Le Père De Smet/Chapitre 25

H. Dessain (p. 501-518).


CHAPITRE XXV

LES DERNIERS TRAVAUX.
L’INDIAN PEAGE POLICY DE GRANT


1869-1872


La pacification des Sioux n’était, dans la pensée du P. De Smet, que le prélude de leur conversion. Depuis vingt ans, il s’était convaincu que, malgré leur barbarie native, ils ne résisteraient pas à l’Évangile. « Leur conversion, disait-il, n’est rien moins qu’un miracle de la grâce ; mais, Dieu aidant, on peut y réussir. Dans mes relations avec les sauvages, je les ai toujours trouvés respectueux, assidus et attentifs à la parole du missionnaire. Ils manifestent un vif désir de voir leurs enfants instruits des vérités de la religion ; jamais je n’ai rencontré chez eux le moindre esprit d’opposition »[1].

Plusieurs fois déjà, les Sioux avaient réclamé des robes-noires. Ils venaient encore, au fort Rice, de renouveler leurs instances.

— Quand nous nous établirons, avait dit le chef des Yanktonnais, pour semer le grain, élever le bétail et habiter des maisons, nous voulons que le P. De Smet vienne demeurer avec nous, qu’il nous amène d’autres robes-noires pour vivre avec aussi nous. Nous écouterons leur parole, et le Grand-Esprit nous aimera et nous bénira.

Le projet avait reçu l’approbation des supérieurs[2] ; mais il fallait des hommes et des ressources : ce fut l’occasion d’un nouveau retour en Europe.

La santé du vieux missionnaire exigeait d’ailleurs quelque repos. Rentrant de son récent voyage au désert, il écrivait : « Cette lettre pourrait bien être ma dernière… À mesure que j’avance en âge, les chaleurs me deviennent plus insupportables. Souvent j’ai l’impression que je touche à ma fin ».[3] Depuis trois ans, il craignait de perdre l’ouïe. Le P. Coosemans, son provincial, désirait qu’il consultât « quelque ancien et bon docteur belge ». Le 25 novembre 1868, il s’embarquait à New-York.

Ce voyage allait le soumettre à une nouvelle épreuve. Avant d’arriver à Liverpool, le bateau essuya une violente tempête. Renversé sur le pont, le Père se brisa deux côtes, et ne put être soigné que plusieurs jours après. Il n’en commença pas moins presque immédiatement ses courses à travers la Belgique, la France et la Hollande.[4] Dès le mois de juin, il repartait pour l’Amérique.

On est stupéfait de voir chez un vieillard pareille activité. Depuis seize mois, il a parcouru 5 000 lieues. Vaincu enfin par la fatigue, il doit, à son retour, garder la chambre plusieurs semaines. Impossible de se rendre chez les Sioux ; mais il trouve moyen, l’automne venu, de faire encore « deux bonnes excursions », l’une de quatre cents lieues, l’autre de deux cents.

Il accompagne jusqu’à Omaha six Sœurs de Charité qu’il vient d’obtenir pour la mission des Pieds-Noirs. Il assure la facilité de leur voyage, et ne les quitte qu’après avoir largement pourvu à leurs dépenses.

Ensuite il va visiter les Potowatomies du Kansas. Indiens et missionnaires le reçoivent comme un père. Toutefois, il a la douleur de constater que, là comme ailleurs, l’invasion blanche a fait son œuvre. « Si les missionnaires, dit-il, veulent opérer ici un bien réel, il leur faut une profonde humilité, un zèle absolument désintéressé, et surtout un souverain mépris des jugements humains ».[5]

Cependant le P. De Smet n’oublie pas la mission du Haut-Missouri. Jamais fondation ne lui tint si fort à cœur. Sa correspondance le montre, depuis 1864, constamment occupé de ce projet.[6] Enfin, il retrouve assez de vigueur pour entreprendre un voyage dans cette région, et quitte Saint-Louis le 1er juin 1870. Eu égard, sans doute, à son âge, ses supérieurs lui avaient donné un compagnon, le P. Panken, Hollandais d’origine, gagné par lui à l’apostolat dès 1857.

C’est la dernière visite du missionnaire à « ses enfants du désert ». Que de fois, depuis trente ans, il a remonté le Missouri, portant d’une main la croix, de l’autre le rameau d’olivier ! Chaque wigwam évoque de consolants souvenirs : des milliers d’enfants baptisés, des ennemis réconciliés, des misères soulagées, des âmes ouvertes aux mystères de la foi.

Le Père peut apprécier les résultats de la paix négociée par lui deux ans auparavant. Les Sioux vivent en bonne intelligence avec les soldats des forts ; dans les réserves, ils s’exercent à la culture, sont habillés par le gouvernement, et reçoivent chaque semaine leur ration de farine, de viande, de café, de sucre. Partout, ils accourent saluer « la Grande Robe-Noire », et déclarent qu’ils veulent rester fidèles aux conventions du fort Rice.

Sur les bords de la Grand River se trouve une vaste réserve habitée par des Indiens de diverses tribus. C’est là que s’élèvera la future réduction. Sa position centrale rendra facile dans le Dakota la diffusion de l’Évangile ; de plus, la proximité des forts permettra aux missionnaires de visiter souvent les soldats, dont la plupart sont catholiques.

Dès le mois d’août, la fatigue contraint le P. De Smet à regagner Saint-Louis. Mais ses dispositions sont prises ; la mission s’ouvrira au printemps prochain. Il a, dans ce voyage, visité de quinze à vingt mille Sioux, et administré

plus de quatre cents baptêmes.

Le 20 mars 1871, il écrivait à des parents de Belgique : « Je commence aujourd’hui ma retraite annuelle, comme préparation à un long voyage chez les tribus indiennes du Far-West. Deux Pères m’accompagneront. Nous comptons ériger une mission chez les Sioux. Les grands chefs des tribus m’attendent. Je viens de leur écrire pour leur faire connaître mes intentions, et les prier de nous préparer une cabane au milieu d’eux.

» Je vous envoie les noms de ces chefs. Ce sont mes amis intimes. Vous les aimerez aussi, j’en suis sûr, par amitié pour moi, et vous prierez beaucoup pour leur conversion ».[7]

Le projet longtemps caressé ne devait point, hélas ! aboutir. Pareille entreprise dépassait les forces d’un vieillard, et d’ailleurs, l’heure était peu propice aux fondations. Une récente décision du gouvernement mettait en péril l’avenir des missions existantes. C’était l’Indian Peace Policy de Grant.

Élu à la présidence en 1868, le vainqueur de Richmond avait heureusement rallié les partis, et inauguré aux États-Unis « la politique de paix ». Il déclara vouloir également assurer l’accord entre les Indiens et les Blancs. Pour cela, il suffisait du concours de deux influences : celle de l’agent et celle du missionnaire.

Le 5 décembre 1870, le président annonçait au Congrès u qu’il avait décidé de confier toutes les agences aux diverses confessions religieuses qui possédaient déjà des missions chez les Indiens, ou qui pourraient en fonder dans la suite »[8]. Des représentants des différents cultes, désignés à cet effet, jouiraient désormais du privilège de nommer les agents dans les réserves où ils auraient des missions, à charge seulement de soumettre leur choix à l’approbation de l’exécutif.

C’était le triomphe de la foi et de la civilisation. Les Indiens ne se verraient plus imposer des fonctionnaires décidés à s’enrichir à leurs dépens. Agissant de concert, le missionnaire et l’agent gagneraient l’un et l’autre en autorité. Des ressources plus abondantes permettraient de multiplier les écoles.

Plus qu’aucune autre, l’Église catholique pouvait se féliciter de l’initiative de Grant ; la plupart des agences étaient évangélisées par ses missionnaires[9]. Elle comptait parmi les Indiens plus de 100 000 néophytes, tandis que les sectes protestantes n’en réunissaient pas 15 000. Grand fut l’étonnement lorsque, trois jours après la déclaration du président, un juif fut nommé surintendant des Affaires Indiennes dans l’Oregon. Dès lors, on comprit ce qu’il fallait attendre des promesses du gouvernement.

Au mois de janvier 1871, le secrétaire de l’Intérieur, Delano, consulta l’épiscopat sur le choix d’un représentant chargé de la nomination des agents catholiques. Le nom du P. De Smet, proposé par les archevêques de Baltimore, de New-York, de Cincinnati, de Saint-Louis, fut agréé.

Appelé à Washington, le vieux missionnaire trouva réunis une trentaine de ministres réformés, invités comme lui à donner leur avis sur le moyen de civiliser les tribus. Dans la répartition des agences, ils revendiquaient la part du lion. « Ni ma présence, dit le P. De Smet, ni mes réclamations en faveur des missions catholiques, ne purent obtenir aucun résultat. Le plan de civilisation et d’évangélisation des Indiens avait été à l’avance arrêté par le président, avec l’approbation du Sénat »[10].

On apprit bientôt qu’au lieu de quarante nominations qui revenaient de droit aux catholiques, huit seulement leur étaient accordées[11]. Le reste était partagé entre les sectes. Le président avait d’ailleurs soin de favoriser ses coreligionnaires, en confiant aux méthodistes le tiers des agences.

À peine installé, le nouveau fonctionnaire livrait à ses amis l’église et l’école, allant parfois, comme chez les Yakimas, jusqu’à interdire l’entrée de la réserve au missionnaire catholique. Quatre-vingt mille Indiens se trouvaient, du même coup, sans avoir été consultés, arrachés à l’Église ou exposés à l’apostasie.

Ce n’est pas tout. Le gouvernement disposait de sommes importantes, dues aux tribus en échange de leurs terres. L’intérêt de ces sommes était en partie affecté à l’entretien des écoles. Désormais cet argent servira à payer, pour les enfants des Indiens catholiques, des maîtres méthodistes, presbytériens, quakers, etc. C’est ainsi qu’on reconnaissait à Washington les services rendus au pays par les missionnaires romains.

Pareille injustice souleva des protestations indignées. « S’il est vrai, écrivait un journaliste, que les Indiens sont condamnés à disparaître, ne devrait-on pas au moins les laisser libres de choisir la foi religieuse dans laquelle ils veulent mourir ?… Les Indiens, déjà instruits et baptisés comme catholiques, ont été partagés entre diverses confessions. Les missionnaires qui, avec les aumônes recueillies en Europe, ont christianisé ces pauvres sauvages, sont expulsés des stations fondées par eux. Cela paraît à peine possible, et pourtant cela est ; les documents qui le prouvent ont été plus d’une fois entre les mains du général Grant. Il est horrible de penser que ces Indiens, qui ont des âmes aussi immortelles que celles des Nègres récemment émancipés, sont divisés par troupeaux, et soumis à toutes sortes de pasteurs, sans égard à leurs propres désirs ou à leurs convictions »[12].

Les missions fondées par le P. De Smet n’avaient pas été épargnées. Aux Montagnes-Rocheuses, la seule tribu des Têtes-Plates possédait un agent catholique. Tel missionnaire devait franchir une distance de trente lieues pour visiter ses chrétiens. Les quakers s’installaient dans les réductions du Kansas, où ils allaient commettre de honteuses exactions. « Vous aurez peine à croire, écrivait le P. De Smet, qu’un tel état de choses puisse exister dans la république des États-Unis, dont on vante tant la liberté ». Et il ajoutait, avec cette noble confiance que les déceptions ne parvenaient pas à détruire : « Nous prions, et nous espérons que justice sera rendue »[13].

Non content de prier, l’intrépide vieillard multiplie les démarches. Il s’efforce d’obtenir, au moins pour les postes dont il dispose, des hommes d’une intégrité reconnue[14]. Il se fait exactement renseigner par les missionnaires sur l’état de chaque réserve, et sur les rapports entre agents et Indiens.

Le 27 mars 1871, il adresse au général Parker, nommé commissaire des Affaires Indiennes, un long exposé de la situation, notamment dans les territoires de Montana, d’Idaho et de Washington. Les Nez-Percés, presque tous catholiques, ont été livrés aux presbytériens. Le chef des Spokanes, pour avoir voulu mettre un frein au dévergondage de sa tribu, s’est vu menacé de prison. Chez les Pieds-Noirs, l’agent catholique vient d’être remplacé par un sectaire aussi débauché que haineux. Dans le Dakota, où les Sioux ne cessent de réclamer des robes-noires, toutes les agences, sauf deux, ont été confiées aux protestants.

Rappelant alors les services rendus par ses confrères, le P. De Smet revendique pour eux le droit de poursuivre sans entraves leur apostolat : « Depuis trente ans, nous avons travaillé chez les peuplades ignorantes du Far-West, dans la seule vue de les amener à la connaissance de Dieu et d’augmenter leur bien-être temporel. Nous leur avons distribué les modestes ressources mises à notre disposition, et souvent nous avons joyeusement partagé leur pauvreté et leurs privations. Nous voulons espérer que, conformément aux intentions bienveillantes exprimées par le Président, « agents et missionnaires pourront désormais agir de concert pour le bonheur des tribus confiées à leurs soins ».

Quatre ans auparavant, le général Parker avait dû au P. De Smet le succès de sa mission chez les Sioux. Les convenances exigeaient qu’il prît sa requête en considération. Mais, pour le moment, les Indiens étaient tranquilles. À quoi bon ménager un prêtre dont on n’avait plus besoin ? La lettre resta sans réponse.

Pendant plus d’un an, le missionnaire renouvela ses instances auprès des autorités de Washington. Il ne pouvait se résigner à voir ses néophytes devenir les adeptes du méthodisme ou de la libre pensée. « Tout ce que réclament les évêques catholiques et les missionnaires, écrit-il au secrétaire de l’Intérieur, c’est de pouvoir, conformément à leur droit et à leur vocation, évangéliser les Indiens qui les ont reçus avec joie, sans être expulsés des missions où ils ont, pendant des années, travaillé avec zèle au bonheur et au salut de ces peuplades »[15].

De même que son collègue des Affaires Indiennes, le secrétaire de l’Intérieur ne daigna pas répondre aux doléances d’un jésuite. Fatigué enfin d’inutiles protestations, jugeant d’ailleurs que le droit de présenter les agents revenait, pour chaque diocèse, à l’évêque, le P. De Smet envoya sa démission de représentant.

Cependant les Indiens ne s’habituaient pas à leurs nouveaux maîtres. Depuis le départ des robes-noires, ils se sentaient, disaient-ils, orphelins. Ils envoyaient de fréquents messages à leur « Grand-Père » de Washington, le suppliant de leur rendre leurs agents catholiques, leurs prêtres catholiques, leurs écoles catholiques.

Les réclamations des sauvages trouvaient peu d’écho à la Maison-Blanche. On ne respectait pas plus leurs vies et leurs propriétés que leurs convictions religieuses. Sans la moindre provocation, les soldats se livraient à d’odieux massacres[16]. Bientôt la révolte de Sitting Bull, et les sanglantes funérailles de Custer, égorgé avec son régiment[17], ouvriront les yeux aux législateurs. Mais le P. De Smet ne sera plus là pour réparer les fautes de la République américaine, et lui apporter la paix lorsqu’elle jugera trop onéreux de continuer la guerre.

Malgré la persécution, les Indiens catholiques restaient presque tous attachés à la foi.

Depuis longtemps, un ministre méthodiste s’efforçait de faire apostasier Ignace, chef des Yakimas. Un jour, il lui fait demander combien il veut pour passer au protestantisme. — Beaucoup, répond Ignace.

— Deux cents piastres ?

— Plus que cela.

— Alors combien ? Cinq cents, six cents piastres ?

— Oh ! plus encore.

— Eh bien ! parle ; dis la somme qu’il te faut.

— Donne-moi la valeur de mon âme.[18]

C’est ainsi que l’esprit chrétien, s’alliant à la fierté du sauvage, faisait de ces frustes natures d’admirables types de noblesse et de fidélité.

Entre toutes les tribus, celle des Cœurs-d’Alène se distinguait par sa piété et son dévouement à l’Église. « Depuis quinze ans que je les connais, écrivait le P. Joset, jamais je n’ai vu chez eux tant de marques de foi. Je suis persuadé que, si nous avions les moyens, rien ne manquerait, de la part des Indiens, pour renouveler les merveilles du Paraguay »[19].

Ayant appris, en 1871, la situation récemment faite au pape par le gouvernement italien, les Cœurs-d’Alène s’empressèrent d’adresser à Pie IX l’expression de leur filial attachement :

« Très miséricordieux Père,

» Ce n’est pas la témérité, mais l’amour qui nous porte aujourd’hui à t’écrire. Nous sommes, il est vrai, la plus humble des tribus indiennes, et tu es, sur la terre, le plus élevé d’entre les hommes. C’est toi pourtant qui, le premier, as jeté sur nous un regard de pitié. Oui, Père, il y a trente hivers, nous étions un peuple sauvage, très misérable, pour le corps et pour l’âme. Alors tu nous as envoyé la grande robe-noire De Smet, pour nous faire enfants de Dieu par le baptême. Nous étions aveugles, tu nous l’as envoyé pour nous ouvrir les yeux. Beaucoup d’entre nous dormaient encore, lorsque De Smet nous quitta ; alors encore tu eus pitié de nous, et nous donnas une autre robe-noire, notre bon Père Nicolas[20], qui vint demeurer avec nous, nous réveilla tous, et nous fit marcher droit vers le ciel. Et combien d’autres Pères ne nous as-tu pas donnés, pour nous enseigner, ainsi qu’à nos enfants, la loi de Dieu, et nous rendre meilleurs chrétiens !

» Nous devons donc, Père, aujourd’hui que tu es dans la détresse et l’affliction, te remercier de ta charité, te faire connaître notre grand amour, et t’exprimer notre immense chagrin, en apprenant que quelques-uns de tes mauvais enfants te font constamment souffrir après t’avoir tout volé, jusqu’à ta propre maison.

» Bien que nous ne soyons que de pauvres Indiens, peu au courant des bons procédés, nous pensons que c’est un crime abominable de te traiter de la sorte ; et nous-mêmes, il y a quarante ou cinquante ans, lorsque nous étions encore tout à fait sauvages, nous n’aurions pas osé agir ainsi, si nous avions su que la dignité et le pouvoir du Pape venaient de Jésus-Christ. C’est pourquoi nous avons prié et prions encore, aussi ardemment que peuvent le faire de pauvres Indiens, pour toi, Père, et pour l’Église tout entière.

» De plus, venus de nos divers camps à l’église de la mission, nous avons travaillé pendant neuf jours à réunir beaucoup de prières et d’actes de vertu, afin de les offrir pour toi au Cœur de Jésus. Ce matin, nous les avons comptés, et en avons trouvé 120 527. Jugeant que c’était trop peu, nous avons offert nos propres cœurs pour notre excellent Père le Pape. Nous avons la confiance que cette offrande ne sera pas rejetée…

» Nous avons quelques soldats habitués, non à faire la guerre, mais à maintenir chez nous le bon ordre. S’ils pouvaient rendre au Pape quelque service, c’est avec joie que nous te les offririons. Ils s’estimeraient heureux de donner leur sang et leur vie pour leur bon Père Pie IX.

» Maintenant, permets-nous de te faire connaître nos craintes. Les vendeurs de whisky approchent de plus en plus. Nous craignons de trahir Notre-Seigneur, en reprenant les cœurs que nous lui avons donnés. Puissions-nous être affermis par tes prières !

» Et nos enfants, nos chers enfants, sont encore plus à plaindre que nous, car ils sont plus exposés ; pas tant nos fils, qui ont de bons pères dans les robes-noires, que nos filles, qui n’ont pas encore de bonnes mères. Souvent nous avons demandé des robes-noires de leur sexe ; mais notre voix est trop faible pour être entendue, et nous sommes trop pauvres pour faire autre chose que demander. Qui nous enverra de bonnes mères pour instruire nos filles, et les fortifier contre l’ennemi qui approche, si ce n’est toi. Père, qui as toujours eu pitié de nous, même lorsque nous n’étions pas encore chrétiens ?

» Voilà les sentiments de nos cœurs. Mais comme nous, pauvres Indiens, attachons peu de valeur à l’expression de sentiments qui ne sont pas accompagnés d’un don extérieur, nous avons fait une collecte de dollars et de petites pièces de monnaie, afin de te donner, pour ainsi dire, un morceau de notre propre chair et une marque de sincérité ; et, bien que nous soyons très pauvres, nous avons cependant pu, à notre grande surprise, réunir une somme de 110 dollars…

» Et maintenant, Père, nous voulons t’ouvrir encore une fois nos cœurs. Oh ! comme nous serons contents si, malgré notre indignité, nous recevons une parole de ta bouche, une parole qui nous aide, nous, nos femmes et nos enfants, à trouver plus sûrement l’entrée du Cœur de Jésus !

Vincent, de la famille des Stellam.
André Seltis, de la famille des Emote ».

Si l’on songe que, naguère, les Cœurs-d’Alène passaient pour la plus farouche tribu des Montagnes, chacun verra dans leur naïve et généreuse piété un fruit merveilleux de la grâce.

La lettre fut présentée à Pie IX par le P. Général. En la lisant, le pieux pontife oublia un instant les tristesses de sa captivité. Si la vieille Europe répudiait sa foi, l’Église voyait, de l’autre côté de l’Océan, venir à elle de nouveaux fils. Leur âme neuve ignorait le mensonge ; ils opposaient au vice et à l’erreur une constance digne

des premiers chrétiens. Le pape répondit par le bref suivant[21] :
« Chers Fils, salut et bénédiction apostolique.

» Les sentiments dévoués que, dans la simplicité de vos cœurs, vous Nous avez exprimés, nous ont causé une grande joie. Votre douleur à la vue des attaques dirigées contre l’Église, ainsi que votre dévouement et votre amour filial envers ce Saint-Siège, sont une preuve éclatante de la foi et de la charité qui est répandue dans vos cœurs, et qui vous attache étroitement à ce centre de l’Unité. C’est pourquoi Nous ne doutons pas que vos prières et vos supplications, qui montent sans cesse vers Dieu, ne soient pour l’Église et pour Nous d’une grande efficacité, et nous recevons avec une vive gratitude l’obole de votre cordiale charité. Et, comme la main de Dieu protège tous ceux qui le cherchent sincèrement. Nous avons la confiance que vos bonnes œuvres vous obtiendront les grâces nécessaires contre les dangers de corruption qui vous menacent, et les secours spirituels que vous désirez pour vos filles. Nous prions Dieu qu’il achève en vous l’œuvre de sa grâce, et qu’il vous comble de ses faveurs. Comme présage de celles-ci, et comme gage de Notre reconnaissance et de Notre paternelle bienveillance. Nous vous donnons de tout cœur la bénédiction apostolique.

» Donné à Rome, près de Saint-Pierre, le 31 juillet de l’année 1871, la vingt-sixième année de Notre Pontificat.
Pie IX, pape ».

Transmettant au P. De Smet ces encourageantes paroles, le P. Général écrivait : « Ce bref est le premier qui ait été adressé à un chef indien par le Souverain Pontife ».

Ce fut le 15 août 1872 que fut communiquée aux Cœurs-d’Alène la réponse de Pie IX.

Le P. Cataldo avait convoqué plusieurs tribus des Montagnes. Chacune était représentée par une nombreuse délégation. À l’heure fixée, tous se rangent en procession. En tête marchent douze acolytes en surplis, un flambeau à la main. Viennent ensuite les missionnaires en chape et en dalmatique, précédant la statue de la Sainte Vierge. Celle-ci est placée sous un dais orné de fleurs et de guirlandes, et portée par les quatre principaux chefs. À droite et à gauche de la statue, deux lignes de soldats indiens, en grande tenue et sous les armes. Suit alors, en rangs serrés, l’immense foule, récitant le chapelet et chantant les litanies.

La procession s’arrête près d’un autel improvisé. Pendant la grand’messe, célébrée en plein air, plusieurs néophytes reçoivent la sainte communion.

L’office terminé, un missionnaire lit en latin la lettre pontificale, qui est ensuite traduite dans le dialecte des Cœurs-d’Alène, des Kalispels, des Chaudières, des Nez-Percés et des Yakimas. Tous les fronts se courbent sous la bénédiction du Saint-Père. Désormais les Peaux-Rouges se sentent anoblis ; le bref qu’ils viennent d’entendre est leur charte d’entrée dans le bercail de Jésus-Christ.

Quant au P. De Smet, il trouve dans la bienveillance de Pie IX un précieux réconfort, et dans la ferveur de ses néophytes la meilleure récompense de ses longs travaux.




  1. Lettres choisies, 4e série, p. 143.
  2. Voici ce qu’écrivait au P. De Smet le T. R. P. Général, à la date du 16 novembre 1867 : «  Accepi et magna cum jucunditate legi Revæ Yæ carissimas litteras, et plurimas gratias ago pro notitiis super tribus Indorum, et in specie Jantonum. Profecto ea quae scribit de tanto desiderio tribus istius, et de iteratis tot annis supplicationibus pro obtinendo sacerdote, valde me commovent, et plane cupio ut, si quid fleri possit a Provincia vestra, fiat… Scripsi Patri Provinciali commendans Revæ Yæ desideria, et aliunde jam novi ipsum serio idem cupere, velleque omnino, quam primum possit, manus operi admovere ».
  3. Au P. Terwecoren. — Saint-Louis, 28 août 1868.
  4. Le missionnaire eut alors la consolation de bénir, à Courtrai, le mariage de son neveu, Paul De Smet, avec Mlle Augusta Vercruysse, et d’assister, à Tournai, à la première communion de sa petite-nièce, Maria Cornet, aujourd’hui Mme Liénart.
  5. Lettres choisies, 4e série, p. 199.
  6. Cf. Chittenden et Richardson, p. 1279-1299.
  7. À Félix et Elmire Cornet-De Smet.
  8. « Indian agencies being civil offices, I determined to give ail the agencies to such religious dénominations as had heretofore established missionaries among the Indians, and perhaps to some other dénominations who would undertake the work on the same terms, i. e ., as missionary work ».
  9. Aux missions des Jésuites, il faut ajouter celles que dirigeaient les Franciscains, les Oblats, et quelques prêtres séculiers.
  10. Relation adressée au docteur Linton.
  11. C’étaient les agences de Tulalip et de Colville dans le Washington, celles de Grande-Ronde et d’Umatilla dans l’Oregon, celle des Tétes-Plates dans le Montana, celle des Papagos dans l’Arizona, celles de Grand River et de Devil’s Lake dans le Dakota.
  12. New York Freeman’s Journal, 14 décembre 1872.
  13. Saint-Louis, 3 mai 1871. — Cf. Letters and Notices, 1871, p. 329.
  14. C’est le P. De Smet qui fit nommer à l’agence de Grand River le major O’Connor, et à l’agence des Têtes-Plates le major Jones, tous les deux excellents catholiques.
  15. Saint-Louis, 19 juin 1872.
  16. « N’était l’influence exercée par les missionnaires, les injustices dont sont victimes les tribus des Têtes-Plates et des Pends-d’Oreilles auraient depuis longtemps fait éclater la révolte ». (Rapport des commissaires des Affaires Indiennes au secrétaire de l’Intérieur, 1869, p. 254).
    « Les Blancs occupent aujourd’hui les territoires d’Idaho et de Montana, au grand désavantage des indigènes. Les soldats américains viennent de faire un nouveau massacre, dans lequel ont péri 173 Indiens, principalement des femmes et des enfants ». (Lettre du P. De Smet à G. Van Kerckhove. — Saint-Louis, 8 mars 1870). — Voir les détails de ce massacre dans les Etudes, mars 1890, p. 485 et suiv.)
    Le 30 avril 1871, environ 500 Apaches étaient mis à mort près du camp Grant, dans l’Arizona. Cf. Helen Jackson, Op. cit., p. 325 et suiv.
  17. On se souvient qu’en 1868, au fort Rice, les États-Unis avaient garanti aux Sioux la possession des Mauvaises-Terres, au nord du Niobrara. Quelques années après, les Blancs découvrirent, dans les Black Hills, des gisements aurifères. Aussitôt les mineurs d’affluer, et de s’établir comme en pays conquis. Maintes fois les Indiens réclamèrent à Washington ; ce fut en vain. Cette occupation de territoire, jointe à l’indigne conduite des agents, provoqua, en 1876, un nouveau soulèvement des tribus. Surpris par Sitting Bull dans la vallée du Little Big Horn, le général Custer périt avec 17 officiers et plus de 300 soldats. Les vainqueurs s’acharnèrent sur les cadavres, qui furent horriblement mutilés.
  18. Lettre du P. Grassi, Missions Catholiques, 1873, p. 15.
  19. Lettre au P. De Smet, Catholic Review, 9 août 1872.
  20. Le P. Nicolas Point.
  21. « Dilecti Filii, salutem et apostolicam benedictionem.
    » lis devotionis sensibus, quos in simplicitate cordis vestri Nobis significastis, Dilecti Filii, non mediocriter delectati sumus, cum in dolore a vobis concepto ob insectationes Ecclesiae, non minus quam in filiali erga liane Sanctam Sedem obsequio et amore, splendescere viderimus fidem illam et caritatem, quae diffusa est in cordibus vestris, quaeque vos huic Unitatis centra arctius obstringit. Quocirca, sicuti non dubitamus quin orationes et obsecrationes vestrae, fidenter et instanter elatae ad Deum, suffragaturae sint Ecclesiae et Nobis, sic stipem a vobis tanto corrogatam amore pretiosissimam ducimus. Et quoniam manus Domini est super omnes quaerentes eum in bonitate, confîdimus pia opera vestra conciliatura quoque vobis esse, cum auxilium adversus corruptionis pericula quae timetis, tum spiritualia subsidia quae pro filiabus vestris concupiscitis. Nos certe Deum rogamus ut gratiae suae opus in vobis plenius semper perficiat, vosque suis omnibus ditet muneribus. Horum autem auspicem, et grati animi Nostri ac paternae benevolentiae pignus, apostolicam benedictionem vobis peramanter impertimus.
    » Datum Romae apud S. Petrum, die 31 fulii, anno 1871, Pontificatus Nostri anno vicesimo sexto.
    Pius P.  P.  IX.