Le Père Ventura et la philosophie
ET
LA PHILOSOPHIE.
Il est remarquable que les trois hommes qui ont dans ces derniers temps le plus illustré le clergé de l’Italie sont trois métaphysiciens, Vincent Gioberti, M. l’abbé Rosmini Serbati et le père Ventura de Raulica, Au point de vue de la philosophie, il y a certainement des distinctions à faire entre eux, et le second est le seul peut-être qui puisse être considéré comme ayant une doctrine propre et comme le promoteur d’un système ; mais enfin tous trois ont jugé de ce monde par l’esprit humain, ce qui est le caractère du philosophe. Tous trois ont traité de la religion comme d’une science et embrassé dans leurs méditations toutes les sciences morales avec elle. Par là, ils ont un trait commun qui les signale à l’attention des historiens de la philosophie.
Un autre trait qui leur est propre augmente pour nous leurs droits à une respectueuse attention. Il n’en est aucun qui, au moment favorable, n’ait accueilli la pensée d’une réforme dans l’état politique de l’Italie. Ici avec plus d’éclat, là avec plus de discrétion, tous, en voyant luire les jours bien courts de 1847, ont conçu pour leur pays, ont donné à leur pays des espérances trop tôt dissipées, et, dans ces jours mémorables, les regards du public se sont portés sur eux, comme sur les précurseurs ou les conseillers, les confidens ou les interprètes de celui qui fut alors un instant l’espoir du monde. C’était là une belle époque, un de ces momens que le ciel ne fait que montrer aux hommes, et qu’aveugles ou ingrats, ils laissent perdre ou corrompre sans retour. On put croire que l’heure d’une régénération nécessaire avait sonné ; mais, depuis plusieurs années, le règne des extrêmes approchait. Les opinions intermédiaires avaient commencé à décliner. L’esprit conservateur avait cessé d’être capable de profiter de l’occasion ; l’esprit radical n’était capable que d’en abuser. L’aube se couvrit d’orageux nuages, et bientôt tout disparut dans la tempête. L’Italie, à l’exception du noble pays où règne la loyale maison de Savoie, se replongea dans son néant, et d’éminens esprits, découragés par l’expérience, rentrèrent dans la retraite avec de plus tristes pensées.
Vincent Gioberti sera bientôt, nous l’espérons, dignement apprécié dans ce recueil. Nous laisserons aujourd’hui M. Rosmini dans la sainte obscurité où se cachent la piété de sa vie et la gravité de ses travaux. Seulement nous pourrons quelque jour lui demander le secret de ses doctrines métaphysiques. Dès à présent, nous prendrons plus de liberté avec le père Ventura. Aussi bien s’est-il mis lui-même à notre portée. Il a été donné aux oreilles françaises d’entendre de sa bouche la parole chrétienne. Ramené par les événemens à la préoccupation unique de ce qui, pour le prêtre, commence et finit tout, de ce qui est pour lui l’alpha et l’oméga de la pensée et de la vie, il est venu de Rome faire entendre dans cette capitale aux mille croyances un écho des catacombes et du Vatican.
Je crois que la première fois que son nom parvint à ce public insouciant, ce fut par la traduction de son oraison funèbre d’O’Connell. Ce discours, écrit avec beaucoup de verve et de liberté, accueilli par l’enthousiasme des fidèles dans une des basiliques de Rome, consacré par l’approbation de l’autorité pontificale, n’avait pas seulement l’avantage de nous révéler un orateur chrétien, il annonçait quelque chose de plus grave et de plus nouveau. C’était l’alliance de la vieille foi de nos pères avec l’esprit libérateur des sociétés modernes. Un éloquent appel venait de la métropole des églises à toutes les églises, à tous les fidèles, et les conviait à célébrer comme des serviteurs du christianisme les défenseurs des droits des hommes. Leur nom était loué dans la chaire de vérité ; ils étaient mis au rang des esprits qui peuvent être selon Dieu, probate spiritus si ex Deo sint. L’Irlande a ce privilège, que ses souffrances ont touché ceux qu’avait jusque-là faiblement émus l’oppression, et qu’une éloquence tribunitienne, consacrée à répéter ses plaintes et à réclamer sa liberté, a fait comprendre à des hommes qui semblaient l’ignorer que liberté, jury, pétition, parlement, n’étaient pas de vains mots, et que le christianisme aussi pouvait, plus sûrement qu’à l’ombre des trônes, se réfugier sous l’égide des constitutions.
Mais si l’oraison funèbre d’O’Connell fit connaître au public un prédicateur dont le nom lui était nouveau, ce nom n’était pas ignoré de ceux qui suivaient avec quelque intérêt dans tous les pays l’enseignement de la philosophie. On savait, du moins on pouvait savoir que le père Ventura avait de bonne heure porté son attention sur ceux de nos écrivains qui ont, dans les commencemens du siècle, paru défendre la cause de l’église, et qu’un de ses premiers travaux avait été la traduction de la Législation primitive. On savait qu’il s’était formé par l’enseignement à la prédication, et qu’il avait professé la philosophie théologique à Rome dans un des premiers établissemens du monde catholique. Lors donc que la révolution romaine eut perdu la cause même pour laquelle elle était entreprise, lorsque ce triste dénouement amena en France l’ancien général des théatins, qui se rencontra parmi les vaincus sans avoir été du nombre des combattans, il parut parmi nous précédé d’une double renommée, celle de l’orateur et du théologien. Un curieux empressement réunit un nombreux auditoire autour de sa chaire, et, après un premier mouvement de surprise causé par des formes toutes méridionales, par un accent inaccoutumé qui était cependant comme un souvenir de Saint-Pierre de Rome, on se fit à sa manière franche et animée ; on lui trouva une facilité abondante, toute la passion compatible avec la sainteté du ministère ; on lui trouva enfin, chose assez rare, une éloquence naturelle dans une langue étrangère. Depuis vingt ans, l’art de la prédication s’est relevé parmi nous, et notre église a donné aux Bourdaloue et aux Massillon d’honorables successeurs. Nous ne serons pas ingrat envers le talent dont ils ont fait preuve (comment le serions-nous ? nous aimons le talent de la parole, et il devient si rare !), mais ils nous permettront de leur dire que le succès du père Ventura est dû à des qualités qui méritent d’être étudiées. D’abord nulle affectation ; point de trace des idées et des formes de la littérature à la mode ; de la simplicité et du mouvement, ce qui prouve ou ce qui vaut l’improvisation ; une mémoire vaste et présente, un habile emploi des autorités, un choix heureux des textes sacrés, une connaissance méthodique des questions, enfin les apparences pour le moins d’une science positive qui rassure l’auditeur ému par le talent et laisse une instruction dans la pensée après que l’émotion a disparu. Nous avons maintenant sous les yeux ses paroles fixées par l’impression. Hors de la scène animée où elles ont été entendues, elles doivent perdre beaucoup de leur mérite et de leur effet. Quoique jamais Sicilien n’ait manié notre langue avec cette justesse et cette clarté, le style n’atteint pas, on doit s’y attendre, à l’élégance parfaite, à la dernière précision, et les beautés d’expression sont rares. De l’éloquence il ne reste que les mouvemens ; mais les mouvemens, quand ils sont naturels, peuvent suffire à l’éloquence, et, sans accepter les exagérations ridiculement exprimées que les éditeurs ont eu le tort de mettre en tête du volume, nous pensons que l’église de France doit se féliciter d’avoir entendu le père Ventura. Elle n’oubliera ni l’hommage qu’il lui a rendu, ni les exemples qu’il lui a donnés.
Mais c’est un livre qui est devant nous. Ce recueil de neuf conférences prêchées à Paris en 1851, dans l’église de l’Assomption, a pour titre : la Raison philosophique et la Raison catholique. Oublions l’éloquence et ne voyons plus que la doctrine. Séparons de la foi du prêtre les systèmes de l’écrivain ; ceux-ci nous regardent seuls. Les dogmes sont sacrés, qu’ils restent inviolables ; mais la manière de les établir ne l’est pas, et celle du père Ventura diffère assez des méthodes jadis préférées dans l’église pour que nous puissions, entre lui et nous, séculariser le débat et discuter librement, sans craindre de paraître un moment discuter la religion même.
Ce dernier ouvrage n’est pas son coup d’essai. Sa doctrine était connue par un livre publié en 1828, de Methodo philosophandi. Je me souviens de l’avoir lu, il y a plus de vingt ans. Il me parut une tentative de conciliation entre la théologie dogmatique et la doctrine de M. de Lamennais, qui exerçait alors sur une portion très intelligente du clergé une influence si funeste, et dont les erreurs, encore qu’un peu dissimulées, continuent d’y faire école, même aujourd’hui que l’éloquent écrivain les a échangées contre des erreurs nouvelles. Je viens de relire cet ouvrage, peu destiné à devenir populaire, et il convient d’en déterminer exactement le caractère avant de rendre compte du nouveau livre du même auteur. Nous connaîtrons mieux la route que son esprit a suivie, nous verrons mieux s’il marche ou s’il s’arrête ; nous saurons ce qu’il a appris des vingt ans qui viennent de s’écouler.
Il faut se reporter en 1828. L’impiété fait chaque jour des progrès ; tel était le point de fait d’où l’on partait alors. Elle prend, à l’égard de la vérité divine, tantôt les formes de la haine, tantôt celles de l’indifférence ; mais quelle est la cause de ses progrès ? Les passions, l’ignorance, les sciences ? Non, la méthode adoptée en philosophie. La bonne ou mauvaise philosophie est de peu de conséquence pour la religion ; la bonne même ne sert pas à connaître la vérité, mais seulement à donner de la vérité connue une notion scientifique. Une mauvaise méthode, au contraire, peut conduire à méconnaître la vérité même et à détruire la foi dans ce que l’on sait. Or, en examinant la présente méthode de la philosophie, on trouve qu’elle est de tout point contraire à la sagesse chrétienne ; cela suffit pour expliquer l’impiété du siècle. Considérez-vous en effet la méthode en elle-même ou dans son sujet ? L’observation ou l’expérience, qui n’était que le moyen de connaître les choses corporelles, du temps que l’on consultait l’autorité sur les choses divines, sur les choses humaines le sens commun, est devenue la méthode universelle des sciences ramenées toutes au même niveau. L’égalité a confondu les sciences comme elle a bouleversé la société. Quant à l’objet de la méthode, ce n’est plus l’explication démonstrative de la vérité connue, c’est la recherche ou la découverte de la vérité : définition qui suppose qu’il n’y a que des vérités naturelles ou qu’aucune vérité n’est révélée, et l’une et l’autre supposition nient le christianisme. Quel est le fondement de la certitude ? Autre question qui importe beaucoup à la méthode philosophique. Tandis que Platon, qui semble à quelques-uns toucher aux vérités chrétiennes, cherchait la certitude dans la raison individuelle, Aristote, qui la plaçait dans le sens commun, était en cela plus près que Platon du christianisme, dont ses doctrines s’éloignaient davantage. La foi dans le sens privé est le dogme commun à Luther et à Descartes ; elle domine dans la philosophie moderne, tandis que la science orthodoxe s’appuie sur le sens commun ou sur le témoignage universel, c’est-à-dire sur l’autorité ou l’infaillibilité de l’église. Enfin le quatrième point à considérer dans une philosophie, c’est son principe. Suivant le père Ventura, le principe de la philosophie moderne peut s’exprimer ainsi : « Dans aucun composé substantiel ou accidentel ne se rencontre l’unité ; » ce qui est contraire à cet autre principe, le fondement, suivant l’auteur, de toute philosophie orthodoxe : « Là où soit deux, soit plusieurs principes s’unissent (coalescunt) substantiellement, il y a unité réelle. » L’intelligence, par exemple, est une simple puissance tant que la vérité ne l’illumine pas. Ce n’est que de la vérité unie à l’intelligence, comme la forme à la matière, que résulte l’unité de la raison humaine, tandis que les philosophes présupposent la raison à la vérité ; de même ils regardent l’âme seule comme l’unité dans l’homme, tandis que celle-ci résulte de l’union substantielle du corps et de l’âme. Ainsi encore, dans l’ordre social, l’unité du pouvoir résulte de l’union du sujet et du ministre, et, dans l’ordre politique, l’unité consiste dans l’union substantielle de l’église et de l’état.
Telles sont, suivant le père Ventura, sur le sujet, l’objet, le fondement et le principe de la méthode philosophique, les différences capitales de la doctrine vraie à la doctrine fausse, ou, ce qui est la même chose, de la philosophie scolastique à la philosophie du siècle. Il n’est nullement difficile, et l’on voit d’avance par quelles analogies, de rattacher ces idées générales à quelques-uns des dogmes de la religion, et l’unité de la science et de la foi est ainsi constituée. L’omission ou la violation de quelqu’une de ces conditions de la méthode a donné naissance à toutes les hérésies, à toutes les erreurs de la théologie, de la métaphysique, de la morale, de la politique. Ces erreurs, l’auteur les signale jusque dans des doctrines tenues communément pour orthodoxes, par exemple la philosophie de Lyon, et il n’a pas de peine à établir qu’il est à propos de restaurer sur ses véritables fondemens la méthode de la philosophie, methodus philosophandi. C’est l’objet de son livre.
L’ouvrage, quoique digne d’être lu, ne contient rien de bien essentiel en dehors des idées qui viennent d’être résumées. Tout s’y réduit à cette pensée : la philosophie ne peut être la recherche de la vérité, puisque la vérité est connue, ou bien elle suppose l’ignorance, autorise le doute, admet ou réalise l’erreur. C’est la philosophie de démonstration (lisez d’explication, car une philosophie démonstrative serait un rationalisme absolu) substituée à la philosophie d’inquisition. Telle est restée au fond la doctrine du père Ventura ; seulement il la soutient aujourd’hui d’une manière plus exclusive. Ainsi, il y a vingt ans, il admettait encore une théologie naturelle avant la surnaturelle, concession que ses principes lui interdiraient aujourd’hui ; mais s’il est plus absolu en philosophie, il l’est moins en politique. Sous ce rapport du moins, il suit assez exactement saint Thomas. Ayant quelque peu souffert pour certaines opinions que les partis dominans ne pardonnent guère, il s’en venge sur la philosophie, et il espère se réhabiliter en l’attaquant.
Sur le titre de son nouvel ouvrage, on prévoit en effet qu’il compare la raison catholique à la raison philosophique, non pour les concilier, mais pour les opposer, peut-être même pour exclure l’une par l’autre. C’est la vieille distinction entre la raison et la foi, distinction légitime que l’on peut pousser jusqu’à l’antithèse, mais dont on ne doit pas faire un conflit : or, c’est un conflit que le père Ventura semble chercher. La raison, il le reconnaît, est faite pour la vérité ; mais en la poursuivant, elle ne la peut atteindre et ne l’a jamais atteinte. La vérité a été divinement révélée à l’homme après la création par celui qui est la vérité même. Ainsi elle s’est conservée, elle s’est transmise dans l’humanité, et une tradition plus ou moins pure est devenue le fond et l’aliment de toute connaissance, de toute science digne de ce nom. Cette tradition perpétuelle, universelle, a maintenu sur la terre la foi à ces dogmes fondamentaux, Dieu, la loi morale, les peines futures. Telle est la religion éternelle. Aussi n’y a-t-il pas eu, à proprement parler, de polythéisme dans l’antiquité. Lorsque la raison des sages, secouant le joug des superstitions, a prétendu chercher par elle-même la vérité, elle n’a rien trouvé, ou elle n’a trouvé que ce qu’il y avait de vrai dans ces superstitions mêmes ; elle n’a trouvé que la vérité religieuse recouverte, mais conservée par ces préjugés populaires qu’un orgueil savant prétendait dissiper comme des rêves. Bien loin que la vérité fût nouvelle, l’antique seul était vrai, et toutes les nouveautés n’offraient qu’erreur ou ignorance. Cette prétention de la raison à découvrir seule et par elle-même la vérité est le rationalisme ou la raison philosophique. Dès le temps du paganisme, celle-ci avait pour antagoniste la raison religieuse de l’humanité ou la tradition permanente des vérités primitivement révélées. Depuis la chute des faux dieux, la religion universelle et perpétuelle, c’est le catholicisme. La science, la philosophie, si elle veut atteindre la vérité, n’a pas à la chercher ailleurs, ou plutôt elle ne doit pas la chercher, elle doit la prendre là où elle est toute trouvée, la recevoir de qui la possède. Quand la raison cherche, elle est perdue. La raison inquisitive, c’est la raison philosophique, c’est-à-dire quelque chose qu’on ne peut qualifier que par des épithètes outrageantes. La raison catholique, c’est la raison qui sait qu’elle n’est bonne qu’à exposer, non à chercher la vérité ; qu’elle doit être non inquisitive, mais démonstrative. Telle est en effet la philosophie chrétienne ; car il y a une science, une philosophie légitime, en d’autres termes un légitime emploi de la raison. Il ne suffit pas d’avoir établi que la philosophie toute seule n’apprend rien, que la vérité est révélée d’en haut, que cette révélation universelle et perpétuelle dans l’humanité est comme en dépôt dans l’église catholique ; il faut ajouter et montrer que la révélation, la tradition, la religion, le catholicisme a produit une philosophie. C’est la théologie scolastique, ou plutôt c’est la philosophie de saint Thomas d’Aquin. Ce dernier point est en France le côté original ou du moins particulier de la doctrine du père Ventura. C’est par là qu’il a étonné les esprits et produit un effet de nouveauté dans le clergé même. Au milieu de l’ignorance universelle, de ce déclin des études sérieuses, sous un reste d’influence de l’esprit du dernier siècle, sous l’empire des méthodes et du langage modernes, aucune école, et l’église elle-même, ne voulait ou n’osait, ou ne daignait relever publiquement l’étendard des doctrines du moyen âge. Il en résultait, il faut bien l’avouer, une lacune dans l’enseignement ecclésiastique. Ostensiblement du moins, il y manquait une philosophie. Par la nature des choses, en créer une nouvelle était interdit, et parmi toutes celles qui datent de la révolution cartésienne, il était dangereux de choisir, pour ceux-là du moins qui ont déclaré une mortelle guerre au principe même de la philosophie moderne. La conséquence était donc de remonter à ce moyen âge dont on célébrait déjà si complaisamment les arts, les mœurs et l’histoire. Dans ce recueil même, cette réaction a été habilement décrite et jugée ; mais nous devons avouer qu’à certains égards, elle était logique et naturelle. Lors donc qu’un orateur docte et véhément est venu proclamer avec hardiesse et développer avec un incontestable talent cette réhabilitation de la scolastique, lorsqu’il est venu dire à la face du siècle ce qui se murmurait sans doute dans les séminaires, je ne sais s’il a satisfait, mais il a certainement rencontré un besoin réel ; à des esprits incertains et curieux, il a offert une ressource qu’ils cherchaient vaguement, et peut-être a-t-il paru combler le vide en le signalant. S’il n’eût fait que porter une nouvelle accusation de fragilité contre la philosophie, il répétait un lieu-commun du temps, et peut-être avec moins de subtilité et de force que certains de ses prédécesseurs. Ceux-ci avaient plus réfuté qu’enseigné, plus détruit qu’édifié ; ils s’efforçaient de faire le vide dans la science et ne le remplissaient pas, et ce n’est pas le moindre mérite du nouveau prédicateur que d’avoir osé dire ce qu’ils osaient à peine penser.
Voici donc les points capitaux traités dans ses conférences de l’Assomption : d’abord la comparaison entre la raison philosophique et la raison catholique, distinguées profondément et opposées l’une à l’autre, tant dans leurs principes que dans leur méthode ; la première condamnée par ses œuvres dans les temps anciens et modernes, et la seconde justifiée par les siennes dans les temps catholiques et par les caractères de l’enseignement de l’église dans tous les temps ; enfin l’exposition de quelques points de doctrine pouvant servir de preuves et d’exemples, qui sont, en philosophie, la nature de l’âme et l’origine des idées, — en théologie, la Trinité, l’incarnation et la rédemption, que l’auteur appelle à dessein la restauration de l’univers.
Traiter toutes ces questions serait infini ; nous nous bornerons à juger, selon nos lumières, la partie polémique, puis la partie dogmatique, non pas de la théologie, mais de la philosophie, et nous terminerons par quelques réflexions sur la révolution qu’on a voulu opérer de nos jours dans la manière de défendre la religion.
La polémique du père Ventura est toute moderne. C’est au fond l’acte d’accusation si connu contre l’instabilité de la philosophie. Les motifs ne manquent pas, et le grief n’est pas neuf. Ce qui est, non pas nouveau, car les pyrrhoniens l’avaient fait, mais caractéristique, c’est d’induire de la diversité des systèmes l’incertitude universelle, en essayant de faire ensuite en faveur du dogme une exception subreptice à l’universel. Cette doctrine, si c’est vraiment une doctrine, le père Ventura l’établit par des argumens qui ressemblent fort à ceux de l’auteur de l’Essai sur l’Indifférence, et il se persuade qu’il répète saint Thomas d’Aquin. Faire remonter sa doctrine du XIXe siècle au XIIIe serait en effet un coup de maître, car rien n’est vrai, s’il n’est vieux ; mais c’est ici que notre opposition commence.
Dans les discussions de ce genre, il ne suffit pas d’une parfaite sincérité ni d’une intelligence générale des questions et des systèmes : sous ces rapports, l’auteur est irréprochable ; mais il faut encore la plus juste mesure dans l’appréciation des doctrines, ne rien surfaire, ne rien atténuer, se défendre des entraînemens de l’argumentation oratoire, combattre le penchant de l’éloquence à donner aux vérités relatives une forme absolue, aux simples considérations une apparence démonstrative, aux expressions modérées une valeur hyperbolique. Par exemple, voulant prouver que la raison philosophique est absurde dans sa méthode, l’auteur, après avoir, selon son bon plaisir, défini cette méthode, nous annonce que saint Thomas l’a écrasée de toute la puissance de son génie, et il analyse les objections de son maître, pour conclure que la raison, procédant par ses seules forces, est aussi insensée qu’arrogante et tombe dans l’impuissance de s’élever à la première vérité, à la connaissance de Dieu.
Sur cela, j’ai plusieurs observations à faire. Je remarque d’abord que c’est une argumentation qu’on nous promet, une argumentation imposante, triomphante, qui nous donnera l’évidence, l’évidence mathématique. Soit ; elle n’en perd pas pour cela son caractère d’argumentation. Donner par le raisonnement une évidence mathématique, c’est, s’il en fut jamais, un procédé de rationalisme. Ceci importe, parce que nous sommes au principe de la science. Assurément, on ne peut exiger que la théologie ne raisonne point : tout le monde sait que la logique y joue un grand rôle, et que, hormis sur ses principes qu’elle emprunte à l’autorité, c’est une science argumentative, comme le disent les scolastiques ; mais nous ne sommes point encore en théologie, nous cherchons la science. Malgré son horreur pour l’inquisition, le père Ventura débute par elle. Comment ferait-il autrement ? Saint Cyrille a très bien dit : « Le principe de la connaissance est l’inquisition. » Le père Ventura cherche donc ; il se demande où est la vérité, sur quels fondemens elle repose, quelle est la méthode qui y conduit. Or comment décide-t-il cette question première ? Par une argumentation. Que place-t-il au début de la science ? Le rationalisme.
Nous ne lui reprochons pas de faire ainsi ; c’est, selon nous, chose inévitable ; nous lui reprochons de ne pas s’en apercevoir. Quant à l’argument dont il se sert, c’est, dit-il, celui de saint Thomas ; mais avant d’être jugé, l’argument doit être bien compris. Nous ne savons s’il le serait de qui ne l’aurait lu que dans son interprète. Nous avouerons que dès le premier moment l’assertion nous a surpris. Ce n’est guère l’usage des scolastiques de se gendarmer contre le rationalisme. De leur temps, la science était très honorée, très ménagée. La raison humaine, même la philosophie païenne, n’était guère traitée avec dédain, du moins par les hommes d’école. Le scepticisme était peu connu, par conséquent peu redouté, et l’accusation d’engendrer le scepticisme, cette accusation banale, dirigée aujourd’hui si facilement contre toute philosophie, n’était pas l’arme ordinaire des philosophes de l’église. Je m’étonnais surtout que le sage saint Thomas, avec ce calme d’un esprit vaste, pût avoir expressément soutenu des maximes violentes, telles que celles-ci : » Il n’y a point de science humaine ; la raison par elle-même n’arrive à rien ; Aristote et les philosophes de l’antiquité ne savaient rien. »
Qu’ai-je donc fait ? J’en demande pardon au père Ventura ; je me suis adressé à saint Thomas lui-même. Voyons donc ensemble ce qu’il dit, voyons s’il dit bien ce qu’on lui fait dire.
J’ouvre avec le père Ventura la Somme contre les Gentils. Le livre est destiné à la conversion, non des hérétiques, non des Juifs, mais des païens, mais des mahométistes, de tous les infidèles, de tous ceux qui n’ont avec les chrétiens aucun principe commun. Le saint docteur va-t-il donc avec ceux-là commencer par proscrire la raison philosophique ? Non ; il dit en propres termes qu’avec eux, il est nécessaire de recourir à la raison naturelle, necesse est ad naturalem rationem recurrere. Va-t-il éclater contre la raison inquisitive ? Non ; sans cesse, en parlant des vérités premières touchant la Divinité, il se sert du mot de recherche, investigatio ; il les déclare accessibles à l’inquisition de la raison, inquisitioni rationis pervia. Sur Dieu, en effet, les vérités, suivant saint Thomas, sont de deux sortes. Les unes excèdent la puissance de l’humaine raison, comme celle-ci : que la Trinité s’accorde avec l’unité de Dieu. Les autres sont celles que la raison naturelle peut atteindre, comme celles-ci : Dieu existe, il n’y a qu’un Dieu, — et d’autres semblables. Les philosophes que la lumière de la raison a conduits à ces vérités les ont prouvées démonstrativement. Leur part de la vérité est la vérité démonstrative, veritas demonstrativa. Mais si la vérité était réservée uniquement à l’investigation de la raison, il en résulterait des inconvéniens pour l’instruction religieuse de l’humanité. La bonté divine a voulu que, dans ses prescriptions, la foi fût d’accord avec la raison dans ses recherches. Quant aux dogmes uniquement révélés, la vérité n’en est pas, comme celle dont il vient d’être parlé, intelligible par elle-même, ou susceptible de démonstration. Elle ne peut être établie que par des similitudes, par des raisons vraisemblables, encore qu’un peu débiles, quantumque debilibus, et par la solution des difficultés qu’on lui oppose. Et, après ces préliminaires, l’auteur entre en matière, annonçant expressément l’intention de poursuivre, par la voie de la raison, les choses que la raison humaine peut rechercher touchant Dieu. Ces choses sont, entre autres, l’existence, l’unité, la bonté de Dieu, ses attributs généraux, puis la simplicité, l’immortalité et les facultés de l’âme.
On le voit, nous sommes loin du père Ventura. Il nous interdisait la raison inquisitive et ne nous laissait que la raison démonstrative, qu’il identifiait avec la raison catholique, prêtant sans doute à ce mot de démonstration un sens que ne connaît ni la géométrie, ni la logique, ni la scolastique, et voilà que saint Thomas refuse à la vérité révélée la démonstration, et, admettant en dehors d’elle, plaçant avant elle l’inquisition de la raison ou la raison inquisitive, il tient celle-ci pour seule démonstrative. La contradiction peut-elle être plus directe qu’entre le maître et le disciple ?
Mais nous voulons faire beau jeu au père Ventura. Nous n’avons cité comme lui que la Somme contre les Gentils. L’ouvrage a été contesté. L’auteur ne s’y adresse qu’à des incrédules. Peut-être leur a-t-il fait quelque concession pour se mettre à leur portée. Consultons un livre plus célèbre, plus complet, d’une autorité plus grande, la Somme théologique. C’est son dernier ouvrage ; nous aurons ici toute sa pensée. Ici il parle à ceux qui ne nient pas tous les principes de la théologie, non pas aux hérétiques seulement, mais aux commençans, aux novices, aux philosophes qui veulent s’instruire. Dès la première page, il établit ce que c’est que la théologie. Peut-être va-t-il immoler toute philosophie aux pieds de la théologie ; c’est le moment ou jamais de faire de celle-ci la science unique : l’essaie-t-il ? Nullement ; il n’y pense pas. Il ne révoque pas en doute un instant l’existence de la science philosophique, qui est du ressort de la raison. Il recherche si elle est, comme il le semble, la science suffisante, et il établit pourquoi la doctrine chrétienne a été nécessaire et comment elle est une science aussi. Mais exposons sa pensée en n’employant guère que ses expressions.
Est-il nécessaire qu’il y ait une autre science que les sciences philosophiques ? Oui, car l’Écriture sainte, divinement inspirée, est utile pour nous enseigner la justice, c’est-à-dire ce qui donne le salut. Or elle n’est pas du ressort de la raison humaine. Elle nous apprend elle-même que l’homme est ordonné pour une fin qui ne lui est connue que par une révélation divine. Celle-ci lui est nécessaire, même pour les choses touchant Dieu qui peuvent être cherchées par la raison humaine, car la science ainsi acquise demande trop de temps, elle est à la portée de trop peu de monde, et elle n’arriverait pas au commun des hommes sans se mêler de beaucoup d’erreurs. De la nécessité d’une révélation divine pour le salut se tire la nécessité d’une science qui soit comme la doctrine de cette révélation. La science philosophique traite des choses en tant qu’elles sont connaissables par la lumière de la raison naturelle ; rien n’empêche qu’une autre science ne traite des mêmes choses, en tant qu’elles sont connues par la lumière de la révélation divine ; quoique cette théologie sacrée ne soit pas du même genre que la théologie qui fait partie de la philosophie, on ne doit pas lui refuser le titre de science, parce qu’elle ne procède point de principes connus par eux-mêmes. Comme la perspective a ses principes dans une science supérieure, la géométrie, ainsi la science sacrée procède de principes connus par la lumière d’une science supérieure, qui est celle de Dieu et des bienheureux. Elle surpasse en dignité les autres sciences, puisqu’elle puise sa certitude dans une science divine, c’est-à-dire infaillible, puisqu’elle traite principalement de choses qui sont supérieures à la raison humaine, et que, si elle emprunte quelque chose aux sciences philosophiques, ce n’est point ses principes. Toutefois cette science est argumentative. Sans doute elle n’argumente point pour prouver ses principes, qui sont les articles de foi ; mais elle argumente de ses principes pour prouver le reste. Dans les sciences philosophiques, les sciences secondaires ne discutent pas avec quiconque nie leurs principes ; elles laissent cela à une science supérieure, à la métaphysique, qui elle-même ne discute pas, si l’adversaire ne lui accorde rien, mais qui peut alors résoudre seulement ses objections. Ainsi fait la science sacrée. Elle est en droit de s’appuyer sur l’autorité, base très faible pour les sciences fondées sur la raison humaine, mais non pour une science qui se fonde sur une révélation divine et qui peut apparemment invoquer l’autorité de ceux qui l’ont directement reçue. Elle emploie également la raison humaine, non pas afin de prouver la foi, ce qui en détruirait le mérite, mais pour donner plus d’évidence à quelques-uns de ses enseignemens. Quant à ses autorités, ce sont les livres canoniques, sur lesquels elle fonde des raisonnemens nécessaires. L’autorité des docteurs de l’église ne peut donner lieu qu’à des argumens probables.
Voilà exactement la pensée de saint Thomas. Quelle sagesse ! quelle mesure ! quel juste partage entre la science révélée et la science humaine ! Y a-t-il rien ici de ces prétentions absolues, de ces exclusions impérieuses où l’on se complaît aujourd’hui ? Dit-il que la philosophie n’existe pas ? Il établit seulement que la théologie existe comme elle. Récuse-t-il la raison, la science, le raisonnement ? Il dit seulement qu’il y a une science qui prend ses principes ailleurs que dans la lumière naturelle. Soumet-il la philosophie à la théologie ? Il dit seulement que la théologie est supérieure en dignité, parce qu’elle tient ses principes de Dieu même. Tout ce qu’il dit, il est en droit de le dire, et si tous les écrivains de l’église tenaient aujourd’hui son langage, entre eux et les philosophes la discussion ne serait pas longue. Jamais homme de sens ne contestera à l’église le droit de soutenir la doctrine que voici : — Les vérités fondamentales de toute croyance religieuse peuvent être connues par les recherches de la raison ; mais si elles ne pouvaient être connues que par cette voie, la longue durée, la difficulté d’une telle étude, la diversité des esprits, l’imperfection ou la paresse de l’intelligence, les préoccupations et les travaux nécessaires à la vie, ne permettraient d’acquérir que lentement, rarement, une science sans uniformité. Ce sont là de sérieux inconvéniens, et c’est pour les éviter que la vérité touchant les choses divines a dû être révélée aux hommes sous une forme invariable. C’est là, non par des argumens d’une évidence mathématique, ainsi qu’on l’avait promis, mais par de solides motifs, établir l’utilité de la foi ou plutôt de la révélation. C’est de la révélation qu’on peut dire en effet qu’elle n’a pas les lenteurs, les ambiguïtés, les inégalités d’une science humaine : ce n’est point de la théologie, qui est aussi difficile, aussi longue à étudier qu’aucune science humaine, et qui est comme elle exposée à des variations et à des erreurs. Mais dans ces considérations, que nous empruntons à saint Thomas, la raison ni la science ne sont niées en elles-mêmes, et rien ne rappelle cette maxime tranchante : Hors de la foi point de vérité.
Je ne puis assez insister sur cette distinction, elle est capitale. Dire que la science humaine est variable, sujette à l’erreur comme l’homme même, et dire sans restriction qu’elle est incapable de certitude, qu’elle prend mensongèrement le nom de science, et ne conduit légitimement qu’au doute et à l’ignorance, c’est dire deux choses fort différentes. La première thèse est l’expression d’un fait, d’un fait général, universel, qui doit toujours être présent à l’esprit du philosophe comme du théologien, du chrétien comme de l’incrédule, et dont la pensée doit nous inspirer une salutaire défiance de nous-mêmes. La seconde thèse est celle même du scepticisme, thèse absolue, qui détruit toute science, sciences sacrées, sciences profanes, et c’est là ce qu’en général aucune bonne théologie, y compris la théologie scolastique, n’a soutenu. C’était une thèse de désespoir dans Pascal ; c’est, je le crains, une thèse d’esprit de parti chez les écrivains de l’école actuelle. Ces opinions extrêmes ne deviennent communes que dans les temps de troubles, comme toutes les opinions extrêmes. Provoquée par l’incrédulité absolue, la foi absolue croit par là se mieux défendre. C’est la tyrannie qui succède, comme une réaction naturelle, à l’anarchie ; mais ce sont là, de part et d’autre, des excès de la raison humaine, et nous voudrions que le père Ventura s’en fût plus sévèrement préservé. Nous le reconnaissons, il ne s’y jette pas aveuglément ; mais il n’a pas évité l’écueil, et le sectateur de M. de Lamennais est caché dans le disciple de saint Thomas.
La doctrine de saint Thomas est celle-ci : — Les vérités divines, ou, si l’on veut, théologiques, sont de deux sortes, les unes accessibles à la raison, les autres non. Celles-ci comme celles-là peuvent être et sont révélées ; mais celles-ci ne sont que révélées. Les premières seules sont l’objet d’une science selon la raison. Les premières et les secondes, mais surtout les secondes, sont l’objet d’une science selon la révélation ; puisque la révélation complète la vérité, la science selon la révélation achève la science selon la raison, qu’elle surpasse, mais qu’elle ne détruit pas.
Et voilà, pour emprunter le langage de M. Ventura, la véritable distinction entre la raison catholique et la raison philosophique. L’une peut, si l’on veut, dépasser, perfectionner, éclairer l’autre, mais elle ne l’anéantit point. On aura beau faire, il sera toujours certain que Dieu, ses attributs généraux, sa bonté, sa puissance, sa providence, que l’âme, son unité, ses facultés, son immortalité, que les principes fondamentaux de la morale peuvent être connus de la raison, non pas parfaitement connus, — rien n’est connu parfaitement d’un être imparfait, — mais suffisamment pour le plein repos de l’esprit et pour la conduite de la vie. Il sera toujours certain qu’à côté de ces idées philosophiques et religieuses il y en a d’autres, telles que la Trinité, l’incarnation, la rédemption, qui surpassent la raison, en ce sens que la raison à elle seule n’y parviendrait jamais, — et celles-là, il était nécessaire qu’elles fussent révélées, et comme telles elles se font croire d’autorité, mais elles sont connues par la foi. Si l’on veut qu’elles soient mieux connues encore, elles doivent être exposées, expliquées, ordonnées avec méthode, et elles deviennent alors l’objet d’une science, de la théologie sacrée, qui est aux vérités de la révélation ce que la philosophie est aux vérités de la raison. Si ces vérités ne sont pas contraires les unes aux autres, et la vérité ne peut jamais être divisée contre elle-même, pourquoi la philosophie et la théologie seraient-elles opposées entre elles ? Celle-ci suppose les mêmes vérités que celle-là, et non-seulement elle les suppose, mais encore elle les confirme en y ajoutant des lumières nouvelles. L’une n’est donc pas nécessairement opposée à l’autre, quoiqu’elle en soit distincte, et de ce que l’une soutient qu’elle est supérieure à l’autre, pourquoi conclure que celle-ci soit nulle ? car c’est de nullité qu’il s’agit. Ou les mots ne signifient rien et tout est déclamation, ou l’école dont je parle tient la philosophie pour néant ; ce qui est dire en d’autres termes qu’aucune vérité touchant les choses divines ne peut être connue par la raison. Nous verrons plus tard si cela est vrai, et s’il serait utile que cela fût vrai. Dans tous les cas, c’est ce que saint Thomas n’a pas dit.
Le docteur angélique, nous le croyons du moins, distinguait profondément la révélation de tout ce qui alors n’en portait pas le nom. Il appelait révélation la parole de Dieu, soit qu’elle eût été miraculeusement entendue, soit qu’elle eût été miraculeusement inspirée, telle qu’elle est consignée dans les livres saints. Il n’appelait pas révélation ces enseignemens, ces instructions, originairement divines pourtant, mais naturelles, que Dieu donne par ses œuvres générales ; mais s’il en eût nié l’existence, saint Paul lui aurait rappelé que tous les hommes ont connu ce qui se peut découvrir de Dieu, que ses perfections invisibles, sa puissance éternelle, sa divinité même, ont été manifestées depuis la création du monde par la connaissance que ses créatures nous en donnent, et qu’il y a là un enseignement pour tous, dont tous doivent profiter, puisqu’ils le peuvent, et sont responsables de méconnaître le sens et l’autorité. Quoi que l’on pense sur l’origine des connaissances humaines, ou plutôt de la connaissance parmi les hommes, il y a deux sources différentes d’instruction sur les choses divines, l’une la révélation spéciale, surnaturelle, plus ou moins directe, qui est la force et la joie du chrétien ; l’autre, la révélation générale, naturelle, souvent indirecte, mais non moins divine, et qui est indistinctement départie à tous les hommes. Cette duplicité de connaissances, lors même qu’on la ramènerait à une première origine commune, est, depuis les temps historiques, un fait établi, avoué, que les pères de l’église, que les écoles théologiques ont admis, et dont on s’est même prévalu, non sans fondement, pour marquer une différence importante entre la science sacrée et la science humaine. On a pu, dans des intentions fort diverses, noter entre elles deux des ressemblances, des points communs, des vérités concordantes, dire tantôt, comme les premiers pères, que la philosophie avait préparé les voies à la religion, tantôt, comme d’autres docteurs, que quelques vérités révélées avaient transpiré jusque dans la philosophie et en composaient le meilleur et le plus solide ; mais ce n’est que dans ces derniers temps qu’on a poussé plus loin, qu’on a fait d’une certaine communauté d’idées un fonds identique, et que l’on a voulu ramener les deux sciences à l’unité, soit en absorbant l’une dans l’autre, soit en annulant l’une au profit de l’autre.
Singulière fortune des raisonnemens humains ! Nos pères ont vu, et nous avons vu nous-mêmes, le temps où l’on ne poursuivait la démonstration de cette identité que dans un dessein hostile au christianisme. Pendant le XVIIIe siècle, on s’attachait, avec l’ardeur de cette époque passionnée, à retrouver, dans ce qu’on appelait la religion naturelle et la loi naturelle, les principes les plus élevés, les maximes les plus salutaires que le christianisme ait répandus parmi les hommes. On s’efforçait de prouver qu’il n’avait rien ajouté d’essentiel aux croyances qui fortifient la raison et la vertu, et l’on ne manquait pas d’en conclure que tout l’excédant de la foi sur la philosophie était accessoire, superflu, on disait même alors chimérique, absurde, etc. On connaît tous ces adjectifs, les mêmes que la théologie rend aujourd’hui à la philosophie. Et les apologistes de la foi avaient grand soin de répondre que les analogies entre la religion et la morale révélées d’une part, et de l’autre la religion et la morale naturelles, étaient incomplètes, apparentes, exagérées à dessein, et que, bien loin que la raison humaine eût en tout temps conservé le dépôt de croyances identiques, le christianisme seul avait possédé le privilège incommunicable d’enseigner la vérité morale et la vérité religieuse. Ce n’était pas sur des accessoires, sur des détails qu’il avait innové ; c’était sur le fond même, c’était sur les principes, et ses dogmes n’étaient qu’à lui.
Peut-être est-ce un souvenir de notre éducation ; mais nous ne pouvons nous défendre de croire que cette dernière doctrine, même ainsi outrée, était plus conforme à l’esprit de l’église. Cependant depuis trente ou quarante ans une doctrine opposée s’est élevée et a, fini par triompher dans certaines écoles. Ce ne sont plus des incrédules, ce sont des orthodoxes qui ont entrepris de prouver qu’en tout temps le genre humain avait connu les articles essentiels de la foi chrétienne, que ces articles composaient ce qui avait été confessé pour vrai partout et toujours, et que non-seulement la vérité de ces croyances en avait fait l’universalité et la perpétuité, mais bien plus, qu’elles n’étaient vraies que parce qu’elles étaient universelles et perpétuelles. Nul à notre connaissance n’a établi cela d’une manière plus ingénieuse et plus forte, nul n’y a consacré les fruits d’une érudition plus heureuse dans le choix de ses preuves que M. l’abbé de Lamennais. On peut lire les deuxième, troisième et quatrième volumes de l’Essai sur l’Indifférence, on sera intéressé et surpris par la multitude de citations et de faits qu’il y a rassemblés ; mais, je l’avoue, on se demandera plus d’une fois où il en veut venir, et si c’est bien le christianisme qui doit sortir de cette apothéose de la science et de la croyance du genre humain. On sait en effet où l’éloquent apologiste en est venu. Je ne voudrais pas dire que c’est cette sorte d’argumentation qui l’y a conduit, cependant elle pouvait l’y conduire ; car ceux qu’elle persuade peuvent être facilement inclinés à penser que la prédication de l’Évangile n’a eu d’autre but et d’autre effet que de rendre plus nette, plus formelle dans son expression, surtout plus populaire et plus puissante, la croyance que le genre humain conservait sans l’Évangile, — et l’avènement du christianisme serait ainsi ramené aux proportions tout humaines de la plus heureuse des révolutions. Hâtons-nous de dire que ces conséquences énormes ne sont pas sorties pour tout le monde de ces prémisses. Des membres très-fidèles du clergé soutiennent, sans faiblir dans la foi, cette doctrine, qui semble au premier abord lui ôter quelque chose de son caractère surnaturel et, si j’ose ainsi parler, de sa divine originalité. Le père Ventura reprend ce thème de la perpétuité universelle des croyances chrétiennes avant le christianisme et en dehors du christianisme. Il cite en ce sens des paroles très-positives de Mgr le cardinal Gousset. On peut même dire que cette idée, qui longtemps n’avait été admise que renfermée dans des limites fort étroites, a rompu ses digues, et qu’acceptée sans réserve, elle est soutenue d’une manière absolue par de grandes autorités, unanimes à proclamer que tous les peuples, je me sers à dessein des expressions mêmes ; d’un prélat respecté, ont admis comme venant de Dieu les principales vérités de la religion, même celles de l’ordre surnaturel.
Dans la philosophie de M. de Lamennais, cette opinion était obligée. Il n’admettait comme signe de la vérité que le témoignage universel. Il était contraint à prétendre que tout le monde était catholique. Sa doctrine a été désavouée, tout au moins modifiée, par les écrivains de son école ; mais nous craignons qu’ils ne se paient de mots, s’ils croient l’avoir tout à fait renoncé. Il pourrait bien être le vieil homme qu’ils n’ont pas dépouillé, et j’en vois une forte et triste preuve dans le besoin qu’ils éprouvent tous qu’il n’y ait qu’une seule philosophie de vraie, le scepticisme. C’est un mauvais signe pour une doctrine que de commencer, avant de relever l’esprit humain, par exiger qu’il abdique.
Nous n’aurions pas, quant à nous, d’intérêt à contester cette identité des croyances religieuses de l’humanité, quoiqu’il nous semble qu’on l’exagère un peu. Nous souhaitons même que l’on prouve que cette identité est l’effet, le vestige, le reflet de la révélation dont l’Ancien Testament porte témoignage. Nous ne voyons pas que la religion ait beaucoup à gagner à ce que ce soit vrai, mais nous voyons encore moins que la philosophie ait rien à y perdre. Ici seulement nous demanderons au père Ventura s’il s’est bien rendu compte des motifs qui lui ont fait admettre la nécessité d’une révélation chrétienne universelle. Qu’il nous permette de le lui dire, il tombe à l’égard de la raison humaine dans l’hypothèse de la tabula rasa, qu’il reproche avec tant de fondement à Épicure et à toute l’école sensualiste. Que signifient en effet, hors de cette hypothèse, toutes ces attaques contre la raison inquisitive, contre la raison philosophique, contre la raison cherchant par elle-même la vérité ? Pour qui se comprend en parlant, cette entreprise de la raison ne peut être taxée d’absurdité, d’arrogance, de folie, que si l’on considère l’esprit humain comme quelque chose de vide, de neutre entre le faux et le vrai, n’ayant ni lois, ni principes, aucun rapport préétabli avec la vérité, — comme une pure capacité d’être affecté d’une manière accidentelle, et de tirer tout au plus de ses sensations des inductions arbitraires, — en un mot comme une succession fortuite de phénomènes. Si l’esprit humain est cela, s’il est incapable de connaissances absolues, s’il n’y a point pour lui de vérités nécessaires, s’il n’a point en lui de principes primitifs qu’il découvre en les appliquant, mais qu’il ne crée pas à posteriori, s’il n’est pas dans un certain rapport avec les choses, s’il n’a pas l’idée légitime de l’universel, s’il n’est pas en harmonie avec le principe de toute intelligence, si la raison n’est pas en quelque participation de la raison infinie, alors, j’en conviens, c’est une insigne outrecuidance que de chercher la vérité avec nos facultés. Chercher est absurde ; il n’y a pas moyen de trouver. L’homme est en dehors de tout ; il est dans un isolement complet, dans une indépendance absolue ; il n’a de rapport avec quoi que ce soit au monde. Mais alors pourquoi nous arrêter ? A quoi bon la révélation ? Nous ne sommes plus même en état de la comprendre. Oui, pour un tel être, pour une intelligence ainsi faite, l’être infini sortirait vainement de la lumière inaccessible ; et quand, apparaissant sous la forme ineffable que la foi n’ose décrire, il parlerait encore à l’homme ainsi qu’à un ami, sa miséricorde s’abaisserait vainement jusqu’à sa créature, il n’en serait pas entendu, ou du moins, entendu par les sens, il ne persuaderait pas l’esprit ; il n’y ferait point pénétrer la lumière de la vérité incréée, s’il ne recommençait la création, s’il ne repétrissait le limon primitif et ne l’animait d’un nouveau souffle. Mais ce n’est point là l’homme fait à l’image de Dieu.
Quand nous prononçons ces nobles paroles, titre immortel de noblesse de l’humanité, nous entendons qu’il brille dans l’homme un rayon de la lumière infinie ; nous croyons, non pas seulement en chrétiens, mais en philosophes, que le Verbe illumine tout homme venant au monde, ou, pour parler le langage d’une prosaïque science, que la raison est la faculté de la vérité, et qu’il y a de la vérité en elle : faculté qui n’est pas infaillible, en qui toute la vérité n’est pas, — vérité cependant ; et quand, depuis Descartes et même avant Descartes, on a dit que l’homme devait rentrer en lui-même pour chercher la vérité, on a toujours compris que c’était y chercher ce que Dieu y avait mis. Je n’exclus pas assurément la révélation surnaturelle, et il était digne de vous de recueillir et de donner les raisons qui rendent tout au moins très difficile de concevoir sans elle le commencement de l’humanité ; mais je dis que cette révélation elle-même n’était possible et efficace qu’à la condition d’une révélation antérieure qui est la nature même de l’homme. Et qu’est-ce donc que la création, si elle n’est pas la première des révélations ? Ne me dites pas que j’abuse des termes ; la vérité se révèle quand elle se communique. Cette communication n’est jamais, sur cette terre du moins, cette vision parfaite dont nos célestes espérances nous donnent quelque idée. Nous le savons par la plus constante, la plus universelle, la plus intime expérience, le jour se fait peu à peu dans notre esprit ; la vérité, sortant par degrés de l’invisible, y apparaît, y pénètre, s’y établit, et finit par se rendre chaque jour même plus sensible et plus familière, à l’aide de toutes ces affections du dehors qui sont comme les occasions de l’activité de l’intelligence, et qui l’excitent sans la maîtriser, qui la servent sans lui obéir. Pourquoi cela est-il ainsi ? Pourquoi ce mystère dans l’intérieur de notre être ? Pourquoi ce demi-jour dans le seul temple où Dieu veut faire sentir sa présence ? Pourquoi ce je ne sais quoi d’indécis dans nos connaissances, qui fait que la réflexion la plus attentive ne suffit pas toujours pour nous aider à distinguer sûrement nos sensations de nos idées, nos idées acquises de nos idées primitives, nos opérations de nos lois, ce qui est vérité, ce qui est illusion, le nécessaire, le contingent, l’éternel, le variable ?… Je l’ignore ; mais dans les manifestations même externes et surnaturelles du Dieu de Jacob, dans les paroles inspirées du livre saint, il y a des nuages, il y a des ombres ; le sens caché sous des figures flottantes ne se décèle qu’à la sagacité patiente et parfois abusée de l’interprète, vere Deus absconditus. Image fidèle, harmonieuse répétition de cette obscurité relative dont l’ordonnateur des choses a voulu s’envelopper en se communiquant par le verbe intérieur à l’esprit humain ! Mais quelle que soit la difficulté d’éclairer d’une lumière suffisante les profondeurs de l’âme, la plupart des philosophes ont reconnu et prouvé qu’il s’y rencontre des lois, des principes, des vérités, des anticipations, peu importent ici les termes, tout au moins une raison qui s’égale aux choses, une intelligence faite pour la vérité, une communauté, une société, une harmonie avec Dieu même ; vous trouverez ces expressions et bien d’autres dans leurs livres : elles ne signifient rien que de naturel, quoique merveilleux ; mais la nature est une merveille de tous les jours. Elles signifient seulement que la raison est faite pour la vérité. La raison atteint souvent la vérité d’une manière directe et qui semble inspirée ; c’est ainsi que s’offrent à elle, qu’apparaissent en elle ces notions nécessaires dont aucune intelligence n’est dépourvue. L’intelligence, comme l’homme même, et parce qu’elle est l’homme même, est assujettie au travail. Par des efforts lents et réfléchis, par l’emploi raisonné de ses facultés, elle s’éclaire, elle s’agrandit, elle voit d’une manière distincte ce qu’elle entrevoyait confusément ; elle découvre dans ce qu’elle connaît ce qu’elle n’apercevait pas. Par la méditation et le raisonnement, elle arrive laborieusement à la vérité. Elle la trouve ainsi ; mais la trouver, ce n’est pas la faire. Comment donc accuser la raison de présomption parce qu’elle dit qu’elle la cherche, qu’elle la cherche en elle-même, comme si c’était arrogance et folie que d’étudier l’homme pour le connaître ? Qui donc, en disant que la raison cherchait à s’instruire par elle-même ou par ses seules lumières, a entendu qu’elle créait l’objet même de ses recherches, et que ses lumières étaient son ouvrage ? On a entendu qu’il fallait chercher pour trouver ; cherchez et vous trouverez, ces mots sont vrais aussi dans ce sens. D’où vient qu’il y aurait plus d’orgueil à dire qu’on cherche la vérité et plus d’humilité à dire qu’on la possède ? La raison, qui fait effort vers la connaissance parfaite, se reconnaît par là même dépendante de la vérité. Souveraine dans l’homme, la raison a sa loi en elle-même, mais qui vient de plus haut qu’elle. Où est la chimère, où est l’orgueil ? Est-ce de croire que la raison humaine est faite pour la vérité ? Nous avons cet orgueil, parce que nous croyons en Dieu.
Vous bornez-vous à dire qu’il vaudrait mieux chercher la vérité dans les opinions communes, dans les traditions permanentes de l’humanité ? Ceci est plus soutenable, mais ne mérite pas qu’on en fasse tant de bruit. Interroger les croyances des peuples, l’histoire de leurs cultes, c’est une inquisition comme une autre, et, remarquez-le bien, c’est toujours chercher dans l’homme ce qu’il faut croire de Dieu, car les croyances humaines sont dans les hommes apparemment. Toute la question est de savoir quel est le meilleur procédé d’enquête, s’interroger soi-même ou passer en revue les opinions humaines. Le second procédé n’est sûrement pas à dédaigner, mais il tombe plus que tout autre sous la remarque de saint Thomas ; il demande plus de temps, de travail, d’érudition ; il est moins à la portée du commun des hommes. Je ne sache pas au reste qu’aucun philosophe ait renoncé à s’enquérir de ce que pensent les hommes en général ; on apprend également par là à connaître la nature humaine. Cependant, si les deux procédés sont distincts, si l’on peut préférer l’un à l’autre, en doit-on exclure aucun ? Celui qui cherche en lui-même, dans ses idées, dans le moi, si vous voulez, poursuit l’universel, car c’est l’objet propre de la science ; et cette investigation aurait beaucoup moins de prix à ses yeux, s’il n’était assuré qu’il trouve en lui toute la nature humaine, et que sa raison est celle de tout le monde. De même celui qui passe la revue des croyances reçues dans toutes les sociétés d’hommes ne les comprend, ne les apprécie que parce qu’il peut les contrôler par ses propres idées et les rapporter aux types qu’il rencontre dans son esprit et dont elles ne sont que des exemplaires plus ou moins différens. Je suis certain qu’il y a l’homme dans tout homme, que dans l’erreur la plus grossière, on peut retrouver quelque chose de la vérité primitive ; mais j’ai le malheur de croire aussi que l’homme la défigure étrangement, que non-seulement sa raison, même exercée, cultivée, développée, peut errer, mais surtout que l’irréflexion, la préoccupation dominante de ses besoins et de ses passions, la faiblesse, la violence, la misère, la grossièreté d’esprit, la barbarie des mœurs, l’oppression, l’imposture, peuvent, si ce n’est altérer la nature, au moins retenir l’essor ou faire dévier la marche de sa raison, et qu’il y a de grands préjugés et de grandes ignorances en ce monde. Voilà pourquoi l’on peut trouver plutôt curieux que nécessaire l’examen complet de toutes les croyances et de tous les cultes. Mais sans contredit, de ce que les hommes pensent en général, du témoignage des peuples pris en masse, peuvent se tirer des inductions précieuses. Une certaine coïncidence entre l’humanité et le vrai peut être ainsi reconnue à posteriori, et il serait assurément injuste de reprocher à la philosophie d’avoir négligé cette source d’instruction. En France surtout, je ne l’ai entendu que trop souvent accuser d’être plus historique que dogmatique. Le vrai, c’est qu’aucun philosophe n’a prétendu s’isoler absolument de l’humanité. Descartes ne prisait pas l’érudition ni l’histoire ; il faisait peu de cas des opinions d’autrui. On pense à lui probablement, lorsqu’on reproche à la philosophie d’avoir conseillé à l’homme de chercher en soi la certitude et la science. Il a été sans doute un grand observateur de la pensée, et sa prétention, très fondée sous quelques rapports, était de marquer dans la science comme un inventeur et d’instituer une doctrine originale. Et cependant il est si loin d’exclure ce que sait le commun des hommes, qu’il dit en propres termes que « toutes les vérités qu’il met au nombre de ses principes ont été connues de tout temps de tout le monde. » Enfin, et pour ne rien laisser sans réponse, au cas que l’on insiste sur cette objection de Bonald, que l’homme, en écoutant sa raison, n’entend jamais que l’écho de sa propre voix, je demanderai si l’on prétend lui contester la faculté, le devoir de se connaître soi-même. Il faudrait donc abandonner ce plus vieux, ce plus divin des préceptes. J’ai entendu l’objection de la bouche des matérialistes ; comment concevoir, disaient-ils, que l’observateur et l’observé ne fassent qu’un ? Mais s’il résultait de l’identité de l’esprit humain sous ces deux aspects qu’il ne pût valablement se connaître, il ne pourrait rien connaître du tout. Ce n’est jamais que dans la conscience de ses actes, sensations, perceptions, idées, que l’esprit humain puise ses connaissances ; il n’a jamais que lui-même pour garant de ce qu’il affirme, et c’est en lui qu’il croit d’abord lorsqu’il connaît quelque chose. Si ce fait suffit pour mettre en prévention d’incertitude toutes ses connaissances, pour donner droit de le récuser lorsqu’il prononce, parce qu’il est à la fois juge et témoin, il y a une doctrine fondée sur cette récusation de l’esprit humain, et cette doctrine, au fond toute semblable à celle qui lui refuse des principes nécessaires de vérité et de connaissance, et qui lui conteste le droit et la puissance d’arriver à aucun savoir, cette doctrine, soutenue sous sa première forme par M. de Bonald, admise sous la seconde par le père Ventura, elle porte un nom fort connu : elle s’appelle le scepticisme.
Après avoir établi peut-être surabondamment notre dissidence sur le fond, nous serons moins sévère pour un genre de raisonnement que le père Ventura emprunte bien encore au scepticisme, mais qui, renfermé dans de justes limites, a sa valeur et sa force. Vous les connaîtrez à leurs fruits, dit-il des philosophes. C’est un valable moyen de discussion que d’examiner, que de comparer entre eux les différens produits de la réflexion et de tirer de la discordance des systèmes, de la succession pour ainsi dire périodique des écoles, quelques inductions contre la certitude de la science, et surtout contre l’infaillibilité de la raison. On ne peut contester à notre prédicateur le droit de se servir de cet argument, encore qu’un peu usé, et il s’en est servi en consacrant deux conférences à l’examen des œuvres de la raison philosophique dans les temps anciens et modernes ; mais plus cette critique de la philosophie venait naturellement dans son sujet, plus il eût été désirable qu’elle fût présentée d’une manière saisissante, et qu’un certain choix dans les preuves, un certain bonheur dans la forme, sauvassent la trivialité du fond. Nous ne pouvons nous défendre de dire que ces deux conférences sont parmi les plus faibles du recueil. Nous ignorons où en est la science de l’antiquité en Italie ; mais elle doit être encore assez florissante pour qu’on fût en droit d’attendre ici une connaissance plus exacte des systèmes, un emploi plus judicieux et plus équitable des autorités. En France du moins, il est nécessaire et facile de ne point parler des écoles grecques sans les connaître, et l’on y éviterait par exemple d’attribuer à l’école de Platon la doctrine de Protagoras, contre laquelle Platon a écrit un dialogue, et qu’il poursuit avec acharnement. La philosophie antique, c’est la philosophie grecque. Or le père Ventura semble ne la connaître que par la philosophie latine, et il ne cite guère que Cicéron. Nous pourrions réclamer. Cicéron aimait passionnément la philosophie ; il en dissertait avec beaucoup d’élégance et de charme ; il exposait les systèmes avec un rare talent, et quelques-uns de ses traités sont des chefs-d’œuvre. Cependant, soit l’imperfection et la pauvreté d’un idiome impropre à l’expression des idées métaphysiques, soit le tour d’esprit de l’auteur, qui le portait au doute et à la raillerie, qui lui faisait préférer l’argumentation oratoire à la sévérité de la dialectique, et les grâces de la parole à l’exactitude des choses, ce n’est pas à lui qu’il faudrait toujours demander une détermination précise et une exposition rigoureuse des systèmes enfantés par la subtilité féconde du génie de l’hellénisme. Mais nous n’insisterons pas sur cette remarque, et nous convenons qu’on peut s’aventurer sur la foi d’un guide qui s’appelle Cicéron, et se résigner à ne pas comprendre la Grèce mieux que lui, à une condition cependant, c’est qu’on discernera dans ses ouvrages ce qu’il dit et ce qu’il veut dire. En philosophie, Cicéron n’a rien inventé, hormis peut-être quelques argumens de détail, et, je le crois, quelques parties de la morale dans l’admirable traité des Devoirs, Il aimait tant les systèmes, il était si heureux de montrer comme il savait les entendre et les traduire, qu’il se borne quelquefois à les exposer presque sans conclure, et qu’on sait à peine ce qu’il en pense. Il était grand amateur d’opinions, magnus opinator, et il ne faudrait pas toujours lui attribuer celles dont il s’est rendu l’interprète. Au reste, ses ouvrages, lus et cités avec attention, préviennent cette méprise. Ce sont, comme l’on sait, presque toujours des dialogues. Il y fait soutenir par divers interlocuteurs les thèses les plus diverses, mais sans admettre toutes celles qu’il déduit sous leur nom. Ordinairement, un de ses personnages, et souvent ce personnage est lui-même, discute les opinions produites, distingue, critique, réfute, et termine enfin par en adopter ou en présenter une, au moins comme la plus probable ; car c’était le genre de crédibilité que la nouvelle académie substituait à la certitude, et que Cicéron regardait comme aussi digne de la foi pratique de la raison. Ainsi, par exemple, le traité de la Nature des dieux est destiné évidemment à présenter, sous la forme d’un débat entre un épicurien et un stoïcien, une libre discussion sur la religion païenne, que Cicéron, lorsqu’il ne parlait pas politique, était loin de ménager autant que le fait parfois le père Ventura. Dans ce dialogue, Velleius commence par exposer la doctrine d’Épicure, qui ressemble fort à l’athéisme. Balbus la réfute par les argumens du stoïcisme et par une profession de foi religieuse dans laquelle il y a du vrai et du beau. Un académicien, ce qui ne veut pas dire ici un disciple de Platon, mais de Carnéade, Cotta, fait à Balbus quelques objections, et Cicéron, avec promesse qu’elles seront un jour résolues, clôt la séance en déclarant qu’il incline à l’avis de Balbus. Cicéron est loin dans cet ouvrage de conclure aussi énergiquement sur la question de la Providence qu’il l’a fait dans d’autres écrits, et, quoiqu’il n’y suive pas son ami Cotta, nous le trouvons encore trop préoccupé des doutes subtils de l’école d’Arcésilas ; mais il y a souveraine injustice à lui imputer ce qu’il met dans la bouche de l’adversaire des dieux et à présenter comme un cri de détresse du rationalisme, comme un aveu de découragement, ce qui serait plutôt un cri de triomphe de l’épicurien Velleius, lorsque, après s’être attaché à mettre en contradiction Cléanthe avec lui-même, il s’écrie que ce Dieu tour à tour cherché dans le monde, dans l’éther, dans la raison, n’apparaît définitivement nulle part, nusquam prorsus appareat. C’est l’athée qui parle ainsi, et l’on croirait que c’est son adversaire quand on lit M. Ventura. On pourrait signaler d’autres preuves d’une certaine négligence de l’exactitude qui n’est pas de mise en de si graves sujets, et surtout quand on se pique de discuter pièces en main ; mais ces critiques finiraient par lasser, et nous ne ferons que résumer la conclusion de cette partie de l’ouvrage. D’une part il y avait dans le monde païen une raison religieuse bien supérieure à la raison philosophique. C’est comme témoins des cultes populaires que les grands écrivains ont conservé et professé le dogme de l’unité de Dieu, la foi dans la loi morale, dans le sacrifice, dans la vie à venir. Tous et toujours les peuples y ont cru ; ils n’ont jamais cru en plusieurs dieux ; les gentils ont connu le véritable. Et d’un autre côté, quoi qu’en aient dit plus d’un père de l’église, et saint Clément, et Lactance, et saint Augustin lui-même, les esprits supérieurs, les écrivains, les philosophes, ont méconnu ces vérités ; ils n’ont pas démêlé sous l’idolâtrie l’adoration d’un Dieu suprême, à travers la diversité des lois positives la persistance d’une loi invariable, au milieu des contes puérils du Tartare et de l’Achéron la croyance à une autre vie et à un jugement futur entre les bons et les méchans. Pythagore, Socrate, Platon, Cicéron lui-même, n’ont pas vu toutes ces choses ; ils ont corrompu le monde païen par leurs subtilités et par leurs doutes. Il n’est pas vrai que, comme l’a prétendu Bossuet, « les philosophes ont connu que le monde était régi par un Dieu bien différent de ceux que le vulgaire adorait ;… que cette belle philosophie… de quelque endroit qu’elle soit venue… commençait à réveiller le genre humain ; que les philosophes, qui ont dit de si belles choses sur la nature divine, n’ont osé s’opposer à l’erreur publique et ont désespéré de la vaincre ; qu’Athènes prenait pour athées ceux qui parlaient des choses intellectuelles ; qu’ils étaient bannis comme des impies ; que toute la terre était possédée de la même erreur. » Non, c’est la vérité qui régnait par toute la terre ; l’erreur était avec les sages. Cicéron était en particulier un athée, un matérialiste et un hypocrite, les philosophes des idiots, La philosophie a été ignoble, abjecte, ineptie de l’orgueil, imperturbable effronterie.
On comprend que la raison philosophique dans les temps modernes n’est pas traitée par l’orateur avec plus d’indulgence. Elle est stupide et coupable ; quand elle est spiritualiste, elle est inepte ; si elle affirme un dieu, c’est l’athéisme avec l’hypocrisie de plus. Laissons ces misères. Le tableau que le père Ventura trace de la philosophie moderne est loin d’être frappant ni complet, et nous trouvons ici plus d’assertions que de raisons. Ses critiques sont des armes émoussées par l’usage, et qui, dans d’autres mains, ont porté de plus rudes coups ; mais le trait saillant, ce qu’on était déshabitué de lire, et ce qui nous choque le moins, c’est que le grief principal contre la philosophie est moins d’avoir propagé le doute et l’erreur, — elle ne faisait en cela qu’obéir à sa nature, — que d’avoir décrié et renversé « une philosophie véritable, une philosophie raisonnable dans son but, naturelle dans son principe, solide dans son fondement, sûre dans sa méthode, heureuse dans ses résultats, utile dans ses conséquences. » À ces traits, vous devrez reconnaître la scolastique.
Nous conviendrons que la chute de l’empire de Constantinople, et plus encore peut-être la découverte de l’imprimerie, répandirent, vers la seconde moitié du XVe siècle, une connaissance plus délicate et plus complète de l’antiquité, surtout de l’antiquité grecque, et que l’on vit alors poindre l’aurore de la renaissance. L’esprit moderne a ainsi commencé, et il faut accorder aux auteurs d’une polémique devenue fameuse que ce commerce intelligent avec le génie d’un passé qui n’était pas chrétien est devenu le signal, si ce n’est la cause, d’une grande révolution morale que l’église ne saurait en tout bénir. Ce fut une restauration du paganisme, dit M. Ventura ; les premiers coups contre la scolastique datent de là. Il est vrai, Platon se vengea d’Aristote ; car la scolastique n’était pas, comme on sait, si exclusivement chrétienne dans ses origines, que le péripatétisme, par des causes, suivant moi, plus accidentelles que générales, ne se fût étroitement entrelacé à la théologie orthodoxe. J’admettrai moins facilement que l’esprit byzantin ait exercé une grande influence sur la réforme. Quoi qu’il en soit, la réforme suivit la prise de Constantinople, l’imprimerie, la renaissance des lettres antiques, et elle s’éleva tout d’abord contre l’église et contre sa philosophie. On connaît les anathèmes dont Luther poursuivit la scolastique, et quoiqu’à son point de vue il reprochât à la scolastique d’être une science profane, sans aucun doute, en l’attaquant comme le reste, il contribua à préparer l’avènement de cet esprit d’indépendance qui devait aussi protester, mais contre tout le moyen âge. Cinquante ans se passèrent entre la mort de Luther et la naissance de Descartes ; nous ne mettons entre l’un et l’autre aucun lien intellectuel, si ce n’est que l’indépendance fut un caractère de leur génie. Pendant ce demi-siècle, la littérature philosophique fut très animée. Elle enfanta cent livres curieux, hardis, chercheurs, des tentatives plutôt que des doctrines. Enfin Descartes vint, et c’est bien lui, en effet, qui ferma les portes du temple. Ce temple de la Jérusalem scolastique, le père Ventura voudrait le rouvrir aujourd’hui, en réparer les ruines. Ce n’est pas nous qui nous rirons de cette entreprise, ni qui chercherons à disperser les travailleurs. Nous les avons visitées quelquefois ces ruines fameuses avec une curiosité pleine de respect, et nous ne serions pas scandalisé de les voir se relever de terre ; mais franchement la chute a été bien lourde, le discrédit est bien grand, Descartes a terriblement réussi. Le père Ventura aurait bien fait de rechercher pourquoi, et d’examiner si la scolastique est de ces puissances dont la restauration soit possible. Il se borne à comparer, dans un morceau brillant et animé qui a dû produire de l’effet en chaire, la raison humaine, errant depuis quatre siècles hors du giron de l’église, à l’enfant prodigue, et il la conjure éloquemment de revenir se jeter dans les bras qui s’ouvrent pour la recevoir. C’est bien dit ; mais les choses humaines auraient d’étonnans retours, si les générations nouvelles devaient, pour demander le pain de la science, revenir frapper à la porte de l’école de saint Thomas d’Aquin.
C’est ici qu’il est assez piquant d’opposer le père Ventura à ses devanciers. M. de Maistre, M. de Bonald soupçonnaient assez vaguement qu’il devait se trouver plus de bon grain qu’on ne croyait dans cette ivraie de la scolastique ; mais ils n’étaient nullement tentés d’y aller voir, et confondant, comme on le fait sans cesse et comme le fait un peu le père Ventura, la philosophie scolastique et la théologie scolastique, ils savaient en gros que la première était un aristotélisme verbal, et se souciaient peu de vérifier si, appliquée à la traduction et à la déduction des dogmes chrétiens, cette langue et cette méthode en avaient fait un tout scientifique très propre à l’enseignement et à la controverse. Ce n’est pas sous cette forme qu’on aimait alors à présenter, à célébrer le génie du christianisme. On préférait la forme du XVIIe siècle ; M. de Lamennais lui-même l’appelait le siècle de la religion et de la gloire, ce siècle du gallicanisme et du jansénisme. En ce temps-là, on s’inquiétait fort peu des hardiesses de Descartes ; on avait de bien autres soucis. C’étaient Volney et Dupuis qu’il fallait ruiner. C’était contre l’école de Bacon et contre Bacon lui-même qu’il fallait réagir, et Joseph de Maistre écrivait tout un volume pour démolir l’édifice de sa renommée. Moins délicat et moins exigeant qu’aujourd’hui, on n’éprouvait aucun besoin de se moquer de la Logique de Port-Royal, et l’on se serait tenu pour très heureux si les jeunes esprits avaient bien voulu y revenir, sans jamais remonter plus haut. On leur aurait à ce prix bien volontiers permis de laisser dans un profond oubli tous les anges de l’école, tous les aigles de la théologie, et d’ignorer à jamais qu’il y eût une certaine science philosophique et religieuse répandue dans les in-folios de saint Anselme, de saint Bernard, d’Hugues et Richard de Saint-Victor, enfin de saint Bonaventure, science dont saint Thomas d’Aquin avait fait l’encyclopédie méthodique, christianisme dont le Dante avait été le poète. L’esprit littéraire de la France, cet esprit formé par l’antiquité, élégant et difficile, plus amoureux du beau que du vrai, du talent que de la pensée, un peu dédaigneux, un peu vain, libre avec goût, cherchant la raison facile, la dignité, la grâce, la clarté, et redoutant le travail et l’ennui comme des restes de barbarie, dominait tout, la philosophie, la science, la religion. Il aurait cru déroger en prenant date d’une autre époque que celle où Montaigne avait commencé d’écrire ; il aurait craint de se salir en retournant chercher des paillettes d’or dans le fumier du moyen âge, lui qui remuait à boisseaux les brillantes médailles frappées sous le règne de Louis XIV.
Aussi M. de Bonald, qui le premier a osé dire qu’il fallait répondre à la révolution française par une philosophie, et transporter la guerre dans le domaine des idées, cherchant à réaliser cette grande pensée et à élever de ses mains le monument, n’imagina pas d’aller demander au moyen âge ses méthodes et ses principes, pas plus qu’il n’eût conseillé à l’émigration de lui emprunter ses armes de guerre pour combattre l’artillerie des soldats de la république. Dans ses ouvrages, aujourd’hui si peu lus, mais où brille un esprit élevé, subtil, et le talent d’un écrivain, il défend la cause du passé sans en étudier l’histoire, et, quoique ennemi des témérités de la raison pure, il ne prend pas son point d’appui dans les livres et n’affecte nulle érudition. Il est de son temps ; il sait peu de chose, pense beaucoup, raisonne encore plus, et montre autant d’esprit qu’il peut, ce qui n’est pas peu dire. En devisant sur la métaphysique, il rencontre le moyen âge, et il en parle comme en parlait tout le monde. Il se heurte aux scolastiques, et il les traite comme aurait fait Daunou, qui cependant passait pour les connaître. C’étaient des esprits incultes, dit-il. Des esprits incultes, s’écrie le père Ventura, Albert le Grand et saint Thomas ! Leur science, poursuit M. de Bonald, était une mécanique du raisonnement, une idéologie ténébreuse ; ainsi aurait parlé l’inventeur même du nom de l’idéologie ; puis, ayant occasion de donner une définition de l’homme, il en rédige une fort élégante qui n’est pas trop mauvaise, qui a fait scandale à l’École de médecine de Paris, mais qui n’est pas celle de saint Thomas. Enfin, chose plus grave encore, dans ses Recherches métaphysiques, après une revue de toutes les écoles depuis Thalès, y compris les écoles chrétiennes (qu’entendait-il par-là ? je ne le sais trop), il décide, ce qui à cette époque n’embarrassait personne, que depuis trois mille ans on n’y a rien compris, et que l’Europe attend encore une philosophie. On disait cela couramment dans l’école opposée. Bacon, Descartes en avaient touché quelque chose ; Voltaire, Condillac, Tracy ne se faisaient pas scrupule de le redire ; pourquoi M. de Bonald ne le répéterait-il pas ? Mais quoique la philosophie qu’il promettait n’ait rien de commun avec la leur, quoique ses principes aient une grande analogie avec ceux que le père Ventura recommande, elle est nouvelle : il suffit ; elle suppose que l’église catholique, qui philosophe depuis dix-huit cents ans, a philosophé en vain ; c’en est assez pour que le nouvel apologiste de l’église relève avec sévérité, quoique sans amertume, toutes ces témérités d’un écrivain catholique. Après les Grecs du bas-empire, après les protestans, après les cartésiens, M. de Bonald arrive à son rang dans le dénombrement des adversaires de la scolastique et du père Ventura. Un petit-fils de M. de Bonald, qui lui-même cultive les lettres, a relevé le gant ; il a répondu à l’agresseur, qui a répliqué. Dans cette controverse où, comme il arrive souvent, personne n’a tout à fait tort, l’ancien général des théatins a porté beaucoup d’insistance et quelque vivacité ; il a publié une brochure, écrite un peu lourdement, pas très obligeamment, où il établit et motive son dire et sa pensée avec une parfaite clarté ; mais encore une fois, pour décider qui a raison dans cette controverse, il faudrait traiter du fond des choses, dire où est la vraie philosophie, et quant à ce procès-là, nous demandons l’ajournement.
Donc le père Ventura a entrepris la réhabilitation de saint Thomas. Nous n’avons rien contre. Saint Thomas est un grand esprit. Si quelques-uns lui refusent toute l’originalité permise au philosophe, cette sagacité profonde qui fait pénétrer la science d’un pas de plus dans la vérité, il n’a pas du moins de supérieur pour l’étendue et la capacité de l’intelligence, pour la subtilité raisonnable, pour la facilité dialectique, pour la bonne foi dans la recherche et l’exposition, pour la droiture de sens au milieu même des systèmes singuliers que lui imposent son temps et son école. Il n’est point de scolastique dont la lecture soit plus instructive, et nous aimons à voir l’église s’inspirer de son génie. Il était un grand partisan de la raison, ce dont nous le louons fort ; un zélé disciple d’Aristote, ce qui ne nous offense point ; un sectateur assez vif de la philosophie des sensations, ce que nous ne lui reprocherons pas trop sévèrement ; mais il mérite la grandeur de sa renommée. Au reste, elle n’est pas demeurée à l’abandon. Il n’y a pas longtemps que le père Lacordaire, qui avait commencé à le rappeler à la mémoire des hommes, en écrivant pour le rétablissement des frères prêcheurs, est venu prononcer son panégyrique dans cette imposante église de Saint-Sernin de Toulouse, où reposent les froides reliques de l’ange de l’école. M. l’abbé Carle a publié sur la vie et les écrits de saint Thomas un ouvrage d’un luxe monumental, qu’on lit avec beaucoup d’intérêt. Un jeune métaphysicien protestant, trop tôt enlevé à la science, M. Léon Montet, a publié deux très bons mémoires sur la philosophie du même maître. Enfin un écrivain qu’il faut toujours citer quand on parle de scolastique, M. Hauréau, qui est lui-même un peu thomiste, a consacré dans son ouvrage deux chapitres d’un grand prix à la doctrine de saint Thomas d’Aquin. Voici maintenant le père Ventura qui vient l’enseigner dans la chaire chrétienne. Comme lui, l’illustre descendant des comtes d’Aquino avait quitté l’Italie pour venir enseigner à Paris, et on a entendu dans l’église de l’Assomption quelques-unes des théories que Thomas, en 1253, développait sur la montagne Sainte-Geneviève. Ce que le père Ventura a exposé en présence d’un auditoire un peu mondain, n’aurons-nous pas licence d’en dire ici quelques mots ? Ce n’est pas moins que la réponse à cette question : « Qu’est-ce que l’homme ? » car le docte prédicateur la pose, cette question, sans faire réflexion que la poser ainsi, quœrere, et entreprendre de la résoudre, comme on va le voir, par le raisonnement, c’est chercher la vérité, et faire, j’en suis bien fâché, de la philosophie inquisitive.
Voyons laquelle. M. de Bonald a défini l’homme - une intelligence servie par des organes : — définition radicalement fausse, définition cartésienne, qui ne tient aucun compte de ce que pense le genre humain, savoir que l’homme est un tout substantiel, composé de l’âme et du corps. L’âme est unie au corps ; ce n’est pas union accidentelle, c’est unité substantielle : vérité qui nous est donnée par la définition même de l’âme ; « l’âme intellective est la forme substantielle du corps humain. » C’est la définition de saint Thomas, c’est ce principe profond et important que le concile de Vienne, en 1311, a décrété et prescrit sous peine d’hérésie. Il n’en faut pas vouloir aux anciens philosophes, ajoute avec beaucoup de charité notre vénérable auteur, de n’avoir pas su cette grande vérité : pour connaître ainsi l’homme, il fallait connaître Jésus-Christ.
Voilà qui étonnera tout lecteur ayant la moindre teinture des choses philosophiques. Il se demandera sur quels témoignages ou par quelle inadvertance un savant théologien a pu écrire des choses aussi surprenantes, et qu’un étudiant n’aurait pas écrites. C’est qu’un étudiant n’aurait pas eu un système à justifier et le besoin de chercher contre la philosophie des griefs à tout prix, même au prix de la vérité des faits.
D’abord la définition de M. de Bonald n’est pas cartésienne. Elle est plutôt platonicienne, car elle se rapproche fort de celle de Bossuet, qui dit, d’après Platon : « L’homme est une âme se servant du corps. » Descartes parle autrement. Il définit l’âme une chose qui pense, c’est vrai ; mais je doute que nulle part il définisse l’homme. Il a donné maintes fois de la nature humaine une théorie développée, et il dit positivement, dans une réponse à Arnauld, qu’il a bien pris garde que personne ne pût penser que l’homme n’est rien qu’un esprit usant et se servant du corps. Il combat, comme le père Ventura, la doctrine qui assimile l’âme dans le corps à un pilote en son navire, et tous deux se gardent bien de nous dire qu’en cela ils ne font que répéter Aristote. Enfin il convient, avec le père Ventura, qu’il y a union réelle entre l’âme et le corps ; que l’un et l’autre sont substantiellement unis ; mais j’avoue qu’il entend par là qu’il y a union de substance à substance et non unité de substance. Il sait trop bien que ce sont deux choses distinctes, deux natures séparables, et qu’il importe à l’homme, avant toute chose, que l’âme soit en elle-même une substance.
Il est vrai que Descartes professe peu de respect pour les formes substantielles. Il déclare qu’il s’en passe ; il les appelle une fois de misérables êtres, une autre fois de pauvres innocens. C’est avouer qu’il n’admet pas la définition de l’âme d’après saint Thomas, devenue un article de foi de par le concile de Vienne, et que le pape Jean XXII estimait à ce point qu’il fit exhumer et brûler les os d’un théologien qui l’avait niée. Mais ne semblerait-il pas, à entendre le père Ventura, qu’il s’agisse d’un dogme révélé, quand il exalte cette définition, ce principe profond et important, base de toute philosophie, ce principe inconnu des philosophes anciens à qui il faut pardonner, puisqu’ils ignoraient le christianisme ? Or ce principe est tout simplement, qui donc l’ignore ? la définition d’Aristote. Il faut qu’il y ait longtemps que le père Ventura ait lu, je ne dis pas Aristote, Dieu l’en préserve ! mais saint Thomas, car dans les dix-sept questions de la première partie de la Somme théologique, qui forment un véritable traité de l’âme, il aurait vu, à chaque page, le philosophe de Stagire plus souvent cité que l’Écriture et les pères, et notamment question 76, article I, il aurait lu, à la suite des éclaircissemens sur la définition classique de l’âme, ces propres mots : Hœc est demonstratio Aristotelis in II de Anima, text. 24. Et si le père Ventura veut s’édifier complètement sur un point aussi connu de l’histoire de la philosophie, nous le prierons de passer de la Somme théologique à la Somme contre les Gentils ; il y verra, livre II, chapitre 70, saint Thomas soutenir contre Averroès sa définition comme étant le vrai sens d’Aristote. Enfin, si ces deux autorités ne suffisent pas, nous l’engagerons à consulter le commentaire même de saint Thomas sur Aristote, in très libros Aristotelis de Anima prœclarissima expositio ; il y retrouvera développée, élucidée, interprétée cette doctrine, que l’âme est la forma ou species, non pas forme accidentelle, mais substantielle, l’acte premier, la perfection, l’achèvement du corps organique, tous ces mots n’exprimant, selon Aristote et Thomas, que des points de vue de la même idée. Nous ne sommes pas grand admirateur de cette définition ; mais, pour l’honneur d’Aristote et de saint Thomas, nous devons faire remarquer qu’ils la rendent plus exacte que ne l’a fait le père Ventura. Si l’âme n’était que la forme substantielle du corps, tout corps, même inorganique et inanimé, ayant en scolastique une forme substantielle, sous peine de ne pas exister, tout corps aurait une âme ; mais Aristote et saint Thomas insèrent presque toujours dans la définition ces mots : corps naturel, organique ; et comme le corps organique peut être sans vie, ils ajoutent : corps organique ayant la vie en jouissance. En effet, l’âme n’est la forme substantielle du corps qu’autant que le corps est vivant. La définition signifie que l’âme est le principe qui fait passer le corps de la vie en puissance à la vie en acte. Aussi est-ce la définition de l’âme comme principe d’animation, la définition de l’anima dans l’animal, et Aristote et saint Thomas sont obligés de montrer subséquemment que l’âme intellective dans l’homme est, avec de grandes perfections de plus, semblable au principe de vie de tout être animé.
Mais nous ne sommes point ici pour discuter la scolastique. Bonne ou mauvaise, le père Ventura est fort en droit d’adopter une définition de l’âme qui a contenté saint Thomas, pourvu qu’il veuille bien ne pas omettre désormais de dire que saint Thomas avait emprunté presque toute sa psychologie d’Aristote, et qu’en cette matière comme en toute autre il ne s’écarte des leçons de celui qu’il appelle par excellence le philosophe que lorsqu’il est décidément impossible de les accorder avec les dogmes de la foi. Avant d’accuser les philosophes de crétinisme orgueilleux, il ne serait pourtant pas inutile de se rappeler ces choses-là.
Nous y insistons parce que le père Ventura a fait de la définition de l’âme un point capital de son enseignement. S’il en concluait seulement que l’âme est unie au corps, et que cette union constitue un tout dans lequel, en cette vie du moins, l’une ne peut se passer de l’autre, il dirait une chose fort raisonnable, vulgaire pour quiconque ne croit pas à l’homme matière, et que, suivant saint Augustin, Varron, grand collecteur de systèmes, avait conclue de l’analyse des diverses opinions des philosophes ; mais cela ne suffit pas au père Ventura : il veut que cette union soit substantielle, c’est-à-dire qu’il en résulte unité de substance. Par là, dit-il, toutes les questions qui ont embarrassé et égaré les savans s’évanouissent comme des rêves. Plus de difficulté pour expliquer les rapports de l’âme et du corps, plus de nécessité de recourir aux chimères de l’harmonie préétablie, de l’influx physique et des causes occasionnelles. En même temps l’origine des idées est découverte ; elles ne viennent pas de l’âme, elles ne viennent pas du corps ; elles viennent de l’âme et du corps. Le corps en est la cause matérielle, l’âme la cause efficiente. Le corps donne les fantômes, sans lesquels l’intelligence ne comprendrait pas, et de ces images sensibles l’âme exprime les conceptions intentionnelles qui sont les idées. L’intelligence humaine est bien faite pour comprendre l’universel, mais elle ne pourrait l’atteindre, ou du moins elle ne l’atteindrait qu’en général et d’une manière imparfaite et confuse, si les images déterminées des objets sensibles ne lui étaient données par l’organisation corporelle à l’effet d’en abstraire les conceptions intellectuelles nécessaires à la connaissance parfaite. C’est pour son plus grand avantage que l’âme est unie au corps. Séparée du corps, l’âme intellective perd l’instrument de son opération parfaite. Elle n’en peut donc être à jamais séparée, car ce serait contraire à sa nature.
Ce que c’est que de parler sans contradicteur, et de citer dans un langage aujourd’hui peu usité un auteur aujourd’hui peu étudié. On vous donne avec confiance ces vieilles formules « comme une belle et simple solution par laquelle la raison catholique a fait cesser toute dispute parmi les philosophes chrétiens touchant une si grave question. » Le monde sait en effet si les disputes ont cessé, même dans le sein de l’église, sur la question de l’origine des idées depuis l’an 1471 que parut la première édition datée de la Somme de saint Thomas, Et d’ailleurs, comment la doctrine qui vient d’être résumée pourrait-elle satisfaire la juste curiosité de l’esprit humain et dissiper tous ses doutes ? Comment l’unité de substance du corps et de l’âme en expliquerait-elle clairement les rapports ? Ce n’est pas de savoir s’ils sont unis qu’il est question, c’est de savoir ou plutôt de conjecturer comment deux substances ou, si l’on veut, deux natures aussi différentes peuvent être en communication et dans un certain rapport d’action et de passion. Ce n’est pas le fait, c’est le comment du fait qui étonne, qui trouble, et plus vous aurez rapproché, confondu les deux substances, plus vous aurez épaissi le voile derrière lequel se dérobe ce mystère de notre nature. L’âme connaît et le corps sert à connaître, voilà un fait certain et familier. Comment le corps ou la matière, qui ne connaît rien, peut-elle transmettre à l’intelligence les élémens de la connaissance ? Quand vous soutiendrez que l’intelligence ne saurait connaître sans cela, vous aurez fait un pas vers une proposition tant soit peu périlleuse de M. de Tracy, savoir qu’une intelligence sans organes est incompréhensible ; vous aurez peut-être un peu rabaissé l’intelligence, mais vous n’aurez pas relevé la matière, ni mieux éclairci les clauses du contrat qui les unit. Vous ajoutez que le corps donne les fantômes, et que l’intelligence en exprime les idées. La doctrine est connue, c’est encore une doctrine d’Aristote ; mais en vérité vous seriez plus clair, si vous disiez que les idées sont tirées des sens, que l’intelligence généralise ou transforme les sensations. Ne voilà-t-il pas une belle solution et bien propre à satisfaire, non pas même le spiritualisme platonicien, mais le spiritualisme chrétien ? Enfin que signifient ces mots : le corps transmet les fantômes ? Comment les donne-t-il ? que sont-ils ? Quelle expérience ou quel raisonnement prouve, indique seulement que cette masse organisée soit une fabrique d’images ? La croyance universelle ne confirme pas assurément cette invention scientifique. Le genre humain croit qu’il voit par les organes des objets réels, et que, se rappelant qu’il les a vus, il y pense et il en raisonne. Quant à l’hypothèse des fantômes, il faudrait la prouver avant de s’en servir avec tant de confiance. Ignoreriez-vous que ces fantômes, ces images, ces espèces sensibles ont été niées d’une manière absolue, et qu’elles seraient surtout insoutenables, si elles étaient, comme vous semblez le prétendre, purement physiques ? Si, pour vous épargner beaucoup de volumes à feuilleter, vous voulez bien lire seulement sur cet article quelques pages laissées par M. Royer-Collard, vous trouverez contre votre hypothèse une argumentation qui, si elle ne vous semble péremptoire, vous paraîtra du moins fort sérieuse.
Mais voici qui est plus grave. Si l’âme est confondue avec le corps au point qu’il y ait, non pas union de deux substances, mais unité de substance dans l’homme, comment l’âme peut-elle être séparée du corps sans cesser d’exister ? Cette unité de substance est une pensée d’Aristote très-mal venue dans une philosophie chrétienne. Aristote, lui, n’admettait pas l’immortalité de l’âme, du moins de l’âme tout entière. La substance ne résultait pour lui que de la réunion de la forme et de la matière. Cette forme qu’on appelle âme, perdant sa substance en perdant son corps, comment pourra-t-elle subsister sans lui ? Il y sera suppléé, nous dit-on, par d’autres moyens. Ce n’est là qu’une assertion, encore peu rassurante. On me dit bien que l’âme comprend par elle-même ; mais, comme on ajoute qu’elle ne connaît que par le corps, je me demande comment elle comprendra sans connaître ? Par habitude, répond le père Ventura. N’importe ; de la mort à la résurrection générale, l’intervalle est long à traverser, et bien imprudent est le vœu que formait saint Paul d’être délivré de ce corps de mort. Il est vrai que saint Paul s’imagine qu’il y a une lutte entre la chair et l’esprit. Il était venu avant le concile de Vienne, et peut-être était-il de l’avis du père Malebranche, qui appelait les formes substantielles des inventions de gens oisifs.
Parlons sérieusement, et concluons que la philosophie catholique (nous ne disons pas la foi catholique, c’est tout autre chose), interprétée du moins par le père Ventura, est loin de tenir les promesses qu’il nous a faites, et qu’au point de vue de la science et de la religion elle n’a pas les caractères éclatans de la vérité, et pourrait avoir quelques-unes des conséquences de la mauvaise philosophie. Il est bien entendu que nous ne faisons pas à un écrivain respectable l’injure que l’on fait quelquefois aux philosophes. Ces fâcheuses conséquences, le ciel nous préserve de l’accuser de les admettre ni de les enseigner. Nous savons très bien qu’après avoir soutenu la philosophie des sensations, il n’en croit pas moins ce qu’elle nie. Nous n’ignorons pas qu’en ayant sur la nature de l’âme et sur la nécessité du corps une doctrine qui obscurcit, affaiblit les signes de l’immortalité de la première, il proclame d’une foi ardente l’avenir glorieux et redoutable de la personne humaine. Nous disons seulement que sa métaphysique contraste avec sa foi, et que si cette métaphysique était la nôtre, nous tomberions dans un grand découragement. La suite de son ouvrage, plus exclusivement théologique, si le temps nous permettait de l’analyser, nous donnerait d’autres exemples de l’influence de certaines doctrines abstraites sur la manière de concevoir les dogmes de la religion. Nous doutons que l’église souscrivît formellement à toutes les opinions théologiques du savant docteur ; mais nous aimons mieux répéter que les dernières conférences se lisent avec intérêt, qu’il s’y rencontre des morceaux écrits de verve, par exemple la seconde moitié de la quatrième, et qu’il faut envier ceux qui ont entendu quelques-unes de ces éloquentes paroles retentir dans la chaire évangélique.
Fermons le livre maintenant, et, laissant de côté les systèmes, essayons de nous rendre compte de la nature et des motifs de l’argumentation adoptée de notre temps par de célèbres apologistes de la foi. On ne contestera pas, je pense, qu’ils s’occupent moins que ceux d’une autre époque de l’expliquer et de la démontrer par elle-même, et que le travail cent fois plus attachant de rechercher dans ses dogmes la preuve de sa vérité a fait place à l’habitude batailleuse d’accuser d’erreur, de contradiction, de mensonge et de pis encore, non-seulement les doctrines contraires, mais toutes les doctrines humaines, d’opposer l’unité à la discordance, la constance à la variation, l’autorité à l’examen, en sorte que ce qu’on appelle la question de l’église est devenue la principale question, et que l’on pourrait dire, ou peu s’en faut, non que l’église est fondée sur la vérité, mais la vérité sur l’église. Disons bien que cette méthode n’est pas absolument condamnable ; nous savons dans quelle mesure elle est admissible, et surtout combien elle peut être utile ; nous remarquons seulement qu’elle est dominante, presque exclusive, et nous craignons que, ainsi employée, elle ne soit plus propre à produire des réactions religieuses que des conversions religieuses.
Apercevoir et dénoncer l’erreur est facile. Plus facile encore est de convaincre la science humaine d’inconstance, et l’histoire de l’esprit humain est celle de ses contradictions. La satire de l’esprit humain est si aisée et si tentante, qu’elle est la philosophie de ceux qui n’en ont pas. Non-seulement les esprits profondément moqueurs, Montaigne, Rabelais, Voltaire, s’y plaisent, mais les hommes frivoles qui ne pensent à rien, les heureux du monde, les gens blasés, ceux qui livrent toute leur âme aux plaisirs et aux intérêts de cette vie, sont prêts à dire et aiment qu’on leur répète que la science est vanité. On se trouve d’intelligence avec tous ceux qui envient ou imitent les voluptés de Salomon, quand on leur redit ses railleuses conclusions. La polémique amuse la malignité de notre esprit. Il faudrait bien de la maladresse pour qu’elle ne rencontrât pas souvent juste ; il y a des objections à tout ; point de doctrine qui n’ait son faible ; la vérité est parfaite, mais elle n’est qu’imparfaitement connue, et rien n’est facile comme d’appuyer sur les obscurités et les lacunes de la connaissance pour ébranler et décrier la connaissance même. Cette entreprise a quelque chose qui divertit et qui passionne. Voilà bien des motifs pour exciter beaucoup d’esprits à préférer la négation à l’affirmation, l’attaque à la défense, l’invective à l’enseignement ; mais de telles raisons ne peuvent déterminer des écrivains et des prédicateurs habiles et convaincus à suivre la voie où nous les voyons marcher.
La critique dirigée avec talent et avec énergie contre des systèmes dépourvus de l’appui d’une autorité extérieure, livrés à l’inquisition de l’esprit, aux hasards et aux caprices du talent, modifiés ou altérés suivant les époques, toujours incomplets ou obscurs par quelque côté, toujours discutables en un point, puisqu’il y a de l’insoluble dans les choses, cette critique conduit à peu près sûrement le commun des intelligences à l’incertitude, au doute, parfois à une incrédulité dédaigneuse. Puis, comme le scepticisme n’est pas une situation tenable pour des esprits sérieux, ni même pour tous les esprits frivoles, il se change en une disposition favorable à une doctrine qui parle avec autorité, se proclame hautement immutable, et ajoute à la grandeur des dogmes la beauté des préceptes, l’éclat et la multitude des exemples, les promesses et les consolations. Peu importe que, pour se recommander à des esprits désolés, cette doctrine, telle qu’on la prêche aujourd’hui, affirme après avoir nié, se joue des objections dont elle s’est servie, et qu’après avoir poussé au doute, elle rappelle à la croyance. Si l’on a suscité ou développé le mal, on apporte le remède. Les sentimens qu’on a excités tournent au profit des idées qu’on veut inspirer. Le découragement ramène à la foi. En affaiblissant dans la raison le ressort de la conviction, on augmente parfois dans les cœurs le besoin de croire. Pascal n’a pas caché combien il trouvait puissante cette manière de gagner les âmes, et l’on a pu dire : Faites cent sceptiques, vous ferez cinquante croyans. — Je ne les appelle pas tout à fait des chrétiens, parce que ce titre convient à une foi assise sur des fondemens plus fermes et d’un ordre plus élevé.
Le temps où nous vivons est singulièrement favorable à l’art de prendre les hommes par le découragement. Les traditions de toutes sortes sur lesquelles s’appuyaient les sociétés modernes ayant été, depuis la fin du siècle dernier, ébranlées, il est devenu nécessaire, quand même ce n’aurait pas été le goût général, de leur donner, par voie d’examen et de recherche, de nouvelles institutions, presque de nouvelles mœurs. Il a fallu tenter de transformer des opinions en coutumes. C’est la raison moderne qui a entrepris de reconstituer la société, et avec tout le respect qu’on lui doit, on est forcé de lui dire que jusqu’à présent elle a médiocrement réussi. Il y a eu de grandes tentatives et de petits succès. De là d’innombrables déceptions. La faiblesse et le scrupule, l’honnêteté et le préjugé, l’intérêt qui se donne pour la vertu, la peur qui se fait passer pour la raison, jettent des masses entières dans une aveugle réaction contre des idées dont on désespère pour en avoir trop espéré. En France surtout, où l’on croit que pour être logique il faut être extrême, on se lance dans un pyrrhonisme illimité. C’est à l’aide d’une disposition semblable qu’au commencement de ce siècle, des écrivains distingués crurent pouvoir rétablir le passé tout entier dans la croyance sociale, et essayèrent la restauration morale de toutes les sortes d’ancien régime, la religion comprise, qu’ils semblaient considérer surtout du côté de la politique. On peut douter que ce mélange de ce qui est consacré à l’éternité avec des établissemens de leur nature périssables ait été heureusement conçu, et l’église a paru, depuis quelques années, vouloir s’affranchir d’une importune solidarité ; mais elle n’a eu garde de renoncer à employer pour une fin spirituelle les besoins moraux d’une société souffrante. Nous parcourons une période qui présente quelques analogies avec le début de ce siècle. Plus que jamais les gémissemens se font entendre depuis dix à douze ans sur l’état anarchique des intelligences. On a encore propagé, envenimé ce mal en le déplorant. Dans ces dernières années, les événemens, toujours si puissans sur les imaginations, ont achevé d’abattre les esprits. On dirait que le ressort de la raison est brisé. De nobles souffrances, de honteuses misères ont détruit dans la société tout bon sentiment d’elle-même, ce que Cicéron appelait bona spes suî. Certes, ce ne serait pas un mauvais service à rendre à cette multitude humiliée que de relever ses regards vers les choses célestes, et si l’église, sans tremper dans aucune politique, saisit cette occasion de reprendre plus d’empire, qui pourrait s’en plaindre et surtout le lui reprocher ? Que pour une telle œuvre, dans une telle situation des esprits, les raisonnemens pris de l’incertitude des opinions humaines aient une grande valeur de circonstance, qu’il soit naturel et licite de s’en servir, c’est ce qu’on ne saurait contester, dût la foi ainsi obtenue ressembler à une simple opinion, et rester à la surface de l’esprit, sans pénétrer jusqu’à l’homme intérieur.
D’ailleurs, si l’on peut abuser de ce moyen de prosélytisme, s’il ne produit pas toujours des résultats profonds ni solides, s’il doit beaucoup aux circonstances, il n’est pas en lui-même dénué de valeur rationnelle. Décréditer successivement tous les systèmes, comme variables et discordans, comme dépourvus d’une autorité durable et étendue sur les esprits, enfin comme liés par un fil logique à d’autres opinions dangereuses en politique ou en morale, qui paraissent condamnées par les événemens, et de là conclure en faveur d’une doctrine qui, en fait, a plus de fixité, qui se maintient au milieu des vicissitudes du monde sous la garde d’une autorité extérieure, c’est attaquer les esprits par des considérations sérieuses, à défaut d’argumens démonstratifs, et il peut se rencontrer des intelligences qui en seront plus touchées qu’elles ne le seraient d’une preuve directe de la vérité de la doctrine.
Mais c’est une règle importante que de réduire cet argument à sa juste portée, et que d’en user avec une rigoureuse bonne foi. Ainsi d’abord, il faut éviter une certaine faute très commune contre la logique. On oppose ordinairement la philosophie à la foi catholique, c’est-à-dire quelque chose de général et de vague, à quelque chose de déterminé. Qu’entend-on par philosophie ? — Toutes les philosophies. — L’autre terme de comparaison devrait donc être la religion, en désignant par ce mot toutes les religions. Alors on serait en droit d’étaler les luttes et l’influence successive du scepticisme, du matérialisme, de l’idéalisme, du spiritualisme, et de faire combattre entre eux Anaxagore, Zenon, Épicure, Platon, Aristote, Carnéade, Plotin, et la multitude des modernes ; mais on examinerait par contre quelles ont été les variations et les dissidences des religions, celles de l’Inde et de l’antiquité, le judaïsme et ses divisions, enfin, dans notre christianisme même, ses hérésies, au nombre desquelles plusieurs écrivains religieux comptent jusqu’au mahométisme. À la diversité des écoles on opposerait la diversité des sectes, et peut-être verrait-on qu’il faut s’en prendre de ces tristes variations moins aux doctrines qu’à la nature de l’esprit humain. Pour raisonner régulièrement, il faudrait, par exemple, comparer la foi catholique, non assurément sous le rapport de la vérité, mais sous celui de la stabilité, à une doctrine déterminée. Et pour ne pas choisir la meilleure, l’épicuréisme, par exemple, a-t-il beaucoup changé ? Je ne sais, mais rien ne se ressemble plus, pour la manière de raisonner de Dieu et de l’homme, que la doctrine d’Épicure ou même de Démocrite et celle des écoles sensualistes qui la représentent chez les modernes. Rien n’est changé, excepté les noms. En insistant trop sur ces réflexions, je laisserais croire que je ne vois, en effet, aucune différence, au point de vue de la fixité et de l’autorité, entre la religion et la philosophie, quand je veux dire seulement qu’il ne faut pas exagérer cette différence à l’aide d’un paralogisme. Seconde observation. On fait valoir quelquefois l’argument de la perpétuité du catholicisme, en telle sorte qu’il se réduit à dire que l’église catholique est encore catholique. Si sa perpétuité avait été de fait combinée avec l’universalité, si les hérésies n’étaient pas sorties de son sein, on pourrait prétendre qu’elle ne s’est jamais divisée. Mais ses divisions à elle ce sont les hérésies, et il serait trop commode de faire abstraction des sectes qui s’en sont séparées, pour ne considérer que les fidèles qui sont restés dans son sein, et conclure qu’elle n’a connu ni variations, ni discordes. Ce serait un truisme que de dire que le catholicisme est invariable chez les catholiques qui n’ont pas changé. Il a changé apparemment chez tous les catholiques qui sont devenus grecs, luthériens, calvinistes, déistes, incrédules. Cette observation d’une puérile évidence a pourtant été incessamment négligée.
Voici, ce me semble, en quoi est fondé un argument qu’il faut limiter mais non proscrire. D’abord la religion, par sa nature même, a plus d’autorité que la philosophie. Par les sentimens auxquels elle s’adresse, par les formes qu’elle emploie, par le langage qu’elle parle, par le salutaire effet de la crainte et de l’espérance, elle donne aux dogmes qu’elle enseigne et aux préceptes qu’elle en déduit plus d’empire, de solidité, de popularité. La foi qu’elle inspire est donc plus forte, plus stable, plus transmissible que la conviction philosophique. Si l’on sort des généralités, il sera facile de montrer que ces avantages appartiennent éminemment à l’église catholique, et d’établir par sa constitution et son histoire qu’elle est particulièrement propre à s’emparer de l’indocilité du cœur et de l’esprit humain. De là à opposer sa force de conservation à l’instabilité des choses du monde, l’ordre intérieur qu’elle peut maintenir autour d’elle quand on croit en elle au désordre toujours renaissant des intelligences dispersées par le vent du siècle, le pas est facile à franchir, et l’on arrivera par cette voie, non à démontrer en principe la vérité de la doctrine, mais à y ramener beaucoup d’esprits, surtout à leur persuader qu’il est désirable qu’elle soit vraie, ou du moins que la foi se raffermisse et s’étende.
Cet argument, j’en conviens, est plutôt politique ou moral que métaphysique. Il est politique, car il appuie la foi sur le bien de la société ; il est moral, car il admet que l’état de foi est meilleur pour l’âme que l’état d’incrédulité. Il provoque par de sérieuses considérations les dispositions favorables à la religion : il motive suffisamment les réactions religieuses, et toute église qui saura s’en servir avec dignité et modération pourra déterminer en sa faveur un mouvement durable ; mais ce serait, je crois, outrer cet argument que d’en faire sortir le scepticisme universel, ou que de le regarder comme suffisant pour établir la vérité du christianisme. À lui seul il ne fera jamais un bon chrétien, il pourra seulement disposer à le devenir.
On remarquera en effet que les considérations prises de l’état des âmes croyantes dans ses rapports avec le bien moral de la société et de l’individu pourraient s’accommoder avec une religion fausse comme avec une véritable. Plus d’un auteur moderne a plaint les Romains d’avoir, avant César, négligé le culte des faux dieux, et l’on a imputé à l’affaiblissement de leur religion la chute de leurs mœurs et de la république. Ce qui est plus vrai et ce qui doit donner à réfléchir, c’est que quand on raisonne au point de vue de la discipline morale de la société, l’exemple des pays protestans doit être cité le premier. Les écrivains de l’église ne sauraient donc se servir avec trop de précaution d’une arme qui peut les blesser, et cet argument, pliable en plusieurs sens, ne les dispense pas d’appuyer la religion catholique sur la démonstration directe de sa vérité, œuvre grande, difficile, que l’état des esprits et des doctrines rend nouvelle et ne permettrait pas de traiter sans une philosophie profonde. Ce que nos pères appelaient une démonstration évangélique serait une œuvre très opportune ; car ce qui provoque nos objections chez les modernes apologistes, ce n’est pas la thèse, mais l’argument. Une certaine défaveur s’attache, je le sais, à toute réfutation, si mesurée qu’elle puisse être, d’une doctrine qui se donne pour orthodoxe. Autant on aimerait à braver les attaques de l’esprit de secte ou de parti, autant on est porté à tenir compte du sentiment de regret qu’éprouvent d’honnêtes gens, pleins de foi, ou de respect, ou de scrupules, lorsqu’ils voient, au milieu de tant d’autres erreurs plus répréhensibles ou plus funestes, la critique s’attacher à celles qui peuvent se rencontrer dans un ouvrage dicté par le sentiment chrétien. Où est l’intérêt en effet, si l’on ne nourrit pas contre la foi d’inimitié cachée, de signaler quelques faibles raisons, qui, mêlées à d’excellentes, peuvent contribuer à la défendre, à la propager, à l’affermir ? Une rigueur excessive à l’égard des moyens de la cause ne trahit-elle pas plus que de l’indifférence pour la cause même ? Que faut-il désirer après tout dans ces temps de péril ? N’est-ce pas que l’humanité croie ? et qu’importe comment la croyance est obtenue ?
Je pourrais répondre en me couvrant de grands exemples, dont quelques-uns sont sacrés. Combien de docteurs chrétiens, dans leur sévérité consciencieuse, n’ont pas voulu souffrir une adultère alliance de la vérité et de l’erreur, et, au risque de perdre quelques bonnes semences, ont passé au crible les plus pieuses théories ! La doctrine du christianisme doit être ce métal pur qui, éprouvé par le feu, reste au fond du creuset. Je pourrais ajouter que, malgré des apparences dont on fait grand bruit, les temps d’empire de la philosophie ne sont pas tellement éloignés, qu’il soit indifférent de souffrir la confusion de la bonne avec la mauvaise, et d’encourager des systèmes qui ne laissent à l’intelligence humaine aucun milieu entre la foi absolue, toujours rare comme une grâce spéciale, et des doctrines de pyrrhonisme qui dégradent la conscience et la raison. Quand on pense avec Descartes et Leibnitz, avec saint Thomas et Bossuet, qu’il y a des vérités communes à la science et à la religion, vérités que la première démontre à la raison comme la seconde les révèle à la foi, c’est un devoir envers la vérité que de défendre le droit et le nom de la philosophie contre tout effort pour l’ébranler dans ses fondemens et pour la diffamer dans son honneur. Aucun de ces motifs ne m’est étranger et ne me trouve insensible, je l’avoue ; mais il en est d’autres encore, et dont l’importance est plus grande pour la société et pour l’église. Ceux-là, je les dirai sans détour.
La raison par elle-même ne saurait atteindre à la vérité : voilà le principe absolu qu’au mépris des autorités les plus augustes, des antécédens les plus respectés, on veut placer au centre des sciences, appuyées toutes sur le principe contraire. Si l’on en croyait les nouveaux Tertulliens, ce principe unique serait toute la philosophie qui resterait à l’esprit humain, et cette philosophie serait rigoureusement identique au scepticisme universel ; elle ferait donc crouler sur leurs bases toutes les croyances, et, selon moi, toutes les vérités que l’esprit humain s’est conquises par ses propres forces, non pas seulement depuis soixante ans, mais depuis trois siècles. Ce n’est point par accident ni caprice, c’est par une conséquence naturelle, irrésistible, que la réaction, renversant tout sur sa route, est remontée jusqu’au moyen âge. Comme un conquérant vaincu, l’esprit humain, dans cette désastreuse retraite, devrait tout ravager sur son passage et ne laisser que des ruines en se retirant. Qu’on ne dise pas que j’exagère : il n’y a rien de ce que nous croyons avoir appris de neuf en législation, en économie publique, en morale sociale et dans les sciences mêmes, qui ne soit remis en doute, si par ses propres forces la raison humaine ne peut atteindre à la vérité. Je ne parle pas des idées libérales en particulier, je ne parle pas des principes de 89 ; je n’en parle pas, mais j’y pense. Est-il besoin de dire que la nouvelle doctrine les emporte en débris ? Comment le lui reprocher ? Elle n’a, j’en ai peur, été inventée que pour cela.
Mais s’il en est ainsi, quelles sont les conséquences ? Souffrez que je vous les dise, et vous me direz si vous les acceptez. Elles sont graves pour la société entière ; elles le sont pour les fidèles, elles le sont pour l’église elle-même. Supposez que toute voix qui s’élève dise aux hommes que rien de ce qui n’est pas révélation ne mérite foi ni respect ; ces hommes sont des fidèles ou ils n’en sont pas. Pour ceux-ci, leur situation est claire : ayant rejeté la révélation, ils ont tout rejeté. Le divin flambeau est éteint dans leur âme, et, livrés à eux-mêmes dans une nuit funeste, ils n’y marchent qu’à tâtons, non plus guidés par la raison ou la conscience, mais poussés par des appétits ou emportés par des passions. Comme les aveugles chez qui se perfectionnent tous les sens qui restent, ces gens ne se développent plus que dans l’art de la fortune ou du plaisir. Voilà pour les incrédules. Quant aux fidèles, sans doute un asile leur demeure, et qui ne leur envierait alors le saint privilège de croire à quelque autre chose que la volupté ou le profit ? mais le monde n’est pas un monastère, la théocratie n’est pas réalisée. La société laïque est réglée, dirigée, soutenue par une foule de lois et de croyances sur lesquelles l’église et la révélation sont muettes. Tout ce qui s’est accompli, tout ce qui s’est commandé, tout ce qui s’est pensé en dehors de l’autorité sacrée, sur la foi de la raison humaine, dans ces derniers siècles et surtout de nos jours, tout cela est donc vain, tout cela est arrogance et chimère ! toutes les sciences humaines, n’étant qu’humaines, ne méritent que mépris ou pitié ! Il n’y a point en elles de vérité, puisque la seule autorité dépositaire de la vérité n’y commande pas. Vainement la raison veut-elle distinguer entre les opinions, les systèmes, les partis, là condamner, ici absoudre : qu’en sait-elle ? Par elle-même, elle n’atteint pas à la vérité. Que parle-t-on de principes ? il n’y en a pas ; la société temporelle n’en saurait avoir. Elle en a donc manqué depuis soixante ans. Depuis soixante ans, tout est indifférent. La politique est l’empire légitime du scepticisme : ni vrai, ni faux, ni bien, ni mal. Ainsi le scepticisme, en inspirant aux incrédules le culte des faits, aux croyans l’indifférence à tous les faits, conduit les uns et les autres au même néant, la négation du droit.
Parlé-je ici d’un mal possible ? Plût à Dieu, hélas ! C’est le mal du temps. Je suis convaincu, et il y a longtemps, et ce mal a fait de cruels progrès, que le scepticisme est le vice mortel de la société française. — Le scepticisme religieux, va-t-on me dire. — Est-ce qu’il y en a deux ? Les principes sur lesquels on fonde le doute absolu en matière de science humaine ont-ils des limites possibles dans leur application ? Quand la raison a succombé sous leur atteinte, peut-elle se relever pour défendre le dogme et leur fermer le ciel après leur avoir abandonné la terre ? Quiconque aujourd’hui travaille pieusement pour le scepticisme porte du bois à l’incendie, et les incrédules de la raison, qu’ils le sachent bien, livrent le monde aux incrédules de la foi.
Si donc par impossible les nouvelles doctrines venaient à prévaloir dans le sein de l’église, elle tiendrait elle-même, sur tout ce qui n’est pas dogme, école de doute et d’indifférence ; elle autoriserait par ses leçons le mépris de toute leçon, et tendrait à constituer à la lettre en dehors d’elle une société sans foi ni loi. Compromise elle-même par un dédain qui aurait les mêmes effets que la complaisance, elle paraîtrait se prêter à toutes choses, parce qu’elle n’adhérerait à rien, et, récusant toutes les règles qu’elle n’a point posées, elle encouragerait ceux qui osent tout et ceux qui souffrent tout ; elle donnerait des prétextes à l’audace et des excuses à la bassesse. L’idée chrétienne du néant des choses humaines, qui ne doit inspirer que le désintéressement spirituel, viendrait en aide à l’insouciance qui déprave les sociétés, et la sagesse désabusée de Salomon servirait à justifier la morale d’Épicure. Une pitié superbe pour les vaines contentions du monde engendrerait un détachement sans conscience, la parure et le sophisme de la servitude. Que l’église daigne y réfléchir ; pour le chétif plaisir de se venger de quelques écrivains qui lui ont déplu, est-il bon qu’elle porte la sape aux fondemens de toute croyance, et lui importe-t-il qu’il y ait sur la terre du respect et du dévouement de moins ? Est-ce rendre hommage à la Providence que d’affaiblir systématiquement la confiance dans le vrai, l’espérance dans le bien, que de délier la raison de toutes les convictions qui l’obligent, et de rendre les choses humaines plus méprisables, afin de mieux satisfaire le triste orgueil de les mépriser ? Nous osons conjurer le clergé de France d’avoir toujours présente à la pensée cette belle parole de saint Augustin : « Ce qui avilit la dignité de l’homme ne peut être un moyen de plaire à la majesté divine. Nullo modo his artibus placatur divina majestas quibus humana dignitas inquinatur, »
CHARLES DE REMUSAT.