Le Siècle (série 45p. 241-246).
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V

UNE MAÎTRESSE.

Jean-Baptiste avait été un écolier modèle, puis un soldat irréprochable ; il fut un commerçant parfait. Sa tenue de comptes était admirable ; on sentait l’amour de bien faire et la recherche de la perfection dans chaque plein et chaque délié de l’écriture. En 1827, à l’expiration du temps de service, le nom de Brafort remplaça celui de Ravel sur l’enseigne, et le nouveau quincaillier resta seul, avec un petit commis, au magasin.

Naturellement il songea à se marier. On lui proposa nombre de jeunes personnes du quartier, mais il n’était pas peu difficile. Sa théorie, que nous connaissons, et d’ailleurs conforme à l’usage, étant que la capacité de l’homme doit avoir, du côté de la femme, la richesse pour équivalent, il prétendait à une forte dot, et désirait de plus un bon caractère, une belle écriture, de l’arithmétique, des goûts modestes et de la beauté. Plus d’une fois son miroir lui servit d’encouragement à ses visées ambitieuses. Une figure assez agréable, embellie par la jeunesse et par la santé, une fort belle moustache, la prestance qu’il avait acquise au service et la solidité de son caractère, lui paraissaient des avantages suffisants pour autoriser quelques prétentions. Il fut pourtant refusé deux fois, et, dépité de cet insuccès, il se dit qu’après tout rien ne pressait et qu’il valait mieux attendre une bonne occasion. Cela décidé, il prit une maîtresse, et voici comment :

Un soir que Jean-Baptiste traversait le pont Neuf, il vit, penchée sur le parapet, une jeune fille dont la tournure le frappa ; comme il était précisément à la recherche d’une aventure, il s’approcha d’elle et, la regardant de plus près, il s’aperçut qu’elle pleurait. Avec toute la délicatesse dont il était susceptible, il l’interrogea. D’abord elle refusa de répondre ; mais comme il insistait, offrant ses services et protestant de elle finit par avouer avec des sanglots qu’abandonnée par son amant elle voulait mourir. Le voulait-elle réellement ? elle y pensait du moins, car elle regardait d’un air d’effroi le flot noir qui roulait sous l’arche, et elle se trouvait si malheureuse !… Jean-Baptiste essaya de lui faire entendre discrètement combien la vie pouvait encore avoir de charmes pour elle, si elle avait le cœur assez sensible pour jouir du bonheur qu’elle pouvait donner. Il offrit son bras, obtint l’adresse de la jeune personne et la ramena chez elle en lui débitant, mêlé à beaucoup de galanteries, tout ce qu’il savait de bonnes raisons contre le suicide. Devenue plus confiante, elle laissa deviner qu’aux chagrins de l’abandon s’ajoutaient des embarras matériels. Son amant, un étudiant de province, était parti sans même acquitter le loyer de la chambre qu’ils avaient occupée ensemble, et le propriétaire menaçait de saisir les meubles. Elle gagnait si peu de son travail, qu’elle voyait bien ne pouvoir s’acquitter jamais, et cependant elle ne voulait point accepter des secours intéressés ; elle dit cela en regardant Jean-Baptiste d’un petit air digne et résolu, et, l’ayant remercié, elle entra dans la maison, sans permettre qu’il la suivit.

À la lueur des réverbères, Jean-Baptiste cependant l’avait assez vue pour désirer beaucoup la revoir. De beaux yeux bleus, un front de vingt ans, une de ces bouches que l’on comparait alors à la rose, de la décence, de l’ingénuité, et le nom fort à la mode et poétique d’Atala. Jean-Baptiste, en rentrant chez lui, s’avoua qu’il était décidément a épris. »

Dès le lendemain, il se présentait chez l’ouvrière, muni de toutes sortes de bonnes raisons sur le vif intérêt et l’inquiétude qu’il éprouvait à son sujet. En le voyant, la jeune personne rougit et témoigna un tel trouble, que Jean-Baptiste s’estimait déjà vainqueur, lorsqu’elle le pria de sortir et de ne plus revenir chez elle.

— Et quoi ! s’écria-t-il, tant de rigueur ! qu’ai-je fait ? Pourquoi cet arrêt ?

Et jurant qu’après le récit touchant qu’elle lui avait fait de ses malheurs, il n’avait en vue que de lui rendre service, de lui procurer du travail, et de lui aider, par un léger prêt, à se tirer d’affaire, il finit par se jeter à ses genoux.

Atala se leva brusquement, alla ouvrir la fenêtre et fondit en larmes. Comme il la conjurait de lui dire le sujet de son chagrin.

Vous êtes tous les mêmes, dit-elle, et je vois trop bien d’où vient votre compassion.

Jean-Baptiste s’écria qu’elle se trompait, et, pour le lui prouver, emporté par la situation aussi bien que par une émotion véritable, il offrit à Atala de l’obliger sans prendre le droit de la revoir. C’était grand, mais presque en même temps il se disait à lui-même qu’elle n’oserait être si peu reconnaissante.

La jeune fille, en effet, parut hésiter et s’en tira par un compromis.

— Nous nous reverrons, dit-elle, quand je pourrai m’acquitter envers vous.

— C’est-à-dire jamais, pensa Jean-Baptiste, qui balbutia une réponse et eut peine à cacher sa mortification.

Cependant il voulut s’exécuter et demanda le chiffre du loyer.

— Deux trimestres, quatre-vingts francs. Il n’en avait sur lui que cinquante et promit le reste pour le lendemain.

Ce point gagné était déjà quelque chose. Deux entrevues au lieu d’une peuvent facilement créer la nécessité d’une troisième ; c’est ce qui arriva. Si Jean-Baptiste oublia la stricte délicatesse qui ordonne au bienfaiteur de ne point imposer sa présence, Atala pouvait-elle, une fois le service rendu, la lui rappeler ? Puis il fut aimable et assez timide au commencement pour la rassurer. Il sut encore, à d’autres égards, rendre à la jeune fille des services de peu d’importance, mais qui prouvaient son bon cœur. Et vraiment, à part l’égoïste désir qui le poussait, Jean-Baptiste était un garçon excellent, qui se prêtait volontiers à goûter la joie d’obliger et se procurait de tout son pouvoir la satisfaction de plaire. Beaucoup le trouvaient aimable. Ses voyages l’avaient formé, et il parlait d’une foule de choses avec assurance ; enfin il était amoureux, ce qui doue toujours un homme de qualités aimables, surtout de la plus précieuse de toutes, une immense bonne volonté.

Atala avait eu beau se défendre d’aimer encore, elle céda à tant d’excellentes raisons : la reconnaissance, l’amour, et, il faut aussi le dire, l’impossibilité où elle se trouvait de se suffire à elle-même, un chômage étant venu supprimer ses précaires ressources quotidiennes. En outre, elle était de ce caractère, la pauvre enfant, à ne savoir guère vivre seule. Expansive, aimante, elle sentait trop bien que cette nourriture matérielle, dont le gain absorbe tous les instants de l’ouvrière honnête, et qui doit être son seul but, sa seule ambition, n’est que la condition nécessaire d’une plus large vie. Jean-Baptiste l’appela son lierre ; elle était en effet de ces femmes comme les chérissent les Brafort, douces, tendres, un peu languissantes, qui aiment à se donner un appui, et par leur aspect semblent le réclamer. Jean-Baptiste était fier de sa conquête. Ce n’était pas là une maîtresse ordinaire : décente, modeste, sincère, et qui vraiment l’aimait.

Ils mirent donc réciproquement leur joie à se combler de tendresse, et cette liaison dura plusieurs mois sans autres nuages que parfois de soudaines tristesses, dont la jeune fille refusait de dire la cause. Peut-être eût-elle désiré que son amant insistât davantage pour la connaître ; mais, par prudence, il n’en faisait rien et tournait la chose en plaisanterie, disant que les femmes avaient besoin de changer d’humeur, et même de pleurer de temps en temps pour se remettre les nerfs en état.

Un dimanche, comme il se rendait chez sa maitresse, il fut abordé par un ami intime, Polydore Natan.

— Tu m’as demandé une femme ; je te l’apporte, dit celui-ci. C’est toute ton affaire. Le père est manufacturier à Neuilly ; il a quatre enfants, mais une fort jolie fortune. L’ainée, mademoiselle Eugénie, vient d’atteindre ses dix-huit ans ; elle sort du couvent. Le père Leblanc, qui est veuf, désire la marier tout de suite ; elle n’est pas mal du tout, elle pince de la guitare, et a remporté le prix de calcul. Trente mille francs de dot !

Jean-Baptiste, au premier choc, demeura rêveur. Il avait presque oublié près d’Atala ses projets matrimoniaux.

— Eh bien ! reprit Polydore, ça ne te sourit pas ? Je voudrais savoir ce qu’il te faut ?

— Ça me va à merveille, dit Jean-Baptiste ; seulement je pensais à quelqu’un…

— Atala ? Ah ! dame, elle doit s’y attendre un jour ou l’autre ; à moins que tu ne veuilles pousser le sentiment avec elle jusqu’au conjungo.

— Te moques-tu de moi ? s’écria Brafort d’un ton irrité. Me prends-tu pour un homme à plaisanter avec l’honneur ?

— C’est pourquoi je te disais qu’elle doit prendre son parti ; ces femmes-là savent bien d’avance qu’elles ne peuvent pas être épousées, et par conséquent…

— Parbleu ! ce n’est pas moi qui passerais là-dessus. J’entends que la femme que je prendrai soit pure comme un lis. Il va sans dire que mademoiselle Eugénie…

— Comment donc ? Me prends-tu pour un faux ami ? Je ne te proposerais pas une millionnaire, s’il y avait sur elle seulement l’ombre d’un soupçon. Je sais quelle est ta délicatesse, et je pense comme toi un honnête homme doit être inflexible sur ces choses-là. Quand on connaît les femmes… suffit ! Je te donne mademoiselle Leblanc pour une innocente de première qualité. Cela sort de son couvent ; c’est peut-être un peu simple, mais d’une ingénuité…

Il ajouta quelques mots en baissant la voix, et tous deux rirent aux éclats.

— Eh bien, c’est entendu, reprit Polydore ; je te présenterai.

— Quant à la famille, dit Brafort…

— Honneur sans tache, probité scrupuleuse. Seulement, tu comprends, monsieur Leblanc, qui est veuf, a une gouvernante, une femme de trente ans, pas mal, ma foi ! C’est pour cela qu’il ne peut garder sa fille chez lui, et sera d’autant plus accommodant.

— Diable ! Cette gouvernante pourrait être dangereuse pour les intérêts des enfants.

— Tu ne connais pas Leblanc. Il traite bien cette femme naturellement, mais il faut qu’elle reste à sa place, et si elle voulait se mêler de ce qui ne la regarde pas, prendre le ton haut, faire l’intrigante, crac ! à la porte. Ce serait vite fait. On en retrouve toujours d’autres. Leblanc pense que c’est plus commode qu’une femme légitime, et il a raison.

— C’est vrai ; mais il y a les convenances, et puis on veut continuer sa race, que diable ! on ne peut pas faire que des bâtards.

— Il est bien entendu que ce n’est pas pour toi que je dis cela. Leblanc est veuf et père de famille ; c’est tout différent.

— D’autant mieux qu’avec de la fermeté on maintient une femme légitime tout comme une autre dans son devoir. Je serai bon avec ma femme, mais elle ne fera que ma volonté.

— Ah ! ah ! ce n’est pas ce que tu diras à mademoiselle Eugénie, galantin que tu es !

— Je me mettrai à ses pieds, parbleu ! Il le faut bien. Les femmes ont droit à cela une fois dans leur vie. Ah ! mon cher, tiens, c’est pourtant cruel d’être obligé de renoncer à la vie de garçon. Si ce n’était la créance du père Ravel… et qu’il me faut une femme au comptoir…

— Dame, réfléchis. Je suis ami des Leblanc, moi, et je ne veux pas qu’on m’accuse d’avoir mal marié la petite. Si tu tiens à la maîtresse et que tu ailles la rejoindre après…

— Polydore ! tu devais savoir que je suis un homme d’honneur.

— Eh bien ! quoi ? Ça empêche-t-il de tromper sa femme ?

— Je ne dis pas ; mais pas ainsi pourtant, de propos délibéré… Non, non, si je fais un serment au pied de l’autel ; ce sera avec l’intention de le tenir, et je n’irai avec toi chez monsieur Leblanc qu’après avoir rompu avec Atala.

— À la bonne heure, c’est ce que j’ai dit à Leblanc : « Je ne vous dis pas qu’il soit resté sage, vous ne le voudriez pas ; mais c’est un garçon qui a pris du plaisir comme il faut, pas davantage, et qui une fois marié restera chez lui. L’honnêteté même. » Et là-dessus monsieur Leblanc a dit : « Amenez-le moi. » Car, tu vois, je te dis tout.

— C’est bien, dit Brafort, flatté d’être pour ainsi dire accepté d’avance.

— Alors c’est convenu. Quel jour ?

— Je… te le dirai.

— Ah ! mon cher, pas de ça ; il faut fixer, parce que, tu comprends, ton Atala en trouvera long à dire ; ça lanternerait et tout ça ne serait pas convenable vis-à-vis des Leblanc. Nous sommes aujourd’hui dimanche. Veux-tu mercredi ?

— Remettons à l’autre dimanche ; monsieur Leblanc sera plus libre, et moi aussi.

— Ah ! poltron, ce n’est pas cette raison-là…

— Tu verras, dit Brafort piqué, si je suis poltron… Il me faut cependant le temps de me retourner un peu.

— À dimanche donc ! Et maintenant, va goûter les derniers plaisirs du célibat, et que les faveurs de Cupidon te soient douces.

Ils se séparèrent alors, et Jean-Baptiste pressa le pas pour se rendre chez Atala.

Elle l’attendait impatiemment, car l’heure était avancée ; mais, tendre comme toujours, elle ne lui reprocha que très-doucement sa lenteur. Il répondit presque brutalement, car il éprouvait un embarras pénible ; il était mécontent, vraiment mécontent, et c’était bien un peu la faute d’Atala s’il se trouvait dans une situation si désagréable, mille fois plus désagréable en ce moment qu’il n’avait pensé d’abord. Ces malheureuses filles ne savent guère les ennuis qu’elles causent en vous aimant bêtement comme elles font. On est homme, on a le cœur sensible. Pourquoi l’interrogeait-elle ainsi de son doux regard ? Bah ! des simagrées. Elle en a eu deux, elle en aura trois et davantage, voilà tout ; elle se consolera cette fois comme l’autre…

Ils devaient aller passer la journée hors barrières, dans les champs qui s’étendaient alors au-dessus de la rue de Clichy, vers Monceau ; ils dineraient dans une guinguette. Atala, toute la semaine, avaient désiré du beau temps ; or le ciel était magnifique. Mais il y avait des nuages sur le front de Jean-Baptiste, et la pauvre enfant eût de beaucoup préféré le ciel pluvieux et l’amour serein.

L’égoïsme humain a sur l’égoïsme bestial une supériorité incontestable, il est calculateur. Jean-Baptiste pensa bientôt à tirer parti de sa mauvaise humeur en y trouvant une occasion de brouille, mais la douceur d’Atala déjoua ce plan ; elle se contenta de verser quelques larmes à la dérobée. Jean-Baptiste, en quittant Polydore, avait préparé un petit discours bien sage ; il n’eut pas le courage de le prononcer et se dit : « Pourquoi ne pas profiter de ce dernier jour ? Il sera toujours temps… »

Dès lors il fut d’autant plus aimable et plus tendre qu’il se disait : C’est la dernière fois ! Pauvre Atala ! elle redevint heureuse, et fut loin de penser que l’ardeur nouvelle de son amant n’était due qu’à sa trahison.

Dès le lendemain, en revanche, Brafort écrivait à sa maîtresse :

« Ma chère Atala,

» C’est une bien belle chose que l’amour, et il devrait pouvoir durer toute la vie ! Malheureusement, c’est impossible ; la raison nous rappelle à des devoirs que nous voudrions oublier. Tu n’as jamais pu te faire illusion sur la durée du lien qui nous unit. L’amour seul l’a tressé, l’amour seul l’a rempli de ses charmes, et il ne pouvait être que passager. Eh bien ! l’heure fatale a sonné ! Les intérêts de mon commerce et de ma considération m’obligent à briser en gémissant une si aimable chaîne ! Hélas ! ne m’accable pas de reproches ; j’en souffre comme toi, et sois sûre que je ne pourrai oublier de sitôt les attraits que tu possèdes ni les plaisirs qu’ils m’ont fait goûter ! Adieu ! Pardonne à ton infidèle amant en faveur de ses regrets.

» JEAN-BAPTISTE. »

» P. S. Polydore, qui te remettra cette lettre, y joindra un témoignage de ma reconnaissance envers toi, car je ne veux pas te laisser dans l’embarras. Oublie-moi, puisqu’il le faut, le plus tôt que tu pourras. »

Il attendit fort anxieux le retour de Polydore.

— Eh bien ? lui demanda-t-il.

— Ma foi, ç’a été dur ; elle ne voulait pas croire d’abord, puis elle a dit : « C’est pourtant son écriture ! c’est bien lui !… » Et alors elle a crié, pleuré, invoqué le ciel, que sais-je ? toutes les diableries des femmes. C’est égal, ma foi, c’est une jolie fille, et si je n’étais pas engagé… Ah ! mais oui, avec ça elle m’a criblé d’injures… Alors j’ai posé l’argent sur la table et je suis sorti.

— Pauvre fille ! elle m’aime bien, dit Jean-Baptiste, dont la vanité flattée ne laissait pas que de mêler une douceur à cet attendrissement.

Après le départ de Polydore, il restait plongé dans ses impressions, appuyé sur le comptoir, quand, voyant une ombre se profiler sur le jour de la porte, il leva les yeux et fut frappé de stupeur en reconnaissant Atala.

Il ne lui avait rien défendu plus sévèrement que de venir le trouver chez lui, mais il n’avait pu lui cacher son adresse. Elle était donc là, pâle et les traits altérés, avec une expression d’énergie et de désespoir qu’il ne lui connaissait pas encore ; et cependant elle n’avait point abdiqué cette douce réserve qui était un de ses charmes, et qu’il n’était point rare de trouver en ces temps-là chez ces pauvres filles, quand la mode et le goût de leurs amants ne leur avaient point encore imposé le cynisme. Devant le commis qui s’avançait, elle dit comme eût fait une étrangère :

— Je voudrais seulement parler à monsieur Brafort.

Jean-Baptiste alors se leva, la salua gauchement, et sortit avec elle de la boutique. Le commis certainement dut être étonné. Quelles furent ses suppositions ? C’est ce que se demandait Jean-Baptiste anxieusement en marchant à côté d’Atala sur le trottoir, et il étouffait de colère. Car elle avait contrevenu à ses ordres exprès, elle était venue jusque chez lui !… Cette audace !… Comment ! il avait tout arrangé pour que la chose se passât sans bruit, sans éclat, décemment, et puis !… Oh ! mais les femmes !… elles sont ainsi. Depuis assez longtemps cependant, on sait comment ces aventures-là finissent. Depuis qu’il en va ainsi dans le monde, elles savent de reste à quoi s’en tenir ; elles sont averties. Mais non, c’est toujours à recommencer ; elles feront toujours les étonnées et les pleurnicheuses. Qu’elles aillent au diable ! Il avait le droit de se marier apparemment ! Il avait avec lui la morale et les bons principes. Quelle effronterie ! Non, ces femmes-là ne savent pas ce qu’elles sont ; et c’est parce qu’il avait été poli, généreux, trop bon mille fois… Ah ! mais elle apprendra maintenant !…

Il se tourna vers elle d’un air menaçant. Elle tressaillit.

— Mon Dieu ! qu’ai-je fait ? Je n’ai rien dit. Mais il faut pourtant que je te parle. Je ne pouvais pas m’en empêcher. Que t’ai-je fait ? qu’as-tu contre moi ?

Des larmes alors lui coupant la parole débordèrent de ses yeux bleus et roulèrent sur ses joues. Ils étaient déjà loin de la boutique. Cependant d’un ton sourd, mais furieux, il dit :

— Des scènes ! dans la rue !

Elle se tut, et ce fut Brafort qui reprit :

— J’ai fait pour vous ce que je devais, même plus. Combien d’autres quittent sans dire seulement adieu ! Qu’avez-vous à réclamer ? Qu’êtes-vous venue faire chez moi ?

— Hier ! hier ! balbutia-t-elle en choquant ses mains tremblantes ; hier encore tu m’as dit que tu m’aimais ! Brafort haussa les épaules.

— Eh bien ! oui, sans doute, je l’ai dit, et c’était vrai ; je le quittais avec regret, mais qu’y faire ? Une liaison comme celle-là ne peut pas durer toute la vie. Je t’aurais cru assez sage pour le comprendre et ne pas me faire de ces ennuis. Mais si tu crois que je vais me laisser mener comme ça, que je te permettrai de me compromettre et de me faire manquer un bon mariage…

— Un mariage !

Elle pâlit si fort qu’il fut obligé de la soutenir, et, voyant passer un fiacre, il l’appela. Mais Atala refusa d’y monter avant lui, craignant qu’il ne la quittât ; elle répétait :

— Je veux encore te dire… Il faut que je te parle !

De guerre lasse, et pour ne pas faire d’esclandre, il monta ; mais sa colère s’en accrut, et là, dans ce tête-à-tête si étroit, la malheureuse Atala eut à subir une de ces scènes d’injures et de violences brutales, que seules connaissent, outre leurs victimes, les âmes nées dans la religion du commandement.

Eh quoi ! elle osait résister, elle, ce roseau, cette faiblesse ; elle, cette réprouvée, cette abjecte créature, dont il avait bien pu faire son idole et son jouet, mais à condition de la briser dès qu’il n’en voudrait plus. Elle osait invoquer un droit, elle serve du bon plaisir ! Avait-il à cette heure le moindre souvenir de l’avoir suivie, suppliée ; d’avoir imploré son amour comme l’enfant implore le sein maternel, de l’avoir pressée dans ses bras, d’avoir confondu leurs vies ? Non, sans doute ! Peut-être ! Qui le peut savoir ? Il la foulait aux pieds maintenant ; mais cela était dans l’ordre, cela ne se fait-il ! pas toujours ainsi ? N’avait-il pas derrière lui toute la majesté sociale armée contre de telles malheureuses, et ne savait-il pas, mieux que personne, combien elle était coupable ? Elle avait tous les torts ; il n’en pouvait douter, puisque tel était l’avis de tout le monde, et elle osait, lui qui n’en avait aucun, le tourmenter et traverser d’honorables projets qu’il formait ! Cette conduite était infâme !

Nombre d’honnêtes gens doivent comprendre, en cette circonstance, l’indignation de Brafort contre l’action de cette jeune fille, qui avait osé le poursuivre dans le domicile où il logeait son honorabilité, dont la stupide instance pouvait le compromettre. Ce n’était point une petite chose ; car en quoi consistent la moralité et l’honneur, si ce n’est précisément dans les petites choses. Qu’est-ce pour un homme, que l’adultère ? Une question de lieu. Qu’est-ce, de même, que la morale ? Une affaire d’ordre et de décorum. Un homme qui loge sa maîtresse chez lui est un homme taré, un homme qui a des maîtresses en ville est un homme recommandable. Jean-Baptiste avait donc raison de se défendre et de s’indigner ; en lui ôtant les apparences, on lui prenait tout.

Il n’était pas méchant malgré tout ; car lorsqu’il vit la pauvre fille brisée, vaincue, écrasée, réduite à une sorte d’anéantissement, il s’apaisa et voulut bien même assurer qu’il regrettait d’avoir été forcé à lui dire des vérités dures ; mais que malgré tout il conserverait d’elle un bon souvenir, si elle voulait être sage et comprendre la situation toute simple et fort habituelle où ils se trouvaient.

Elle se taisait, dans une prostration complète. Quand le fiacre s’arrêta, Brafort descendit et offrit la main à la jeune femme ; mais elle semblait ne pas voir où elle était, et il fut obligé de lui dire en la conduisant dans l’allée :

— Eh bien ! il faut rentrer chez vous maintenant.

Et quoiqu’il se fût promis de la laisser à sa porte, il vit bien qu’elle ne pourrait seule monter l’escalier. Ils montèrent donc ensemble, elle soutenue par lui, toujours silencieuse ; mais sur le palier, comme il allait la quitter, elle le saisit par le bras.

— Je n’ai plus rien à vous dire en ce qui me regarde, Jean-Baptiste ; mais c’est mon devoir de vous apprendre ce dont je suis sûre à présent : votre enfant vient de tressaillir en moi.

Brafort, sous ce coup, demeura d’abord comme foudroyé ; puis il s’écria :

— Est-ce vrai ?

À ce nouvel outrage, la jeune femme retrouva des larmes et des reproches, et Brafort se hâta de l’entraîner chez elle. Là une explication nouvelle eut lieu, moins emportée, mais où la malheureuse Atala dut abandonner toute espérance, et où l’être innocent qui s’agitait en elle reçut sans l’entendre son arrêt.

— Non, ma chère, dit-il ; je suis franc, je ne te tromperai point. Il ne faut pas compter avec moi ni sur ces moyens-là ni sur d’autres. Désormais je veux vivre en homme sérieux, en homme considéré, en bon père de famille, et je dois rompre par conséquent avec toute folie de jeunesse. Eh ! bien sûr, ce n’est pas moi qui élèverai des enfants naturels pour mettre le trouble dans mon ménage et nuire à mes enfants légitimes. Je t’enverrai cent francs de plus, voilà tout : c’est tout ce que je puis faire ; tu sais que je ne suis pas riche. Et puis, je n’en veux plus entendre parler ; et, si tu faisais la moindre tentative, je me plaindrais plutôt à la police, qui protège les honnêtes gens dans ces cas-là.

— C’est pourtant votre enfant, dit-elle, et vous savez que seule je ne pourrai l’empêcher de souffrir.

— C’est… reprit-il avec colère, c’est un enfant naturel, voilà tout… Vous savez bien où ces enfants-là se mettent, et vous ferez comme les autres, si vous voulez. Ne faisons pas de sensiblerie. C’est un malheur. Je n’y puis rien. Si vous saviez combien tout cela m’est pénible !… Ah ! les femmes ! les femmes !…

Il se prit la tête à deux mains, tourna par la chambre, et tout à coup ouvrant la porte :

— Adieu ! dit-il d’une voix altérée. J’enverrai ce que j’ai dit. Adieu !

Il descendit l’escalier et se trouva dans la rue, les jambes tremblantes, fort ému.

— Suis-je bête ! se dit-il, suis-je bête ! ces choses-là arrivent à tout le monde. Il faut bien en prendre son parti.

Mais il eut beau faire, il rentra chez lui fort troublé et finit par s’accuser d’être trop sensible.

Brafort avait raison. Les cinquante mille pères, plus ou moins, qui jettent chaque année, soit dans les hospices de nos villes, soit dans les fosses d’aisance ou dans les allées des maisons, un pareil nombre d’enfants, ne s’en préoccupent généralement pas du tout.

Malgré la colère et la brutalité qu’il avait montrées, Brafort ne put s’empêcher de sentir la blessure faite par la rupture d’un lien autrefois si doux. Dès qu’il était seul ou inoccupé, il revoyait ces beaux yeux bleus si tendres, cette gracieuse et simple attitude, cette jolie, bonne et passive créature qui lui avait donné tant d’heures délicieuses, et parfois de tels souvenirs l’envahirent jusqu’à, — il ne l’eut jamais avoué, mais c’était ainsi, — jusqu’à certain picotement des paupières et plus au fond il éprouvait encore, bien confus mais persistant, un malaise qui ressemblait à ce que peut être un remords inavoué.

Au milieu de ces perplexités, il faut rendre à Brafort cette justice qui ne lui vint pas un seul instant l’idée d’abandonner le mariage projeté et d’épouser légalement cette jeune femme qui était déjà la mère de son enfant. Non, vraiment ; et si quelqu’un lui eût conseillé pareil parti, c’est avec des yeux étincelants d’indignation qu’il eût demandé de quel droit on prétendait le déshonorer ; car en ceci l’ambition de la richesse l’eût encore bien moins arrêté que l’honneur. Une femme qui avait pu croire à ses paroles d’amour, sans qu’un contrat dûment enregistré les eût confirmées, une femme qui avait cédé à ses prières, ne pouvait mériter que son mépris, et les caresses qu’elle avait reçues de lui l’avaient pour lui-même souillée à tout jamais.

Toutefois, cette propriété de souiller, que possédait cet honnête homme, n’était pas absolument inhérente à lui, puisque les mêmes caresses, transportées à mademoiselle Eugénie Leblanc, devaient au contraire honorer celle-ci et en faire une femme digne de tous les respects. Tout ceci semble peu logique, au moins quand on envisage ce raisonnement si nouveau et comme pour la première fois ; mais cela n’était jamais arrivé à Brafort, il l’avait reçu tout fait, ce raisonnement, dès son plus jeune âge, et c’est pour cela qu’il était incapable d’y rien changer.

D’ailleurs, il était de ces esprits qui n’éprouvent aucune difficulté à établir des différences énormes entre choses pareilles, pourvu qu’elles aient des vêtements différents. Il s’efforça donc de vaincre sa faiblesse, et, pour en finir avec toute préoccupation à ce sujet, il envoya Polydore chez Atala avec la somme promise, le priant de n’accepter aucune commission de la part de la délaissée, et de ne pas même rendre compte de son message. Polydore ayant vivement loué cette prudence et cette fermeté, cela remit Brafort en de meilleurs termes avec lui-même, et il tâcha de ne plus songer qu’à la solennelle entrevue qu’il devait avoir, sous peu de jours, avec mademoiselle Eugénie Leblanc.

Au jour dit, Jean-Baptiste, rasé de frais, vêtu d’un habit bleu à boutons d’or sur un gilet blanc, avec jabot de dentelle, se ganta étroitement, et partit avec Polydore pour Neuilly.

Eugénie Leblanc était une petite blonde grassouillette, dont la figure n’exprimait rien de particulier, rien que le sentiment de toute créature venue dans ce monde pour sourire en ses joies et pleurer en ses épreuves. Elle avait le regard doux, tranquille ; les joues d’une pêche mûre, une bouche naïve et qui riait volontiers sur de jolies dents. Les grâces de la dot et de l’héritage, ajoutées à ce minois, la rendaient tout à fait charmante par le prestige puissant dont elles embellissent toutes choses. À cette époque et dans le petit commerce de Paris, trente mille francs étaient fort à considérer, — en attendant la mort de monsieur Leblanc, que son ami Polydore et son futur gendre Jean-Baptiste avaient fixée à vingt ans de là, tout au plus. — Jean-Baptiste n’eut donc pas de peine à conserver l’air de prétendant officiel, demi-réservé, demi-ravi, qu’en s’habillant il avait revêtu d’avance. Il fut empressé près de mademoiselle Eugénie. Sa manière d’agir envers les femmes, manière d’ailleurs bien connue, — était de les étourdir de compliments et de les accabler de respects. Cela réussit encore. Il y joignit çà et là quelques soupirs. Eugénie, dont le goût à cet égard était peu formé, n’y fut pas insensible, et le lendemain elle avouait en rougissant à son père qu’elle trouvait monsieur Brafort très-bien. Jean-Baptiste avait plu en outre à toute la famille. Retenu à dîner, il avait débité au dessert tout un répertoire de jeux de mots et de calembours, qui avaient excité des rires unanimes ; et une considération plus respectueuse se joignit à l’effet sympathique déjà produit, lorsqu’il donna un ou deux échantillons de son petit bagage de phrases latines.

— C’est un homme tout à fait distingué, dit monsieur Leblanc ; je craindrais même qu’il ne fût trop instruit pour le bonheur d’Eugénie. Un commerçant n’a pas besoin d’idées comme cela.

Cependant le digne manufacturier se rassura sur ce point, d’après tous les renseignements qui lui furent donnés de la conduite soigneuse, rangée, et de la moralité exemplaire du jeune quincaillier. Jean-Baptiste ne fréquentait point le café ; on le voyait, du matin au soir, à son magasin, sauf le dimanche ; il faisait régulièrement ses payements ; on ne pouvait lui reprocher aucune incartade. L’histoire d’Atala était restée inconnue ; mais peu eût importé d’ailleurs à monsieur Leblanc, puisque tout s’était passé dans l’ordre habituel. La position pécuniaire de Jean-Baptiste, débiteur de monsieur Ravel pour les trois quarts au moins du magasin, n’éblouissait guère, il est vrai, monsieur Leblanc ; mais il jugea que les qualités d’ordre et d’économie qui procurent la fortune et la conserve, peuvent valoir un capital, et assuraient suffisamment le bonheur de sa fille. Pressé d’ailleurs de la marier, il donna donc son consentement. Jean-Baptiste au comble de la joie, vint apporter à sa future un bouquet de fleurs symboliques entouré d’un compliment en vers, et le mariage fut fixé à trois semaines de là.

Ce laps de temps fut employé par la petite Eugénie à filer des rêves d’amour ; et dès que Jean-Baptiste, qui s’était gêné pour Atala, eut contracté l’emprunt nécessaire pour les cadeaux à sa fiancée, lui-même ne manqua pas de se livrer aux émotions obligées de son rôle, avec d’autant plus de joie qu’il n’y avait plus là rien que de permis et de profitable. Il avait assez de littérature pour sentir tous les charmes d’une situation tant de fois décrite et analysée, et, non-seulement par convenance, mais pour sa propre satisfaction, il réédita plus d’un dithyrambe sur l’ange qu’il allait épouser, — il pouvait épouser qu’un ange, — et tressa un nombre infini de couronnes virginales sur l’autel du premier saint amour.

Sensibilité lettrée, rhétorique bourgeoise, hommage rendu à la vertu secrète et méconnue des sentiments vrais, vêtement du chiffre, draperie du mètre, écrin du gramme, pudeur des appétits, hypocrisie du ventre disant : Je suis le cœur, ta banalité suprême, tes bouffons soupirs, valent-ils mieux que le cynisme qui tend maintenant à te remplacer ? Après tout, la bêtise contient de l’innocence ; mais combien de gens d’esprit se livrent eux-mêmes à ces facéties.

Quelle que soit leur sincérité, on peut répondre au moins de celle de Jean-Baptiste, bien qu’elle tint nécessairement un peu du rêve et beaucoup de la volonté. Tout cela flottait, avec les voiles blancs de la fiancée, au-dessus d’un lest de trente mille sacs bien pesés. Il eût fallu voir et entendre Brafort, à Neuilly, lorsqu’un sourire béat aux lèvres, il débitait sur les joies pures du mariage et ses devoirs, les paroles les mieux senties. Il ne connaissait pas son ange, c’est vrai, mais ne la recevait-il pas des mains d’un père, mains fort maculées, mais qui avaient su ramasser pour chacun de ses quatre enfants trente mille francs de dot. Ces choses-là prêtent toujours à la pompe des mots et au lyrisme des idées. Enfin, il est de rigueur que toute fiancée soit un composé de rayons et de ciel bleu, de candeur et de sublimité. Pendant ce temps, la petite Eugénie raffolait tout ensemble de son châle, de ses robes, de son prétendu et de ses bijoux. Tout se passait dans l’ordre le plus parfait.

Il en fut de même le jour des noces. Tandis que la mariée, dans son nuage de mousseline étoilé de fleurs d’oranger, les yeux baissés, comme il convient, offrait l’image de la virginité même, Jean-Baptiste assumait l’air amoureux et triomphant qu’exigeait son rôle. L’assistance touchée admirait. Le maire fit prêter aux époux le serment de s’aimer toujours, dans ces conditions de commandement et d’obéissance qui ont toujours enfanté la lutte et la haine dans l’humanité. Le prêtre leur transmit là-dessus la bénédiction de Dieu même, instant suprême où, selon l’usage, toutes les parentes et amies de la mariée portèrent leurs mouchoirs à leurs yeux. Ce que la sensibilité doit à la rhétorique et à l’imagination est incalculable. Sans leur précieux secours, on ne trouverait de poésie que dans le vrai, stérilité fâcheuse ! La richesse, qui a droit à toutes les pompes, manquerait en général de celle-là, et que de noces se verraient dépourvues de larmes et même de fleurs d’oranger.

Dans ce temps là, on n’avait pas encore adopté la coutume anglaise du voyage ; les époux restèrent donc pendent deux jours la proie de leurs invités, qui en firent le point de mire de leurs observations, et même dans ce milieu des plaisanteries les moins gazées. Mais Jean-Baptiste comprenait son rôle. Il ne s’agissait plus maintenant de soupirer, il fut superbe à défier les propos. Et ma foi, dès le lendemain, il tutoyait rondement sa femme qui, si peu exigeante qu’elle fût, en rougit, et même en pleura secrètement. Enfin, tout se passa selon les us et coutumes du bon vieil esprit français, un peu plus naïf alors dans la forme qu’aujourd’hui.

Ce serait manquer au devoir d’un biographe consciencieux, si nous négligions ici de rapporter un épisode que Brafort nous a plus d’une fois raconté lui-même, à propos de sa confession. On sait que la confession est obligée pour le mariage à l’église.

Il y avait déjà près de dix ans que la piété de Jean-Baptiste avait été si subitement refoulée par un marché onéreux conclu avec l’église, à l’instigation d’un vicaire. Depuis ce temps, il avait cessé toute pratique et professait les opinions libérales du temps en matière de religion. C’est-à-dire que tout en déblatérant contre la superstition, il se piquait de rendre à l’église le respect da aux puissances de ce monde : que traitant les dogmes d’inventions stupides, il n’en croyait pas moins à l’utilité du culte officiel, et eût regardé comme fou qui en eût demandé la suppression. Avec tout le reste de la France, il s’indignait lorsqu’un prêtre refusait d’arroser d’eau bénite le cercueil d’un hérétique ou d’un comédien, et l’enterrement civil lui semblait un déshonneur infligé aux cendres du mort. Il se moquait souvent de la crédulité des femmes ; mais une femme sans culte lui eût fait horreur et il n’eût, à aucun prix, souffert chez la sienne pareille excentricité. Il déblatérait contre les prêtres et leurs jongleries, mais le bon curé de Béranger l’attendrissait jusqu’aux larmes. Il chantait, — pas trop haut, mais avec beaucoup d’enthousiasme, — le Dieu des bonnes gens et la Sœur de charité ; mais, pour rien au monde, ayant des enfants à élever, il n’eût manqué de leur faire apprendre le catéchisme. On était alors en 1828. Combien sont-ils de nos jours ceux qui pourraient jeter la pierre à cet honnête homme ?

Pour en revenir à la confession, ce fut pour Brafort une grande affaire.

« On m’indiqua, racontait-il, un prêtre, brave homme, religieux sans bigotisme, bienfaisant par bonté, zélé sans ambition, et accommodant par principe. J’allai le trouver. Ça m’ennuyait, je l’avoue. J’avais peur qu’il ne me fit mettre à genoux. J’entre, je salue ; je vois un homme assis près d’une petite table. — Brafort ne faisait jamais grâce d’aucun détail. — Il avait une figure douce, le regard perçant, une soutane, etc. Je lui dis :

» — Monsieur, vous le savez, j’ai besoin d’un billet de confession.

» — Je veux bien vous le donner, me répondit-il ; mais encore faut-il que vous vous confessiez de quelque chose.

» Je repris alors :

» — Monsieur, j’ai mené la vie de jeune homme et fait tout ce qu’on peut faire sans déshonneur. Voilà ma confession.

» Il me regarda en me disant :

» — Peut-être n’y a-t-il pas de quoi se vanter ?

» Car en effet, j’avoue que je n’avais pas eu l’air bien pénitent en disant cela ; et puis il me griffonna tout de suite ledit billet. Après il me fit un petit discours, plein d’excellentes choses, et dont je fus très-touché, puisque je lui dis en sort sortant :

» — Monsieur, c’est à vous que je confierai la conscience de madame Brafort.

» Il avait soixante ans, ce qui était une autre garantie ; et, en effet, Eugénie, tant qu’il a vécu, n’a pas eu d’autre confesseur. »