Le Père Latuile, ou le Cabaret de la barrière de Clichy
souvenir de 1814 en un acte
PERSONNAGES : ACTEURS
Le père Latuile, cabaretier : MM. Perrin Henry
Ses neveux :
- César, garçon de cabaret : Fournier
- Julien, brasseur : Ferdinand
Charlotte, sa fille : Mad. Bligny
Un grenadier, de la vieille garde : MM. Braux
Un dragon : Joseph
Geneviève, voisine.
Un garçon de cabaret, personnage muet.
Paysans, paysannes.
Voisins, voisines.
Soldats.
La scène se passe dans la cour du cabaret du père Latuile, près la barrière de Clichy.
Nota. Cette pièce est facile à monter en province; c'est un Tableau susceptible de produire beaucoup d'effet.
Le père Latuile, Souvenir de 1814.
modifierLe Théâtre représente la cour du cabaret ; à gauche des spectateurs, la petite maison bâtie en planches, et peinte en rouge avec cette enseigne : Au rendez-Vous de la barrière Clichy. Le père Latuile donne à boire et à manger. A droite, des tables et des bancs grossiers. Pour clôture au fond, une palissade, au milieu de laquelle est une grande porte charretière, donnant sur la route. A gauche, un puits.
SCENE I
CHARLOTTE, UN GRENADIER de la vieille garde, UN DRAGON, SOLDATS de diverses armes, PAYSANNES entourées d'effets de ménage.
Au lever du rideau, on entend le canon et le tambour dans le lointain. Les soldats sont assis ou couchés près des tables ; quelques-uns d’entre eux sont blessés, et ils ont tous l’air morne et abattu. Charlotte, un grand broc de vin à la main, leur verse à boire.
LE GRENADIER
Air de Pierre et de Catherine
Allons reprenons du courage…
C’vin doit réchauffer notr-cœur…
Rapp’lons notre ancienne valeur,
Et nous ferons tête à l’orage.
Du sort nous braverons les coups ;
L’emp’reur est encore avec nous !
TOUS
L’emp’reur!...
Du sort nous braverons les coups ;
L’emp’reur est encore avec nous !
LE GRENADIER
Pensons à ces beaux temps de gloire,
Où l’aigle était toujours vainqueur ;
Espérons un av’nir meilleur ;
Sachons ramener la victoire.
Du sort nous braverons les coups ;
L’emp’reur est encore avec nous !
TOUS
L’emp’reur !
Du sort nous braverons les coups ;
L’emp’reur est encore avec nous !
Un dragon blessé entre par le fond.
LE GRENADIER, au dragon. Eh bien ! camarade, vous venez du quartier général… quelles nouvelles ?
LE DRAGON. Excellentes, mon vieux… prenez, voilà le dernier bulletin officiel.
CHARLOTTE, le prenant. Voyons… (Elle lit.) « 28 mars 1814, l’empereur est parti ce matin de Fontainebleau, avec 20 000 hommes de garde… Il marche sur Paris. »
LE DRAGON. Les Russes sont pris entre deux feux…
CHARLOTTE, avec joie. Vive l’empereur !...
TOUS, se relevant avec joie. Vive l’empereur !...
LE DRAGON, à Charlotte. Allons, la p’tite mère, un verre de vin, et à cheval, je suis envoyé à l’état-major, pour demander des munitions. Nous sommes à jeun de cartouches, là-bas !
CHARLOTTE, lui versant à boire. Tenez, mon brave !...
LE DRAGON, buvant. Merci !... (lui offrant une pièce de monnaie). Payez-vous, la belle enfant.
CHARLOTTE. Laissez donc… Aujourd’hui, nous donnons tout gratis… C’est l’ordre du jour chez l’père Latuile, aussi n’vous en faites pas faute, et dites à tous vos camarades qu’ils trouv’ront ici des vivres et du vin à discrétion.
LE DRAGON. Alors, un p’tit baiser…ça m’portera bonheur. (Il l’embrasse). Adieu, la belle enfant…
CHARLOTTE. Bonne chance, dragon.
LE DRAGON, s’arrêtant au fond. Dites de ma part, au père Latuile, que c’est un brave Français.
Il sort.
CHARLOTTE. Dam ! au moment du danger, chacun doit faire ce qu’il peut… Morbleu !... si j’étais homme, moi… les Russes en verraient d’belles…
LE GRENADIER
Air du Piège
Ah ! mon cœur saigne en y songeant ;
Eh, quoi !... ces odieuses cohortes,
Qu’nos soldats battir’nt si souvent
De Paris assiègent les portes…
S’ils entr’nt, en tout cas, mes enfants,
Avec nous ils ne s’ront pas quittes ;
Car nous leur avons, d’puis vingt ans,
Rendu diablement de visites !
Ah ! ça, camarades… grâce à cette bonne petite mère, nous v’là suffisamment restaurés. Allons reprendre la conversation là-bas…
Les soldats reprennent leurs armes, et se disposent à sortir.
CHARLOTTE, aux paysannes. Et vous, bonnes gens, rentrez dans Paris ; vous serez plus en sûreté qu’ici…
Chacun se lève, et reprend ses paquets, etc.
TOUS
Air de la Fiancée
Amis, le devoir nous/vous appelle,
Aujourd’hui redoublons/redoublez de zèle,
Car il faut vaincre ou mourir.
Charlotte leur distribue encore des provisions et leur donne des poignées de main. Ils sortent tous. Elle ferme la grande porte.
SCENE II
CHARLOTTE, seule; elle retourne son broc qui est vide.
Plus personne… Ah ! dam ! … il fait si chaud là-bas… Pourvu que l’emp’reur arrive à temps. Allons toujours remplir mon broc… J’veux être fidèle à la consigne… « Tant qu’il y aura une goutte de vin à la cave, et un morceau de pain sur la planche, a dit mon père, ils sont à la disposition des braves qui se battent pour nous ».
Elle va pour rentrer, et se trouve face à face avec César, qui est arrivé et a entendu ses derniers mots.
SCENE III
CHARLOTTE, CESAR.
CESAR. C’est ça… très bien, Charlotte… Faites des distributions gratuites, comme aux Champs-Elysées, à la fête de Sa Majesté l’empereur et roi… N’avez-vous pas honte de gaspiller ainsi votre patrimoine ?...
CHARLOTTE. Taisez-vous, ladre… mauvais cœur…Si vous aimiez votre patrie…
CESAR. Ma patrie... j’en raffole !... Mais on peut être bon français et donner à boire et à manger, à juste prix… D’ailleurs, croyez-vous leur rendre service, à ces intrépides guerriers ?... Ils vont combattre… ils ont besoin de tout leur courage, de toute leur raison… Il y en a même qui sont blessés… et vous leur donnez du vin. (Il regarde le cachet d’une bouteille vide.) Du vin à vingt encore… C’est un contresens… Charlotte… donnez-leur de la tisane… du coco… de l’eau panée… tout ce que vous voudrez… mais pas de spiritueux… Je vous le demande au nom de la patrie…
CHARLOTTE. Je suis bien bonne de vous écouter… Mon père m’a donné ses ordres, et je m’y conforme…
CESAR. Permettez, Charlotte… je puis bien prendre nos intérêts, puisque nous allons nous marier.
CHARLOTTE, à part. Oui, compte là-dessus.
CESAR. J’ai la parole de mon oncle Latuile…. Je sais bien que vous auriez peut-être préféré notre cousin mutuel… Julien, le brasseur… Ah dam ! c’est un faraud… un mirliflor… qui vous a, le dimanche, les gants bleus et l’habit gris… le pantalon de tricot collant ; mais ça ne l’empêche pas d’être fièrement enfoncé dans l’esprit de votre père.
CHARLOTTE. Pauvre Julien !...
CESAR. Oui… plaignez-le… un jeune homme qui tombe à la conscription, et qui ne rougit pas de s’acheter un remplaçant… au lieu de marcher lui-même… Ah ! fi !... c’est petit… c’est mesquin… c’est peu français.
CHARLOTTE. Vous savez bien que Julien ne pouvait quitter Paris, à cause de sa brasserie, et de sa vieille mère, dont il est le seul soutien.
CESAR. Oh ! que c’est mauvais… oh ! connu, les vieilles mères âgées, connu… il a cagné, c’est le mot propre ; aussi, depuis ce temps-là, mon oncle, qui aime les braves, l’a pris en grippe, et lui a signifié de ne plus remettre les pieds chez lui.
CHARLOTTE. Mais vous qui parlez, vous étiez conscrit aussi… et vous n’êtes pas parti.
CESAR. Quelle différence, moi, j’avais le bonheur d’être infirme ; vue courte, poitrine faible. (Frappant sur sa poitrine). Voyez comme ça sonne creux. Aussi, au conseil de révision, il n’y a eu qu’un cri pour me déclarer malpropre…
CHARLOTTE. Comment ?
CESAR. Malpropre au service.
CHARLOTTE. C’est flatteur.
CESAR. Ce que c’est pourtant que d’être favorisé de la nature. Ainsi, vous le voyez, Charlotte, j’ai payé ma dette à la patrie !... et vous pouvez m’épouser sans craindre que l’on vienne un jour m’arracher de vos voluptueux bras…
Air de Fanchon
Car si l’état m’réclame,
Une fois qu’vous s’rez ma femme,
Si l’on m’disait
D’prendre le mousquet,
Pour que c’péril extrême
Bien loin de moi soit écarté,
Vous attest’rez vous-même
Mon invalidité.
SCENE IV
LES MEMES, LE PERE LATUILE.
Il porte un petit baril en sautoir, et parle à la cantonade.
LATUILE. Oui, mes amis, je vais vous envoyer à boire ; mais pour l’instant, mon bidon est à sec.
CHARLOTTE. Ah ! mon Dieu, mon père, d’où venez-vous ?
LATUILE. Du feu !
CESAR. De la cuisine ?
LATUILE. Eh non, imbécile ! du champ de bataille… de la plaine Saint-Denis.
Air de Vert-Vert. (Par une route solitaire).
Armé de ma barique pleine,
J’allais tranquill’ment dans la plaine…
D’nos brav’s réchauffer l’estomac
Par un coup de mon vieux cognac.
Quand tout à coup, au détour d’un chemin,
V’là qu’j’entends un houra ! je m’détourne et soudains
Je me vois entouré d’un escadron poudreux
de cosaques hideux !
Jugez de ma frayeur extrême,
J’allais fuir, quand à l’instant même,
Un feu d’p’loton bien nourri,
Vient déconcerter l’ennemi.
Viv’l’emp’reur ! à ce cri j’les r’connais
Ils arriv’nt au pas d’charge, ce sont bien les Français
On démonte un cosaque, je l’entraîne dans un coin
Pour fair’ le coup de poing.
Pan, pan, pan, pan, les armes tonnent…
Pan, pan, pan, les calott’s résonnent…
Bientôt par la barbe saisi,
Mon cosaqu’ demande merci…
Mais quel affreux péril
Par un’chance fatale,
Je reçus une balle
Dans le flanc…d’mon baril…
(Montrant le trou de la balle).
Voyez !...
Malgré cet accident funeste
Enfin la victoire nous reste,
Et si mon cognac s’est enfui,
Mon cosaque a fait comme lui.
CESAR. Dieu du ciel ! est-il crâne ce père Latuile… un sexagénaire, aller s’exposer comme ça.
LATUILE. Bah ! ça m’a rajeuni de vingt ans… ah ! ça, c’n’est pas tout… j’ai promis à mes braves compagnons d’armes de leur envoyer des vivres, ils sont à jeun depuis vingt-quatre heures. Dis-moi, Charlotte, avons-nous encore des provisions ?
CHARLOTTE. Oui, mon père.
LATUILE, à César. Allons, avance à l’ordre, toi. Tu vas prendre du pain, du vin, des jambons, des saucissons, ce que nous avons de meilleur, et tu porteras tout ça au premier poste français que tu trouveras sur la route de Saint-Ouen.
CESAR. Toujours des dilapidations ; mais père Latuile, vous n’y songez pas, vous vous compromettez, vous et toute votre famille.
LATUILE. Je me compromets, qu’est-ce que tu me chantes là ?
CESAR. Je ne chante pas. Quand les alliés arriveront ici, ils nous pilleront sans miséricorde, pour avoir nourri l’armée française.
LATUILE. Sois tranquille, ils n’y sont pas encore, et d’ailleurs, je sais un bon moyen d’échapper au pillage.
CESAR. C’est possible ; mais alors vous n’aurez plus rien à vendre aux vainqueurs, ça consomme beaucoup les vainqueurs, et ça paye…
LATUILE. Avec notre argent.
CESAR. Du tout, avec la monnaie de leur pays. On me l’a dit hier, encore, il y a un calmouck qui a acheté à Saint-Denis deux livres de tabac, qu’il a bel et bien payées… en roupies.
LATUILE. N’importe, ils ne tâteront de nos provisions ni pour or, ni pour argent.
CESAR, à part. Vieux fanatique.
Il rentre dans la maison.
SCENE V
LATUILE, CHARLOTTE.
CHARLOTTE. Ah, ça mon père, il faut tout prévoir, si la bataille venait par ici, où irions-nous ?
LATUILE. Oh ! moi, d’abord, tant qu’on se battra, je ne bouge pas d’ici.
Air
N’faut-il pas que j’sois toujours là…
Pour souffler l’feu de la cuisine,
Si je pars, qu’est-ce qui nourrira
Tant d’soldats qu’épuis’la famine ?
Pendant que nos brav’s sous leurs drapeaux
S’font tuer pour la France avec zèle
Moi, j’veux mourir sur mes fourneaux
En tournant la broche pour elle.
Quant à toi, c’est différent, je te trouverai un asile quelque part ; je ne sais pas trop chez qui, par exemple, car je ne connais pas grand monde dans Paris.
CHARLOTTE. Si vous vouliez, je vous nommerais quelqu’un qui aurait bien du plaisir à nous recevoir.
LATUILE. Et ce quelqu’un, c’est…
CHARLOTTE. Pardine, mon cousin Julien.
LATUILE. Hein… Charlotte, je vous ai défendu de prononcer ce nom-là devant moi.
CHARLOTTE. Bah ! vous avez dit ça dans un moment de colère, mais vous serez le premier à revenir sur le compte de Julien, qui est un brave et honnête garçon, tandis que votre protégé César n’est qu’un sournois, poltron et intéressé.
SCENE VI
LES Mêmes, CESAR, UN GARÇON portant des provisions
CESAR. Place, place, voilà de quoi garnir la cantine…
LATUILE. Allons, dépêche-toi de partir.
CESAR. Comment, mon oncle, vous y tenez absolument ; mais si je rencontre les cosaques ?
LATUILE. Il n’y a pas de risque qu’ils reviennent se frotter par ici !
CHARLOTTE. Tenez, mon père, pour lui prouver qu’il n’y a pas de danger, si vous voulez, j’irai jusqu’au chemin de la révolte.
LATUILE. Voyez-vous la petite gaillarde, ne fais pas d’imprudence, au moins.
CESAR. Ah ! bien ça va… nous jaserons, nous batifolerons, et, si l’ennemi se présente à nous, vous me… c'est-à-dire non, je vous défendrai. (Au garçon). Allons, aide-moi, Godeau. (Il met sur sa tête un panier de provisions). Tu nous accompagneras aussi, toi, Godeau, ça fait que nous serons en forces. (Fausse sortie). Ah ! dites donc, père Latuile, je fais une réflexion…
LATUILE. Qu’est-ce que c’est encore ?
CESAR. Une réflexion politique. Si nous sommes conquis, nous ne serons plus français.
LATUILE. Plus français ?
CESAR. Certainement ; puisque l’intention de ces barbares est de nous démembrer ; ça s’ra original, dites donc, d’un moment à l’autre, je peux devenir prussien, vous tartare, Charlotte russe ou bavaroise. (Riant). Ah ! ah ! ah !
LATUILE. Ah ! partiras-tu à la fin ?
CESAR. Je m’en vas ; suis-moi, Godeau, et passe devant.
TOUS TROIS.
Air. Du Bal d’ouvriers.
Là-bas !
A nos soldats
Allons vite
Rendons/rendez visite
Là-bas !
A nos soldats
Nous ferons/ vous ferez faire un bon repas.
César, Charlotte et Godeau sortent.
SCENE VII
LATUILE, seul.
Allons, allons ! j’ai encore de l’espoir que Paris tienne seulement pendant douze heures, et nous sommes sauvés ! Oui, mais il faudrait pour ça que tout le monde fit son devoir… et il y a des gens à Paris, à commencer par mon neveu Julien qui n’aime pas l’odeur de la poudre.
JULIEN, en dehors. Entrez un instant avec moi, camarades, j’ai deux mots à dire ici.
LATUILE. Je connais cette voix.
SCENE VIII
LATUILE, JULIEN, en garde nationale. Plusieurs brasseurs et Gens du peuple à moitié équipés.
JULIEN, entrant sans voir Latuile.
Air : Halte-là !
Chaq’jour, j’entends qu’on plaisante
Sur les bourgeois de Paris…
Je n’ai pas l’humeur méchante
Et de ces propos je ris…
Mais s’il faut sans plus attendre
Marcher avec nos troupiers,
Et s’il s’agit de défendre
Notre honneur et nos foyers :
Halte-là ! bis.
Les bourgeois d’Paris sont là !
LATUILE. Comment, Julien, c’est toi…
JULIEN. Moi-même, en personne, père Latuile !
LATUILE. Mais cet habit…
JULIEN. C’est mon uniforme… caporal de voltigeurs de la huitième légion, deuxième bataillon, rien que çà, voyez les sardines…
LATUILE. Comment, toi, qui ne voulais pas servir ?
JULIEN. Mon oncle, autre temps, autre manière de se comporter… quand il s’agissait d’aller rôtir en Espagne, ou de se faire geler le nez en Sibérie, je me disais, on peut se passer de moi là-bas ; tandis qu’ici, je suis utile à ma mère. Mais aujourd’hui ce n’est plus ça… je viens avec des confrères du faubourg Saint-Antoine donner un coup de main aux amis, et on verra si les brasseurs sont faignants.
LATUILE. Et moi, qui t’accusais…
Air de l’Artiste
Viens vit’ que je t’embrasse
Viens, mon pauvre Julien…
Ma colère s’efface,
Et mon cœur comprend l’tien…
Moque-toi de la mitraille
J’taim’rai comme autrefois,
Si tu r’viens d’la bataille
Avec un’jambe d’bois.
JULIEN. Merci, mon oncle… je tâcherai de bien me battre, et de rester au grand complet.
LATUILE. Ah ! ça, tu crois donc que les Parisiens se défendront.
JULIEN. Dam ! mon oncle, si on les secondait ; mais il y a du louche…
LATUILE. Que veux-tu dire ?
JULIEN. On parle de trahison… déjà les braves jeunes gens de l’Ecole polytechnique qui se font tuer aux buttes St-Chaumont, ont reçu des cartouches de son, on dit que plusieurs chefs de l’armée parlent de capituler et de prononcer la déchéance de l’Empereur.
LATUILE, avec colère. Les misérables !
Air : Je n’ai pas vu ces bosquets de lauriers
Gorgés par lui de richesse et d’honneurs,
Sourds à la voix de la reconnaissance ;
Ils l’abandonn’t dans ses jours de malheur.
A l’étranger, ils veul’nt livrer la France,
Mais ces infâm’s qui vendent leur pays !
Plus tard, crois-en ma prophétie,
Seront chassés par ceux qu’ils ont trahis
Et méprisés par ceux qu’ils ont servis !
Les traîtres n’ont plus de patrie !
SCENE IX
LES MEMES, CESAR. Il accourt en désordre et l’air effaré, il a un œil poche et son habit n’a plus qu’une basque.
CESAR. Au secours, au secours !... Ah, c’est vous, mon oncle, je tombe dans vos bras…
LATUILE. Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
CESAR. Je dois être blessé, mutilé, défiguré… faites-moi respirer quelque chose de fort ; du vinaigre à l’estragon, de la moutarde.
LATUILE. Ah ça, nous diras-tu pourquoi ces cris, cette frayeur ?
CESAR. Les cosaques, mon oncle.
LATUILE. Encore…
CESAR. Toujours… ils étaient au moins quarante-trois, sans compter les chevaux, les monstres s’étaient cachés derrière un poirier, et ils sont tombés sur nous comme la grêle…
LATUILE. Et ma fille, Charlotte ?
CESAR. C’est là l’horrible de l’histoire… Charlotte a disparu.
JULIEN, s’élançant sur lui. misérable ! et tu ne l’a pas défendue…
CESAR. Hein ? qu’est-ce que c’est ?... le brasseur, mon rival, voulez-vous bien me laisser, brasseur… est-ce que nos affaires de ménage vous regardent ?
LATUILE. Ma fille au pouvoir de l’ennemi !
CESAR. Allons ! qui est-ce qui vous dit ça, père Latuile, laissez-moi donc finir… je disais donc qu’ils étaient plus de cinq cents à notre poursuite, les musulmans… Vous sentez bien que je ne me suis pas amusé à les attendre…Charlotte s’est sauvée de son côté, Godeau du sien, et, ma foi, je ne sais pas ce qu’ils sont devenus… quant aux comestibles, par exemple, je suis bien sûr qu’ils sont flambés, car nous les avons laissés au milieu de la route.
LATUILE. Ah ! c’est comme ça… eh bien ! nous allons leur tailler des croupières aux cosaques… et, cette fois, je ne m’amuserais pas à faire le coup de poing avec eux… Ah, ces geusards-là viendraient à notre barbe nous faire des prisonniers, et nous le souffririons…
TOUS. Non ! non ! non !
LATUILE. N’est-ce pas que c’était impossible et que tout pékin que nous sommes, nous sentons là quelque chose qui nous dit : en avant !
TOUS. Oui, en avant !
LATUILE. Un instant, faut un chef… qu’est-ce qui s’ra notre capitaine ?
JULIEN. Pardine, c’est vous, père Latuile.
TOUS. Vive le père Latuile.
LATUILE. Vous le voulez… eh bien, à la bonne heure…
Air du père Finot.
Mon humeur est peu guerrière
Et je n’ai rien d’un héros,
Car pendant tout’ ma carrière,
J’n’ai vu que l’feu d’mes fourneaux !
Mais nos arm’s sont outragées
Et nos hameaux envahis !
Pour envoyer queuqu’s dragées,
A l’adress’ de nos enn’mis.
(Prenant un fusil).On verra ! bis
Que l’père Latuile est bon là.
TOUS
On verra, etc.
DEUXIEME COUPLET
Oui, malgré ma soixantaine,
Je me sens encore gaillard…
Vous verrez qu’votr’capitaine
Enfants, n’est pas un traînard !
Et si queuqu’balle ennemie ;
V’nait arrêter mon ardeur
N’pleurez pas… pour la patrie
Je s’rai mort avec honneur !
On dira, bis
L’père Latuile était bon là !
TOUS
On dira, etc.
JULIEN. Mon oncle… je ne vous quitte pas…
LATUILE. C’est dit, fiston.. tu s’ras mon lieutenant, toi, César, je te nomme caporal.
CESAR. Par exemple, et qu’est-ce qui gard’rait la maison ?
LATUILE. Tiens, neveu… m’est avis que tu es venu au monde, le jour de la saint-lâche !
TOUS, montrant César au doigt. Oui, oui, c’est un capon.
CESAR. Ah ! j’suis un capon… eh bien ! nous allons voir.
Air de la Ginguette.
Ma place est à la broche,
J’n’suis pas un soldat,
Mais pour êtr’ sans reproche,
J’veux marcher au combat.
N’m’jugez pas sur la mine ;
Car, j’vous prouvrai, malins,
Qu’on trouve d’bons lapins…
A la cuisine…
Il entre dans la maison.
LATUILE, le regardant entrer. Nous pourrions bien l’attendre longtemps… allons, les enfants, en route ! et, comme dit la chanson, qu’un vrai Français (*) a composé hier sur la table de mon cabaret…
Air : Gai, gai, etc.
Gai, gai, serrons nos rangs,
Espérance,
De la France !
Gai, gai, serrons les rangs ;
En avant, Gaulois et Francs !
Le Russe toujours tremblant,
Sous la neige
Qui l’assiège…
Las de pain noir et de gland,
Veut manger notre pain blanc.
TOUS
Gai, gai, serrons nos rangs, etc.
LATUILE
DEUXIEME COUPLET
Ces vins que nous amassons,
Pour les boire
A la victoire,
Seraient bus par des Saxons,
Plus de vins, plus de chansons…
TOUS
Gai, gai, serrons nos rangs, etc.
LATUILE
TROISIEME COUPLET
Pour des Calmoucks durs et laids
Nos filles
Sont trop gentilles ;
Nos femmes ont trop d’attraits…
Ah ! que leurs fils soient Français !
TOUS
Gai, gai, serrons nos rangs, etc.
Ils défilent tous sur ce chœur, le père Latuile en tête.
(*) M. Béranger.
SCENE X
CESAR, entrant grotesquement armé, et tenant une longue broche à la main.
Me voilà, me voilà ! où sont-ils, ces infâmes brigands, que je les passe au fil de ma broche… comment ! ils sont partis, sans moi… tiens, tiens, tiens… (Il s’asseoit). Quelle infamie que la guerre, pourtant, quand je pense que, peut-être en ce moment, ma jeune fiancée…brrrr… j’en ai la chair de poule. (Il prend une bouteille qui est sur la table et se verse un verre de vin). Je suis au désespoir, c’n’est pas que je doute de sa vertu.
Air : De par la loi. (Un de plus).
Je ne crains rien, bis.
Si quelqu’un attaque ma belle,
Sa vertu se défendra bien,
Charlott’ me s’ra toujours fidèle,
La flûte imite le cri du coucou.
Je ne crains rien, bis
DEUXIEME COUPLET
Je ne crains rien, bis
Que vingt galants lui fassent fête,
Je m’dirai son cœur est mon bien,
Allez, messieurs ; moi, pour ma tête,
Je ne crains rien, bis
Mais il ne s’agit pas d’s’endormir, partons… ah ! que j’suis bête… et mes pistolets qui ne sont pas chargés. (Il le charge). Ils sont très bien travaillés, ces pistolets-là… ils doivent être d’une bonne fabrique. (Lisant sur la batterie). « Maubeuge, 1812 ».
SCENE XI
CESAR, CHARLOTTE, entrant sans voir César.
CHARLOTTE. Ouf ! j’ai joliment couru tout d’même… cet imbécile de César avait déjà alarmé la maison sur mon compte… heureusement, j’ai rencontré mon père et ce bon Julien… et je les ai rassurés… (Apercevant César). Tiens… qu’est-ce qu’il fait donc là ! (Elle va lui frapper sur l’épaule : il fait un mouvement de frayeur). Dites donc, cousin.
CESAR, avec effroi. Hein… qui va là !... oh ! Dieu !... Charlotte, que c’est bête de faire des peurs comme ça. Je vous ai prise pour un baskir…
CHARLOTTE. Est-ce que vous n’allez pas rejoindre les autres ?
CESAR. Pourquoi faire, puisque vous v’là saine et sauve.
CHARLOTTE. Ah ! mon père a dit qu’ça n’faisait rien… qu’il voulait aller reprendre nos provisions, et délivrer ce pauvre Godeau qui est bien décidément prisonnier.
CESAR. Qu’est-ce que ça me fait que Godeau soit prisonnier ? est-ce que je dois quelque chose à Godeau ? qu’y-a-t-il de commun entre Godeau et moi ?...
CHARLOTTE. Tenez, M. César, vous ne serez jamais qu’un poltron, et comme Julien ne vous ressemble pas, je vous préviens que je ferai mon possible pour l’épouser…
CESAR. Charlotte, ne m’exaspérez pas, vous me feriez faire un malheur… je vais proférer d’horribles jurons… (Saisissant ses pistolets). Mille millions de milliards… j n’me connais pas…
Coup de feu dans le lointain. Il pose ses pistolets sur une table, d’un air interdit.
CHARLOTTE. Eh bien ! voici le moment de vous servir de votre courage… resterez-vous là, pendant que nos hommes se battent…
CESAR. J’en serais bien fâché.
Air : Ces postillons sont d’une maladresse.
Ce bruit guerrier et m’anime et m’enflamme ;
Qui, moi, rester lâchement en ces lieux...
Non, ma cousin’, non, dans l’fond de mon âme.
J’sens éclater un transport belliqueux (bis) Comm’ ces braves gens montrons du caractère,
Puisque là-bas ils exposent leurs jours…
Courons soudain, courons à la barrière…
Leur chercher du secours.
Il sort précipitamment par le fond.
SCENE XII
CHARLOTTE, seule.
Il s’enfuit… faudrait-il qu’il ait peu de cœur, je ne suis qu’une femme, moi, mais si jamais il fallait me battre, il me semble que je ne reculerais pas…
SCENE XIII
CHARLOTTE, GENEVIEVE, Voisines, elles accourent en désordre.
CHŒUR.
Air : de rage et de fureur.
Ah ! quel affreux malheur !
Nous mourons de frayeur
Sauvez-nous d’la fureur
De l’ennemi vainqueur !
GENEVIEVE, accourant tout effrayée. V’là les cosaques !...
TOUTES, poussant un cri, Ah.
Elles se jettent toutes en masse sur un des côtés du théâtre.
CHARLOTTE. Geneviève… es-tu bien sûre de ce que tu dis…
GENEVIEVE, la prenant par la main et la conduisant vers la grande porte au fond. Tiens, regarde là-bas ! cette poussière, ces armes qui brillent…
CHARLOTTE, regardant. Ah ! mon Dieu, oui… je vois des hommes à cheval avec de grandes lances.
Cris dans le lointain.
GENEVIEVE. Ils poussent des z’houras, nous sommes perdues !...
CHARLOTTE. Pas encore… (Saisissant les pistolets qui sont sur une table). A moi, celles qui ont du cœur… C’est au tour des femmes, maintenant, entrez dans la maison, prenez les pelles, les pincettes, les chenets, les bûches… tout ce qui tombera sous la main… et préparez-vous à bien recevoir ces coquins-là !...
GENEVIEVE. Mais, Charlotte, tu vas toutes nous faire tuer…
CHARLOTTE. C’est par moi qu’ils vont commencer, car je me nomme votre général, et je me mets à l’avant-garde. (Elle se place près de la grande porte. Nouveaux cris prolongés et plus près.) L’ennemi approche, du courage, je vais vous donner l’exemple… (Elle arme un de ses pistolets, et met en joue en dehors, toutes les femmes se bouchent les oreilles.) Qui vive ! qui vive !...
LATUILE, en dehors. France !...
CHARLOTTE, avec joie. Je ne me trompe pas, ce sont eux… mon père… Julien… tous vos hommes…
LATUILE, en dehors. Godeau, mets les chevaux à l’écurie, et tâche une autre fois de ne pas te laisser prendre…
SCENE XIV
LES MEMES, LATUILE, JULIEN, VOISINS.
Le père Latuile est coiffé d’un bonnet de cosaque ; il tient d’une main une grande lance, et de l’autre une bouteille qu’il porte en triomphe. Chacun des autres rapporte d’autres bouteilles, des jambons, etc., etc.
CHŒUR
Air : Alerte.
Victoire ! (ter)
Nous venons chargés de butin.
Victoire ! (ter)
Nous t’nons not’vin… (bis)
LATUILE,
Mes amis, c’est à vous de l’boire ;
Vous l’avez r’conquis avec gloire.
A présent j’n’ai plus de r’grets ;
Mon vieux, tu n’pass’ras désormais,
Qu’par des gosiers français !...
CHŒUR
Victoire ! etc. (ter)
LATUILE. Tiens, ma fille, t’accrocheras c’t’outil-là au-dessus de la cheminée ; ça fera une gaule pour abattre les noix.
CHARLOTTE. Vous n’êtes pas blessé ?
LATUILE. Pas l’moindrement ; nous avons pris à l’ennemi cinq chevaux et trois lances, et nous n’avons perdu… qu’mon bonnet d’coton. Ah ! ça, qu’est-ce que tu faisais donc là avec des pistolets ?
CHARLOTTE. Mon père, je vous prenais pour des cosaques.
LATUILE. Et tu voulais nous tuer ; embrasse-moi, t’es t’une brave fille, t’es t’une Jeanne d’Arc ! allons, les amis, à table et buvons.
CHŒUR
Air de Rabelais.
Allons, buvons,
Rions, chantons…
Nous avons battu l’ennemi !
Et s’il r’vient roder pas ici,
Nous le r’cevrons toujours ainsi,
Voilà (bis) les bourgeois de Clichy…
LATUILE, se levant.
Des brav’s rest’nt à la France,
Amis, à leur santé…
A l’immortalité
D’ceux morts pour sa défense !
CHŒUR
Allons, buvons, etc.
SCENE XV
LES MEMES, CESAR, accourant par le fond.
CESAR. Grande nouvelle ! grande nouvelle !
LATUILE. C’est encore toi, oiseau de mauvais augure ; je gage que tu viens nous annoncer quelque chose de fâcheux.
CESAR. Au contraire, mon oncle, c’est le plus grand des bonheurs, Paris…
LATUILE. Se lève en masse.
CESAR. Du tout ; Paris a capitulé.
TOUS, se levant. Capitulé !
- Latuile semble anéanti.
- Latuile semble anéanti.
CESAR. J’viens d’voir l’hussard qu’en a apporté la nouvelle à la barrière, un chamboran… Demain, à neuf heures, les alliés feront leur entrée dans Paris ; il doit en passer par not’ barrière, plus de dix-huit cent mille.
JULIEN. Je réponds bien que je ne borderai pas la haie sur leur passage.
CESAR. Quel orgueil puéril ! (S’accrochant de la porte du cabaret). Allons, marmitons, à l’ouvrage, la journée sera fameuse.
LATUILE, le saisissant par le bras. César, qu’est-ce que tu fais là ?
CESAR. Mon oncle, je prépare à dîner pour les dix-huit cent mille bouches qui s’approchent ; notre fortune est faite…
LATUILE. Pour les ennemis de ton pays, malheureux ! tu les aimes donc ?
CESAR. Moi, par exemple, je les déteste, je les abhorre.
Air : Vaudeville du premier prix.
Oui, mon âme serait ravie,
Si tout à l’heure on les battait…
Mais je n’ai pas d’antipathie,
Pour leur argent qui n’m’a rien fait…
L’argent est toujours sans reproche,
Qu’il soit russe, prussien, anglais…
D’ailleurs, en entrant dans ma poche,
Il d’viendra citoyen français.
LATUILE. Oui – dà ! eh bien, puisque tu le veux absolument, je vas organiser tout ça pour le mieux ; viens avec moi, Julien.
Ils entrent vivement dans le cabaret.
SCENE XVI
CESAR, CHARLOTTE, GENEVIEVE, Voisins, Voisines.
CESAR. Tiens, l’père Latuile qui f’sait le crâne tantôt, le v’là maintenant qu’il va mettre le couvert aux cosaques ; il faut que j’aille l’aider. Oh ! j’y pense, on dit que les Russes adorent la chandelle, j’vas ramasser tout ce que nous en avons, et j’leur vendrai ça en bâton, comme du sucre d’orge.
Il va pour entrer dans le cabaret, et s’arrête en voyant le père Latuile et Julien qui en sortent en portant une tonne, et quelques garçons qui en roulent d’autres.
SCENE XVII
LES MEMES, LATUILE, JULIEN, Garçons.
LATUILE. Par ici, mes enfants, par ici… n’en laissez pas une seule pièce à la cave.
CESAR. Comment, mon oncle, vous allez leur livrer votre vin sans préparations… c’est absurde, laissez-moi mettre là-dedans une petite infusion de souffre, de salpêtre et de poudre, ils n’y verront que du feu… et ça leur chatouillera le palais plus voluptueusement.
LATUILE. Attends, attends, j’vas leur en faire de la bonne boisson. Allons, Julien, mon garçon, attention au commandement.
Aidé par Julien, il s’approche du puits, et y vide une tonne de vin.
Air : de Fernand-Cortez
A l’eau, à l’eau, à l’eau,
Vite que la danse
Commence.
A l’eau, à l’eau, à l’eau,
L’vin vieux comm’le nouveau.
CESAR.
Grand Dieu ! quelle démence,
Que fait’s vous ?...
LATUILE.
Mon garçon…
Je fais de l’abondance
Aux cosaques du Don !
CHŒUR.
A l’eau, etc.
(Latuile vide une deuxième tonne).
CESAR.
Père Latuile, au nom du ciel !
LATUILE.
Je sais qu’plus d’un confrère
Mets de l’eau dans son vin,
Au mien, c’est le contraire,
Dans l’eau j’fais prendr’un bain.
CHŒUR
A l’eau, etc.
LATUILE. Allons, mes enfants ; ferme ! il faut que tout y passe… le vin, l’eau de vie, le rhum, le parfait amour.
CESAR. Ça fait horreur ! les ch’veux m’en dressent sur la tête.
LATUILE. Ah ! l’ennemi boirait mes liquides, nom d’un petit bonhomme, est-ce tout Julien ?
JULIEN. Oui, mon oncle, il n’y a plus rien à la cave.
LATUILE. Au tour du garde-manger, maintenant. (Les garçons apportent des mannes remplies de combustibles). Qui veut des jambons, des pâtés, des saucissons ?
CESAR. Ciel !... il ne manquait plus que ça…
Il s’arrache les cheveux, se donne des coups de poing dans la figure, etc.
LATUILE, faisant des distributions à ses voisins. Prenez, mes enfants, et régalez-vous, avant que l’ennemi n’arrive ; je n’ai jamais rien donné de si bon cœur. (Il lance des comestibles en dehors). Profitez du bon marché… à vous, la mère Pitard, à vous, papa Gibelotte.
Tout le monde bat des mains.
CHARLOTTE, sortant de la maison. Mon père, vous pouvez être tranquille, il ne reste plus un comestible dans la maison.
LATUILE, prenant une barre de fer. Alors, au tour de la baraque.
CESAR. Miséricorde ! qu’est-ce qu’il veut donc faire encore ?
LATUILE
Air : un Page aimait la jeune Adèle.
Dans nos beaux jours c’te maisonnett’ que j’aime,
A vu souvent nos braves réunis…
Je l’ai bâtie, et j’l’abattrai moi-même…
Ell’ne doit pas abriter nos enne’mis…
Chez moi, l’on n’verra pas les fêtes,
D’ces étrangers qui nous forgent des fers…
Ici, l’on chanta nos conquêtes,
On n’y chant’ra pas nos revers…
CESAR, se mettant aux pieds de son oncle. Mon oncle, j’embrasse vos genoux.
LATUILE. Tu f’rais mieux de venir m’aider, allons, j’te donner l’exemple.
Il s’approche du cabaret.
CESAR, se relevant vivement. Arrêtez, c’est trop fort, ce cabaret ici présent est l’av’nir de ma future… si vous portez dessus une main dévastatrice, je n’épous’rai pas votre fille.
LATUILE. Ta parole…
CESAR, gravement. D’honneur, la plus sacrée.
LATUILE. Eh ! bien, tant mieux. (A Julien), donne-moi un coup de main, mon gendre.
Julien et les autres prennent des pioches et aident le père Latuile.
JULIEN. De tout mon cœur, beau-père.
LATUILE, démolissant.
Air : Pan, pan.
Pan, pan, vite à l’ouvrage,
Pan, pan, frappons d’accord…
Pan, pan, avec courage !
Pan, pan, frappons plus fort.
Que la barraqu’ tomb’ sous nos pieds,
Tapons dessus d’la bonn’ manière !
Un jour de même, je l’espère,
Nous tap’rons sur nos chers alliés.
TOUS, travaillant.
Pan, pan, vite à l’ouvrage, etc.
LATUILE.
Avec plaisir, j’la démolis.
Mais la seul’chose que je regrette
C’est de ne pouvoir sur leur tête
En faire écrouler les débris.
TOUS.
Pan, pan, à l’ouvrage, etc (*)
LATUILE, se mettant sur les débris. Voilà ce que c’est.
CESAR. Oui, nous sommes dans d’beaux draps… Où allez-vous reposer votre tête, à présent, malheureux aliéné ?
JULIEN. A ma brasserie, parbleu ! mon oncle y sera comme chez lui… et dans les temps meilleurs, nous ferons construire ici un beau cabaret, avec cette enseigne qui en vaudra bien une autre : AU PERE LATUILE !
On entend le tambour et les trompettes au loin.
LATUILE. Qu’est-ce que c’est que ça ?
CESAR, allant au fond et regardant. Ce sont les étrangers qui viennent relever les postes de la barrière.
LATUILE. Les étrangers ! … partons… leur vue me ferait trop de mal…
Air : de ma tante Aurore.
Il m’sembl’ que j’fais un mauvais rêve.
Mais non… nos malheurs sont trop vrais.
Avant qu’un autr’soleil se lève,
Nous ne serons p’t’êtr’plus français…
O France ! naguèr’ si florissante,
La flamme a détruit tes moissons ;
Dans tes famill’s règn’l’épouvante,
Ah ! le ciel après tant d’affronts
Nous doit un’ revanche éclatante ;
(Avec enthousiasme.)
Et tôt ou tard, nous la prendrons !...
TOUS.
Oui, nous la prendrons !
Le son des trompettes et le roulement des tambours se rapprochent. Tous les personnages sortent par le fond, et s’éloignent avec accablement. Le rideau baisse.
FIN
(*) Cette maisonnette est un assemblage de quelques planches qui se disjoignent et se rejoignent à volonté.