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IV


Depuis plusieurs semaines, l’ermite vivait avec une pensée qui ne le quittait plus. Était-ce juste d’accepter cette situation dans laquelle il s’était trouvé, non par sa propre initiative, mais par celle du supérieur et de l’archimandrite. Ces doutes étaient venus dès la première guérison, celle de l’enfant. Et depuis, de jour en jour, il savait que sa vie extérieure se développait au détriment de sa vie intérieure. On eût dit qu’on le retournait.

Serge voyait qu’il était devenu un moyen pour attirer au couvent visiteurs et donateurs. Il constatait que les autorités monacales le plaçaient dans des conditions telles qu’elles favorisaient un rendement utilitaire. Par exemple, on ne lui donnait plus les moyens de travailler, en lui demandant, par contre, de ne pas épargner ses bénédictions aux visiteurs qui venaient le trouver.

On fixa donc les jours de réception et on construisit une salle à cette seule fin. Les femmes qui se précipitaient à ses pieds étaient contenues par une barrière afin qu’elles ne s’approchassent point trop près de lui.

On lui disait aussi qu’il était indispensable aux hommes et qu’en servant la loi du Christ, la loi de l’amour, il ne pouvait se refuser à leur désir de le voir, car cet éloignement serait une cruauté.

Tout en reconnaissant le bien-fondé de ses observations, il sentait cependant que la source d’eau vive qui était en lui se tarissait de plus en plus et que tous ses actes étaient plutôt pour les hommes que pour Dieu. Enseignait-il les visiteurs, les bénissait-il simplement, priait-il pour les malades, donnait-il des conseils sur leur façon de vivre, recevait-il des remerciements de ceux qu’il avait guéris ou simplement mis sur le bon chemin, toujours et chaque fois il lui était impossible de ne pas se réjouir, de ne pas s’inquiéter des résultats de son activité, de son influence sur les hommes. Il avait pensé jadis être une lumière vive, mais plus il vivait, plus il sentait l’atténuation de la divine lumière de la vérité qui était en lui.

« Dans ce que je fais, quelle est la part de Dieu et celle des hommes ? » Telle était la question qui le torturait et à laquelle il ne pouvait ou plutôt ne voulait pas se décider à répondre. Il sentait aussi que le Malin avait remplacé son activité divine par une activité humaine. Tout en s’avouant la peine et la fatigue dont l’accablaient ses visiteurs, au fond du cœur il s’en réjouissait cependant, heureux qu’il était des louanges qu’on lui prodiguait.

Il fut même un temps où il avait décidé de partir, de se cacher. Il avait tout préparé pour ce faire. Ayant dit au supérieur qu’il avait besoin de quelques vêtements pour distribuer aux pauvres, il dissimula ces vêtements dans sa cellule. Puis il se mit à préparer son plan : il allait s’habiller, couper ses cheveux et partir. Il prendrait d’abord le train, qui le conduirait à trois cents verstes de là. Puis il descendrait et irait visiter les villages.

Autrefois, il avait recueilli des renseignements auprès d’un vieux soldat vagabond. Celui-ci lui avait dit où il fallait aller pour être bien reçu. Le père Serge voulut suivre ces indications. Et une nuit même, il revêtit la vieille défroque paysanne et déjà se disposait à partir, quand l’indécision le saisit soudain, et il resta. Depuis ce temps, les vêtements de moujick lui rappelaient ses pensées et ses sentiments passés.

Le nombre des visiteurs devenait plus important de jour en jour. En revanche, le temps dont il disposait pour la prière et la méditation diminuait. Parfois, il songeait qu’il était semblable à un coin de terre où, jadis, aurait jailli une source.

« Il y avait une faible source d’eau vive qui coulait en moi. C’était une vie véritable, quand, pour me tenter, elle vint. (Il voulait dire la mère Agnès dont le souvenir, le souvenir de cette nuit de paroxysme, le plongeait en extase.) Elle but de cette eau claire, mais depuis ce temps-là les assoiffés arrivent, se bousculent et se repoussent les uns les autres. Et c’est ainsi qu’ils la tarissent et la transforment en boue. »

Il songeait ainsi dans ses meilleurs instants, mais son état habituel était la fatigue et l’apitoiement devant sa propre fatigue.

On était au printemps, la veille des Rogations. Le père Serge servait un salut dans la petite chapelle qu’on avait érigée dans sa grotte. Les fidèles, au nombre d’une vingtaine, l’emplissaient jusqu’à l’entrée. Ce n’étaient que seigneurs et marchands. Car bien que le père Serge reçût tout le monde, le moine du couvent faisait un choix. Une foule de moujiks, de pèlerins et de femmes se pressaient dehors en attendant l’apparition de l’ermite dont ils espéraient la bénédiction. Le saint homme officiait et, quand il sortit, se dirigeant vers le tombeau de son prédécesseur, le bienheureux Hilarion, pour le saluer, il vacilla et serait tombé si le moine et un marchand qui lui avaient servi de diacres ne l’eussent soutenu.

— Qu’avez-vous, petit père ? Qu’avez-vous, Père Serge ? Mon Dieu ! vous êtes devenu blanc comme un linge !

L’ermite, bien que remis de son malaise, mais encore très pâle, repoussa doucement les deux hommes qui le soutenaient et se remit à chanter. Le père Séraphin, le diacre, les chantres et Mme Sophie Ivanovna qui, habitant dans le voisinage, s’était dévouée au service du père Serge, lui demandèrent d’interrompre l’office.

— Ce n’est rien, ce n’est rien, dit-il, souriant à peine dans sa barbe.

« C’est ainsi que font les saints », se dit-il en lui-même.

— Ange divin, saint homme ! entendit-il derrière lui. C’était la voix de Sophie Ivanovna et celle du marchand qui l’avait soutenu.

Mais, n’écoutant pas les objurgations, il continua l’office et tous, en se pressant, passèrent par les étroits corridors pour arriver à la petite chapelle.

Le service terminé, le père Serge bénit les assistants et vint s’asseoir sur un banc au pied de l’orme qui se trouvait à l’entrée de la grotte. Il sentait qu’il avait besoin de se reposer, de respirer l’air pur. Mais, dès sa sortie, la foule des pèlerins se précipita vers lui, quémandant les bénédictions, les conseils et l’aide morale. Il y avait là de ces femmes qui hantent sans cesse les lieux de pèlerinage et qui s’attendrissent devant chaque sanctuaire. L’ermite connaissait ce type froid, conventionnel, sans vraie religion. Il y avait aussi des pèlerins, la plupart anciens soldats, ayant perdu l’habitude de la vie sédentaire, des vieillards misérables et ivrognes qui errent d’un couvent à l’autre pour y trouver quelque nourriture. Il y avait encore des paysans et des paysannes ne voulant égoïstement que la guérison ou la solution des problèmes des plus terre à terre : le mariage d’une fille, la location d’une boutique, l’achat d’une terre ou la rémission du péché d’adultère. Il connaissait cela depuis longtemps et ne s’y intéressait que peu ; il savait qu’il n’apprendrait rien de nouveau, que tous ces visages ne provoqueraient chez lui aucun sentiment de piété, mais il aimait à voir cette foule, car il savait qu’il leur était indispensable par ses bénédictions et ses paroles. C’était une charge, mais cependant agréable. Le père Séraphin ayant voulu les chasser en disant que le père Serge était fatigué, il se souvint des paroles de l’Évangile : « Laissez venir à moi les petits enfants », s’attendrit à ce souvenir et demanda qu’on les laissât approcher.

Il se leva, alla vers la barrière derrière laquelle ils se pressaient, les bénit et, de sa voix dont la faiblesse l’émouvait lui-même, répondit à leurs questions. Mais, malgré sa meilleure volonté, il ne put leur répondre à tous. Il eut un éblouissement, vacilla et se retint à la barrière. Le sang affluait à la tête, il pâlit, puis à nouveau devint rouge.

— À demain, donc ! Je n’en puis plus aujourd’hui, dit-il, se dirigeant vers la banquette, soutenu par le marchand qui avait pris son bras.

— Père, cria-t-on dans la foule, petit père, ne nous abandonne pas. Nous serions perdus sans toi !

Le marchand, qui venait de faire asseoir le père Serge sous l’orme, prit sur lui de faire la police et s’employa activement à chasser les importuns. Il est vrai qu’il parlait à voix basse et que le père Serge ne pouvait l’entendre, mais ses paroles étaient fermes et même coléreuses.

— Fichez-moi le camp ! Il vous a bénis, que voulez-vous encore ? Partez ou je vous casse la figure. Allons, allons. Toi là-bas, la tante, avec ton mouchoir sale, allons, va-t-en ! Où veux-tu aller ? On t’a dit que c’était fini. Demain, à la volonté de Dieu, mais aujourd’hui, il faut partir.

La vieille femme insistait.

— Oh ! petit père, laissez-moi seulement contempler d’un œil son saint visage.

— Je vais te contempler, moi, attends un peu !

Ayant remarqué que le marchand agissait sévèrement, le père Serge dit à son frère-lai qu’on ne devait pas chasser le peuple. Il savait bien que, malgré tout, ils seraient chassés, mais il intervenait pour faire une bonne impression.

— Bien, bien répondit le marchand. Je ne les chasse pas, je leur explique. Sans pitié, ils sont capables d’achever un homme qui ne pense qu’à eux. Allons ! allez-vous-en ! Demain !

Et il chassa tout le monde.

Le marchand faisait du zèle, car il aimait l’ordre et se plaisait à avoir de l’autorité sur le menu peuple, à le bousculer, et surtout parce que le père Serge lui était nécessaire. Il était veuf et il avait conduit ici, à quatorze cents verstes, sa fille unique toujours malade et qui ne pouvait se marier, afin qu’elle fût guérie par l’ermite. Depuis deux ans, on l’avait soignée vainement en différents endroits. Debord dans une clinique d’une ville universitaire, puis chez un moujik rebouteux, dans le gouvernement de Samara.

Le marchand tomba de nouveau à genoux et joignit les mains. Le père Serge songea combien difficile était son rôle et avec quelle humilité il le supportait. Puis, après un court silence, il soupira lourdement :

— Bien, amenez-la ce soir. Je prierai pour elle, car maintenant je suis fatigué.

Le marchand sortit sur la pointe des pieds, ses chaussures craquant encore davantage, et l’ermite resta seul.

Sa vie entière était comblée de services et de visites. Mais cette journée avait été particulièrement pénible. Un haut fonctionnaire était venu dans la matinée pour causer longuement avec lui. Après cela vint une femme, en compagnie de son fils, un jeune professeur, qu’elle avait conduit au père Serge pour la conversion possible. La conversation avait été désagréable. Il était évident que le jeune homme, ne voulant pas discuter avec le moine, faisait semblant d’être du même avis. Mais le Père Serge voyait que, malgré son athéisme, son visiteur était parfaitement heureux. Il était tranquille et calme. Aussi se souvenait-il de cet entretien avec un mécontentement visible.

— Voulez-vous manger, petit père ? demanda le frère-lai.

Le frère se retira dans la petite cellule voisine et le Père Serge resta seul.

Le temps était passé depuis longtemps où le Père Serge, vivant seul, se nourrissait uniquement d’un peu de pain. On lui avait démontré qu’il n’avait pas le droit de compromettre sa santé et on le nourrissait maintenant d’aliments maigres, mais sains. Il n’en mangeait pas beaucoup, mais en comparaison plus qu’avant, souvent avec un plaisir particulier, et non comme avant, avec répulsion et avec cette conscience du péché possible qui l’avait hanté. Il en fut de même ce jour-là ; il mangea du gruau d’avoine ; un demi-pain blanc et but une tasse de thé.

Puis, le frère parti, l’ermite resta seul sous l’orme. C’était une belle soirée de mai. Les jeunes feuilles couvraient à peine les trembles, les bouleaux, les ormes et les chênes. Les taillis de sureaux étaient en fleurs et le rossignol, dans le bois, alternait avec deux ou trois autres qui se tenaient sans doute dans les buissons du bord de la rivière. Un chant lointain, celui des ouvriers qui revenaient des champs, arrivait jusqu’à lui.

Le soleil venait de se coucher derrière la forêt et lançait ses rayons brisés à travers la verdure. Tout ce côté était d’un vert tendre, tandis que l’autre, où était l’orme, s’assombrissait. Les hannetons voletaient, se heurtaient et tombaient.

Le Père Serge faisait sa prière mentale : « Seigneur Jésus, fils de Dieu, aie pitié de nous. » Puis il se prit à réciter un psaume au milieu duquel il s’arrêta, car un moineau hardi arrivait soudainement près de lui et, piaillant, sautilla devant lui. Effrayé par on ne sait quoi, il s’envola et l’ermite reprit sa prière dans laquelle il parlait de renoncement. Il se pressait de la terminer pour faire venir le marchand et sa fille malade, à laquelle il commençait à porter intérêt. C’était une distraction, des figures nouvelles, ce père et sa fille qui le considéraient comme un saint dont la prière est toujours exaucée. Bien qu’il s’en récusât au fond de lui-même, il se considérait comme tel.

Il lui arrivait parfois de s’étonner que lui, Stéphane Kassatski fût devenu un saint capable de miracles, car il ne doutait pas de son pouvoir. Il ne pouvait ne pas croire aux miracles, car il les avait vus lui-même, depuis celui du petit garçon rachitique, jusqu’à la vieille à laquelle ses prières avaient rendu la vue. Si étrange que cela parût, c’était ainsi. La fille du marchand l’intéressait parce que c’était nouveau, qu’elle avait foi en lui et encore parce qu’il lui fallait essayer sur elle son pouvoir, ce qui allait encore augmenter sa renommée.

« On fait des milliers de verstes pour venir me voir. On parle de moi dans les journaux, le souverain me connaît et même l’Europe mécréante », songea-t-il.

Et, soudain, il eut honte de son orgueil et se remit à prier.

« Seigneur, Roi du Ciel, Consolateur divin, âme de la vérité, venez et descendez en moi, purifiez-moi de tout mal et sauvez mon âme. Purifiez-moi de l’abject orgueil humain qui me domine », répéta-t-il en se rappelant combien de fois et combien en vain il avait prié de la sorte.

Sa prière faisait des miracles pour les autres, mais lui-même n’était jamais parvenu à recevoir de Dieu la libération de cette misérable passion.

Il songea aux oraisons d’autrefois, alors que le Tout-Puissant semblait avoir accueilli ses suppliques.

Il était pur alors et avait eu le courage de se trancher un doigt. À ce souvenir, l’ermite contempla le tronçon rétréci du membre mutilé et, le portant à ses lèvres, le baisa. Il lui sembla alors qu’il avait été humble et que l’amour divin avait résidé en lui. Il se rappela avec quelle tendresse il avait accueilli un vieillard, ce soldat ivre qui lui demandait de l’argent, et elle, la jeune femme…

Et maintenant ? Il se demandait s’il aimait quelqu’un ? Sophie Ivanovna, le père Sérapan ? Avait-il ressenti de l’amour pour ceux qu’il avait vus ce jour-là ? Pour ce jeune savant, avec lequel il s’était entretenu en pensant uniquement à montrer sa sagesse et combien il était au courant de la science contemporaine ? Il constata aussi qu’ayant besoin de l’amour des autres, lui-même n’aimait personne… Il n’y avait en lui ni amour, ni humilité.

Il avait été heureux d’apprendre que la fille du marchand n’eût que vingt-deux ans et maintenant il était impatient de la savoir jolie et pleine de charme féminin.

— Est-il possible que je sois tombé si bas ? songea-t-il en joignant les mains.

Les rossignols répandaient leur chant dans la pénombre. Un insecte grimpa le long de sa nuque.

— Mon Dieu, aidez-moi, soupira-t-il.

Puis le doute revint.

« Existe-t-il en réalité ? Je frappe à une porte fermée de l’intérieur. Le cadenas est pendu au dehors et j’aurais dû le voir. Ce cadenas, c’est le rossignol, la nature… Ce jeune homme avait peut-être raison.

Et il pria longuement jusqu’à ce que ses pensées fussent disparues et qu’il se fût senti rassuré et calme. Il tira alors la sonnette et dit au frère accouru d’amener le marchand et sa fille.

Le couple arriva et aussitôt le père se retira en laissant sa fille dans la cellule.

C’était une blonde, très pâle, très douce, à la figure enfantine et aux formes attrayantes. Il l’avait bénie à son arrivée et demeura terrifié de la façon dont il regardait son corps, au moment où elle avait passé devant lui. Il avait lu sur son visage qu’elle était très sensuelle et faible d’esprit.

Quand le Père Serge rentra dans sa cellule, elle se leva du tabouret sur lequel elle était assise.

— Je veux aller chez papa, dit-elle.

— Ne crains rien, dit-il. Où as-tu mal ?

— J’ai mal partout, répondit-elle, son visage s’éclairant d’un sourire.

— Prie et tu seras guérie.

— Pourquoi prier ? J’ai prié et ça ne sert à rien. C’est à vous de prier et d’imposer vos mains sur moi. Je vous ai vu dans mon rêve.

— Comment m’as-tu vu ?

— Vous m’avez mis votre main sur la poitrine.

Elle prit sa main et la serra contre ses seins.

— Comment t’appelles-tu ?

Il tremblait de tout son corps et, se sachant vaincu, il comprit que le désir dépassait sa volonté.

— Marie. Et alors ?

Elle prit sa main, la baisa et de l’autre elle le prit à la taille, se pressant contre lui.

— Qu’as-tu ? murmura l’ermite. Marie, tu es le diable…

— Oh !… ce n’est rien.

Et, s’asseyant près de lui sur le lit, elle le prit dans ses bras.

À l’aube il sortit.

— Est-il possible que ce soit arrivé ? Le père viendra et elle lui dira tout. Elle est le diable. Mais que vais-je faire, moi ? Voilà la hache avec laquelle je me suis coupé le doigt.

Il prit l’instrument et alla vers la cellule.

Le frère-lai le rencontra.

— Voulez-vous que je coupe du bois ?

Le Père Serge lui remit la hache et entra dans la grotte. Allongée sur la couchette, elle dormait et il la contempla un instant avec effroi. Puis, ayant ôté son froc, il endossa le vêtement de paysan, coupa ses cheveux, sortit et prit le chemin qui menait au fleuve.

La route longeait le bord de l’eau. Il la suivit jusqu’au déjeuner, il entra alors dans les blés et se coucha. Le soir le trouva à nouveau sur la route près d’un village qu’il évita, et il arriva à un endroit abrupt.

Il dormit et s’éveilla un peu avant l’aube.

— Il faut en finir. Il n’y a pas de Dieu. Mais comment finir ? Je sais nager, je ne me noierai pas. Me pendre avec ma ceinture ?

Tout cela parut si possible et si proche qu’il en demeura terrifié. Comme à l’habitude, dans ses moments de désespoir, il voulut prier, mais prier qui ? Dieu n’existait pas.

Il restait couché, la tête sur la main, et sentit soudain un tel besoin de sommeil que sa main en tombait. Le sommeil ne dura que quelques instants et il fut aussitôt remplacé par des visions et des souvenirs.

Il se vit alors enfant, dans la maison de sa mère, à la campagne. Une voiture s’arrête devant le perron et son oncle, Nicolas Serguievitch, en descend avec sa large barbe noire. Et avec lui une petite fillette maigriotte, au visage timide et aux grands yeux noirs. C’est Pachinka. On l’amène auprès des garçons, qui sont forcés de jouer avec elle. Ce qui est très ennuyeux. On la tourne en dérision et on l’oblige à montrer comment elle fait pour nager. Elle se couche par terre et fait des mouvements de natation. Les garçons rient et l’appellent imbécile. Ce que voyant, elle rougit et semble si piteuse que Serge ne peut plus oublier ce bon sourire si soumis.

Puis il se souvient de l’avoir vue un peu plus tard, après cela, avant son entrée au couvent. Elle était mariée à un propriétaire terrien qui avait dilapidé toute sa dot et qui la battait. Elle avait eu deux enfants : une fille et un fils mort en bas âge. Il l’avait vue encore une fois au couvent, déjà veuve. Elle était toujours la même, on ne peut dire bête, mais insignifiante et pitoyable. Très pauvre, elle avait amené sa fille et le fiancé de celle-ci. Puis il avait entendu dire qu’elle habitait une ville lointaine et souffrait de la misère.

— Pourquoi penser à elle ? se demanda-t-il.

Mais il ne pouvait pas s’empêcher d’y penser.

— Où est-elle ? Est-elle toujours aussi malheureuse que jadis ? Mais qu’ai-je donc à penser à elle ? C’est bien assez.

L’effroi revint et, pour se sauver, il pensa à Pachinka.

Il resta couché longtemps, pensant tantôt à sa fin inévitable, tantôt à sa cousine. Celle-ci lui paraissait devoir être le salut. Il s’endormit enfin et, dans son rêve, vit un ange qui lui disait :

— Va retrouver Pachinka et apprends d’elle ce que tu dois faire. Elle te dira quel est ton péché et quel est ton salut.

Au réveil il se réjouit de cette vision qui lui semblait divine et décida d’agir ainsi. Il connaissait la ville dans laquelle elle vivait et qui se trouvait à trois cents verstes de là. Il paraît.