvint que Constant Galuchet devait déjeuner à Châteaubrun, et il espéra que ce lourd personnage serait parti, ou occupé à pêcher, quand il y arriverait ; mais il était loin de prévoir le machiavélisme de M. Constant. Il le trouva encore attablé avec M. Antoine, un peu alourdi par le vin du cru auquel il n’était pas habitué, et se dandinant sur sa chaise tout en disant des lieux communs, tandis que, Gilberte, assise dans la cour, attendait avec impatience qu’une distraction de Janille lui permît d’aller guetter sur la terrasse l’arrivée de son amant.

Mais Janille n’avait point de distractions ; elle rôdait comme un lézard dans tous les coins des ruines, et elle se trouva juste à point pour recevoir la moitié du salut qu’Émile adressait à Gilberte. Cependant Émile vit, du premier coup d’œil, qu’elle n’avait pas parlé.

« En honneur, Monsieur, dit-elle en grasseyant avec plus d’affectation que de coutume, vous n’êtes pas galant, et vous avez failli amener une querelle de rivalité entre ma fille et moi. Comment, vous me faites espérer que, dans son absence, vous viendrez me tenir compagnie, vous me donnez même un jour pour vous attendre, et au lieu de cela, vous allez vous divertir en voyage avec mademoiselle, sous prétexte qu’elle a une quarantaine d’années de moins ! comme si c’était ma faute, et comme si je n’étais pas aussi leste pour courir, et aussi gaie pour causer qu’une fille ! C’est fort vilain de votre part, et vous avez bien fait de laisser passer quelques jours sur ma colère ; car si vous fussiez revenu plus tôt, vous eussiez été fort mal reçu.

— Est-ce que M. Antoine ne m’a pas justifié, répondit Émile, en vous disant combien notre rencontre à Crozant avait été imprévue, et notre voyage à Saint-Germain improvisé subitement par lui ? Pardonnez-moi donc, ma chère demoiselle Janille, et soyez sûre qu’il fallait que je fusse à dix lieues d’ici pour manquer à votre rendez-vous.

— Je sais, je sais, dit Janille d’un ton significatif, que c’est M. Antoine qui a tout le tort : c’est une tête si légère ! mais j’aurais cru que vous seriez plus raisonnable que lui.

— Je suis fort raisonnable, ma bonne Janille, reprit Émile sur le même ton, et la preuve c’est que, malgré mon désir de venir implorer ma grâce, j’ai passé ma semaine auprès de mon père, occupé à travailler pour lui complaire.

— Et vous avez fort bien fait, mon garçon ; car enfin il est bon que les jeunes gens soient occupés.

— L’on sera content de moi à l’avenir, dit Émile en regardant Gilberte, et déjà mon père m’a pardonné le temps perdu. Il est excellent pour moi, et je reconnaîtrai ses bontés en m’astreignant aux plus pénibles sacrifices, même à celui de vous voir un peu moins souvent désormais, mademoiselle Janille ; grondez-moi donc aujourd’hui, vite, mais pas trop fort, et pardonnez-moi encore plus vite, puisque, durant quelques semaines, je vais être probablement forcé de venir rarement. J’ai beaucoup de travail à faire, et le courage me manquerait si je vous savais fâchée contre moi.

— Allons, vous êtes un bon garçon, et l’on ne peut vous en vouloir, dit Janille. Je vois, ajouta-t-elle d’un air fin, en baissant la voix, que nous nous comprenons fort bien sans nous mieux expliquer, et qu’il fait bon avoir affaire à des gens d’honneur et d’esprit comme vous. »

Cette issue aux explications annoncées par Janille soulagea Émile d’une grande inquiétude. Sa situation était bien assez grave, sans que les alarmes et les questions de cette fidèle gouvernante vinssent la compliquer. Le conseil que Gilberte lui avait donné de venir plus rarement et de laisser couler le temps était donc le plus sage, et, si elle eût été une habile diplomate, elle n’eût peut-être pas mieux agi, cette fois. En effet, que de mariages disproportionnés à l’endroit de la fortune fussent devenus possibles, si la femme, par son exigence, son orgueil ou ses méfiances, n’en eût fait, pour l’homme épris d’elle, un enchaînement de souffrances et d’inquiétudes, au milieu duquel le courage et la prudence lui ont manqué pour vaincre les obstacles ! Gilberte mêlait à sa candeur enfantine, une raison calme et un courage désintéressé. Elle ne regardait son union avec Émile comme possible que dans plusieurs années, et elle sentait dans son amour assez de puissance pour attendre. Ce rude avenir se présentait à son âme pleine de foi, comme un jour radieux à traverser : et en cela elle n’était pas si folle qu’on peut le croire. C’est la foi et non la prudence qui transporte les montagnes.