Le Père de famille, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierVII (p. 260-277).
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ACTE IV


Scène première


SAINT-ALBIN, seul. Il entre furieux.

Tout est éclairci ; le traître est démasqué. Malheur à lui ! malheur à lui ! c’est lui qui a emmené Sophie ; il faut qu’il périsse par mes mainsVariante à la représentation : « C’est lui qui a emmené Sophie. Il l’a arrachée des mains de sa bonne. Je ne le quitte plus qu’il ne m’ait instruit. » Les menaces de mort contre Germeuil étaient supprimées de même dans la suite de cette scène.</ref>… (Il appelle :) Philippe !



Scène II


SAINT-ALBIN, PHILIPPE.
Philippe.

Monsieur ?

Saint-Albin., en donnant une lettre.

Portez cela.

Philippe.

À qui, monsieur ?

Saint-Albin.

À Germeuil… Je l’attire hors d’ici ; je lui plonge mon épée dans le sein ; je lui arrache l’aveu de son crime et le secret de sa retraite, et je cours partout où me conduira l’espoir de la retrouver… (Il aperçoit Philippe, qui est resté.) Tu n’es pas allé, revenu ?

Philippe.

Monsieur…

Saint-Albin.

Eh bien ?

Philippe.

N’y a-t-il rien là dedans, dont monsieur votre père soit fâché ?

Saint-Albin.

Marchez.



Scène III


SAINT-ALBIN, CÉCILE.
Saint-Albin.

Lui qui me doit tout !… que j’ai cent fois défendu contre le Commandeur !… à qui… (En apercevant sa sœur.) Malheureuse, à quel homme t’es-tu attachée !…

Cécile.

Que dites-vous ? Qu’avez-vous ? Mon frère, vous m’effrayez.

Saint-Albin.

Le perfide ! le traître !… elle allait dans la confiance qu’on la menait ici… Il a abusé de votre nom…

Cécile.

Germeuil est innocent.

Saint-Albin.

Il a pu voir leurs larmes ; entendre leurs cris ; les arracher l’une à l’autre ! Le barbare !

Cécile.

Ce n’est point un barbare ; c’est votre ami.

Saint-Albin.

Mon ami ! Je le voulais… il n’a tenu qu’à lui de partager mon sort… d’aller, lui et moi, vous et Sophie…

Cécile.
Qu’entends-je ?… vous lui auriez proposé ?… lui, vous, moi votre sœur ?…
Saint-Albin.

Que ne me dit-il pas ! que ne m’opposa-t-il pas ! Avec quelle fausseté !…

Cécile.

C’est un homme d’honneur ; oui, Saint-Albin, et c’est en l’accusant que vous achevez de me l’apprendre[1].

Saint-Albin.

Qu’osez-vous dire ?… Tremblez, tremblez… Le défendre, c’est redoubler ma fureur… Éloignez-vous.

Cécile.

Non, mon frère, vous m’écouterez ; vous verrez Cécile à vos genoux… Germeuil… rendez-lui justice… Ne le connaissez-vous plus ? Un moment l’a-t-il pu changer ?… Vous l’accusez ! vous !… homme injuste !

Saint-Albin.

Malheur à toi, s’il te reste de la tendresse !… Je pleure… tu pleureras bientôt aussi.

Cécile, avec terreur et d’une voix tremblante.

Vous avez un dessein ?

Saint-Albin.

Par pitié pour vous-même, ne m’interrogez pas.

Cécile.

Vous me haïssez.

Saint-Albin.

Je vous plains.

Cécile.

Vous attendez mon père.

Saint-Albin.

Je le fuis ; je fuis toute la terre.

Cécile.

Je le vois, vous voulez perdre Germeuil… vous voulez me perdre… Eh bien ! perdez-nous… Dites à mon père…

Saint-Albin.

Je n’ai plus rien à lui dire… il sait tout.

Cécile.

Ah ciel !



Scène IV


SAINT-ALBIN, CÉCILE, LE PÈRE DE FAMILLE.
(Saint-Albin marque d’abord de l’impatience à rapproche de son père ; ensuite il reste immobile.)


Le Père de famille.

Tu me fuis, et je ne peux t’abandonner !… Je n’ai plus de fils, et il te reste toujours un père !… Saint-Albin, pourquoi me fuyez-vous ?… Je ne viens pas vous affliger davantage, et exposer mon autorité à de nouveaux mépris… Mon fils, mon ami, tu ne veux pas que je meure de chagrin… Nous sommes seuls. Voici ton père, voilà ta sœur ; elle pleure, et mes larmes attendent les tiennes pour s’y mêler… Que ce moment sera doux, si tu veux !

Vous avez perdu celle que vous aimiez, et vous l’avez perdue par la perfidie d’un homme qui vous est cher.

Saint-Albin, en levant les yeux au ciel avec fureur.

Ah !

Le Père de famille.

Triomphez de vous et de lui ; domptez une passion qui vous dégrade ; montrez-vous digne de moi… Saint-Albin, rendez-moi mon fils. (Saint-Albin s’éloigne ; on voit qu’il voudrait répondre aux sentiments de son père, et qu’il ne le peut pas. Son père se méprend à son action, et dit en le suivant :) Dieu ! est-ce ainsi qu’on accueille un père ! il s’éloigne de moi… Enfant ingrat, enfant dénaturé ! eh ! où irez-vous que je ne vous suive ?… Partout je vous suivrai ; partout je vous redemanderai mon fils[2](Saint-Albin s’éloigne encore, et son père le suit en lui criant avec violence :) Rends-moi mon fils… Rends-moi mon fils. (Saint-Albin va s’appuyer contre le mur, élevant ses mains et cachant sa tête entre ses bras ; et son père continue :) Il ne me répond rien ; ma voix n’arrive plus jusqu’à son cœur : une passion insensée l’a fermé. Elle a tout détruit ; il est devenu stupide et féroce. (Il se renverse dans un fauteuil et dit :) père malheureux ! le ciel m’a frappé. Il me punit dans cet objet de ma faiblesse… j’en mourrai… Cruels enfants ! c’est mon souhait… c’est le vôtre…

Cécile, s’approchant de son père en sanglotant.

Ah !… ah !…

Le Père de famille.

Consolez-vous… vous ne verrez pas longtemps mon chagrin… Je me retirerai… j’irai dans quelque endroit ignoré attendre la fin d’une vie qui vous pèse[3].

Cécile, avec douleur et saisissant les mains de son père.

Si vous quittez vos enfants, que voulez-vous qu’ils deviennent ?

Le Père de famille, après un moment de silence.

Cécile, j’avais des vues sur vous… Germeuil… Je disais, en vous regardant tous les deux : Voilà celui qui fera le bonheur de ma fille… elle relèvera la famille de mon ami.

Cécile, surprise.

Qu’ai-je entendu ?

Saint-Albin, se tournant avec fureur.

Il aurait épousé ma sœur ! je l’appellerais mon frère ! lui !

Le Père de famille.

Tout m’accable à la fois… il n’y faut plus penser.



Scène V


CÉCILE, SAINT-ALBIN, LE PÈRE DE FAMILLE, GERMEUIL.
Saint-Albin.

Le voilà, le voilà ; sortez, sortez tous.

Cécile, en courant au-devant de Germeuil.

Germeuil, arrêtez ; n’approchez pas. Arrêtez.

Le Père de famille, en saisissant son fils par le milieu du corps et l’entraînant hors de la salle.

Saint-Albin… mon fils… (Cependant, Germeuil s’avance d’une démarche ferme et tranquille ; Saint-Albin, avant que de sortir, détourne la tête et fait signe à Germeuil.)

Cécile.

Suis-je assez malheureuse ! (Le Père de famille rentre et se rencontre sur le fond de la salle avec le Commandeur qui se montre.)



Scène VI


CÉCILE, GERMEUIL, LE PÈRE DE FAMILLE, LE COMMANDEUR.
Le Père de famille.

Mon frère, dans un moment je suis à vous.

Le Commandeur.

C’est-à-dire que vous ne voulez pas de moi dans celui-ci. Serviteur.



Scène VII


CÉCILE, GERMEUIL, LE PÈRE DE FAMILLE.
Le Père de famille, à Germeuil.

La division et le trouble sont dans ma maison, et c’est vous qui les causez… Germeuil, je suis mécontent. Je ne vous reprocherai point ce que j’ai fait pour vous ; vous le voudriez peut-être : mais après la confiance que je vous ai marquée aujourd’hui, je ne daterai pas de plus loin ; je m’attendais à autre chose de votre part… Mon fils médite un rapt ; il vous le confie : et vous me le laissez ignorer. Le Commandeur forme un autre projet odieux ; il vous le confie : et vous me le laissez ignorer.

Germeuil.

Ils l’avaient exigé.

Le Père de famille.

Avez-vous dû le promettre ?… Cependant cette fille disparaît ; et vous êtes convaincu de l’avoir emmenée… Qu’est-elle devenue ?… que faut-il que j’augure de votre silence ?… Mais je ne vous presse pas de répondre. Il y a dans cette conduite une obscurité qu’il ne me convient pas de percer. Quoi qu’il en soit, je m’intéresse à cette fille ; et je veux qu’elle se retrouve.

Cécile, je ne compte plus sur la consolation que j’espérais trouver parmi vous. Je pressens les chagrins qui attendent ma vieillesse ; et je veux vous épargner la douleur d’en être témoins. Je n’ai rien négligé, je crois, pour votre bonheur, et j’apprendrai avec joie que mes enfants sont heureux.



Scène VIII


CÉCILE, GERMEUIL.
(Cécile se jette dans un fauteuil, et penche tristement sa tête sur ses mains.)


Germeuil.

Je vois votre inquiétude ; et j’attends vos reproches.

Cécile.

Je suis désespérée… Mon frère en veut à votre vie.

Germeuil.

Son défi[4] ne signifie rien : il se croit offensé, mais je suis innocent et tranquille.

Cécile.

Pourquoi vous ai-je cru ? que n’ai-je suivi mon pressentiment !… Vous avez entendu mon père.

Germeuil.

Votre père est un homme juste ; et je n’en crains rien.

Cécile.

Il vous aimait, il vous estimait.

Germeuil.

S’il eut ces sentiments, je les recouvrerai.

Cécile.

Vous auriez fait le bonheur de sa fille… Cécile eût relevé la famille de son ami.

Germeuil.

Ciel ! il est possible[5] ?

Cécile, à elle-même.

Je n’osais lui ouvrir mon cœur… désolé qu’il était de la passion de mon frère, je craignais d’ajouter à sa peine… Pouvais-je penser que, malgré l’opposition, la haine du Commandeur… Ah ! Germeuil ! c’est à vous qu’il me destinait.

Germeuil.

Et vous m’aimiez !… Ah !… mais j’ai fait ce que je devais… Quelles qu’en soient les suites, je ne me repentirai point du parti que j’ai pris… Mademoiselle, il faut que vous sachiez tout.

Cécile.

Qu’est-il encore arrivé ?

Germeuil.

Cette femme…

Cécile.
.

Qui ?

Germeuil.

Cette bonne de Sophie…

Cécile.

Eh bien ?

Germeuil.

Est assise à la porte de la maison ; les gens sont assemblés autour d’elle ; elle demande à entrer, à parler.

Cécile, se levant avec précipitation, et courant pour sortir.

Ah Dieu !… je cours…

Germeuil.

Où ?

Cécile.

Me jeter aux pieds de mon père.

Germeuil.

Arrêtez, songez…

Cécile.

Non, monsieur.

Germeuil.

Écoutez-moi.

Cécile.

Je n’écoute plus.

Germeuil.

Cécile… Mademoiselle…

Cécile.

Que voulez-vous de moi ?

Germeuil.

J’ai pris mes mesures. On retient cette femme ; elle n’entrera pas ; et quand on l’introduirait, si on ne la conduit pas au Commandeur, que dira-t-elle aux autres qu’ils ignorent ?

Cécile.

Non, monsieur, je ne veux pas être exposée davantage. Mon père saura tout ; mon père est bon, il verra mon innocence ; il connaîtra le motif de votre conduite, et j’obtiendrai mon pardon et le vôtre.

Germeuil.

Et cette infortunée à qui vous avez accordé un asile ?… Après l’avoir reçue, en disposerez-vous sans la consulter ?

Cécile.

Mon père est bon.

Germeuil.

Voilà votre frère.



Scène IX


CÉCILE, GERMEUIL, SAINT-ALBIN.
(Saint-Albin entre à pas lents ; il a l’air sombre et farouche, la tête basse, les bras croisés et le chapeau renfoncé sur les yeux.)


Cécile, se jette entre Germeuil et lui, et s’écrie :

Saint-Albin !… Germeuil !

Saint-Albin, à Germeuil.

Je vous croyais seul, monsieur[6].

Cécile.

Germeuil, c’est votre ami ; c’est mon frère.

Germeuil.

Mademoiselle, je ne l’oublierai pas. (Il s’assied dans un fauteuil.)

Saint-Albin, se jetant dans un autre.

Sortez ou restez ; je ne vous quitte plus.

Cécile, à Saint-Albin.

Insensé !… Ingrat !… Qu’avez-vous résolu ?… Vous ne savez pas…

Saint-Albin.

Je n’en sais que trop !

Cécile.

Vous vous trompez.

Saint-Albin, en se levant.

Laissez-moi. Laissez-nous… (S’adressant à Germeuil en portant la main à son épée :) Germeuil… (Germeuil se lève subitement.)

Cécile, se tournant en face de son frère, lui crie :

Dieu !… Arrêtez… Apprenez… Sophie…

Saint-Albin.

Eh bien, Sophie ?

Cécile.

Que vais-je lui dire ?

Saint-Albin.

Qu’en a-t-il fait ? Parlez, parlez.

Cécile.

Ce qu’il en a fait ? Il l’a dérobée à vos fureurs… Il l’a dérobée aux poursuites du Commandeur… Il l’a conduite ici… Il a fallu la recevoir… Elle est ici, et elle y est malgré moi… (En sanglotant, et en pleurant.) Allez, maintenant ; courez lui enfoncer votre épée dans le sein.

Saint-Albin.

Ô ciel ! puis-je le croire ! Sophie est ici !… Et c’est lui ?… C’est vous ?… Ah, ma sœur ! Ah, mon ami !… Je suis un malheureux. Je suis un insensé.

Germeuil.

Vous êtes un amant[7].

Saint-Albin.

Cécile, Germeuil, je vous dois tout… Me pardonnerez-vous ? Oui, vous êtes justes ; vous aimez aussi ; vous vous mettrez à ma place, et vous me pardonnerez… Mais elle a su mon projet : elle pleure, elle se désespère, elle me méprise, elle me hait… Cécile, voulez-vous vous venger ? voulez-vous m’accabler sous le poids de mes torts ? Mettez le comble à vos bontés… Que je la voie… Que je la voie un instant…

Cécile.

Qu’osez-vous me demander ?

Saint-Albin.

Ma sœur, il faut que je la voie ; il le faut.

Cécile.

Y pensez-vous ?

Germeuil.

Il ne sera raisonnable qu’à ce prix[8].

Saint-Albin.

Cécile !

Cécile.

Et mon père ? Et le Commandeur ?

Saint-Albin.

Et que m’importe ?… Il faut que je la voie, et j’y cours.

Germeuil.

Arrêtez.

Cécile.

Germeuil !

Germeuil.

Mademoiselle, il faut appeler.

Cécile.

Ô la cruelle vie[9] ! (Germeuil sort pour appeler, et rentre avec mademoiselle Clairet. Cécile s’avance sur le fond.)

Saint-Albin lui saisit la main en passant, et la baise avec transport.
Il se retourne ensuite vers Germeuil, et lui dit en l’embrassant :

Je vais la revoir !

Cécile, après avoir parlé bas à mademoiselle Clairet, continue haut, et d’un ton chagrin :

Conduisez-la. Prenez bien garde.

Germeuil.

Ne perdez pas de vue le Commandeur.

Saint-Albin.

Je Vais revoir Sophie ! (Il s’avance, en écoutant du côté où Sophie doit entrer, et il dit :) J’entends ses pas… Elle approche… Je tremble… je frissonne… Il semble que mon cœur veuille s’échapper de moi, et qu’il craigne d’aller au-devant d’elle. Je n’oserai lever les yeux… je ne pourrai jamais lui parler.



Scène X


CÉCILE, GERMEUIL, SAINT-ALBIN, SOPHIE, MADEMOISELLE CLAIRET, dans l’antichambre, à l’entrée de la salle.
Sophie, apercevant Saint-Albin, court, effrayée, se jeter entre les bras de Cécile, et s’écrie :

Mademoiselle !

Saint-Albin, la suivant.

Sophie ! (Cécile tient Sophie entre ses bras, et la serre avec tendresse.)

Germeuil appelle.

Mademoiselle Clairet ?

Mademoiselle Clairet, du dedans.

J’y suis.

Cécile, à Sophie.

Ne craignez rien. Rassurez-vous. Asseyez-vous. (Sophie s’assied. Cécile et Germeuil se retirent au fond du théâtre, où ils demeurent spectateurs de ce qui se passe entre Sophie et Saint-Albin. Germeuil a l’air sérieux et rêveur. Il regarde quelquefois tristement Cécile, qui, de son côté, montre du chagrin, et de temps en temps, de l’inquiétude.)

Saint-Albin, à Sophie, qui a les yeux baissés et le maintien sévère.

C’est vous ; c’est vous. Je vous recouvre… Sophie… ciel, quelle sévérité ! Quel silence ! Sophie, ne me refusez pas un regard… J’ai tant souffert !… Dites un mot à cet infortuné.

Sophie, sans le regarder.

Le méritez-vous ?

Saint-Albin.

Demandez-leur.

Sophie.

Qu’est-ce qu’on m’apprendra ? N’en sais-je pas assez ? Où suis-je ? Que fais-je ici ? Qui est-ce qui m’y a conduite ? Qui m’y retient ?… Monsieur, qu’avez-vous résolu de moi ?

Saint-Albin.

De vous aimer, de vous posséder, d’être à vous malgré toute la terre, malgré vous.

Sophie.

Vous me montrez bien le mépris qu’on fait des malheureux. On les compte pour rien. On se croit tout permis avec eux. Mais, monsieur, j’ai des parents aussi.

Saint-Albin.

Je les connaîtrai. J’irai ; j’embrasserai leurs genoux ; et c’est d’eux que je vous obtiendrai.

Sophie.

Ne l’espérez pas. Ils sont pauvres, mais ils ont de l’honneur… Monsieur, rendez-moi à mes parents ; rendez-moi à moi-même ; renvoyez-moi.

Saint-Albin.

Demandez plutôt ma vie ; elle est à vous.

Sophie.

Dieu ! que vais-je devenir ? (À Cécile, à Germeuil, d’un ton désolé et suppliant :) Monsieur… mademoiselle… (Et se retournant vers Saint-Albin :) Monsieur, renvoyez-moi… renvoyez-moi… Homme cruel, faut-il tomber à vos pieds ? M’y voilà. (Elle se jette aux pieds de Saint-Albin.)

Saint-Albin, tombe aux siens en la relevant et dit :

Vous, à mes pieds ! C’est à moi à me jeter, à mourir aux vôtres.

Sophie, relevée.

Vous êtes sans pitié… Oui, vous êtes sans pitié… Vil ravisseur, que t’ai-je fait ? quel droit as-tu sur moi ?… Je veux m’en aller… Qui est-ce qui osera m’arrêter ? Vous m’aimez ?… vous m’avez aimée ?… vous ?

Saint-Albin.

Qu’ils le disent.

Sophie.

Vous avez résolu ma perte… Oui, vous l’avez résolue, et vous l’achèverez… Ah ! Sergi ! (En disant ce mot avec douleur, elle se laisse aller dans un fauteuil ; elle détourne son visage de Saint-Albin et se met à pleurer.)

Saint-Albin.

Vous détournez vos yeux de moi… Vous pleurez. Ah ! j’ai mérité la mort… Malheureux que je suis ! Qu’ai-je voulu ? Qu’ai-je dit ? Qu’ai-je osé ? Qu’ai-je fait ?

Sophie, à elle-même.

Pauvre Sophie, à quoi le ciel t’a réservée !… La misère m’arrache d’entre les bras d’une mère… J’arrive ici avec un de mes frères… Nous y venions chercher de la commisération ; et nous n’y rencontrons que le mépris et la dureté… Parce que nous sommes pauvres, on nous méconnaît, on nous repousse… Mon frère me laisse… Je reste seule… Une bonne femme voit ma jeunesse et prend pitié de mon abandon… Mais une étoile qui veut que je sois malheureuse, conduit cet homme-là sur mes pas et l’attache à ma perte… J’aurai beau pleurer… ils veulent me perdre, et ils me perdront… Si ce n’est celui-ci, ce sera son oncle… (Elle se lève.) Eh ! que me veut cet oncle ?… pourquoi me poursuit-il aussi ?… Est-ce moi qui ai appelé son neveu ?… Le voilà ; qu’il parle, qu’il s’accuse lui-même… Homme trompeur, homme ennemi de mon repos, parlez.

Saint-Albin.

Mon cœur est innocent. Sophie, ayez pitié de moi… pardonnez-moi.

Sophie.

Qui s’en serait méfié !… Il paraissait si tendre et si bon !… Je le croyais doux…

Saint-Albin.

Sophie, pardonnez-moi.

Sophie.

Que je vous pardonne !

Saint-Albin.

Sophie ! (Il veut lui prendre la main.)

Sophie.

Retirez-vous ; je ne vous aime plus, je ne vous estime plus. Non.

Saint-Albin.

Dieu ! que vais-je devenir !… Ma sœur, Germeuil, parlez ; parlez pour moi… Sophie, pardonnez-moi.

Sophie.

Non. (Cécile et Germeuil s’approchent.)

Cécile.

Mon enfant.

Germeuil.

C’est un homme qui vous adore.

Sophie.

Eh bien ! qu’il me le prouve. Qu’il me défende contre son oncle ; qu’il me rende à mes parents : qu’il me renvoie ; et je lui pardonne.



Scène XI


GERMEUIL, CÉCILE, SAINT-ALBIN, SOPHIE, MADEMOISELLE CLAIRET.
Mademoiselle Clairet, à Cécile.

Mademoiselle, on vient, on vient.

Germeuil.

Sortons tous. (Cécile remet Sophie entre les mains de mademoiselle Clairet. Ils sortent tous de la salle par différents côtés.)



Scène XII


LE COMMANDEUR, MADAME HÉBERT, DESCHAMPS.
(Le Commandeur entre brusquement. Madame Hébert et Deschamps le suivent.)


Madame Hébert, en montrant Deschamps.

Oui, monsieur, c’est lui ; c’est lui qui accompagnait le méchant qui me l’a ravie. Je l’ai reconnu tout d’abord.

Le Commandeur.

Coquin ! À quoi tient-il que je n’envoie chercher un commissaire pour t’apprendre ce que l’on gagne à se prêter à des forfaits !

Deschamps.

Monsieur, ne me perdez pas ; vous me l’avez promis.

Le Commandeur.

Eh bien ! elle est donc ici ?

Deschamps.

Oui, monsieur.

Le Commandeur, à part.

Elle est ici, ô Commandeur, et tu ne l’as pas deviné ! (À Deschamps.) Et c’est dans l’appartement de ma nièce ?

Deschamps.

Oui, monsieur.

Le Commandeur.

Et le coquin qui suivait le carrosse, c’est toi ?

Deschamps.

Oui, monsieur.

Le Commandeur.

Et l’autre, qui était dedans, c’est Germeuil ?

Deschamps.

Oui, monsieur.

Le Commandeur.

Germeuil ?

Madame Hébert.

Il vous l’a déjà dit.

Le Commandeur, à part.

Oh ! pour le coup, je les tiens.

Madame Hébert.

Monsieur, quand ils l’ont emmenée, elle me tendait les bras, et elle me disait : Adieu, ma bonne, je ne vous reverrai plus ; priez pour moi. Monsieur, que je la voie, que je lui parle, que je la console !

Le Commandeur.

Cela ne se peut… (À part.) Quelle découverte !

Madame Hébert.

Sa mère et son frère me l’ont confiée. Que leur répondrai-je quand ils me la redemanderont ? Monsieur, qu’on me la rende, ou qu’on m’enferme avec elle.

Le Commandeur, à lui-même.

Cela se fera, je l’espère. (À madame Hébert.) Mais pour le présent, allez, allez vite ; et surtout ne reparaissez plus ; si l’on vous aperçoit, je ne réponds de rien.

Madame Hébert.

Mais on me la rendra, et je puis y compter ?

Le Commandeur.

Oui, oui, comptez et partez.

Deschamps, en la voyant sortir.

Que maudits soient la vieille, et le portier qui l’a laissée passer !

Le Commandeur, à Deschamps.

Et toi, maraud… va, conduis cette femme chez elle… et songe que si l’on découvre qu’elle m’a parlé… ou si elle se remontre ici, je te perds[10].



Scène XIII


LE COMMANDEUR, seul.

La maîtresse de mon neveu dans l’appartement de ma nièce !… Quelle découverte ! Je me doutais bien que les valets étaient mêlés là dedans. On allait, on venait, on se faisait des signes, on se parlait bas ; tantôt on me suivait, tantôt on m’évitait… Il y a là une femme de chambre qui ne me quitte non plus que mon ombre… Voilà donc la cause de tous ces mouvements auxquels je n’entendais rien… Commandeur, cela doit vous apprendre à ne jamais rien négliger. Il y a toujours quelque chose à savoir où l’on fait du bruit… S’ils empêchaient cette vieille d’entrer, ils en avaient de bonnes raisons… Les coquins !… le hasard m’a conduit là bien à propos… Maintenant, voyons, examinons ce qui nous reste à faire… D’abord, marcher sourdement, et ne point troubler leur sécurité… Et si nous allions droit au bonhomme ?… Non. À quoi cela servirait-il ?… D’Auvilé, il faut montrer ici ce que tu sais[11]… Mais j’ai ma lettre de cachet !… ils me l’ont rendue !… la voici… oui… la voici. Que je suis fortuné !… Pour cette fois elle me servira. Dans un moment, je tombe sur eux. Je me saisis de la créature ; je chasse le coquin qui a tramé tout ceci… Je romps à la fois deux mariages… Ma nièce, ma prude nièce s’en ressouviendra, je l’espère… Et le bonhomme, j’aurai mon tour avec lui… Je me venge du père, du fils, de la fille, de son ami. Commandeur ! quelle journée pour toi !

  1. Variante : de m’en convaincre.
  2. Passage coupé à la représentation à partir de : Dieu !
  3. À la représentation cette dernière phrase était supprimée.
  4. Variante : Sa lettre.
  5. Variante : Ciel ! qu’entends-je ?
  6. Ce mot, ajouté à la représentation, nous a paru bon à conserver.
  7. Cette repartie était supprimée à la représentation.
  8. Supprimé à la représentation.
  9. Variante à la représentation : Ô la cruelle complaisance !
  10. Variante : Je te fais pendre. Deschamps, en s’en allant : Oui, monsieur.
  11. Ce passage depuis : Le hasard, était supprimé à la représentation.