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II


Le supérieur du couvent où était entré Kassatski était un gentilhomme, savant écrivain, appartenant à cette succession de moines issus de Valachie qui se soumettaient sans murmures à un maître élu. Il était l’élève du célèbre vieillard Ambroise, élève de Makar, lui-même élève du vieillard Léonide, successeur de Païce Velitchkovski.

Kassatski se soumit à lui. Outre la conscience de sa supériorité sur les autres, le jeune moine, ainsi que dans tout ce qu’il avait fait auparavant, trouva au couvent la joie d’atteindre la perfection la plus élevée, aussi bien extérieure qu’intérieure. De même qu’au régiment où il avait été un officier sans reproche accomplissant non seulement sa besogne, mais cherchant encore à faire plus, de même, moine, il s’efforçait à devenir parfait, toujours travaillant, toujours tempérant, toujours humble, soumis et propre, non seulement en fait mais encore en pensée. Sa soumission lui allégeait surtout la vie. Si les exigences du couvent proche de la capitale et très fréquenté ne lui plaisaient pas à cause des tentations possibles, cela était anéanti par l’obéissance : Ce n’est pas mon affaire de discuter, se disait-il, mon rôle est d’obéir soit en montant la garde devant les reliques, en chantant dans le chœur ou en tenant les comptes de l’hôtellerie du monastère. »

Toute la possibilité du doute était écartée par l’obéissance à son vieillard. Et si celle-ci n’avait pas existé, il aurait senti la monotonie des longs offices, la frivolité des visiteurs et la mauvaise qualité de ses frères.

Mais tout cela était dans sa vie comme un réconfort.

— Je ne sais pourquoi il me faut écouter ces prières plusieurs fois par jour ; mais je sais que c’est indispensable et j’y trouve la joie.

Le vénérable supérieur lui avait dit qu’autant la nourriture matérielle était nécessaire pour vivre, autant la nourriture spirituelle était nécessaire à la vie de l’esprit. Il le croyait et les offices pour lesquels il se levait péniblement avant l’aube lui procuraient indiscutablement du calme et de la joie avec la conscience de son humilité et de l’infaillibilité des paroles du vieillard.

L’intérêt de son existence consistait en partie dans la soumission toujours plus grande de sa volonté, dans l’humilité croissante, dans l’accès aux vertus chrétiennes.

Il ne regrettait pas le bien qu’il avait donné à sa sœur ; il n’était pas paresseux et l’humilité devant ses inférieurs lui était non seulement légère, mais encore lui procurait une satisfaction morale. La victoire qu’il devait remporter sur ses péchés d’envie, d’avidité et de lubricité lui avait été facile. Le supérieur l’ayant particulièrement prémuni contre cette dernière faute, Kassatzki se réjouissait d’en être débarrassé.

Seul le souvenir de sa fiancée lui était pénible, car souvent il se représentait, sous l’apparence de sa vie, ce qui aurait pu être. Inconsciemment il voyait souvent en imagination la favorite de l’Empereur qui, ayant épousé un autre homme, était devenue une femme et une mère modèle, son mari possédant le pouvoir, les honneurs et une belle épouse repentie. Il y avait dans la vie de Kassatski d’heureux moments où ces pensées ne le tourmentaient pas. Il se réjouissait alors d’avoir pu triompher des tentations. Mais il y avait des heures où soudain tout ce qui l’aidait à vivre pâlissait et il cessait alors de croire au but qu’il s’était proposé. Il ne pouvait plus alors l’évoquer et le souvenir et le regret le possédaient entier. Le seul remède dans ce cas c’était l’obéissance passive. Il priait alors plus que d’habitude, mais il sentait que cette prière n’émanait pas de son âme, mais seulement de ses lèvres.

Cela durait un jour, parfois deux, pour disparaître ensuite sans laisser de trace. Mais durant ces accès, Kassatski sentait qu’il n’obéissait pas à sa propre volonté, ni même à celle de Dieu, mais à quelqu’un d’autre. C’est alors surtout qu’il avait recours au conseil que lui avait donné le vieillard : ne rien entreprendre et attendre.

C’est ainsi qu’il vécut pendant sept ans dans le premier couvent où il était entré. À la fin de la troisième année, il prit l’habit de moine et fut ordonné sous le nom de Serge. Cette prise d’habit fut pour lui un très grand événement. Déjà auparavant, en communiant, il éprouvait une sorte d’exaltation spirituelle. Maintenant, quand il lui fut donné de célébrer la messe lui-même, l’offertoire le mettait dans un état d’enthousiaste tendresse. Mais ce sentiment s’atténuait peu à peu et quand une fois il lui fut arrivé dans un moment de doute, de célébrer la messe, il sentit que cela aussi allait passer. Et réellement, bientôt, il ne resta que l’habitude.

C’est durant la septième année de sa vie au monastère que l’ennui s’empara de Serge. Ayant appris tout ce qu’il avait à apprendre, et atteint tout ce qu’il devait atteindre, il ne restait plus rien.

Mais en revanche, l’état de sommeil moral grandissait de jour en jour. C’est alors qu’il apprit la mort de sa mère et le mariage de Mary, nouvelles qu’il accueillit avec indifférence. Toute son attention, tout son intérêt étaient concentrés sur sa vie intérieure.

Pendant la quatrième année de sa prêtrise, l’évêque fit montre d’une grande amabilité à son égard et le supérieur lui dit qu’il ne pouvait refuser si on lui proposait une haute situation. L’orgueil monacal, si infâme chez certains moines[1], surgit alors en lui. Il voulut refuser sa nomination dans un couvent proche de la capitale, mais le supérieur lui ordonna d’accepter. Serge, ne voulant désobéir, fit ses adieux au vieillard et rejoignit son nouveau poste.

Le passage du nouveau moine dans le couvent de la capitale fut un des grands événements de sa vie. Les tentations y étaient nombreuses et il déploya toutes ses forces pour les combattre.

La tentation féminine releva la tête. Il y avait là une femme connue par sa conduite douteuse qui commença par rechercher sa société. Elle lui parla et l’invita à venir la voir. Le refus de Serge fut sévère, mais lui-même eut peur de la précision de son désir. Sa terreur devant cette constatation fut si grande qu’aussitôt il écrivit à son ancien supérieur. Et, non content de cela, appela son jeune frère convers pour lui avouer sa faiblesse en lui demandant de le surveiller et de ne pas le laisser sortir en dehors des offices et des audiences. En plus, la grande tentation de Serge consistait en ceci que le supérieur de ce couvent, homme du monde adroit qui soignait sa carrière ecclésiastique, lui était particulièrement antipathique. Et malgré tous ses efforts, Serge ne pouvait vaincre cette antipathie. Il avait beau s’humilier, au fond de son âme, la condamnation de son supérieur persistait, grandissant de jour en jour.

Et ce mauvais sentiment éclata enfin.

C’était la deuxième année de son séjour dans le nouveau couvent. Le jour de l’Assomption, la messe fut célébrée dans la grande église en présence de nombreux fidèles. Le supérieur officiait en personne. Le père Serge se tenait à sa place habituelle et priait, c’est-à-dire se trouvait dans cet état de lutte qui lui était habituel au cours des offices qu’il ne célébrait pas lui-même. Tout l’irritait alors, visiteurs, hommes du monde et surtout les femmes. Il cherchait à ne rien voir, à ne pas remarquer comment le soldat conduisait les dames en écartant les gens du peuple et comment celles-ci se désignaient l’une à l’autre les moines et lui surtout à cause de sa beauté. Il s’efforçait de ne rien voir d’autre que les bougies allumées devant l’inocostase, les icones, et les officiants, de ne rien écouter que les paroles des prières chantées ou articulées ; de se garder d’éprouver un autre sentiment que l’oubli de soi-même dans la conscience du devoir accompli.

Il se tenait ainsi, tantôt se prosternant, tantôt se signant, quand il le fallait, et luttait avec lui-même, s’adonnant parfois à un jugement clair et sévère, et parfois ne voulant que tuer en lui pensées et sentiments. Soudain le père Nicodime, le sacristain, un autre objet de tentation pour Serge qui le soupçonnait de flatterie, s’approcha de lui et plié respectueusement en deux, l’avertit que le supérieur l’appelait à l’autel. Le père Serge rectifia les plis de sa robe, se coiffa de son capuce et traversa avec précaution la foule.

Lise, regarde à droite, c’est lui[2], disait une voix féminine.

Où ? où ? Il n’est pas tellement beau.

Il savait qu’on parlait de lui et, comme aux moments difficiles, il répétait les mots : ne nous laissez pas succomber à la tentation. La tête et les yeux baissés, il passa devant la chaire et, côtoyant les servants en dalmatique qui défilaient à ce moment devant l’iconostase, il entra par la porte du nord. Pénétrant dans l’autel, plié en deux, il se signa suivant le rite devant l’icone, puis il leva la tête et regarda le supérieur qu’il vit aux côtés d’un autre personnage tout étincelant de décorations et de galons. Le prêtre était debout près du mur et de ses petites mains potelées appuyées sur son gros ventre, caressait les broderies de sa chasuble. Il souriait tout en causant avec un militaire qui portait l’uniforme de général de la suite, avec des aiguillettes et les épaulettes ornées du chiffre que l’œil habitué du père Serge distingua aussitôt. Ce général était l’ancien chef de son régiment. Maintenant il occupait certainement une très haute situation et le père Serge remarqua, au gros visage rouge du supérieur, que celui-ci le savait. Cela l’offensa et l’attrista. Ce sentiment grandit encore quand il entendit le supérieur affirmer qu’il l’avait fait venir pour satisfaire au désir qu’avait formulé le général de voir son ancien compagnon d’armes.

— Je suis très heureux de vous voir sous cet aspect angélique, dit le général en tendant la main ; j’espère que vous n’avez pas oublié votre vieux camarade.

Le visage du supérieur, rouge et souriant, sous les cheveux blancs, qui semblait approuver les paroles du général ; la figure de celui-ci avec son expression de satisfaction ; l’odeur du vin qui sortait de sa bouche et celle du cigare qui stagnait…

— Je suis très heureux de vous voir sous cet habit, Serge. Il salua encore le supérieur et dit :

— Votre Révérence a daigné m’appeler.

Il s’arrêta et l’expression de sa figure et de ses yeux avait l’air de poser la question :

— Pourquoi ?

Le supérieur répondit :

— Mais pour voir le général.

Le moine pâlit et ses lèvres tremblèrent.

— Votre Révérence, j’ai quitté le monde pour me sauver des tentations, dit-il. Pourquoi m’y soumettez-vous dans le temple du Seigneur et aux heures des prières ?

— Allons, va-t-en, grogna le prêtre.

Le lendemain, le père Serge demanda pardon de son orgueil au supérieur et à toute la communauté. Mais, en même temps, après une nuit passée en prière, il décida qu’il ne pouvait plus rester en ce couvent et il écrivit à son ancien supérieur pour lui demander de retourner auprès de lui. Dans sa lettre, il disait se sentir incapable de lutter seul, sans l’aide de son père spirituel. Il se confessait aussi de son péché d’orgueil. Le courrier suivant lui apporta une réponse qui lui disait que son orgueil était la cause de tout. Son père spirituel lui expliquait que son accès de colère avait pour cause une insuffisante humilité ; il s’était, disait-il, refusé d’accepter les honneurs ecclésiastiques, non par esprit de piété, mais par fierté humaine. Ce qui revenait à dire : regardez-moi, je suis ainsi et n’ai besoin de rien.

C’est à cause de cela, écrivait le vieillard, que tu n’as pas pu supporter le procédé de ton supérieur. Tu te disais : j’ai tout abandonné pour la gloire de Dieu, on me montre comme une bête. Si tu avais vraiment renié la gloire pour Dieu, tu aurais tout supporté. Je vois que l’orgueil profane n’est pas encore mort en ton cœur. J’ai beaucoup songé à toi, mon fils Serge, j’ai prié et voilà ce que Dieu m’a révélé. À l’ermitage de Tambine vient de mourir l’ermite Hilarion. Il y avait vécu dix-huit ans et le supérieur de cet ermitage me demande si je ne connais pas quelqu’un qui voudrait l’habiter. Vas-y et demande au père Païs qu’il te donne la cellule d’Hilarion. Non que tu puisses remplacer celui qui vient de mourir, mais tu as besoin de solitude afin que tu puisses y combattre ton péché. Que Dieu te bénisse !

Serge fit selon les recommandations du vieillard. Ayant montré sa lettre à son supérieur, il lui demanda l’autorisation de partir. Après quoi, il fit don de ce qui lui appartenait au couvent et partit pour l’ermitage de Tambine.

Le supérieur de l’ermitage, un excellent administrateur, issu de la classe des marchands, le reçut simplement et lui donna la cellule d’Hillarion. C’était une grotte creusée dans le roc, elle servait aussi de sépulture au défunt Hilarion. Dans le fond se trouvait le tombeau tandis que sur le devant était un coin pour dormir, un lit avec une paillasse, une petite table et un rayon supportant des icones et des livres. Un autre rayon était fixé à l’extérieur de la porte et c’est là que, une fois par jour, un moine apportait la nourriture du couvent voisin.

Le père Serge devint ermite et reclus.



  1. En Russie, les hauts postes de la hiérarchie religieuse sont ouverts uniquement au clergé régulier.
  2. En français dans le texte.