Le Père du Grand Frédéric

Le Père du Grand Frédéric
Revue des Deux Mondes3e période, tome 101 (p. 578-621).
LE
PÈRE DU GRAND FRÉDÉRIC[1]


I.

Frédéric-Guillaume Ier n’a eu qu’un petit nombre d’idées, et si simples que des idées ne le peuvent être davantage : à savoir qu’un roi a besoin d’être fort ; que, pour être fort, il faut qu’il ait une bonne armée; que, pour avoir une bonne armée, il faut qu’il la paie; que, pour la payer, il faut qu’il trouve de l’argent. Il a eu, en outre, une idée rare et originale : il considérait le roi de Prusse comme un être idéal et perpétuel, dont il n’était, lui, Frédéric-Guillaume, que le serviteur : « Je suis, disait-il, le général en chef et le ministre des finances du roi de Prusse. » Cette conception mystique de son office avait cette conséquence très pratique qu’il ne se croyait pas autorisé à jouir de la royauté : il la gérait, pour le compte d’un maître. Sous l’œil de ce maître, qu’il savait redoutable, il travailla toute sa vie. Frédéric-Guillaume, c’est un ouvrier qui a vu clair dans sa besogne.

La Prusse alors n’était pas une nation. C’était un composé de territoires, séparés les uns des autres, semés du Rhin à la Vistule, de la Baltique aux monts de Bohême, n’ayant ni les mêmes souvenirs, ni les mêmes mœurs, réunis sous un maître par l’effet de quelques mariages et le hasard de quelques morts. Depuis un siècle que cette réunion s’était accomplie, ces pays, il est vrai, s’étaient habitués au commun maître. Les prédécesseurs de Frédéric-Guillaume avaient détruit les libertés provinciales, dans les pays du Rhin, en Brandebourg, et en Prusse. Il lui restait peu de chose à faire pour établir sa souveraineté (le mot est de lui) comme un rocher de bronze (wie einen Rocher von Bronce), mais il régnait sur une matière inerte. Ses sujets n’avaient point de zèle pour une chose publique dont ils n’avaient pas même l’idée qui résidait dans le roi seul. Le devenir de la Prusse était dans l’esprit et dans la volonté du souverain.

Frédéric-Guillaume a fait sentir partout cet esprit et cette volonté. Il est toujours en action, en scène, au premier plan. Ce n’est pas une institution qui agit, c’est une personne en chair et en os, faite d’une certaine façon, dont on entend la voix, dont on sent la main, armée du glaive de justice dans les grandes occasions, et, dans les petites, d’un bâton. Cette personne (si personnelle) ne vit pas dans l’abstrait. Pour elle, le ministère, l’administration, l’armée, sont des individus déterminés, des ministres, des conseillers, des officiers, qui s’appellent tel ou tel, et doivent faire telle ou telle chose. Le domaine royal, ce sont des domaines, de telle qualité ou de tel défaut, situés en tel endroit, dont le fermier, Jacques ou Pierre, paie ses termes ou ne les paie pas. Sans interposition d’idées générales, d’habitudes acquises, de rouages qui tournent pour le plaisir de tourner, de moyens qui se prennent pour des fins, sans obstacle de décorum, de majesté, de gants de velours ou de soie, qui empêchent la main de toucher la pâte, Frédéric-Guillaume s’attaque au réel et manipule le concret.

Son père lui a laissé une armée de trente et quelque mille hommes. C’était un chiffre convenable, élevé même, pour un royaume qui n’avait pas deux millions de sujets. Lui, il veut avoir au moins 80,000 soldats. Son père, son grand-père, avaient reçu des subsides de l’étranger; ils avaient pris de l’argent à toute effigie, louis, sterlings, florins : lui, il mettait son point d’honneur à ne payer ses dépenses qu’en argent bien et dûment gagné par lui. D’où l’obligation d’exploiter le royaume de telle façon qu’il rende chaque année davantage. Produire « un plus, ein Plus, » comme il a dit mille et mille fois, ein Plus machen : tout est là. « Quiconque dispose de la pécune, disait-il, tient le militaire et le civil, et, par surcroît, gagne le respect et l’admiration du monde. »

Tout l’esprit de son gouvernement, toute sa façon d’être à lui, sont dans une ordonnance qu’il faut placer parmi les grands documens de l’histoire, car elle a produit des faits, ou, si l’on veut, un fait, la puissance de la Prusse. Elle a été écrite à la fin de décembre 1723, après une retraite dans une maison de chasse[2]. Depuis longtemps, le roi était mécontent du système général de l’administration. L’état avait alors deux sortes principales de revenus : revenus domaniaux, qui se composaient des fermages des terres appartenant à la couronne, du produit des forêts, des mines, des salines, des postes, des douanes, des droits de transit et du timbre ; revenus de guerre, dont les principaux étaient la contribution, impôt direct levé sur le plat pays, et l’accise, impôt indirect perçu dans les villes. Les revenus de guerre étaient administrés dans les provinces par des collèges appelés commissariats de guerre, qui ressortissaient au commissariat général de guerre ; les seconds, par des chambres des domaines, qui ressortissaient au directoire général des finances. Ces deux administrations avaient cent occasions de se contrecarrer, et n’en laissaient pas échapper une seule. Elles plaidaient sans cesse l’une contre l’autre ; une foule d’affaires étaient suspendues, et le roi, dans le désordre de ces chicanes, ne pouvait parvenir à savoir au juste l’état vrai de sa finance, sur lequel il voulait régler l’état de son armée. Il résolut de réunir ces deux corps ennemis, et de leur apprendre, en termes clairs, leur métier.

Pendant plusieurs jours, dans sa retraite de Schönebeck, il médita ; puis, il prit la plume, et il écrivit un premier projet « d’instruction. » Il s’y appliqua fort, voulant si bien taire que personne ne pût lui conseiller d’ajouter quoi que ce fût. Il partit pour Potsdam, où il fit appeler un de ses secrétaires, qu’il chargea de recopier son manuscrit : « Venez demain, lui dit-il, avec du papier fort et du fil noir mêlé de fil d’argent. Nous en aurons pour deux jours de travail. » Mais les deux jours ne suffirent pas. Le roi dictait, se faisait relire, corrigeait, puis relisait et corrigeait encore. Enfin, le 19 janvier 1723, les membres du commissariat général de guerre et ceux du directoire général des finances furent appelés au château. Aucun d’eux ne savait ce dont il s’agissait. Un ministre, Ilgen, commença par leur lire un ordre royal, où leur étaient reprochés en termes durs les abus et les sottises qu’ils avaient commis : « Les deux collèges ne savent rien faire que se mettre en collision, comme si le commissariat général et la chambre des domaines n’appartenaient pas également au roi de Prusse. Le commissariat a des avocats payés de ma bourse, pour plaider contre les finances, par conséquent contre moi. Les finances, pour se défendre, ont également des avocats, payés de ma bourse. » Il était temps de mettre fin à cette « œuvre de confusion. » En conséquence, ces messieurs des deux collèges étaient informés qu’ils étaient fondus en un seul, « le directoire général supérieur des finances, de la guerre et des domaines (General-Ober-Finanz-Krieges-und-Domänen-Directorium). » Ils furent ensuite menés dans une salle. Ilgen y indiqua sa place à chacun, et, debout, devant le portrait du roi, lut l’instruction. Il les introduisit alors chez le roi, qui reçut leur serment « de travailler, autant qu’il est humainement possible, au service et bien de sa majesté royale, en particulier à l’augmentation et amélioration de toutes les sortes de revenus, et en même temps à la conservation des sujets, aussi bien dans le plat pays que dans les villes, et, par contre, d’éviter et prévenir tout ce qui peut être nuisible à sa dite majesté royale et à la maison royale, aux pays et fidèles sujets. »

Accroissement des revenus, conservation des sujets, voilà deux principes : le roi y insiste dans l’instruction. « Tout le monde sait les conséquences redoutables de mesures mal prises, et que de trop lourdes charges, énervant les sujets, les mettent hors d’état de fournir intégralement au souverain les prestations ordinaires. » Autre principe : les charges publiques seront également réparties entre tous. La contribution sera taxée « d’après des cadastres qui seront toujours tenus au courant, » et personne ne sera exempté de l’accise : « Nous la voulons payer, nous et notre maison royale. Toutes les voitures, depuis les nôtres, jusqu’à celles du dernier paysan, seront visitées ; » car le poids de l’État « doit peser également sur toutes les épaules. »

Ce sont à peu près les seules idées générales qui se trouvent dans le document. Elles valaient la peine d’être dites, car elles expriment toute une philosophie d’État. Ce n’est pas une ordonnance fiscale que Frédéric-Guillaume a écrite dans sa maison de chasse : c’est une charte, la grande charte d’une monarchie de sorte particulière, où le monarque est confondu dans l’état, comme le Dieu de Spinoza dans la nature. Bien entendu, ce ne sont pas des formules qu’écrit Frédéric-Guillaume: ce sont des vérités. Il a horreur des vaines déclarations et des principes « qui se perdent dans le vent et la vapeur bleue. »

Avec une grande clarté, il décrit l’organisation nouvelle. Le directoire est divisé en départemens, dont chacun est présidé par un ministre. Les départemens n’ont point de spécialités d’affaires : les territoires de la monarchie sont distribués entre eux, et les affaires de ces territoires, de quelque nature qu’elles soient, y ressortissent. Le roi voulait que tous les conseillers les connussent toutes. « Les uns diront : nous ne sommes compétens que pour le commerce et les manufactures, et nous n’entendons rien à l’économie agricole; les autres : nous connaissons l’économie agricole et nous n’entendons rien au reste... A quoi nous répondrons : nous avons choisi des gens assez intelligens pour se mettre au courant très vite de toutes les affaires. Ils n’ont qu’à travailler avec zèle, à faire attention à toutes les affaires, à s’informer, à s’éclairer ; les uns feront l’éducation des autres. Un homme habile et zélé, qui, après Dieu, n’estime rien au-dessus de la grâce de son roi, qui le sert par amour et pour l’honneur, non pour la solde, qui déteste toute intrigue, se rendra bientôt assez habile pour nous servir en tout. Du reste, nous vous mettrons à l’essai. Nous saisirons l’occasion d’envoyer un conseiller, compétent en matière agricole, établir des manufactures et contrôler l’accise : s’il ne se tire pas d’affaire, il passera un mauvais moment... »

Le travail du directoire, la répartition des affaires, le mode des délibérations, étaient réglés avec le plus grand soin; les responsabilités, marquées en termes très forts. Le roi dit qui sera responsable, selon les cas, et, comme il nomme par leurs noms ministres et conseillers, l’avis a le caractère d’une menace très précise : « Par exemple, s’il y a une négligence dans le premier département, seront responsables : Herold, Manitius et von Thiele. » A bon entendeur, salut. Il n’y a pas moyen de croire qu’il s’agisse d’un autre.

Le premier devoir est l’exactitude. Tout ministre ou conseiller qui, sans une permission écrite du roi, arrivera en retard d’une heure, subira une retenue de 100 ducats; s’il manque toute une séance, une retenue de six mois de traitement; en cas de récidive, il sera cassé cum infamia, car, « si nous payons nos conseillers, c’est pour qu’ils travaillent. » Les séances commenceront à huit heures en hiver, à sept heures en été. Elles dureront jusqu’à épuisement de l’ordre du jour. Si elles ne sont pas terminées à deux heures, la moitié des membres ira dîner, pendant que l’autre continuera à travailler; ceux qui auront mangé se remettront au travail tout de suite, et les autres iront les remplacer à table, car il faut que « notre service soit fait avec zèle et fidélité. » Tous les jours, à onze heures, le cuisinier ira donc demander à l’huissier du directoire si ces messieurs doivent dîner. A deux heures, il servira « une bonne soupe, un bon morceau de bœuf, un bon plat de poisson, un bon rôti de bœuf, de mouton ou de veau, et un quart de bouteille de bon vin du Rhin, par personne. Le menu ne sera pas toujours le même. Il faudra varier, mais veiller à ce qu’il y ait, chaque fois, quatre bons plats, aussi bien préparés que si c’était pour sa majesté. Pour le service, il n’y aura qu’un laquais, car il ne faut pas que la chambre soit remplie de laquais. Chaque convive recevra quatre assiettes et un verre ; il mettra les assiettes et les verres dans une corbeille placée près de lui. »

Voilà qui donne le sentiment du réel. Ce sont bien des personnes en chair et en os, comme le roi, qui sont là, sous l’œil du roi, et qui vont travailler, sans cérémonies ni façons, tout de suite.

Ce qu’ils ont à faire est simple : accroître la force de production du royaume, pour augmenter les revenus du roi. Le pays ne donne pas tout ce qu’il peut donner. Il n’a pas réparé encore les pertes qu’il a faites au temps de la guerre de trente ans. Le roi a trouvé des noms de villages disparus, dans les vieux registres qu’il a consultés. Depuis, la guerre encore et d’autres fléaux ont fait d’autres ruines. A la fin du précédent règne, une peste a enlevé le tiers des habitans de la Prusse et les trois quarts de la population de la Lithuanie. Il faut combler ces places vides, ces Wäste Stellen dont la vue faisait mal à Frédéric-Guillaume; refaire les villages du XVIIe siècle et repeupler les contrées désertes en y plantant des hommes. La paix dont le royaume jouissait assurait un surcroît de naissances ; mais ce repeuplement naturel était long et Frédéric-Guillaume très impatient. Il faisait donc venir des sujets de l’étranger ; sa Prusse était la terre d’asile de tous ceux qui fuyaient la persécution religieuse ou qui venaient chercher fortune en travaillant.

Il ne se contentait pas de les recevoir : il les appelait, il les établissait, les soignait et les cajolait. Mettre quelqu’un où il n’y a rien, c’est créer; mais le roi s’appliquait aussi à améliorer. Il ne refusait à ses fermiers aucune « réparation ; » s’il fallait bâtir, il bâtissait; défricher, il défrichait; dessécher un marais, il desséchait. Cette œuvre de mise en valeur de son royaume, où il a dépensé une incroyable somme d’efforts et une persévérance merveilleuse, il la recommande au directoire ; mais il prend ses précautions pour n’être pas trompé. Il ne supportait pas l’idée qu’un thaler, même un Groschen, même un Pfennig, lui fût volé ou fût mal employé.

Il exigeait un ordre absolu dans les comptes, parce que l’argent s’échappait par le moindre désordre. Il ne veut plus que les fermiers, à qui une bâtisse nouvelle a été accordée, l’exécutent eux-mêmes, puis retiennent sur le fermage la somme dépensée. Par exemple, dit-il (il aime à expliquer et à préciser ainsi sa pensée par des exemples), le fermier Lürsten, de Köpenick, doit un terme de 500 thalers. On lui demande pourquoi il ne paie pas. Il répond que, sa dépense de bâtisse décomptée, c’est la chambre des domaines qui lui redoit. « Des réponses pareilles nous arrivent de tous les pays. Il faut changer cela. Les fermiers ne s’occuperont plus que de leur exploitation. Ils paieront leur terme, sans déduire un liard, car nous ne voulons pas recevoir, au lieu d’argent, des comptes et du papier. » Le roi ordonne ensuite que chaque chambre des domaines aura un maître architecte qui sera chargé des constructions, et un scribe de la bâtisse qui paiera les ouvriers. Le maître surveillera le scribe, un des conseillers de la chambre surveillera l’un et l’autre ; la chambre entière surveillera tous les trois. Si, malgré ces précautions, ils s’entendent « pour souffler dans le même cor, c’est qu’ils seront un tas de fripons. »

L’établissement des colons coûtait fort cher; le roi, qui « avalait » cette dépense, comme il disait, « cuiller par cuiller, » en sentait l’amertume, mais il en savait la nécessité. Il est donc résolu à la continuer, mais elle a varié jusqu’ici d’année en année, il y a, de ce côté, de l’imprévu, de l’extraordinaire. Le roi n’aime pas ces « dépenses Flic-Flac. » Il fixe donc une certaine somme, qu’il ne dépassera pas d’un liard. Au reste, il n’entend faire que de bons placemens ; les propositions d’ouverture de crédits devront être fortement raisonnées : « Ne point bâtir de fermes ou de villages, si nous ne pouvons tirer 10 pour 100 du capital employé. »

Frédéric-Guillaume met ses paysans en état de travailler : c’est son devoir. Que les sujets, à présent, fassent le leur, en travaillant bien, c’est-à-dire en tirant de la terre tout ce qu’elle peut donner par une culture appropriée, sans dépenser un liard en inutilités. Ils n’ont qu’à prendre exemple « sur notre petite terre de Schenken, que nous exploitons nous-même et où nous avons appris les choses par expérience, non dans les livres. »

Ainsi, la population du royaume s’augmente de jour en jour; l’outillage agricole est perfectionné ; de nouveaux territoires sont mis en culture; les paysans produisent chaque année davantage. Donc ils paieront les fermages et les contributions. Il faut, pour que les citadins paient tout aussi bien l’accise, que l’industrie prospère dans les villes comme l’agriculture dans les campagnes. Ici encore, on comblera les Wüste Stellen, qui sont nombreuses, on améliorera et on créera. « Mes villes de Prusse sont en mauvais état; » le directoire général ne négligera rien pour les réparer. Il n’y a pas assez de villes en Lithuanie ; le directoire général en fera bâtir. Il mènera la chose « avec sérieux et vigueur (mit Ernst und Vigueur), de façon que notre désir soit satisfait le plus vite possible. » Le directoire sait d’ailleurs « de quelle grande importance est, pour nous et pour nos pays, l’établissement des manufactures. Il s’appliquera donc, avec le plus extrême des zèles, à faire que tous les genres d’industrie, lainages, cuirs, fer, bois, qui n’existent pas dans nos pays, y soient institués, autant que cela est possible. « Il appellera de l’étranger des ouvriers. Le roi lui indique où il trouvera des drapiers et des fabricans de bas. A-t-on besoin d’un compagnon drapier? Qu’on aille le chercher à Gœrlitz, à Lissa ou en Hollande. On lui promettra et on lui donnera un métier. On le mariera avec « une fille d’ici. » On lui fera des avances de laine. « Et voilà que le compagnon gagne son pain, fonde une famille et devient son maître. » Il n’y a rien de plus aisé : « Vous ne me ferez pas croire qu’il faudra beaucoup de peine pour engager de pareilles gens et les attirer dans notre pays. »

La production industrielle s’accroîtra donc, comme la production agricole ; mais il faut assurer la vente et la consommation des produits. Ici, la règle très simple : ne pas acheter à l’étranger, ou lui acheter le moins possible ; lui vendre le plus possible. A l’entrée du royaume, la prohibition absolue ou le prélèvement de droits considérables ; à la sortie, une légère accise, qui n’empêche pas l’exportation. Seulement, il y a des exceptions à cette règle. L’idéal du roi de Prusse est que la Prusse se suffise d’abord à elle-même, comme si elle était seule au monde. Il établit entre ses villes et ses campagnes un échange de relations et de services. Il lie l’une à l’autre son agriculture et son industrie, de façon qu’elles se complètent l’une l’autre. Par exemple, un des grands produits de l’agriculture, c’est la laine. Les paysans la veulent exporter; mais alors, il faudra que les drapiers, qui ne trouveront plus assez de laine dans le pays, en achètent au dehors, et l’argent de Prusse sortira de la Prusse. Le roi défend donc l’exportation de la laine. La conséquence est que toute la laine doit être ouvrée dans le pays ; « autrement, nos chambres provinciales ne manqueront pas de dire que nos fermiers ne pourront se défaire de leur laine, qu’elle ne vaudra plus rien, et ainsi de suite... » Aussi le roi prescrit-il aux chambres et aux commissariats de faire un relevé exact, d’une part, de la quantité et de la qualité de la laine produite par chaque province; d’autre part, des manufactures qui travaillent cette matière. Le directoire général comparera le total de la laine ouvrée au total de la laine produite. Il se trouve que le premier est inférieur au second. Il reste, par exemple, 2,000 poids de laine de première qualité et 1,000 de qualité ordinaire qui ne trouveront point d’acheteurs. Mais le directoire établira dans une ville neuf drapiers, dont chacun emploiera 300 poids de bonne laine, et cent ouvriers fabricans de bas, dont chacun ouvrera au moins 10 poids de laine moyenne. L’écart est comblé. Ce sera tout profit pour le royaume, car le paysan prussien vendra sa laine; la Prusse fabriquera le drap et les bas en quantité suffisante pour la consommation du pays et pour l’exportation. Le roi est si assuré d’avoir raison qu’il donne pour sanction à la défense d’exporter la laine « la strangulation. »

Puisque tout le monde fait ses affaires, le roi fera les siennes. Il n’admettait aucun retard dans le paiement de ses revenus. Pour l’accise, qui était un impôt indirect, point de difficultés; mais les ruraux faisaient attendre les contributions et les fermages. Le roi leur parle clair : « Le versement devra être fait exactement au terme fixé, sans la déduction, même la plus petite, et nous n’admettons aucune excuse, de quelque nom qu’elle s’appelle. « Il savait toutes les ruses des paysans. Ceux-ci ne se feront pas faute de dire que les denrées se sont vendues à trop bas prix : « Il faudra leur répondre qu’il ne peut pas y avoir que des années chères. S’il en était ainsi, nous aurions affermé trop bas. Le bail a été calculé sur une moyenne, de façon qu’une bonne année couvre une mauvaise. Nous n’avons pas promis à nos fermiers qu’il n’y aurait que des années chères. Ils ont signé les baux sans condition (olne zu conditionniren). Le fermage a été inventé justement pour que le propriétaire tirât profit de ses biens et en touchât le revenu, argent comptant, sans entrer dans des comptes compliqués. Donc, point de faiblesse, point d’humanitaireries. Si l’argent ! (en retard, s’il est « accroché » quelque part, c’est au directoire de savoir l’endroit et d’employer tous les moyens de le décrocher. Si ces moyens n’apparaissent pas « aussi clairement que le soleil dans le ciel, » il enverra, « sans perdre le plus petit moment, » au lieu où se sont produits le manquement et la confusion, et fera, sur place, appliquer le remède.

Le directoire général exerce son autorité sur toute l’administration de la monarchie. Les commissariats de guerre et les chambres des domaines des provinces relèvent de lui. Quand il s’y produit des vacances, il y pourvoit. Il mettra dans les commissariats « de braves gens très appliqués, pourvus d’un sain entendement naturel, au courant de la manufacture, de l’accise et de toutes les affaires qui sont du ressort des commissariats ; dans les chambres des domaines, des hommes qui ont pratiqué la culture, entendus en comptabilité, vigilans, bien portans. » Plus rares devraient être les qualités des membres du directoire. Les ministres, qui proposaient au roi des candidats aux places vacantes, devaient choisir, «après les avoir partout cherchés,» les gens les plus habiles, calvinistes ou luthériens, fidèles et honnêtes, comprenant l’économie pour l’avoir pratiquée, connaissant le commerce et la manufacture, capables de bien écrire, c’est-à-dire de bien exposer une affaire, ayant des « têtes ouvertes. »

Frédéric-Guillaume faisait dans ces lignes comme le portrait de cette bureaucratie prussienne qu’il a créée, sorte de noblesse ci- vile dressée au service, fortement disciplinée, exacte, laborieuse, principal ressort d’un état où les sujets, qui ont perdu jusqu’aux derniers restes des libertés féodales, obéissent à la consigne royale : Nicht raisonniren (ici l’on ne raisonne pas). Avant un siècle, ce corps prendra l’esprit d’une caste; les « têtes ouvertes » se fermeront; l’exactitude deviendra manie; le zèle, pédantisme; et toute cette belle organisation ne sera plus qu’une mécanique. Alors, on s’apercevra qu’une nation ne peut vivre dans un air de bureau, et que la machine tourne dans le vide. Mais ce qui deviendra un danger était, au temps de Frédéric-Guillaume, une condition même d’existence. La bureaucratie a été le premier organe de la nation de Prusse. Le roi, après avoir énuméré les qualités qu’il exige de ses fonctionnaires, ajoute : « Et surtout, qu’ils soient nés nos sujets! » Il se réserve bien le droit d’employer quelques étrangers, mais il faudra que ceux-ci soient bien habiles pour racheter le défaut de n’être point nés ses sujets, car il veut créer un sentiment que l’hôte de passage ne peut comprendre : le sentiment d’une patrie. Cette patrie, ce ne sera plus telle ou telle province, comme le Brandebourg pour le Brandebourgeois, la Poméranie pour le Poméranien, la Prusse pour le Prussien : ce sera, sans distinction de territoires, toute l’étendue de sa domination. Il prescrit de recruter les chambres et commissariats d’une province d’hommes nés dans une autre. Par exemple, s’il y a des vacances en Prusse, il faudra nommer des Clévois, des Brandebourgeois ou des Poméraniens, non des Prussiens. Ainsi des autres. Le roi dépayse ses provinciaux : il les enlève à la patrie étroite, il les verse dans la grande patrie. Patrie singulière, qui n’est le produit ni de l’histoire ni de la nature, et dont la vraie définition était : la patrie prussienne, c’est le service du roi de Prusse.

Entre le directoire et les chambres et commissariats, les relations seront régulières et fréquentes. Des provinces arrivera chaque semaine un rapport. Pour que ces rapports fussent exacts et circonstanciés, les présidens des chambres devaient inspecter les domaines, villages et fermes avec le plus grand soin, et les présidens des commissariats visiter les villes de leur ressort, s’informer sur le commerce, sur les manufactures, les bourgeois et les habitans, de façon à connaître les villes de leur département « aussi bien qu’un capitaine de notre armée connaît sa compagnie lorsqu’il sait toutes les qualités intérieures et extérieures de ses soldats. » Ces rapports résumés étaient transmis au roi, qui savait ainsi régulièrement tout ce qui se passait dans le royaume, et si chacun faisait son « devoir. »

Quant à lui, pour donner au directoire « plus de lustre et d’autorité, pour montrer l’attention particulière qu’il se propose d’apporter constamment et infatigablement aux affaires ressortissant audit directoire, comme le comporte leur extrême importance, » il s’en est réservé la présidence. Il n’était pas homme à commander une fois pour se reposer ensuite. Chaque soir, le directoire lui envoyait un procès-verbal de la séance du jour, qu’il lisait le lendemain matin. Il n’admettait pas qu’aucune décision fût prise, impliquant quelque nouveauté, sans qu’il l’eût approuvée. Ce grand conseil n’avait guère que voix consultative. Aucune dépense de surcroît n’était autorisée que par le roi lui-même. Aucun bail n’était définitif qu’après avoir reçu sa signature. Le projet lui en était présenté avec une note courte, mais claire, qui lui permît « de voir tout de suite la nature de la chose. » L’autorisation qu’il donne au directoire de lui adresser des questions « toutes les fois qu’il le jugera nécessaire, et notamment en tout cas extraordinaire, » fut comprise comme un ordre d’en référer à lui à tout propos. C’est bien ainsi qu’il voulait qu’elle fût entendue. « Les questions, dit-il, doivent être brèves et nerveuses, in wenig Worten und nerveus. » A chacune sera joint l’avis du directoire général. » Par exemple : « Il y a un cheval à vendre pour 100 thalers. Nous pensons que Votre Majesté fera bien de l’acheter, mais seulement pour 80 thalers ; autrement Votre Majesté y perdrait pour telle raison. » L’exemple prouvait que le roi voulait être instruit du dernier détail. Par milliers et milliers, il a reçu des questions auxquelles il a répondu par des notes marginales brèves. On a peine à comprendre qu’il ne se soit pas noyé dans cette inondation de faits divers, dont la plupart sont sans importance, et qu’il ait pu donner si nettement, et très souvent avec esprit, une pareille quantité d’ordres. C’est qu’il aimait à ordonner. Frédéric, son père, se plaisait à faire étalage de la majesté du roi de Prusse ; Frédéric-Guillaume, à faire sentir l’autorité de ce roi : « Vous devez chaque fois, dit-il au directoire et pour chaque affaire, ajouter votre avis, avec les raisons sur lesquelles vous l’établissez, mais nous demeurons le seigneur et roi, et faisons ce que nous voulons, Wir bleiben doch der Herr und Kœnig und thun was wir wollen. » Quelques lignes plus loin, après avoir déclaré qu’il entend toujours savoir la vérité, qu’il ne veut de flatteries d’aucune sorte, il répète les mêmes mots : « Nous sommes le seigneur et le roi, et faisons ce que nous voulons. »

L’esprit d’un prince qui comprend et pratique ainsi ses devoirs n’a pas une minute de repos. Frédéric-Guillaume ne pouvait être et n’était en effet jamais tranquille. Il aurait voulu voir tout le monde à l’œuvre : fermiers dans la ferme, ouvriers au métier, conseillers dans le conseil. Il recommandait au directoire de surveiller les chambres et les commissariats, de les inspecter, de ne les point croire sur parole. Il lui enjoignait d’employer des espions. Chacun des conseillers doit avoir les siens, qu’il choisira parmi toutes sortes de personnes : fermiers, bourgeois et paysans. Il obtiendra ainsi de faux renseignemens, mais aussi de vrais et avec un bon jugement, il discernera le vrai du faux. Cet espionnage éclairera le directoire, même sur les minutissima. Le roi prenait la peine de donner un modèle de ces rapports secrets : « Par exemple, en Prusse, il y a eu un bon hiver et de fortes gelées. Les denrées arrivent dans les villes. Les bois de construction sont charriés. Le bâtiment va. Il y a apparence de bonne récolte. Le commerce, la navigation et les manufactures commencent à prospérer... Telle ville ou tel village a brûlé. La noblesse complote sous main contre tel impôt. Tel régiment achète son fourrage à l’étranger. La chambre des domaines versera exactement son terme, ou bien elle ne le versera pas. Elle a de bonnes raisons pour ce retard, ou bien elle n’en a pas. Il faut lui tailler des croupières. On a bâti vingt maisons dans la ville... » Frédéric-Guillaume n’en eût pas fini s’il avait voulu énumérer tous les objets de sa curiosité et de son inquiétude. L’ordonnance, ses notes marginales, ses lettres en sont remplies. Il avait la tête assiégée à tous momens de doutes sur les matières les plus diverses. Le directoire lui propose une augmentation sur tel ou tel revenu? Mais n’y aurait-il pas une perte égale ou supérieure sur tel ou tel autre revenu? Alors ce qu’on lui propose, ce n’est pas une amélioration, c’est du vent : keine Besserung, ergo Wind. Les chambres et les commissariats ne continuent-ils pas à se quereller au sujet de l’attribution à telle ou telle caisse de tel ou tel impôt? « Ils devraient bien trouver une autre façon de s’amuser; alors ces pauvres diables d’avocats et de juristes deviendraient inutiles, comme la cinquième roue d’un carrosse. » Les fermiers fument-ils bien leurs terres? Ils sont capables de les épuiser : il faut les empêcher de vendre leur paille. Certains officiers, par exemple dans la vénerie, sont des voleurs ; mais ils ne font, après tout, que ce qui leur est permis par leurs lettres d’office. Il faut donc changer ces lettres. N’y a-t-il pas trop d’officiers? Plusieurs emplois ne peuvent-ils être fondus en un seul? Voyons donc si un certain nombre d’employés ne peuvent être retranchés (retrangirt). Pourquoi la bière n’est-elle pas aussi bonne partout qu’à Potsdam? Pour avoir de la laine, il faut des moutons ; or, en Prusse, il y a presque autant de loups que de moutons : vite un règlement sur la chasse aux loups. Comment se fait-il que l’impôt sur le sel ait moins rapporté cette année que la précédente dans le pays de Halberstadt ? Le nombre des habitans n’y a pas diminué. Ils ont dû manger autant de sel que l’an dernier. Il y a donc des fraudes, du coulage? Il faut avertir le « facteur supérieur du sel d’administrer autrement qu’il n’a fait jusqu’ici. Peut-être aussi les sujets achètent-ils du sel en Hanovre, en Pologne. Il faut que tous les importateurs du sel soient pendus, etc. »

Admettons que, par impossible, tout le monde, sans exception, fasse son devoir, et qu’enfin tout aille pour le mieux dans le meilleur des royaumes. Les campagnes et les villes sont bien peuplées. Les premières fournissent au pays sa nourriture et la matière de son industrie. Les secondes ouvrent ces matières, de façon qu’aucune parcelle n’en soit perdue. La Prusse est nourrie, habillée, outillée, armée. Non-seulement, elle se suffit à elle-même, mais « elle produit un plus, ein Plus, » qu’elle vend à l’étranger. Le roi sera-t-il tranquille? Il ne peut l’être, car le moindre accident dérangera cette machine, dont tous les mouvemens sont calculés avec une rigueur mathématique. Par exemple, le budget des recettes et des dépenses est dressé pour chaque caisse provinciale. On prévoit que tel régiment consommera tant de vivres par tête d’homme et de bête, et que l’accise prélèvera telle somme sur cette consommation. Mais la guerre éclate, ou bien le régiment est appelé à Potsdam ou ailleurs pour manœuvrer ou pour faire un camp. La recette de l’accise baisse, le paysan ne vend plus ses vivres : « Quand mon armée sort du pays, l’accise ne rapporte plus que le tiers; le pretium rerum diminue; les domaines ne peuvent plus acquitter exactement les fermages. » Voilà donc un désordre. Et combien d’autres sont possibles! Il est bien difficile d’éviter que le feu ne prenne quelque part. Chaque année, des maisons, des villages, des villes même sont incendiés, il se fait de nouvelles « places vides. » Rien de plus douloureux. Encore peut-on remédier à ces maux divers, déplacer les régimens le moins possible, ordonner que toute ville aura sa pompe et ses pompiers, et que les toits de paille seront remplacés « avant cinq ans « par des toits de tuile. Mais que faire contre la mauvaise récolte, contre la peste des hommes et des animaux? Frédéric-Guillaume priait Dieu « dans sa grâce » de lui épargner ces fléaux, mais la grâce de Dieu est incertaine. Il fallait au roi de Prusse toute sa religion pour qu’il admit, sans blasphème, que Dieu lui enlevât des têtes d’hommes et de bêtes, dont chacune lui était précieuse, et comptait pour telle ou telle somme dans l’exactitude de ses calculs.

Soumis à la volonté divine, le roi entendait du moins que tous ses sujets obéissent à la sienne. « Nous donnerons notre grâce et notre protection, de toutes nos forces et contre quiconque, à tous ceux qui observeront de tous points cette ordonnance. Quant aux autres, qui retourneront à la vieille routine, nous les châtierons exemplairement, à la russe, exemplarisch und gut russisch. »

II.

Tout le monde sait comment Frédéric-Guillaume, appliquant à l’armée le « plus » de ses recettes, a fait de la Prusse une puissance militaire de premier ordre. Les 83,486 hommes qu’il a laissés à son fils, et sur lesquels 70,000 étaient toujours prêts à marcher, c’était plus que les 160,000 hommes de l’armée française, disséminée en garnisons nombreuses, beaucoup plus que les 100,000 hommes de l’Autriche, qui avaient à défendre tant de pays, si éloignés les uns des autres. Mais une des étrangetés de l’histoire de ce prince, c’est qu’il n’a su ni voulu se servir de cette force.

Deux fois seulement il a pris les armes ; au début de son règne, contre la Suède ; vers la fin, contre la France, dans l’affaire de la succession de Pologne. Encore ne s’est-il engagé que le moins possible, et non sans angoisses. Il est vrai qu’il a régné dans une période de paix, et que les grandes occasions d’essayer au feu son armée ne se sont pas présentées, mais l’Europe, en ce temps-là, se croyait chaque jour à la veille de la guerre. À peine la grande affaire de la succession d’Espagne a-t-elle été réglée par les traités d’Utrecht, de Rastadt et de Bade, que l’Espagne, pour regagner ses annexes perdues, attaque l’Autriche et provoque contre elle une triple, puis une quadruple alliance, à laquelle elle finit par adhérer. Puis, pendant que l’Europe travaille à la réconcilier avec l’Autriche, celle-ci, faussant compagnie, s’entend directement avec l’Espagne contre les médiateurs. Alors la France et l’Angleterre se liguent contre l’Espagne et l’Autriche. Après quelques hostilités, l’Europe tout entière se met à négocier. Cette fois, c’est l’Espagne qui fausse compagnie à l’Autriche, laquelle est obligée de céder à la volonté de l’Europe. Enfin lorsque Stanislas Lesczinski a été chassé de Pologne par les Russes, la France déclare la guerre à l’Autriche, qui s’est faite la complice de la Russie, et l’affaire polonaise se termine par un traité qui donne au roi de Pologne un duché en France, au duc de Lorraine un duché en Italie, à l’infant don Carlos le royaume de Naples. Ce fut donc un étrange chassé-croisé de négociations et d’intrigues, à croire, comme disait lord Chesterfield, que l’Europe était devenue folle. Or Frédéric-Guillaume, qui fut sollicité souvent par les faiseurs de ligues et de contre-ligues, ne sut point figurer avec grâce dans ces quadrilles.

À ne prendre que les grands faits de sa politique, on le voit, en 1725, adhérer à la ligue conclue à Hanovre entre la France et l’Angleterre, contre l’Autriche ; puis s’unir à l’Autriche, une année à peine écoulée, persister assez longtemps dans cette alliance ; à la fin, traiter avec la France, et toujours vouloir se reprendre aussitôt après qu’il s’est donne.

Aussi devient-il la risée de l’Europe. De toutes parts pleuvent sur lui les épigrammes. « Le roi de Prusse, disent les Anglais, n’est un loup que dans sa bergerie. » L’un après l’autre les ministres de France à sa cour affirment qu’il ne « fera pas la guerre. » Ils écrivent que le « goût immuable qu’il a pour les troupes lui fera toujours entretenir une nombreuse armée, mais que sa timidité s’opposera constamment à l’exécution de tous les engagemens qu’il pourrait prendre pour les faire agir : il la sera brave jusqu’à tirer l’épée, » mais toujours retenu par « l’amour qu’il a pour ses grands hommes, qu’il n’a que pour la parade et qu’il ne voudra jamais exposer. » Puis, ce sont les reproches d’inconstance et de versatilité. C’est « un prince sans système, qui va par sauts et par bonds, passant d’une extrémité à l’autre. » Rottenbourg, ministre de France, obligé de transmettre à son gouvernement des informations qui se contredisent de semaine en semaine, se demande « comment l’on peut ajouter foi à ses dépêches. » Il écrit à Louis XV : « La variation dont est le roi de Prusse et sa dissimulation profonde sont infiniment au-dessus de tout ce que Votre Majesté peut imaginer. » Le même agent, dans le moment où il est le plus caressé par le roi, qui le charge d’exprimer les sentimens les plus affectueux à l’égard de notre pays, ajoute : « La foi que je dois à mon roi et à ma patrie m’oblige de répéter que jamais on ne peut ni ne doit compter sur le roi de Prusse pour rien d’essentiel. » Ailleurs il cite le mot de Pierre le Grand sur Frédéric-Guillaume : « Le roi de Prusse aime bien à pêcher, mais sans se mouiller les pieds[3]

Les faits semblent justifier ces accusations. A peine Frédéric a-t-il mis un pied dans un camp, qu’il veut le retirer. Il vient de s’engager dans la ligue de Hanovre et, déjà, il est « excédé de ses engagemens. » Il a passé du côté de l’empereur ; il le regrette, s’agite, caresse le ministre de France, essaie d’atténuer aux yeux de ses anciens alliés la gravité du nouveau traité, chicane l’empereur de toutes les façons: « Mon Dieu, s’écrie-t-il, je ne peux pas aller si loin, mein Gott ! so weit will ich nicht gehen! »

Il aime que l’Europe soit en querelle, et que le feu prenant en quelque endroit l’embrase tout entière. En 1727, l’Espagne attaque Gibraltar: voilà un commencement d’incendie: le roi exulte; quand la diplomatie verse l’eau à grands flots autour du brasier, il « se donne à la douleur la plus vive sur les apparences d’un accommodement, » qui l’empêchera « de pêcher en eau trouble. » Quand il apprend la signature des préliminaires de Paris, il humilie, il mortifie l’ambassadeur impérial, lui disant que son maître « aurait bien pu s’empêcher de gasconner de la sorte et de consentir à tout, » et qu’il sera toute sa vie « Charles le Barbouillé. » Il a toujours l’air de vouloir partir en guerre : « Graissons nos bottes, écrit-il en 1729. Je suis persuadé qu’il n’y a d’autre fin à tout cela qu’une soupe aux coups de bâton. »

Pourtant, s’il voit la guerre s’approcher de lui, il est dans les transes. Au temps où il est l’allié de la France et de l’Angleterre, il craint que ces deux couronnes ne l’abandonnent « afin de faire retomber sur moi seul, dit-il, toute la haine de l’empereur et de l’empire, et de me faire périr moi et ma famille. » Allié de l’Autriche contre la France, il a peur d’être brûlé et pillé par les Français et les Suédois. Un moment, pour vider diverses querelles, il semble prêt à se jeter comme un furieux sur le Hanovre, mais il apprend que ce pays est un état formidable de défense. Alors il se trouble, il hésite, il enrage, et pour se calmer, « se grise » plusieurs jours durant avec les «officiers qui sont de ses débauches. » Comment l’Europe, enfin, n’aurait-elle pas cru qu’il n’aimait ses soldats que pour la parade? En 1734, quand il envoie ses troupes rejoindre sur le Rhin l’armée impériale, il prescrit qu’elles ne fassent que deux milles par jour, trois au plus ; qu’elles se reposent le quatrième jour; qu’elles ne soient jamais disloquées, jamais enfermées dans des forteresses, et qu’après chaque campagne elles prennent des quartiers d’hiver, de très bons quartiers de six mois[4].

Cependant, il serait absurde d’accuser Frédéric-Guillaume de lâcheté, car c’est bien lâcheté que l’on voulait dire, quand on écrivait timidité. Il aimait à rappeler qu’il avait fait ses preuves de bravoure, sous l’œil de Dieu, à Malplaquet « où il avait vu, à sa droite et à sa gauche, tomber des centaines de tués. » Il disait sa pensée vraie, quand il ajoutait qu’il « n’aimait au monde que la guerre » et que « les pieds lui grillaient de ne rien faire. » Quant à sa dissimulation et à sa duplicité, elles étaient enfantines, en comparaison de celles des cours d’Europe, de l’Autriche surtout.

L’explication de sa conduite est un curieux chapitre de psychologie politique.

Frédéric-Guillaume est à la fois électeur dans l’empire et roi en Prusse, qui n’est point pays d’empire. Il appartient à l’Allemagne, où il a des devoirs, et il est un souverain d’Europe, tout comme le roi de France et le roi d’Angleterre. Il y a donc en lui deux personnages, et qui entreront nécessairement en conflit l’un avec l’autre.

Un de ses refrains était qu’il fallait un empereur d’Allemagne (ein deutscher Kaiser solle und müsse bleiben), et qu’il était, lui, bon impérialiste (gut kaiserlich gesinnt). « Tous mes habits bleus sont au service de l’empereur! disait-il... Il faudrait que tous les princes allemands fussent des canailles pour ne point professer des bons sentimens à l’égard de l’empereur et de l’empire ; moi-même, je serais une canaille, si je ne le faisais pas. Il faut que nous ayons un empereur, demeurons donc fidèles à la maison d’Autriche, c’est le devoir de tout honnête Allemand. » Il exprimait sa fidélité par les termes les plus forts : « Pour Sa Majesté Impériale, pour sa maison et pour son intérêt, je sacrifierais avec plaisir mon sang, mon bien, mon pays. Avant que je me sépare de l’empereur, il faudra qu’il me repousse du pied. » Mais il faut entendre d’autres cloches, sonnées par lui. S’il veut conserver un empereur allemand, c’est à la condition que sa souveraineté à lui soit intacte. Il n’admet pas que l’empereur exerce sur lui la fonction du juge suprême, la seule qui eût gardé quelque efficacité. Les appels portés par ses sujets d’Allemagne devant la majesté impériale, bien qu’ils fussent parfaitement constitutionnels et légaux, le mettaient hors de lui. Il voulait couper ce dernier lien qui l’unissait à l’empire. Ses ministres s’exprimaient en toute franchise sur le sujet du pouvoir impérial. « Notre intérêt, disaient-ils, aussi bien que celui de la France, est qu’il n’y ait pas d’empereur après celui-ci ; mais si l’on est obligé d’en faire un, il faut que ce soit un prince faible, hors d’état de faire exécuter ses mandemens, et qui n’ait pas plus d’autorité qu’un doge de Venise[5]. »

Les deux personnages, le prince allemand et le roi de Prusse, s’accordent donc, à la condition que le premier ne contrarie jamais le second, qui est fort sensible. Même jeu pour la politique extérieure, mais plus compliqué encore, car Frédéric-Guillaume distingue en l’empereur Charles VI, comme en lui-même, deux personnages : le chef du saint-empire, et le chef de la maison de Habsbourg, à qui des traités européens ont donné des possessions hors d’Allemagne, aux Pays-Bas et en Italie. Si le chef de l’empire est attaqué, Frédéric-Guillaume lui doit aide et secours : il les lui donnera. Il ne veut pas que les étrangers se mêlent des affaires d’Allemagne, ni surtout qu’ils touchent au sol allemand : « Aucun Français, aucun Anglais ne doit nous commander, nous Allemands. Je placerai des pistolets et des épées dans le berceau de mes enfans pour qu’ils aident à mettre hors d’Allemagne les nations étrangères.» Ou bien encore : « Si les Français attaquaient un village d’Allemagne, le prince allemand qui ne verserait pas pour le défendre la dernière goutte de son sang serait un kujon. » En termes plus doux, mais très fermes, il rappelle en toute occasion aux ministres de France son patriotisme : « Je ne puis souffrir qu’on porte le flambeau dans l’empire. Je dois, et ma conscience m’y oblige, employer toutes mes forces pour la défense de la patrie. » « Comme prince de l’empire et bon patriote, je ne pourrai m’empêcher d’agir si vous vouliez culbuter l’Allemagne... Monsieur le Français, laissez notre saint-empire en repos, je vous prie. » Monsieur le Français (c’était à La Chétardie qu’il parlait ainsi) ne comprend rien à ce patriotisme ; il s’étonne de voir le roi toujours « retomber dans le germanisme dont il ne peut se dépouiller. » Grumbkow, le ministre favori de Frédéric-Guillaume, déplore cette manie de son maître : « Nous avons affaire à un prince qui, avec beaucoup d’esprit et de finesse à certains instans, s’absorbe, dans d’autres, dans des idées de germanisme, d’où le diable ne saurait le tirer. » Voilà bien, en effet, un des traits du caractère de ce prince : il est Allemand, bon Allemand, et c’est de tout cœur qu’il crie à table son : Vive la Germanie de la nation allemande (vivat Germania deutscher Nation). Mais cette Germanie n’a rien à voir dans les affaires de l’empereur hors d’Allemagne. C’est pourquoi en même temps qu’il prie Monsieur le Français de laisser tranquille le saint-empire, il lui dit : « Chassez l’empereur et les impériaux d’Italie si vous voulez; je veux que le diable m’emporte si j’y envoie un homme! « Il conseille même la conquête des Pays-Bas, comme celle de la Péninsule : « Vous rendrez service à Sa Majesté impériale, à qui ces pays sont fort à charge[6]. »

En vertu de ces distinguo, qui sont choses de l’Allemagne d’autrefois, il peut arriver que Frédéric-Guillaume, en un seul et même moment, soit avec et contre l’empereur. En effet, lorsqu’il s’est allié avec la France, en 1725, il s’est réservé de fournir à l’empereur le contingent qu’il lui devait, en sa qualité d’électeur, en même temps qu’il assisterait le roi de France du nombre de troupes fixé par le traité. Il est vraiment dommage que cette clause n’ait pas été appliquée, et que l’Europe n’ait pas eu le spectacle du roi de Prusse combattant l’électeur de Brandebourg.

Supposons ce combat engagé. Pour qui Frédéric-Guillaume fera-t-il des vœux ? Évidemment pour le roi de Prusse. Si l’issue dépend de lui, l’électeur de Brandebourg sera battu en compagnie de l’empereur pendant que le roi de Prusse et ses alliés remporteront la victoire. Ici éclate la contradiction où Frédéric-Guillaume s’est embrouillé toute sa vie. Il n’était pas si aisé de distinguer l’empereur de l’empire. Passe encore que Frédéric-Guillaume attende, espère comme tout le monde, la mort de son « très cher ami » l’empereur Charles VI, et qu’il s’amuse et rie à l’avance des embarras où tombera « l’illustre maison archiducal ». » Charles VI mort, l’Allemagne élira l’empereur qu’elle voudra et la maison des Habsbourg cessera d’être plus sacrée que les autres aux yeux du roi de Prusse. Mais lorsque celui-ci dit au ministre de France : « Il faudra enterrer l’empereur en grande pompe, in pontificalibus… Nous verrons alors un beau charivari ; l’étoffe sera ample, et chacun y pourra trouver de quoi se tailler un justaucorps[7], » il sait, à n’en pas douter, que des puissances étrangères essaieront de tailler dans l’étoffe et qu’il y a grande probabilité qu’elles attaquent au moins « un village d’Allemagne ! » Frédéric-Guillaume a donc oublié plus d’une fois son germanisme. Un jour que le ministre de France, à cheval auprès de lui pendant la parade, le félicite sur la tenue de ses troupes et sur « l’air leste et de guerre qu’elles avaient, » il répond : — « Je suis charmé que vous les trouviez belles, puisqu’elles sont absolument au service du roi de France. Je vous prie de le lui marquer… Dès que la France le voudra, je ferai battre le tambour. » — Deux fois, il répète cette parole[8]. Mais battre le tambour sur l’ordre du roi de France, c’est battre le tambour contre l’empereur, contre l’empire, contre l’Allemagne, c’est ramener les Français dans les affaires de l’empire. Au reste, Frédéric-Guillaume a laissé rappeler, dans le traité de 1725, que la France est garante de la paix de Westphalie et qu’elle « s’intéresse spécialement à la liberté germanique. » Et c’est comme garante de cette paix, comme protectrice de cette liberté que la France a maintenu l’anarchie en Allemagne pour assurer sa tranquillité à elle-même et sa prééminence en Europe.

Frédéric-Guillaume est-il donc capable d’imiter ces princes allemands d’autrefois, qui étaient les valets de notre politique et les ennemis de leur propre patrie ? — Point du tout. On peut affirmer que, si les coalisés de Hanovre étaient entrés en guerre contre l’empereur, il serait sorti de l’alliance au premier village brûlé. Il a traité avec les ennemis de l’empereur, mais c’est pour « l’agacer et l’engager à lui faire des propositions[9]. » Si la maison d’Autriche avait eu la sagesse de s’assurer ses habits bleus en lui donnant quelques-unes des satisfactions qu’il souhaitait, Frédéric-Guillaume fût demeuré le fidèle allié de Charles VI. Le roi de Prusse étant content, l’électeur de Brandebourg aurait fait son devoir. Mais l’Autriche n’avait pas plus d’égards pour lui que s’il eût été « un pauvre hère apanage,... un prince de Zipfel-Zerbst, » comme il disait. Elle a usé avec lui de tous les raffinemens de la perfidie. Alors le roi de Prusse, mécontent, faisait taire l’électeur de Brandebourg et menaçait de « tout sacrifier pour tirer de l’empereur une vengeance éclatante. »

Certainement, il y a duplicité dans sa conduite, puisqu’il prend des engagemens avec l’intention de ne les pas tenir. Il se vante d’avoir mis dans son traité avec l’empereur « plus de soixante restrictions et équivoques pour en sortir[10]. » Mais il ne faut pas oublier, si l’on veut être juste envers lui, que sa duplicité vient, en grande partie, de ce qu’il était double.

Comme roi de Prusse, il sait à merveille ce qu’il veut. Il veut agrandir la Prusse. Il a, ou croit avoir des droits sur les duchés de Berg et de Juliers : il demande que ces droits soient reconnus. Sans vergogne, il se met aux enchères : « Je ne me donnerai pas pour des poires et pour des pommes. « Il a des façons charmantes d’accepter les offres. Quand la France lui propose Elbing, à condition qu’il reconnaisse Stanislas Lesczinski comme roi de Pologne, il écrit en marge de la dépêche, en français : « A la fin, je dirai comme la feue reine Anne d’Autriche : Monsieur le cardinal, vous m’en direz tant que je serai obligée de succomber à vos désirs. » S’il regrette des engagemens aussitôt qu’il les a pris, c’est parce qu’il croit que, demeuré libre, il aurait trouvé l’occasion d’une affaire meilleure. Au moment où va commencer la guerre de la succession de Pologne, il confesse son chagrin de s’être lié à l’empereur: « Ma situation serait aujourd’hui de me déterminer pour celui qui me présenterait les avantages les plus réels. » Cela n’est pas de la duplicité : il n’y a rien au monde de plus simple[11].

Frédéric-Guillaume est si simple au fond qu’il n’entend rien aux affaires de la diplomatie. Il y porte des passions et des caprices puérils. Il n’admet pas qu’un autre soit, comme lui, à la fois électeur et roi ; que l’électeur de Saxe se mêle d’être roi de Pologne, et l’électeur de Hanovre, d’être roi d’Angleterre. Il est littéralement jaloux de voir les Hanovriens « faisant à présent si belle figure dans le monde. » La splendeur de leurs affaires le désespère[12]. Il a connu George II au temps où celui-ci n’était encore que le petit-fils d’un électeur de Hanovre; il a joué avec lui ; il l’a même battu et lui a arraché les cheveux. Le gamin, devenu si grand prince et qui fait le solennel, l’exaspère. Il l’appelle : « Mon cher frère le comédien, » ou bien encore : « Mon cher frère le chou rouge. » Il vomit contre lui des injures qui ne peuvent être répétées. Quant à Auguste II de Pologne, il ne l’appelle jamais autrement que « le porte-manteau. » Sa façon de passer sa mauvaise humeur contre ces princes est strictement enfantine. Il casse à coups de canne un service de porcelaine, parce qu’il vient du roi de Pologne. Malade et repassant avec fureur ses griefs contre l’Angleterre, il se souvient qu’il a, dans ses écuries, un cheval que lui a donné le roi d’Angleterre ; il ordonne de chasser cette bête. On lui conseille de la donner plutôt au prince d’Anhalt, « ennemi de tout ce qui est anglais ; » il consent et pense que « ce sera se venger parfaitement. » Une autre fois, il refuse des passeports pour des bois destinés à l’Angleterre[13].

On ne peut appeler perfide un homme qui publie à tout propos ses sentimens. L’Europe sait ce qu’il pense : il le crie. Sur tout, et sur tous, il s’exprime avec une absolue liberté. L’empereur même n’est pas épargné. De sa majesté impériale, il rit « à gorge déployée. » « Il n’a pas le sol, dit-il ; il est pauvre comme un peintre. Voilà la f.... économie de la cour de Vienne! » Dans sa tabagie, à table, il manifeste sans arrêt, la pipe ou le verre en main. S’il est content de l’empereur, il boit trois lois de suite à sa majesté, en faisant chaque fois rubis sur l’ongle, et fatigue de ses santés le ministre impérial, au lieu qu’il ne boit au roi de France qu’au bout d’une heure et demie, et n’honore pas le pauvre La Chétardie du moindre toast. Un autre jour, il boira au roi de France et omettra la santé de l’empereur. Il a fait à la France plus d’une caresse, et il a toujours pris soin de la ménager, mais il la hait et ne peut s’en cacher. Le premier jour où il a reçu La Chétardie, il lui a parlé de tout, à son habitude, des troupes françaises, du gibier de France, du vin de Champagne, des maréchaux, des points faibles de Magdebourg, du molinisme, du jansénisme, du parlement, et, tout d’un coup, en se mettant à parler du nez : « Pourquoi donc, demande-t-il à La Chétardie, les Français d’autrefois étaient-ils graves et posés, et aujourd’hui sont-ils presque tous des comédiens[14] ? »

Dans la politique étrangère, comme dans le gouvernement, le roi de Prusse par le donc et agit avec la liberté et le sans-façon d’un particulier. Ce n’est pas un chef d’état qui est en relation avec d’autres états, c’est une personne, qui a affaire à d’autres personnes. Un de ses ministres a bien défini sa manière : « Pour avoir une juste idée de ses sentimens à l’égard de l’Angleterre, regardez-le comme un particulier qui veut se venger, au risque d’être perdu[15].» Frédéric-Guillaume connaissait bien sa propre infirmité. Il l’a un jour avouée à son fils : « Suis l’exemple de ton père, a-t-il dit au prince royal, pour les finances et pour les troupes, lais plus encore, quand tu seras le maître, garde-toi de m’imiter pour ce qui s’appelle affaire de ministère, car je n’y ai jamais rien entendu[16]. » Aussi n’aimait-il pas à négocier lui-même. Il ne pouvait s’empêcher de dire ce qu’il pensait. Il était si incapable de politesse diplomatique qu’il reprochait aux ministres de France et d’Autriche à sa cour de ne pas se disputer « comme des crocheteurs. » Un jour, dans une audience donnée à un envoyé extraordinaire d’Angleterre, il jeta par terre un papier que ce personnage lui tendait, et tourna le dos. Il voulut réparer cette inconvenance, mais l’envoyé prit la poste incontinent. Un autre jour, il reçoit le ministre de Hollande, dont les propos ne lui plaisent pas. Il sort comme s’il avait un besoin pressant. L’autre attend respectueusement, mais au bout d’une demi-heure, il descend dans la cour, où il apprend que sa majesté est partie à cheval.

Sa conversation déconcertait les diplomates. Il promenait son interlocuteur « de Moscovie à Gibraltar, de Gibraltar aux Pays-Bas, le ramenait ensuite à Port-Mahon, pour passer de là tout à coup à Constantinople et revenir à Vienne. » Il n’avait de fixité que dans une idée. Il interrompait les dissertations par ces mots qu’il a répétés cent fois : « Bon pour quelques pelletées de sable, » voulant dire qu’il « aimerait à acquérir de nouvelles terres pour agrandir ses états. Mais, pour y parvenir, il ne fera jamais rien de ce qui est nécessaire, et, pour le satisfaire à cet égard, il faudrait courir tous les risques, et qu’il n’eût qu’à en tirer tout le profit. » Aussi les ministres accrédités auprès de sa personne se tiennent-ils pour les plus malheureux des diplomates. Berlin est leur purgatoire, leur enfer. Le Français Rottenbourg aimerait mieux se faire « chartreux » que de demeurer plus longtemps à cette cour. L’Autrichien Seckendorff, lui-même, le favori, l’indispensable compagnon de table et de tabagie, n’en peut plus. Quelqu’un le rencontre dans une rue de Berlin, et surpris de le voir là, pendant que le roi est à Potsdam, lui demande ce qu’il fait : «Hélas! répond-il, je suis comme les valets de l’Évangile. Je reste quand on me dit de rester; je pars quand on me dit de partir... Si je savais faire ce métier-ci seulement encore un an, et que l’empereur voulût me donner une province, le diable m’emporte si je l’accepterais[17]. »

Le roi rendait aux diplomates les sentimens que ceux-ci professaient à son égard. Il n’aimait pas à les voir, et les renvoyait le plus souvent à ses ministres, qui les recevaient en conférence, quatre autour d’une table, un d’eux tenant la plume. On eût dit « un tribunal d’inquisition, où un secrétaire réduisait ad protocolum sur-le-champ les moindres paroles. » Rapport était adressé au roi avec des avis dont il tenait le compte qui lui plaisait. Il se défiait de ses ministres, et il avait raison. Presque tous le trahissaient, les uns étant vendus à la France et à l’Angleterre, les autres à l’Autriche. Il ne savait jusqu’à quel point il était trahi par eux; mais de leur trahison, qui est allée jusqu’à l’invraisemblable, il ne doutait pas. Un des traits les plus extraordinaires de ce prince, c’est que l’infidélité de ses agens, en matière de politique étrangère, lui était absolument indifférente. Il écrit sur le rapport d’un ministre : « Vous aimez trop les guinées ; » sur le rapport d’un autre ministre : « Vous aimez trop les louis, » mais il ne renvoie ni l’un ni l’autre. Il lui plaît même que messieurs les Mazarins, comme il disait, reçoivent des souverains étrangers ce que La Chétardie appelle « des marques de sensibilité et des preuves essentielles de reconnaissance[18]. » « Je sais, disait-il, que beaucoup de gens sont gagnés par la France, et je les connais tous. A la bonne heure. Si la France veut être assez sotte pour leur donner des pensions, ils n’ont qu’à les prendre. L’argent restera dans le pays et eux et leurs enfans le dépenseront.., mais ils se trompent, s’ils croient me mener par le nez. » On dirait qu’il ne voit dans ces trahisons qu’un moyen d’importer du numéraire. Au reste, il voulait qu’il y eût toujours deux partis dans son conseil, et il reçut un jour fort mal les impérialistes, qui lui demandèrent de congédier un collègue anglo-français. Il écoutait l’un et l’autre parti, et se réservait la décision, qui était toujours, en somme, de ne rien risquer et de ne pas agir.

Quelles sont enfin les raisons de cette inaction, de cette inertie? Il semble qu’il y en ait eu plusieurs. Certainement, il devait en coûter au roi de Prusse d’exposer de si beaux soldats, si grands, si bien habillés, si bien équipés et qui faisaient à la perfection l’exercice à la prussienne. Nous savons d’ailleurs que le moindre déplacement de troupes troublait la comptabilité de ses receveurs et l’exacte proportion des recettes et des dépenses. Le plus qu’il s’agissait d’obtenir chaque année était compromis, perdu peut-être, voire même remplacé par un minus. Mais, de même qu’il savait risquer un capital, quand il avait l’espérance d’en tirer un bel intérêt, Frédéric-Guillaume aurait aventuré ses soldats, s’il avait vu jour à gagner une province. Or il savait que personne n’était sincèrement disposé à lui venir en aide, et qu’il pourrait bien, à l’heure décisive, se trouver seul contre tous. L’héritage de Juliers et de Berg était l’objet principal de son ambition; mais la France ne se souciait pas de voir la Prusse à Dusseldorf ; la Hollande redoutait encore davantage ce voisin si puissamment armé ; le roi d’Angleterre, électeur de Hanovre, et qui prétendait aux grands rôles en Allemagne, n’y voulait point accroître la puissance de la Prusse ; l’empereur surveillait depuis longtemps avec inquiétude le progrès des Hohenzollern, et il avait des motifs particuliers de ne point mécontenter les compétiteurs du roi à la succession des duchés. Frédéric-Guillaume avait donc affaire à très forte partie. Quand il pensait aux périls qu’il pouvait courir, il était comme pris de vertige. La Prusse n’était pas solide encore, il le savait bien. Il la sentait vivre et s’agiter en lui. Il la nourrissait, il la fortifiait, il l’animait de son esprit. Son activité prodigieuse secouait l’inertie de ses sujets disparates. Ses bureaux et son armée organisaient un état et fabriquaient une patrie, mais l’œuvre n’était pas achevée. Frédéric-Guillaume a été le premier vrai Prussien de Prusse ; ils sont des millions aujourd’hui, ces Prussiens; il était peut-être bien le seul en son temps. Et si, un siècle plus tard, il a paru possible, comme a dit Henri Heine, que Napoléon sifflât, et que la Prusse n’existât plus, il aurait suffi que Frédéric-Guillaume se trompât, pour que la Prusse ne naquît point.

Il n’osait donc pas agir seul, et, en même temps, il avait trop de fierté pour entrer, comme un simple appoint, dans une combinaison. Les façons des grandes puissances l’irritaient. La France, l’Angleterre, l’Autriche, la Hollande, le prenaient de haut avec lui, habituées qu’elles étaient à mener le monde. Il les appelait les « quadrilleurs » et tout en les redoutant, se moquait d’elles. S’il traitait avec elles, il voulait que ce fût d’égal à égal. Il s’en explique très franchement, au moment des négociations de la ligue de Hanovre. Je ne veux pas « entrer en guerre, dit-il, pour le bien de messieurs les Hollandais, pour qu’ils puissent vendre le thé, café, fromage et porcelaine plus cher. Je veux savoir le pot aux roses. » Le pot aux roses, c’est que l’on fera la guerre à l’empereur, et qu’on lui enlèvera des provinces ; mais à qui tomberont-elles par partage, les provinces prises à l’empereur?... « Si je fais des conquêtes, me maintiendra-t-on, ou faudra-t-il que je rende tout? Et si je rends tout, qui me paiera mes dépenses de la guerre? » Il entend savoir tous les secrets également, « comme le roi très chrétien et le roi de la Grande-Bretagne, et régler avec eux tout ce qui se passera, et comme partie, non comme subalterne et inférieur. » « Si je dois accéder dans cette alliance de Hanovre, je n’y veux pas entrer comme galopin[19]. » Il avait des raisons très précises pour parler ainsi. Il se souvenait des affronts faits à son aïeul, le grand électeur, et à son père Frédéric 1er, des conquêtes qu’il leur avait fallu rendre, des traités signés, après des guerres où ils avaient combattu, sans même qu’ils fussent admis à discuter leurs intérêts.

S’il ne veut pas agir seul, et s’il se déplaît dans toutes les compagnies, que lui reste-t-il à faire? A pester contre toutes les puissances. Il s’en donne à cœur joie. Un jour, que pendant tout un dîner il a parlé à bâtons rompus des affaires du continent, « il termine le repas en faisant boire à tout le monde une rasade à la confusion prochaine de toute l’Europe[20]. » Cette confusion, il l’attendait, il l’espérait. Il s’y préparait, en emmagasinant de la force. Déjà il est « respectable, » il voit bien qu’on tient compte de lui, et il en est très fier : « Toutes les puissances les plus considérables me recherchent, dit-il, et me caressent à l’envi, comme on ferait une épousée... L’on sera toujours obligé de rechercher un prince qui a cent mille hommes sur pied et 25 millions d’écus pour les faire agir. » Il avait déjà gagné ce point de n’avoir besoin de personne. Comme son père et son grand-père, il trouverait bien, s’il le voulait, des subsides à l’étranger; mais « c’est une chose qu’il n’a jamais faite et ne fera jamais. » Il entend rester son maître, il se fait gloire « de ne suivre que son propre mouvement, ou si l’on veut, son caprice momentané. » Les représentans des vieilles puissances sont obligés de prendre les plus grandes précautions pour traiter avec lui : « j’aimerais mieux de ma vie ne manger que du fromage et du pain, disait-il, plutôt que de permettre qu’on m’impose la loi de parler quand je ne le veux point[21]. »

Il marquait des termes à son inaction. Dans un mémoire écrit en 1726, il énumérait les « révolutions » possibles, la mort de la tsarine, celle du roi et de la reine de Suède, du roi de Pologne et de l’empereur. « Toutes ces successions sont disputées, et même, si le roi d’Angleterre venait à manquer, le prétendant pourrait trouver de l’appui, qui peut-être donnerait occasion à des troubles. » Il a survécu à la plupart de ces événemens, qui n’ont pas donné ce qu’il en attendait, ou qu’il n’a pas su mettre à profit. Il se réservait sans doute pour le « trouble » qui suivrait la mort de l’empereur; mais il aimait mieux laisser à son fils, avec le compte des torts qui lui avaient été faits, le soin d’agir et de le venger. Il a prononcé plus d’un mot prophétique, entre autres celui-ci, qu’il dit en montrant le prince royal : « En voilà un qui me vengera un jour : Da steht einer der mich rächen wird. »

On dirait qu’il s’est fait une sorte de philosophie du rôle qui lui revenait dans l’histoire de la Prusse. Il écrit, dès 1722, dans une instruction pour son successeur, ces mots remarquables : « L’électeur Frédéric-Guillaume a donné à notre maison le développement et la prospérité ; mon père a acquis la dignité royale ; moi, j’ai mis l’armée et le pays en état. A vous, mon cher successeur, de maintenir ce qui est, et de nous procurer les pays qui nous appartiennent de par Dieu et notre droit. »


III.

Frédéric-Guillaume avait la tête constamment occupée de ses affaires. Comme elles n’étaient jamais finies, et n’allaient jamais bien toutes ensemble, son esprit ne connaissait pas le repos. Il était ne inquiet et turbulent, prédisposé à malmener la vie; la pratique de la vie, renforçant et aggravant le naturel, a fait de lui un des personnages les plus tourmentés de l’histoire. Il a souffert du corps comme de l’esprit. Sa personne, dans les premières années du règne, respirait la force. Ses membres étaient vigoureux et bien proportionnés. Dans sa figure ovale, à front haut, sérieuse et froide, s’ouvrait un grand œil, mobile pour tout voir, mais d’une fixité terrible, quand il voulait regarder un objet ou lire dans une âme. La lèvre semblait toujours prête à parler, point pour dire des choses aimables, mais pour interroger, avec une expression de dédain, comme si elle eût été sûre que l’interlocuteur fût un menteur ou un coquin. Frédéric-Guillaume était blond, malgré lui: enfant, il s’exposait au soleil pour brunir sa peau de fille. Dès qu’il a commencé à porter la courte perruque à queue, il l’a choisie brune. Il ne redoutait aucune fatigue et se surmenait, surmenant tout le monde autour de lui; mais le cheval, le carrosse, la carriole, la chasse, la table, le vin, le tabac, furent plus forts que lui. De bonne heure, il fut saisi par la goutte, puis ébranlé par l’apoplexie, gonflé par l’hydropisie. Il grossit au point que sa taille mesura jusqu’à quatre aunes. Les accès de ses maladies se multiplièrent. Il devint sourd, par suite a d’une fluxion dans les oreilles. » Il s’assoupissait brusquement, ou bien était pris de syncope; le visage se marbrait de bleu et de rouge. On contait que par momens « la peau de dessous ses cuisses se détachait et ressemblait à une vessie de porc frais. » Nous avons le détail d’une de ses maladies : les souffrances qu’il y endura furent atroces. Il disait qu’un roi doit savoir souffrir plus qu’un autre mortel, mais son stoïcisme était interrompu par des accès de rage. Sa dureté naturelle était alors portée à la fureur. Il ne faut jamais oublier, avant de juger Frédéric-Guillaume, qu’il a vécu dans les tourmens[22].

Il n’est pas vrai qu’il ait été foncièrement méchant et qu’il n’ait pas même aimé les siens. Il aimait assurément sa femme. A dix-huit ans, quand il l’épousa, il avait gardé une telle « modestie, » qu’il rougissait « lorsqu’une dame lui baisait la main par respect. « Il porta dans l’amour conjugal son tempérament. A vingt-cinq ans, quand il devint roi, il avait déjà eu cinq enfans. La reine lui en donna encore neuf. Il fut, jusqu’à la dernière heure, un époux fidèle. Des fortes tentations pratiquées sur sa vertu, pendant un voyage à la cour de Dresde, il sortit vainqueur. « Je suis revenu comme j’étais parti, » écrit-il après cette épreuve. Un jour, en voyage, il prit plaisir à causer avec une jolie femme : le général Grumbkow lui offrit de s’entremettre ; le roi le rembarra durement. Il entendait ne pas faire d’infidélité à sa Fieckchen, à sa Fifi, comme il appelait Sophie-Dorothée. Une autre fois, dans un escalier, il prit par la taille une demoiselle de la reine, et, comme il n’était pas expert en propos préparatoires, il lui proposa « tout de suite la chose. « Il reçut un soufflet : «Oh! le méchant diable, » s’écria-t-il. Ce fut toute sa plainte. Ces deux anecdotes, qui ne sont pas absolument certaines, composent son histoire galante, et dans quel siècle! Il avait de l’estime pour sa femme, et il en donna une preuve lorsqu’il partit, en 1714, pour la campagne de Poméranie. « S’il se passe quelque chose d’important, écrit-il dans son instruction à son conseil secret, vous le direz à ma femme et prendrez son conseil. Soll an meine Frau gefragt werden. » Frédéric-Guillaume est peut-être le seul Hohenzollern qui ait donné un ordre de cette sorte, car les reines en Prusse ne comptent guère dans l’état que par la maternité. Il ne demandait qu’à aimer ses enfans. Ses ordres pour l’éducation du prince royal témoignent d’une tendresse naïve : il veut que l’enfant aime son père d’une affection quasi fraternelle, toute de confiance et sans mélange de crainte ; il ordonne qu’on lui fasse peur de sa mère, s’il le faut, mais, de lui, jamais.

Il semble donc qu’il y ait l’étoffe d’un bon époux et d’un bon père de famille. Mais il entend commander chez lui comme dans l’État, sans réplique que sa femme et ses enfans n’aient pas d’autres goûts que les siens, qu’ils supportent son humeur, même quand elle est exécrable et qu’il lui plaît de la passer sur ceux qui l’entourent. La moindre résistance, la moindre moue, l’irritent. Il ne faut pas que la reine le contrarie longtemps pour qu’il arrive à lui servir en face des maximes comme celle-ci : « La perte d’une femme ne doit pas être estimée plus considérable que celle d’une dent creuse, qui ne fait de la douleur que lorsqu’on l’arrache, mais dont on est ravi d’être délivré, le moment d’après[23]. » Si la contrariété devient plus forte et si elle prend le caractère d’une rébellion, le bon mari, le bon père, s’emportera aux dernières extrémités. Au reste, il ne vit guère avec les siens ; les exercices de Potsdam, les chasses, les voyages d’inspection, les chevauchées solitaires l’éloignent d’eux. Il les voit une fois par jour, à table, mais dans le brouhaha d’une compagnie tapageuse et le perpétuel tumulte de ses pensées.

De vivre posément et, surtout, de tenir une cour, il n’avait ni le goût, ni le temps. Il passait chaque jour quatre ou cinq heures dans son cabinet à écouter des rapports, à se faire lire les questions des ministres, à écrire ses réponses ou à les dessiner, car il répondait aussi par des rébus, le plus souvent très clairs. Tout le monde comprenait ce que signifiait une potence, en marge d’une question. Il passait en moyenne deux heures au repas principal et toute Ia soirée à boire et à fumer. Avant le dîner, il allait à la parade ; après, il se promenait à pied, à cheval ou en voiture. Sur les routes ou dans les rues, il travaillait toujours. Il parlait de ses affaires avec ceux qui l’accompagnaient. Il avait, le plus souvent, quelque intention dans ses promenades : surprendre une sentinelle, surveiller le travail des paysans et des ouvriers, la bâtisse surtout, car il avait l’ambition d’agrandir et d’embellir Berlin. C’était un de ses plaisirs que de voir s’élever une maison et de s’entretenir avec les architectes et les ouvriers. Chemin faisant, il s’arrêtait pour recevoir les placets, demander aux gens leurs noms, aux courriers où ils allaient ; il renseignait ceux qui cherchaient une route ou une maison. Il entrait dans un logis où l’on faisait du tapage et forçait deux époux qui se querellaient à s’embrasser. Il était la terreur des flâneurs. Il dispersait à coups de canne des gens qui s’attardaient à jouer aux boules. Aussi ses sujets redoutaient-ils sa rencontre et l’évitaient, au besoin par la fuite. Il faisait poursuivre le fuyard : « Pourquoi te sauves-tu ? — Parce que j’ai peur. — Tu ne dois pas avoir peur ; tu dois m’aimer. » Pour faire sentir au pauvre diable ce devoir d’aimer, il le rouait de coups.

Très laborieuses étaient ses tournées d’inspection dans les provinces. Pour ces voyages, point de carrosses dorés, ni de piqueurs, ni de laquais, comme au temps du père, qui semblait toujours poser devant quelque Van der Meulen; point de dames, dont les robes craignent la poussière et retardent le départ le matin, et qu’il faut entretenir, le long de la route, de choses frivoles. Point d’escorte même, excepté quand on longe la frontière de « l’anarchie » de Pologne. Cinq ou six voitures de poste, bien attelées et qui trouvent les relais à l’heure dite, suffisent à porter le roi, les généraux et les conseillers qui l’accompagnent. Déjà, en voiture, ils travaillent, et l’on court la poste. Il fallait quinze jours à Frédéric Ier pour aller de Berlin à Kœnigsberg : il en faut quatre à son fils. En trois jours, Frédéric-Guillaume va de Berlin à Clèves. Sa visite n’est pas attendue. Partout il veut surprendre les colonels, les chambres des domaines, les fermiers, les juges, les forestiers. Tout apparat de réceptions est défendu. Le roi dîne au cabaret ou bien chez l’un et l’autre. Il se contente d’une soupe avec une poule, d’un chou avec de la viande salée, d’un rôti de veau, avec du beurre et du fromage pour finir. Il n’a pas une minute à perdre. Il vérifie les régimens, les caisses, les figures. Il compte les places vides aux champs et dans les villes. Entre temps, il exerce sa justice. Il a découvert la preuve de malversations dans les comptes des domaines de Lithuanie et a ordonné une enquête : le conseiller des domaines Van Schlabuth, reconnu coupable de détournement d’une somme destinée à l’établissement de colons, a été condamné à plusieurs années de forteresse. Le roi n’a pas confirmé le jugement. Il a réservé sa décision suprême pour son prochain voyage en Prusse. Arrivé à Kœnigsberg, il mande Schlabuth, lui reproche son crime et lui déclare qu’il a mérité la potence. Schlabuth se récrie. Ce n’est pas l’habitude de pendre les gentilshommes. D’ailleurs, il a rendu l’argent détourné! « Je ne veux pas de ton sale argent! » crie le roi, qui donne ordre de l’emmener. Il fait dresser une potence, la nuit, sous les fenêtres de la chambre des domaines. Grand émoi dans la ville. C’est un acte inouï que cette condamnation sans jugement, contrairement à un jugement. La famille met tout en mouvement pour sauver le malheureux. Le lendemain étant un dimanche, elle avait un jour pour essayer de fléchir le juge. Au service divin, le prédicateur prit pour texte de son sermon la parole : « Sois miséricordieux, afin que tu trouves, toi aussi, miséricorde. » Le roi pleura. Le lendemain, il convoqua la chambre des domaines, et, sous les yeux des conseillers, fit pendre leur collègue.

Frédéric-Guillaume eut cependant des heures de détente et de plaisir, et quelques joies dans la vie. Ce n’est point à la philosophie qu’il les demanda, ni à la science. Il avait horreur de toute spéculation qui ne produisait pas incontinent une application pratique. Enfant, il avait trop entendu parler, à la cour de sa mère, la grande amie de Leibniz, de monades, d’infiniment grand et d’infiniment petit, et d’harmonie préétablie. Il ne comprenait rien à ces hautes doctrines et il appelait la philosophie une Windmacherei (une fabrique de vent). Le vent ne payant pas l’accise, le roi était déjà tout porté à interdire la fabrique, comme inutile. Il crut sans peine les conseillers qui lui représentèrent qu’elle était dangereuse. Un jour, il commit un acte de barbarie contre le plus célèbre philosophe de son temps. Wolff, disciple de Leibniz, enseignait à Halle la doctrine du maître. Ses rivaux de l’Université et ses adversaires, les cagots, organisèrent une cabale contre lui. On dit qu’ils représentèrent au roi que, d’après les théories de Wolff, un grenadier de Potsdam pourrait déserter sans scrupule, alléguant qu’il était, de toute éternité, prédisposé à la désertion en vertu de l’harmonie préétablie. Le roi, considérant « que les écrits et leçons du professeur Wolff sont contraires à la religion révélée dans la parole de Dieu, » ordonne audit professeur de quitter la ville et le royaume dans les quarante-huit heures, « sous peine de la strangulation. » Quatre ans après, il interdisait la lecture des écrits de Wolff, remplis de « principes athéistiques, » sous peine des travaux forcés à perpétuité. Il est vrai que, huit ans après, il reconnut son erreur et fit pour la réparer tout ce qui dépendait de lui. Il écrivit à Wolff, s’excusa, prodigua les offres brillantes et, du ton le plus doux, insista. Le professeur ne se laissa pas convaincre. Il attendit, pour rentrer en Prusse, l’avènement de Frédéric II, le roi philosophe.

Frédéric Ier avait fondé, sur le conseil de Leibniz, une « Société des sciences. » Il lui avait donné un programme superbe : glorifier la science allemande, purifier la langue allemande, étudier l’histoire de l’Allemagne et de l’Église, la physique, les mathématiques, l’astronomie, la mécanique, les moyens de propager la foi et de préserver le royaume de Prusse contre les inondations et les incendies. De ce programme, plusieurs articles devaient plaire à Frédéric-Guillaume, notamment le dernier. Il ne retira point à la Société la dotation royale. Il lui donna des marques de sa grâce lorsqu’elle lui demanda la permission d’ouvrir un théâtre anatomique. Il enrichit sa bibliothèque et ses collections ; mais, comme elle le remerciait : « Travaillez, lui dit-il, avec plus de zèle que vous n’avez fait jusqu’ici... Votre société doit s’appliquer à des inventions capables de faire avancer les arts et les sciences, mais de façon qu’elles soient d’une vraie utilité ; point de fabrique de vent, point de ces mensongères rêveries où s’égarent tant d’érudits. »

D’une étrange façon il exprima son mépris pour la science. Il avait à son service personnel un savant du nom de Gundling, un vrai savant, un polygraphe, dont il employait les connaissances très étendues en matière de droit et de politique. Il avait fait de lui son commensal et l’habitué indispensable de la tabagie. Entre autres faveurs dont il le gratifia, il lui avait donné la libre disposition de la cave, sachant bien que le docteur en userait et en abuserait. Il le soûlait tous les jours, il s’amusait et voulait que l’on s’amusât du pauvre sire par des farces déshonorantes et sales. Il l’avait nommé fou de cour pour l’affubler ensuite de toutes les dignités qu’il jugeait ridicules. Il le fit grand-maître des cérémonies, grand chambellan, baron avec des armoiries grotesques et président de la société des sciences, président après Leibniz ! Il traita de la même manière le docteur Fassmann, le docteur Bartholdi, professeur de droit à l’Université de Francfort-sur-l’Oder, qu’il appelait M. des Pandectes, et l’astronome Graben Zum Stein, qu’il appelait M. Astralicus. Graben fut aussi nommé président de l’académie des sciences. Le roi se donna la peine de rédiger le diplôme de nomination. Il y vante les connaissances de Graben en antiquités, monnaies anciennes et nouvelles, en physique, mécanique, botanique, hydraulique, pneumatique, statique, en la cabale, en l’art de connaître et examiner les mauvais esprits avec l’usage et l’abus qu’on en peut faire, en la doctrine merveilleuse des préadamites, en histoire, physique, logique, dans l’art combinatoire de l’algèbre, etc. Graben avait, entre autres fonctions, l’administration du calendrier. Il devait être circonspect dans ses prédictions, annoncer le moins possible de mauvais jours, le plus possible de bons jours. Il était chargé de la surveillance des esprits. A la vérité, l’incrédulité des hommes avait fait passer de mode les cobolds, fantômes, etc., mais il y avait encore des nains et des loups-garous. On en trouvait dans les lacs, les marais, cavernes et creux d’arbres. Graben s’appliquera donc à les détruire. Pour chacune de ces méchantes bêtes qu’il rapportera, mortes ou vives, il aura une prime de 6 thalers. Enfin, d’après une tradition constante, le sol du Brandebourg, principalement autour des anciens monastères, recelait des trésors. Tous les dix ans, pour s’assurer qu’ils étaient toujours en place, Rome expédiait des jésuites et autres vermines. Graben tâchera de mettre la main sur ces calotins, mais surtout de retrouver les trésors par les moyens usités. Le roi mettrait à sa disposition les livres magiques qui se trouvent dans ses archives avec le speculum Salomonis. « En foi de quoi nous avons signé de notre propre main cette ordonnance, où nous avons fait apposer notre sceau royal… »

Cet étrange personnage n’était pas insensible aux charmes des arts. Il était né musicien et il aimait la musique. De la chapelle de son père, il avait gardé un artiste, qu’il avait nommé maître de la « Chapelle-des-Hauts-Bois » de son régiment de grenadiers. Il se faisait jouer de temps en temps, le soir, des chœurs et les aries de deux opéras de Hændel, qui était son auteur favori. Parfois il s’endormait ou il en avait l’air, et le maître faisait sauter quelques aries. Le roi s’en apercevait toujours : « Manque telle arie! » s’écriait-il, et il chantait les premières notes. Il fallait recommencer. Il entendit ainsi des centaines et des centaines de fois les mêmes airs. Il ne voulait pas être distrait de l’audition : dans la longue salle où les musiciens apportaient leurs pupitres et leurs chandelles, il les faisait placer à l’une des extrémités et se tenait à l’autre, tout seul, dans l’obscurité. Il aimait donc sincèrement cette musique héroïque et savante, mais, comme il ne pouvait s’empêcher de mêler l’ironie au sérieux et de toujours tout pousser au gros comique, il fut ravi le jour où le maître de chapelle lui fit la surprise d’un sextuor de cochons qu’il avait composé à propos d’une histoire racontée à la tabagie. Le roi se fit répéter le morceau vingt fois, riant aux larmes et se tenant le ventre.

Il était peintre comme il était musicien, à ses momens perdus. Quand il était retenu chez lui par un trop mauvais temps ou par la goutte, comme il ne pouvait « rester à rien faire, » il peignait. Des tableaux de lui, exécutés pendant des accès de goutte, portent la signature : In tormentis pinxit F. W. Il pratiquait de préférence la caricature. Il aimait les bêtes drôles, les ours et les singes. On raconte qu’au principal poste de Potsdam était attaché un vieil ours qui comprenait les commandemens militaires. Au cri : Heraus! il sortait, se mettait sur les pattes de derrière et s’alignait avec les camarades. Il reconnaissait, paraît-il, la voix du roi, qui en était tout fier. Le roi avait chez lui, entre autres bêtes, des oursons et des singes, qu’il employait aux mauvaises farces du collège de tabac. Les animaux étaient les inspirateurs principaux de son pinceau. Il les affublait en hommes et leur faisait jouer la comédie humaine, comme les artistes et les écrivains du moyen âge.

Il se défiait, par scrupule de conscience, des comédies ; aussi n’eut-il point, comme son père, une comédie française, ni un opéra italien. Mais un jour, à Charlottenbourg, il admira fort un certain Eckenberg, qui portait à bras tendu un canon sur lequel était assis un tambour. Tout de suite, il lui accorda un privilège. « Attendu que le sieur Eckenberg, célèbre par sa force extraordinaire, a donné au château de Charlottenbourg maintes preuves remarquables de la force dont Dieu l’a gratifié en présence et pour le plus grand plaisir de sa majesté ; attendu que ledit sieur a prié, en toute humilité, sa majesté non-seulement de lui donner par lettre ce témoignage, mais encore la liberté et permission de voyager par son royaume, provinces et pays et d’y montrer sa dite force en toutes villes et tous lieux qu’il lui plaira, » ordre était donné aux autorités civiles et militaires de lui être bienveillantes et secourables. Eckenberg, qu’on appelait communément « l’Homme-Fort, » lut promu à la dignité de « maître des plaisirs » du roi et de « Royal-Prussien-Comédien-de-Cour. » Le privilège lui fut conféré de donner « en plus de ses exercices de danse de corde et d’homme fort des représentations théâtrales avec le concours de sa troupe pour la récréation de ceux qui n’ont pas trop à faire... sous la condition qu’il jouera et représentera non pas des choses impies, peccatoires, scandaleuses, déshonnêtes ou nuisibles au christianisme, mais, au contraire, des choses innocentes et qui procurent aux gens un amusement honnête, honestes Amüsement... » Le général-major comte Alexandre de Dönhof lut chargé de la surveillance des comédiens. Nous avons de ce militaire tel rapport où il expose à Sa Majesté : 1° que, conformément à la gracieuse décision de sa majesté portant que le déserteur Jean-Baptiste Mumieux doit être pendu, il a signifié à celui-ci la mort; 2° que l’Homme Fort, Eckenberg, a congédié l’Arlequin et le Dentiste, mais qu’après la représentation à lui adressée sur ce renvoi de deux de ses meilleurs acteurs, sans la permission de sa majesté, il les a repris et leur compte exactement les gages hebdomadaires. Un autre jour, le roi apprend que l’Homme-Fort et sa femme se sont tous les deux soûlés, qu’ils se sont jetés sur le comédien Wallrodi, et, sans raisons, l’ont accablé d’injures, de gifles et de coups. Le général a dû arracher le malheureux des mains d’Eckenberg, qui l’étranglait. Mais les deux ivrognes ont couru sur la scène, insultant et maltraitant les acteurs. La représentation a été arrêtée ; le public s’est enfui. Le général a fait conduire au poste l’Homme-Fort et sa femme qui « l’ont honoré de beaucoup d’injures. »

Ce théâtre de la cour n’était donc pas fait pour adoucir les mœurs. Il jouait de préférence des farces italiennes « pleines d’agréables intrigues et hautement burlesques, Haupt burlesque, » comme dit une affiche. Il employait des personnes vivantes, mais aussi des poupées. Le roi préférait les poupées. Au fond, il n’aimait que les marionnettes. Encore se défiait-il d’elles. Une fois, il avait, au cours d’une représentation, noté quelques paroles choquantes dites par ces acteurs en bois. Il donna au conseiller de consistoire Roloff l’ordre d’aller au théâtre et de lui dire son avis sur la pièce. Le ministre de l’évangile se récuse, invoquant les devoirs et la dignité de son office. Le roi admit ses raisons, mais il alla conter son embarras à un de ses hommes de confiance, Eversmann, chambellan-portier du château. Celui-ci désigna un diacre qui pouvait faire l’onction de censeur. Le diacre reçut l’ordre de se rendre à la représentation du soir et de se placer en vue du roi. Il écouta de toutes ses oreilles, et, bientôt, offensé d’un passage, il tira ses tablettes pour le noter. Le roi, qui le regardait, remarqua l’inconvenance du propos, se leva, quitta la salle, et, le soir même, ordonna aux comédiens de sortir de la ville dans les vingt-quatre heures, avec défense d’y jamais revenir.

Ainsi, même les marionnettes avaient leurs défauts, et les plaisirs du théâtre leurs amertumes. On voulait faire croire au roi que la chasse elle-même n’était pas innocente et que l’âme d’un chrétien y courait des périls, mais ce fut peine perdue : il demeura un chasseur passionné. En Prusse, il faisait campagne contre l’ours et l’aurochs. En Brandebourg et en Poméranie, il chassait le cerf, le sanglier, le faisan, le héron, le lièvre et la perdrix. Il mettait dans ce divertissement une vraie fureur. Il tirait, en un jour, jusqu’à six cents coups de fusil sur des perdreaux, pour en abattre une centaine. Les chasses au sanglier étaient d’immenses massacres. Mais le vrai plaisir était de forcer le cerf. Des parcs de plusieurs milles carrés étaient aménagés pour cette « chasse par force.» Le roi suivait au trot et au galop, pendant quatre, cinq ou six heures, les chiens qui harcelaient la bête. Dans les chasses seulement, il aimait le luxe. L’entretien des parcs lui coûtait des sommes considérables. Sa meute était recrutée avec soin et mieux logée que beaucoup de ses sujets. Ses piqueurs avaient grand air sous leur livrée. Lui, qui méprisait le cérémonial à sa cour, il l’observait au fond des forêts. Quand le cerf était porté bas, le grand-maître « lui donnait le coup, » — Détachait les bois et les présentait au roi sur un plat d’argent. L’hallali sonnait. En signe de victoire, le roi et tous ceux qui l’accompagnaient mettaient une branche au chapeau. Sur un char orné de feuillages, la bête était rapportée à la maison processionnellement. Selon les rites consacrés, les chiens recevaient alors leur droit de chasse, c’est-à-dire la curée. Les choses ne se passaient pas plus solennellement devant l’empereur, quand il avait daigné assister à l’agonie d’un cerf. Mais je ne crois pas que sa majesté impériale se donnât tant de peine pour la chasse, ni qu’elle en goûtât si âprement le plaisir. Frédéric-Guillaume se mettait en chasse à la première lueur. Par les plus glaciales journées, il prenait en plein air un déjeuner froid. Les convives croyaient se réchauffer à force de boire. Le roi, rude et fruste comme il était, jouissait de cette scène de la vie primitive.

Grand chasseur, gros mangeur. Frédéric-Guillaume mangeait énormément. A table, comme partout, il voulait le réel et le solide. Point de choses soufflées où il y a du « vent. » Jusque dans la soupe, il lui fallait un bon morceau de veau ou un poulet ou un poisson pour ouvrir l’appétit. En bon Allemand, il aimait l’oie et le porc dans toutes ses métamorphoses. Il allait souvent à la cuisine pour surveiller le maître-queux et lui apprendre l’économie, pour le battre, s’il gâchait le beurre ou la graisse et s’il avait volé sur un compte, mais aussi pour lui donner des conseils. Il s’instruisait quand il dînait en ville ou bien à l’auberge « Au roi de Portugal, » et il rapportait des recettes. Il avait l’estomac reconnaissant. Un jour, il a mangé une bonne soupe chez un de ses ministres, Ilgen : il lui écrit un billet pour le remercier et lui envoie un de ses cuisiniers, qui apprendra du cuisinier d’Ilgen à faire un bon bouillon, et lui enseignera en revanche à bien accommoder le poisson. Il assure le ministre de sa grâce toute particulière. « Vous pouvez, lui dit-il, user de ma personne autant qu’il vous plaira. » Comme à ce moment-là, il y avait querelle dans le ménage royal, et qu’Ilgen était du parti de la reine, ce dîner eut pour effet de réconcilier un moment le roi et sa femme. Les ministres étrangers savaient son faible et le régalaient à qui mieux mieux. Entre autres argumens, contre son collègue et rival autrichien, La Chétardie employait les truffes à l’huile. Car le roi ne dédaignait pas, après les gros morceaux, certaines délicatesses, comme les truffes et les huîtres, pourvu qu’elles fussent en nombre, je veux dire qu’il y en eût beaucoup. Il mangeait sa centaine d’huîtres. Seulement ces bonnes choses coûtaient gros; elles ne figuraient sur la table royale que dans les très grandes circonstances. Le roi, pour concilier son économie avec sa gourmandise, « aimait à faire bonne chère chez les autres[24]. » Il buvait comme il mangeait, sans mesure, et s’occupait de sa cave plus encore que de sa cuisine. Il n’aimait pas le Champagne, — du « vent » et de la mousse, — mais se délectait dans la force de ses vins du Rhin et de Hongrie, qu’il commandait lui-même avec une connaissance approfondie des bons crus et des bonnes années. Le dîner ne s’achevait jamais sans que la plupart des têtes fussent échauffées. Le roi obligeait ses convives à boire à outrance. C’était encore une des façons de lui faire la cour que de prendre une pointe de vin.

A la nuit tombante, le roi tenait « la société du soir. » Dans une salle nue, autour d’une longue table de bois, des sièges de bois étaient rangés. Il s’asseyait au haut bout. Habitués et invités avaient leur place marquée et, devant eux, une cruche de bière avec un verre et une pipe en terre dans un étui de bois. Sur la table, étaient dressés des corbeilles remplies de gros tabac et des vases de cuivre où brûlait la tourbe. Tout le monde devait boire, fumer, ou faire semblant de fumer. Ceux à qui le tabac tournait le cœur tenaient à la main une pipe vide où ils soufflaient. Après une heure ou deux, on apportait, sur la table, du pain, du beurre et du fromage; sur des bancs, à côté, il y avait du jambon et du veau froid. Quand le roi avait un hôte de distinction, il régalait la compagnie d’une salade et d’un poisson. Il découpait le poisson et faisait la salade. Ces soirs-là, on buvait du vin de Hongrie, et la conversation se prolongeait avant dans la nuit. Le roi fumait sans arrêt. Dans une séance de collège de tabac, où il avait convié sa majesté le roi Stanislas Lesczinski, les deux majestés fumèrent plus de trente pipes.

A table, comme au collège, la compagnie menait grand bruit. Elle était bizarrement composée : des généraux, des ministres, des officiers, des envoyés étrangers s’y rencontraient avec des bouffons et fous de cour. Quand on était à Wüsterhausen, le maître d’école venait quelquefois fumer la pipe, le soir ; le roi l’avait pris en grande estime, parce qu’il n’avait jamais pu décider les enfans du village à crier avec lui : « Notre maître est un âne ! » Toute conversation, dans cet étrange milieu, allait à la débandade. Même lorsqu’il y avait un « discours, » c’est-à-dire un rapport ou bien une lecture de journaux, le roi, un des hommes qui ont usé le plus du point d’interrogation, interrompait par des questions, et la discussion dégénérait souvent en tumulte. A l’automne de 1727, il a fait venir auprès de lui un jeune pasteur piétiste, Francke. A table, il n’est question que des choses les plus édifiantes, la grâce, le péché, l’enfer, le purgatoire, les revenans. Le ministre de l’évangile n’a pas le temps de manger, harcelé comme il est par les questions du roi. Il s’exprime avec onction, car il a « soupiré vers Dieu » en le priant de conduire sa langue. Mais Gundling est parmi les convives ; il est arrivé ivre. Il fait des « gestes étonnans, se lève de table, va tomber parmi les pages, revient, hurle, s’en va encore. » Le pasteur prie le Seigneur d’être miséricordieux et d’empêcher de pareils scandales! Cependant la présence de la reine et des princesses au dîner imposait une certaine retenue. A la tabagie, on était entre hommes. Les grosses farces et les brutalités allaient leur train, au travers des propos mêlés, paroles d’écriture et jurons de corps de garde. Le roi laissait libre carrière à son humeur, soutenait ses droits sur-les duchés de Berg et de Juliers contait ses déboires et ses espérances, pestait contre les quadrilleurs ; ou bien il discutait manœuvres et tactique. Puis revenaient les histoires de chasse ou de guerre, les souvenirs des campagnes des Pays-Bas et de Poméranie. Cela venait et cela revenait, car le roi rabâchait obstinément. A la chasse, à table, au fumoir, chez la reine dans les jours de bonne harmonie ou dans les momens de réconciliation, Frédéric-Guillaume a passé les bonnes heures de sa vie. Ces heures ne sont pas les plus nombreuses dans cette existence véhémente. Les violences où il s’emportait témoignent d’un état anormal, point seulement de la rudesse et de la grossièreté de sa nature. Aucun négrier, je pense, n’a distribué autant de coups de bâton que ce prince. Pour ne point parler ici des tragédies de famille, il n’est pas une classe de ses sujets, les officiers exceptés, qui n’ait été touchée par la canne royale. Il battait ses domestiques à tout propos. On racontait à Berlin qu’il avait « fait meubler un cabinet d’une douzaine de bâtons, des plus grossiers, attachés à une certaine distance les uns des autres pour être plus à commodité, selon l’endroit où il se trouve, d’en appliquer des coups à ceux qui l’abordent et ne satisfont pas à sa fantaisie. » Il frappait pour une réponse qui ne le contentait pas, soit qu’elle fût vraiment mauvaise, soit qu’elle fût si bonne qu’il ne pouvait y répliquer. Il rencontre dans la rue le brasseur de Potsdam : « Pourquoi, lui demande-t-il, vends-tu ta bière si cher? » — « Parce que je me règle sur le prix de l’orge. Si Votre Majesté veut me donner la permission d’en faire venir de Stralsund, où elle est à bon marché, je pourrai baisser les prix. » Rien de plus juste; aussi le roi, après avoir traité le brasseur de a Suédois, » lui donne-t-il vingt coups de canne. Il frappait, par manière de justice, pour exécuter des arrêts qu’il avait prononcés lui-même in petto. Un jésuite, se disant converti au protestantisme, mais demeuré jésuite, et soupçonné d’intrigues politiques, est arrêté; mais ses papiers ont été brûlés, et aucune preuve n’a été faite contre lui : le roi a une entrevue avec lui dans un bois « et prend la peine de lui donner une volée de coups de bâton[25]. » Il a un jour redressé un arrêt rendu par un tribunal, à grands coups donnés sur les épaules et par le visage des magistrats, qui s’enfuirent crachant leurs dents. Du haut de l’escalier il les menaçait encore de sa canne. C’est tout au juste s’il ne battait pas ses ministres. Il en eut plus d’une fois l’envie. Un jour, en dînant, devant vingt-cinq convives, parmi lesquels il y avait des ministres, il demande à l’envoyé de France : « Si je donnais des coups de bâton à un de mes ministres, le manderiez-vous en France? » — « J’espère, répond l’envoyé, que Votre Majesté ne mettra pas ma discrétion à pareille épreuve[26]. »

Les autres résidons étrangers, les propres ministres de Frédéric-Guillaume, la reine, attribuent ces procédés à un dérangement d’esprit et s’attendent à tout moment « à voir tourner la tête du pauvre prince. » En effet, les traits de folie ne manquent pas dans les anecdotes du règne. Faire écailler un poisson tout vit et obliger les convives à le manger ainsi; menacer ses médecins de « faire enfermer la faculté à Spandau, » s’ils ne le débarrassent pas, dans un certain délai, de boutons qu’il a sur la langue; battre un médecin, qui ne guérit pas assez vite une de ses filles de la petite vérole; se promener dans la ville, « à dix heures du soir, à la lueur de flambeaux portés par des pages, en criant et faisant crier ceux de sa suite avec le reste de la canaille et des petits enfans, » si bien que le ministre de France, « s’il ne les avait vus de ses yeux, aurait cru que c’étaient des animaux qu’on envoyait vendre au marché ; » chevaucher seul, à outrance ; tirer sur un meunier qui passe et lui tuer son cheval, ce sont bien des actes de folie. Le roi avait d’ailleurs des accès périodiques. « Le printemps est une mauvaise saison pour lui. Il est sorti à cheval tout seul, comme de coutume, quand les inspirations divines ou l’inquiétude de changer de place le tourmentent... Il est tombé, en étant au galop. Son cheval lui a donné des coups de pied à la tête. Il a été sauvé par un garde-bois. » Il était souvent pris de mélancolie ; pendant des heures il demeurait muet, « de grosses larmes lui tombant des yeux. « Il avait des terreurs nocturnes, sautait brusquement à bas de son lit, allait réveiller la reine; il lui disait « qu’il lui prenait des idées et des songes si effroyables qu’il ne pouvait dormir, qu’il ne savait où aller, qu’il semblait qu’on le poursuivait partout et qu’on voulait le tuer, accompagnant ces paroles de gestes et de cris qui dénotaient qu’il était hors de lui-même. » Ses accès de rage, où l’écume lui venait à la bouche, s’apaisaient dans l’hébétement. Il a entendu un prédicateur, à propos d’un incendie qui a détruit un quartier de Berlin, prêcher sur la destruction de Jérusalem et se demander « si l’embrasement qui a paru dans la capitale n’est pas un signe de la destruction de ce peuple-ci. » Au sortir de l’église, il est demeuré rêveur, puis est venue la « mélancolie noire. » Dans ces momens-là, il maltraite impitoyablement ceux qui l’approchent. « Après quoi, de lassitude, il retombe dans son fauteuil, où il reste assis, le coude sur la table, pendant deux heures, les yeux fixes, regardant chacun qui entre ou qui sort, sans rien dire[27]. »

De ses méchancetés et de ses souffrances, Frédéric-Guillaume était en partie responsable. Il a été le bourreau de son corps. Dans ses fureurs se reconnaissent les effets de l’alcool. Mais sa nature, ai-je dit, était inquiète. Il avait en lui, de naissance, la disposition à se rendre malheureux. Le soin de ses affaires, la passion de faire au mieux son métier, le sentiment de sa responsabilité envers Dieu et le roi de Prusse, l’ont troublé, et, en partie, expliquent ses débordemens. Tout le monde remarquait que, lorsque les affaires allaient mieux, le roi se portait mieux aussi, et que son humeur s’adoucissait. Il a eu des fureurs pour s’être donné une indigestion d’huîtres et de choux, mais aussi parce que tel régiment avait mal manœuvré, parce que tel receveur l’avait volé, parce que les quadrilleurs venaient de le traiter comme un galopin.

Un pareil homme ne pouvait être aimé. Les seuls sentimens qu’il a inspirés ont été la terreur, l’horreur, avec quelque pitié. Les jours que ses sujets ont vécu sous son règne sont des jours sombres. Il était, dans toute la force du terme, un despote. « Je vous châtierai exemplairement à la russe,» disait-il. A la russe! Il ressemble en effet, par plus d’un trait, avec un moindre génie, bien entendu, à son voisin, le tsar Pierre, qu’il admirait fort. Entre ces deux hommes, la principale différence est marquée par la longitude. Frédéric-Guillaume règne à l’extrémité de la vieille région historique européenne, mais il est compris dans cette région, tandis que le pays de Pierre, pour les géographes et les politiques du temps, c’est l’Asie. Le roi de Prusse est membre de l’Europe et du saint-empire. Ses sujets ont des droits d’hommes. Il est plus civilisé, plus chrétien que le grand barbare. C’est un tsar Pierre, atténué par le milieu et par la race. Ses orgies ne vont pas à l’indécence. La reine a eu la vie dure avec lui, mais il n’a jamais porté la main sur elle. Ce n’est point la hache qu’il manie de sa main royale, c’est le bâton. Mais, s’il subit l’empire d’une civilisation meilleure et plus haute, ce n’est pas sans révolte. Au fond, il n’admet pas qu’aucun droit vaille contre son droit suprême, c’est un autocrate.

Il avait horreur des hommes de loi, des a pauvres diables de juristes. « Il méprisait les magistrats. Un jour qu’on lui demande un emploi pour un jeune homme, il écrit : « S’il a de l’intelligence et une bonne tête, mettez-le dans une chambre des domaines. Si c’est un imbécile, faites-en un magistrat. » Il y a dans ces sentimens, singuliers chez un roi, la rancune naïve d’un plaideur qui a perdu beaucoup de procès (car les juges ont souvent donné tort aux agens de ses domaines). Il y a aussi le dédain d’une science obscure et des vieux grimoires. Mais il me semble bien que Frédéric-Guillaume n’admettait pas l’interposition, entre ses sujets et lui, d’un corps déjuges, ni des façons de la justice. L’incapacité où il était de dégager une abstraction faisait qu’il incarnait en lui la justice. Il était le juge en chair et en os. Il jugeait personnellement, comme les rois des monarchies primitives, comme saint Louis sur les marches de la Sainte-Chapelle ou au pied du chêne de Vincennes, mais non pas avec l’esprit de miséricorde et de charité. S’il corrigeait les arrêts, c’était pour les aggraver. Il prononçait motu proprio l’emprisonnement à Spandau et la peine de mort.

Aussi, personne ne se sent-il assuré contre son pouvoir, contre ses caprices, contre ses folies. Dans ces momens de crise, où « sauf le respect qu’on doit à la couronne, on ne peut le comparer qu’à un fou qui a un rasoir à la main, » tout le monde tremble, et plus d’un recommande son âme à Dieu. Même les ministres étrangers ont peur. Un jour, c’était, il est vrai, dans la plus grande tempête que le roi ait traversée, le ministre de France prie son gouvernement de pourvoir à sa sûreté : « Sans quoi, dit-il, je passerais mal mon temps. » Le roi ne s’est-il pas avisé, un jour, sur la nouvelle que ses recruteurs ont été arrêtés en Saxe et condamnés à mort, d’envoyer un de ses ministres chez le résident de Saxe, pour l’avertir que, si l’on touchait à ses hommes, il le ferait pendre! Jugez, par cela, des terreurs de ses sujets. Aussi aspiraient- ils au moment d’être débarrassés de lui. Même parmi les officiers, qu’il tenait sous une discipline féroce et qu’il ruinait par l’obligation de faire des recrues dans toute l’Europe, beaucoup le détestaient. Quarante de ses grands grenadiers, exaspérés par ses fureurs d’exercice et par les mauvais traitemens, complotent de mettre le feu aux quatre coins de Potsdam, de l’y griller et de l’ensevelir sous les ruines. La population civile est exposée à voir, les caporaux, pour exécuter l’ordre d’engager tout de suite quarante surnuméraires par compagnie, arrêter « de vive force » dans les rues et les maisons tout ce qui s’y trouve, jusqu’à des enfans de six ans, que les officiers « font racheter arbitrairement à leurs familles. « Il n’y a pas de maison où l’on ne murmure. « Les peuples sont d’un mécontentement infini. » On espère, on croit que cette désolation ne peut durer. « Il y a toute apparence, écrit Rottenbourg, qu’il arrivera ici quelque révolution. Tout s’y prépare. » Le roi sent bien cette impopularité ; il sait que l’on désire sa mort, même tout près de lui, dans sa famille, ce dont il enrage. Dans une de ses maladies, un médecin lui a fait « observer qu’il n’est pas nécessaire qu’il se rende tous les jours à la parade. » Il répond : « qu’on le croirait mort s’il n’y allait pas ; qu’il aime mieux être réellement malade, pourvu qu’on croie qu’il se porte bien, plutôt que de guérir en laissant au public le plaisir qu’il suppose que lui donnerait sa maladie. »

Contre la haine publique, contre ses souffrances, ses douleurs et ses passions, Frédéric-Guillaume cherche son refuge en Dieu. Sa foi est sincère, émue, ardente ; elle a de grands élans, elle est simple aussi et pratique. Il n’y veut point d’érudition et s’irrite des disputes des théologiens. Il malmène professeurs et prédicateurs, qui résistent à sa volonté de réconcilier les deux confessions luthérienne et calviniste, u La différence entre nos deux religions évangéliques, dit-il, n’est qu’une querelle de prêtres. Extérieurement, la différence est grande ; mais quand on examine bien, on voit que la loi est la même sur tous les points, sur la grâce, sur la communion. Seulement, parmi les prédicateurs, les uns font la sauce plus amère que les autres. Que Dieu pardonne à tous les prêtres ! car ils rendront compte au tribunal de Dieu, ceux qui ameutent les rats d’école pour mettre la désunion dans la vraie parole de Dieu. Les vrais pasteurs, ceux qui disent que l’on doit être tolérant les uns envers les autres et s’appliquer seulement à augmenter la gloire du Christ, seront sauvés. Car on ne dira pas (au jour du jugement) : Es-tu luthérien, ou es-tu réformé ? On dira : As-tu observé mes commandemens, ou as-tu été un bon disputator ? On dira : Dans le feu, au diable les disputateurs ; mais vous qui avez observé mes commandemens, venez avec moi dans mon royaume… Que Dieu nous donne à tous la grâce ! Qu’il donne à tous ses enfans évangéliques d’observer ses commandemens. Quant à ceux qui sont cause de désunion, que Dieu les envoie au diable[28]. »

Autant que les disputes théologiques, il détestait la vaine éloquence, « les façons de dire oratoires, les mots artistes, allégoriques et fleuris… les répétitions inutiles, les explications diffuses des textes… » Par un ordre de cabinet, il interdit l’usage de la rhétorique « à tous les prédicateurs âgés de moins de quarante ans, » ceux qui ont passé cet âge étant incapables de changer leurs habitudes. Il défend aussi de prêcher plus d’une heure, sous peine d’une amende de 2 thalers. Une heure, c’est assez pour donner une « explication courte et édifiante des textes, pour trouver des conclusions et encore des conclusions, qui touchent les cœurs de l’auditoire, et les convainquent. » Le devoir du pasteur est « d’éveiller de claires idées dans l’entendement et d’incliner la volonté au bien, non de montrer son art et son érudition. » C’est d’enseigner « le christianisme actif, thätiges Christenthum. »

Frédéric-Guillaume entend par christianisme actif celui qui sert dans la vie pratique, telle qu’il la comprend. Ce qu’il appelle tirer d’un texte des conclusions, c’est, par exemple, exciter à l’héroïsme ses grenadiers, après leur avoir lu l’histoire de David tuant Goliath, ou de Benaja qui, avec un bâton, assomme un Égyptien armé de pied en cap. Des deux Testamens, l’Ancien est le plus propre à ces « applications » au service du roi de Prusse. Aussi le Dieu de Frédéric-Guillaume est-il le Dieu d’Israël, le Dieu des armées, celui qui, dans sa colère, punit et se venge. Il a dû être sensible à la poésie de la Bible, comme à la musique de Haendel, et tressaillir au chant de certains psaumes ; mais son oreille était sourde aux douces paroles de l’Évangile et aux paraboles mystiques. S’il avait jamais médité les invitations évangéliques à la pieuse inertie, à la sainte paresse sur le sein du Seigneur, il n’eût pu réprimer une protestation intérieure. Les textes qui parlent des oiseaux du ciel, nourris par la main divine, et des lis vêtus de splendeur, bien qu’ils ne filent point, lui auraient paru d’une application dangereuse. Si ses yeux sont tombés sur le récit de la visite de Jésus chez Lazare, il a dû tourner vite la page, pour ne pas donner raison à Marthe contre Marie, car, à la place du Seigneur, il aurait donné des coups de canne à Marie. Il a confessé son impuissance à comprendre la charité du Christ. « Vous n’allez pas m’enseigner, dit-il au pasteur Francke, que, si l’on me donne un soufflet, je dois tendre l’autre joue. » — « Les paroles du Christ sont là, répond le pasteur, et ne peuvent être changées. » Francke explique alors que le Seigneur ne commande pas absolument l’offre de l’autre joue et qu’il a voulu seulement interdire la vindicte privée. « Oui, reprend le roi, nous sommes dans une situation terrible; si nous voulons tout laisser faire, nous passons pour des fainéans et des lâches; si nous voulons nous venger, nous courons le péril de perdre notre âme ou de perdre celle d’autrui. Que faire? » Francke : « Je sais bien ce que je ferais. » Le roi : « Je le sais aussi. Tu dirais à celui qui t’attaquerait : Mon cher ami, cela me fait de la peine que vous soyez tombé dans le péché. Dieu vous le pardonne! » Francke : « Précisément, et ce que je ferais, d’autres le peuvent faire. » Le roi : « Oui, mais pas moi. Pour moi, cela ne va pas! »

Ce n’est donc pas le Dieu de miséricorde que Frédéric-Guillaume invoque dans ses courtes prières ou consulte dans de longs entretiens intimes. Un jour, il a fait à Ilgen, qu’il accusait de partialité à l’égard de l’Angleterre, des reproches si violens que le malheureux s’est mis à pleurer, puis s’est évanoui, ce qui a terminé la délibération. Le roi déclare « qu’il va monter à cheval pour prier Dieu. » Il chevauche pendant quatre heures, absolument seul, à travers champs. « A son retour, il vomit toutes les horreurs imaginables contre le roi d’Angleterre et ses ministres, disant qu’il tirerait une vengeance éclatante. » Rottenbourg, qui tient d’Ilgen le récit de la scène, ajoute : « Le temps et la pudeur ne me permettent pas de répéter les infamies et les obscénités dont il a chargé son discours. » Le chrétien à qui son Dieu inspire de telles fureurs ne trouvera pas de repos dans sa foi. Ici encore, jusque dans sa religion, Frédéric-Guillaume est inquiet. Il sait bien que c’est son devoir « d’étendre l’honneur de Dieu et le royaume de Jésus-Christ. » Il voudrait que ses sujets sentissent dans leur cœur la parole de Dieu, comme il la sent dans le sien. Mais il n’est pas content de lui. « Je suis un méchant homme, disait-il à Francke. Si je suis bon un jour, je redeviens méchant le lendemain. » Il craint pour le salut de son âme. « Ah! oui, c’est bien difficile d’aller au ciel! (Ya, es ist schwer in Himmel zu kommen !) » Difficile pour un roi surtout, qui est responsable non-seulement de ses péchés, mais encore de ceux qu’il laisse ou fait commettre. C’est pourquoi, dans les momens de mélancolie, il parlait d’abdiquer : « Je ne vois pas d’autre moyen de faire mon salut, et je voudrais tant faire mon salut! » Il se voyait alors retiré dans sa maison de Wüsterhausen, avec dix mille écus par an. Il partagerait entre sa femme et ses filles le soin du ménage : « Moi, je prierai Dieu et j’aurai soin de l’économie de la campagne. »

Il semblait né en effet pour cette vie de gentilhomme campagnard. Il aurait à merveille exploité sa terre ; il l’aurait améliorée chaque année. Il aurait détriché ce bois, desséché ce marais, établi une brasserie, une distillerie, construit de nouveaux bâtimens, assuré la vente de ses produits. Il aurait tenu tout son monde sous une discipline exacte, se serait mêlé de tout, de la lingerie, de la cuisine, des confitures comme du reste. Il aurait été sur le dos de tout le monde à la fois. Il aurait injurié et frappé. Il eût été le plus passionné chasseur parmi les Juncker du Brandebourg. Il eût tenu tête aux plus forts mangeurs et buveurs dans des repas pantagruéliques. Le soir, il aurait fumé sa pipe avec des voisins et avec ses gens. Il aurait discuté sur l’ensemencement, sur l’engrais, parlé de chasse, comparé les mérites des vins et des bières, discuté sur la grâce et le péché originel. Il aurait prié Dieu avec les siens et tout seul, lui demandant, en toute simplicité, d’épargner la grêle à ses moissons, et de la réserver aux champs d’autrui. Il aurait chanté les psaumes à l’église et à la maison, et trouvé dans la Bible des applications de christianisme actif pour ses intendans et ses serviteurs. Il aurait voulu que son fils lui ressemblât, et ne lui aurait pas pardonné de faire le petit monsieur de ville. Il aurait économisé sur ses dix mille écus. Il aurait ajouté à cette économie la plus-value annuelle de ses terres, car, chaque année, il aurait produit ein Plus. Il se serait enfin endormi dans le Seigneur, laissant à son héritier les plus belles terres du pays, et un bon magot pour les faire mieux valoir encore, pour acheter tel domaine d’à côté, ou encore pour gagner les procès qu’il avait toujours eu envie de faire à tel ou tel, sans oser les engager, parce qu’il s’est toujours défié de la justice et des juges, et que la crainte de perdre a calmé sa passion de gagner.

Frédéric-Guillaume a été, sur le trône, ce gentilhomme fermier. Il a gouverné son royaume comme un propriétaire son domaine. Au lieu d’arpens, ce sont des milles et des milles carrés qu’il a défrichés ou desséchés; au lieu de granges et d’écuries, il a bâti des villes. Roi, au lieu de particulier, les objets de son activité ont grandi, aussi ses qualités et ses défauts, ses passions bonnes et mauvaises, ses joies et ses douleurs. Mais c’est toujours lui qui est en scène et de toute sa personne, de son étrange personne. Son intelligence simple et claire, quand elle s’applique aux choses qu’elle connaît et sur lesquelles elle a autorité directe, est capable de voir tous les détails un à un, chacun pour lui, mais aussi à sa place dans l’ensemble. Elle est éprise du réel, du visible, du tangible; dédaigneuse de tout luxe, contemptrice de tout idéal; douée d’un merveilleux talent pour organiser et réglementer; toujours occupée à ordonner, pleinement satisfaite par la contemplation d’un régiment modèle, où tout a sa place, bataillons, compagnies, sections, hommes, et, sur chaque homme, chaque pièce de l’uniforme et de l’armement ; où le geste de l’individu n’est qu’une fraction d’un mouvement d’ensemble ; où tous les regards se fixent au nombre de pas voulu. Comme ce régiment, le roi commande l’agriculture, l’industrie, la religion. Mais il est troublé par la moindre résistance au classement et à la mise en rang. Il ne sait pas trouver le mode juste de relations avec les puissances qui ne dépendent pas de lui. Au moindre accroc, il perd patience, il se lamente, il crie, il souffre. Alors, il se divertit par le grotesque, par la caricature et par un certain goût du drôle élevé jusqu’au fantastique, ou bien il se soulage par la colère et par l’orgie. Il est, à quelques momens près, sincère, honnête, franc, n’ayant ni la force nécessaire pour dissimuler, ni le temps d’arranger des mensonges. Son mépris du convenu, son dégoût pour l’apparence vaine sont des vertus de prince. Il va tout droit au fait, au réel. Son application, son activité ont une telle intensité qu’elles ont pénétré à fond cette masse d’hommes et cette étendue de territoires sur lesquelles elles se sont exercées. Il en a fait un être qu’il a marqué de son empreinte, car la Prusse des bureaux et des casernes, dévote au dieu des armées, obstinée au travail, fière d’elle-même jusqu’à l’orgueil, disciplinée jusqu’à la servitude, est bien celle que Frédéric-Guillaume a enfantée dans l’effort et la douleur.


ERNEST LAVISSE.

  1. Frédéric-Guillaume Ier a régné de 1713 à 1740. Il n’a pas été publié d’ouvrage spécial sur tout le règne, depuis Förster, Friedrich-Wilhelm I, König von Preussen (3 vol., Potsdam, 1834-35). L’historien qui connaît le mieux cette période est M. le professeur Schmoller, qui a publié d’importans articles, très approfondis, sur l’administration intérieure (villes, commerce, finances, armée, colonisation, etc.), dans plusieurs recueils, notamment les Preussische Jahrbücher, la Zeitschrift für preussische Geschichte und Länderkunde, la Deutsche Rundschau, le Jahrbuch fiir Gesetzgebung, Verwaltung und Volkswirthschaft un Deutschen Reiche. Sur la politique extérieure de Frédéric-Guillaume, et sur le caractère de ce prince, les dépêches inédites des ministres de France à Berlin, qui sont aux archives de notre ministère des affaires étrangères, abondent en renseignemens.
  2. Cette ordonnance est publiée dans Förster, Friedrich Wilhelm der Erste, König von Preussen, t. II, p. 173 et suivantes.
  3. Archives du ministère des affaires étrangères, Prusse, 1726, dépêches des 19 février, 31 avril, 14 mai, 13 août, 10 octobre; 1727, 18 janvier, 1er juin; 1730, 21 mars ;1734, 4 janvier; 1735, 29 novembre.
  4. Archives du ministère des affaires étrangères, Prusse, 1726, 19 février; 1727, 15 et 19 avril, 3 et 10 juin ; 1730, 8 janvier; 1734, 12 juin.
  5. Archives du ministère des affaires étrangères, Prusse, 1726, 8 mars.
  6. Archives du ministère des affaires étrangères, Prusse, 1727, 18 février; 1733, 29 août, 3 septembre et 15 octobre; 1735, 29 janvier.
  7. Archives du ministère des affaires étrangères, Prusse, 1725, 20 octobre.
  8. Id., 1725, 20 octobre.
  9. Id., 1727, 11 mars.
  10. Archives du ministère des affaires étrangères, Prusse, 1726, 2 novembre.
  11. Id., 1727, 15 janvier et 15 avril ; 1733, 21 décembre ; 1735, 14 septembre.
  12. Id., 1729, 27 décembre.
  13. Archives du ministère des affaires étrangères, Prusse, 1726, 19 et 23 février, 21 juin; 1727, 28 août.
  14. Id., 1730, 7, 23 et 29 avril; 1731, 28 août; 1732, 23 août ; 1733, 31 mars.
  15. Archives du ministère des affaires étrangères, Prusse, 1726, 22 août.
  16. Id., 1733, 21 décembre.
  17. Archives du ministère des affaires étrangères, Prusse, 1726, 28 juin; 1727, 26 août; 1734, 4 janvier.
  18. Id., 1734, 27 avril.
  19. Archives du ministère des affaires étrangères, Prusse, 1725, 3 novembre.
  20. Id., 1732, 23 août.
  21. Id., 1726, 29 mars, 27 septembre, 8 octobre; 1727, 30 mai; 1733, 3 février.
  22. Archives du ministère des affaires étrangères, Prusse, 1732, 26 janvier et 1er mars; 1734, 1er juin.
  23. Archives du ministère des affaires étrangères, Prusse, 1728, 13 mars.
  24. Archives du ministère des affaires étrangères, Prusse, 1729, 12 novembre; 1733, 5 mai.
  25. Archives du ministère des affaires étrangères, Prusse, 1726, 19 octobre; 1727, 15 février; 1731, 21 février.
  26. Id., 1726, 10 août.
  27. Archives du ministère des affaires étrangères, Prusse, 1726, 28 décembre; 1727, 25 mars; 1718, 1er avril; 1729, 1er mars et 23 août; 1731, 13 et 20 janvier, 3 mars; 1732, 9 février.
  28. Archives du ministère des affaires étrangères, Prusse, 1726,7 janvier et 22 février ; 1727,25 février, 22 mars et 21 juin ; 1730,18 août ; 1732,25 mars.