Le Père De Smet/Chapitre 22
CHAPITRE XXI
LA RÉVOLTE DES SIOUX.
MISSION PACIFICATRICE DU P. DE SMET
Les difficultés entre Blancs et Indiens remontent au XVIIe siècle, époque de l’arrivée des Anglais sur le continent.
Si tous les colons avaient eu pour les sauvages la bienveillance de lord Baltimore ou de William Penn, il leur eût été facile de s’en faire des amis. Plus souvent, hélas ! leurs injustices et leurs cruautés prouvèrent à l’indigène qu’ils convoitaient ses terres et non son alliance[1].
À la fin du XVIIIe siècle, les États-Unis se détachèrent de l’Angleterre, mais la guerre à « l’homme rouge » ne se ralentit point. L’exploitation du pays, telle que l’entendaient les Blancs, devait graduellement repousser vers l’Ouest, et finalement anéantir les premiers possesseurs du sol.
Diverses compagnies, établies pour le commerce des fourrures[2], remontaient chaque année le Missouri, faisant au buffle une chasse sans merci. La Prairie devenait déserte. C’était la subsistance des Indiens qui disparaissait[3].
Non contents de tuer le gibier, les Américains prenaient la terre. Derrière le pionnier, sentinelle avancée, se pressait le flot des émigrants ; il couvrait le versant de l’Atlantique, franchissait les Alleghanys, puis se déversait dans la vallée du Mississipi. Partout on fondait des villes, on bâtissait des fermes, on créait des manufactures, L’Indien devait reculer ou périr.
En 1830 avait commencé une spoliation en règle. La loi des États-Unis rejetait les Peaux-Rouges de l’autre côté du Missouri.
En 1854, nouvelle usurpation. Un traité dérisoire, passé entre les tribus et le gouvernement de Washington, faisait trois parts du pays situé à l’ouest du Missouri, jusqu’au pied des Montagnes-Rocheuses. Les deux principales, attribuées aux États-Unis, formaient les territoires de Kansas et de Nebraska ; la troisième, au sud, restait aux Indiens. En une seule année, plus de cinquante mille Blancs se jetaient sur les nouvelles concessions, et d’affreux désordres souillaient les débuts de la colonisation.
On se rappelle l’invasion des émigrants en Californie ; en 1862, la découverte des mines d’or de l’Idaho devait livrer aux mêmes horreurs le pays des Kootenais, déjà évangélisés par les missionnaires.[4]
Un homme connaissait, depuis vingt ans, les gisements aurifères des Montagnes. C’était le P. De Smet.[5] Il eût pu se faire un nom et enrichir sa Compagnie ; il préféra retarder la ruine des missions, et tint enfoui dans son âme le terrible secret.[6] Il imposa aux Indiens le même silence, leur prédisant que, s’ils parlaient, ils seraient dépossédés.
On sait comment les Blancs avaient coutume de payer les terres qu’ils arrachaient aux Indiens. Souvent ils acquirent à vil prix des provinces entières. Les Osages cédèrent vingt-neuf millions d’acres pour une annuité de mille dollars, qui suffit à peine à payer les libations par lesquelles le traité fut inauguré.
En échange de ce qu’ils perdaient, les indigènes recevaient, le plus souvent, des leçons de mensonge et d’immoralité. Parlant des Kickapoos, un voyageur anglais dit qu’ils sont profondément démoralisés, « parce qu’ils vivent dans le voisinage de la civilisation ». Les hommes sont adonnés à l’ivresse, et les femmes à l’impureté ; « les deux sexes, à tout âge, sont des mendiants acharnés, dont la principale industrie est de voler des chevaux ».[7]
De tels faits expliquent le langage que tenait aux fonctionnaires américains un chef fameux, le Faucon-Noir :
— Comme des serpents, les Blancs se sont glissés au milieu de nous ; ils ont pris possession de nos foyers ; la sarigue et le chevreuil ont disparu à leur approche. Nous mourons de faim et de misère. Leur seul contact nous a empoisonnés.[8]
Souvent, il est vrai, le gouvernement envoya dans l’Ouest des commissaires chargés de pacifier le pays. Mais le rôle de ceux-ci consistait beaucoup moins à réprimer les excès des Blancs, qu’à consacrer, par des traités, les usurpations commises au détriment des indigènes.
- ↑ « Lorsque vous avez, pour la première fois, mis le pied sur
nos rivages, disait aux autorités de New-York un sachem
iroquois, vous n’aviez rien à manger ; nous vous avons donné
nos fèves et notre blé, nous vous avons nourris avec des poissons
et des coquillages. Pour nous récompenser, aujourd’hui
vous nous égorgez. Les marchands que vos navires ont laissés
sur nos côtes, nous les aimions comme la prunelle de nos yeux,
nous leur avions donné nos filles pour épouses ; parmi ceux que
vous avez massacrés, il y avait des enfants de votre propre
sang ». (Bancroft, History of the United States, t. II, p. 564).
Si arrêtée semble dès lors la destruction des Indiens, qu’en certains pays, notamment en Virginie, la loi défend de faire la paix avec eux. (Ibid., t. I, p. 204).
- ↑ Les principales étaient la Hudson Bay Company, ayant son siège à Montréal, l’American Fur Company et la Rocky Mountain Fur Company, ayant toutes les deux leur siège à Saint-Louis.
- ↑ Dès 1846, le P. De Smet prévoyait le jour où le dernier buffle serait disputé entre les derniers survivants de ces malheureuses tribus. (Missions de l’Orégon, p. 253).
- ↑ « Les trésors cachés au sein des Montagnes attirent des milliers de mineurs de tous les pays. Avec eux arrive la crapule, l’écume de la société : des joueurs, des ivrognes, des voleurs et des assassins. Dernièrement, treize de ces malfaiteurs ont été pendus ; soixante-douze autres sont condamnés à la même peine ». (Lettre du P. De Smet à Charles Van Mossevelde. — Saint-Louis, 27 février 1864).
- ↑ « En 1840, j’escaladais une haute montagne, à quelques
journées du Sacramento. Le lit d’un torrent qui en descendait
me semblait être un sable d’or. Il était si abondant que je ne
pus croire la chose réelle. Je passai sans examiner. Aujourd’hui, je ne doute guère que ce fût le précieux minéral ». (Lettre à Charles De Smet. — Saint-Louis, 26 avril 1849).
Dans une autre circonstance, le P. De Smet avait appris d’un Indien digne de foi l’existence, dans les Black Hills, d’un sommet où les anfractuosités du rocher étaient remplies de sable d’or. (Chittenden et Richardson, p. 1522). - ↑ « Vous me demandez de vous faire connaître et de vous
envoyer la carte des parties aurifères des Montagnes, s’il m’est
possible de vous faire des révélations à ce sujet. Vous devez
comprendre, cher ami, les raisons du silence que j’ai gardé jusqu’à
présent. Elles existent toujours, et je ne pourrais en conscience
dévier de ma ligne de conduite ». (A V. H. Campbell. — Sacramento River, 4 février 1863).
Toutefois, quand le P. De Smet vit que l’invasion blanche était un fait accompli, il consentit à parler. (Voir sa lettre au major général Pleasonton, 22 août 1865. (Chittenden et Richardson,p. 1521 —1523).
Dans la suite, on donna le nom de De Smet à une des plus riches mines des Black Hills. - ↑ Burton. Cité par Marshall dans Les Missions Chrétiennes, t. II., p. 441.
- ↑ Cité par De Smet, Lettres choisies, lre série, p. 286.
Nombre d’Américains, il est vrai, n’étaient pas complices de
ces injustices. Le secrétaire de l’Intérieur, Mac Clelland, disait
dans son rapport pour 1856 : « Notre conduite, à savoir la destruction
d’un peuple que la Providence a placé sous notre sauvegarde,
est indigne de notre civilisation, et révolte tout sentiment
d’humanité ».
(Cité par le P. De Smet, Lettres choisies,
2e série, p. 347.) (*)
(*) « Notre nation est plus coupable que bien d’autres. Sa conduite à l’égard des Indiens est une honte. Tous les crimes imaginables ont été
Il ne manquait pas pourtant de hautes intelligences pour applaudir
à l’anéantissement des Indiens. « La race rouge, disait
le sénateur Thomas Benton, a disparu des bords de l’Atlantique ;
les tribus qui résistaient à la civilisation ont été exterminées.
Pour ma part, je ne puis murmurer contre ce qui semble être
l’effet d’une loi divine. Je ne saurais m’affliger de ce que le
wigwam ait été remplacé par le Capitole, les sauvages par des
chrétiens, les squaws rouges par des matrones blanches, ni de ce
que des hommes comme Washington, Franklin et Jefferson
aient pris la place de Powhaltan, d’Opechanecanough et d’autres
Peaux-Rouges, quelque respectables que ces derniers aient
pu être comme sauvages. Les peuples qui se sont trouvés sur le
chemin des Blancs n’ont eu d’autre alternative que d’être civilisés ou exterminés ». (Cité par G. Kurth, Sitting Bull, Bruxelles, 1879, p. 7).
Civiliser les Indiens eût été le devoir des Américains. Ils ne
pouvaient autrement justifier l’usurpation du territoire. Si les
tribus, vivant presque exclusivement de la chasse, occupaient
un pays beaucoup trop vaste pour le nombre de ses habitants ;
si on pouvait leur contester le droit de détenir un sol dont elles
ne pouvaient exploiter les richesses : au moins les Blancs, s’emparant
des terres pour les mettre en valeur, étaient-ils tenus
d’en faire bénéficier les Indiens, de les instruire, de les initier
à la culture et à l’industrie.
Il ne semble pas que les Yankees aient beaucoup songé à
améliorer le sort de ceux qu’ils dépossédaient. Ils se hâtèrent de
déclarer l’Indien réfractaire à toute civilisation. Ils allèrent jusqu’à
répéter cette odieuse parole : « Il n’y a de bon Indien que
l’Indien mort » .
Sans doute les sauvages étaient paresseux, inconstants,
vindicatifs, cruels, plus portés à partager les vices des Blancs
qu’à imiter leur activité. Ils n’étaient pourtant inférieurs ni
commis contre eux : persécution lente, rupture des traités, vol de leurs terres ». (Rev. Henry Ward Beectier, dans le New-York Evening Express,
5 janvier 1861).
Voir aussi dans Helen Jackson, p. 167, la protestation du Rév. "Whipple, évêque protestant du Minnesota ; et surtout, p. 339, le rapport
de la commission chargée par le président Grant d’étudier l’état des tribus
indiennes.