Le Siècle (série 45p. 228-233).
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II

PREMIÈRES AMOURS.

Elle était petite, la prairie ; deux chambres au rez-de-chaussée, un seul étage mansardé ; au-devant, une petite cour verte, ouvrant par une barrière éclopée, entre deux murs d’aubépine, sur le chemin ; à droite, des étables ; à gauche, une grange, et, dans la cour, pour ombrage, un frêne et un marronnier.

De l’autre côté du chemin, s’étendaient les dix hectares de pré, d’un seul tenant, qui constituaient le petit domaine ; l’entrée du pré, en face de celle de la cour flanquée chacune de deux grands peupliers de la Caroline, composent, vues des fenêtres, un cadre charmant. Les deux peupliers, de leurs feuilles tremblantes, émaillent le ciel du tableau ; tout au fond, aux limites de la prairie, des rangées de peupliers d’Italie jalonnent les contours d’un bois, et sur ces troncs, que le soleil peint en rose, et sur ces masses de verdure, la lumière et l’ombre varient leurs effets, suivant l’heure et la saison. Dans le feuillage des quatre grands peupliers voisins, l’air frémit sans cesse, en temps de calme semblable au murmure d’un ruisselet, agité au pétillement de la pluie. L’hiver, l’ouragan y siffle avec rage ; l’été, sur le midi, à l’heure où toute la nature halète, où la cigale chante dans les prés, c’est à peine s’ils se taisaient, et l’on peut, en prêtant l’oreille, les entendre chuchotter.

Après la fenaison, quand les deux vaches, la Rouge et Blanchette, prenaient possession de la prairie, de temps en temps on voyait un mufle bénin se poser sur la barre qui fermait l’entrée, et de là partait alors, à l’adresse des habitants de la maisonnette, un mugissement fraternel, ou bien c’étaient deux croupes fauves qui marquetaient au loin la verdure. Du chemin ou de la prairie, aux ondulations épaisses des peupliers, on pouvait suivre celles de la rivière, qui se repliait autour de l’habitation.

Sur tout cela, Jacques avait fait des vers. Heureusement, comme il ne les avait montrés à personne, personne n’en avait conclu qu’il dût pour cela faire un poëte, et lui-même n’y avait nullement pensé. Il avait choisi sa carrière et devait être agriculteur. Déjà il était à peu près le seul ouvrier de la maison. Tandis que le père faisait sa ronde et que Jean-Baptiste étudiait, c’était Jacques qui soignait les vaches, entretenait les haies, creusait les rigoles et cultivait le jardin, situé derrière la maison, à côté d’un verger où croissait l’herbe parmi les pommiers et les cerisiers. Ce jardin et ce verger n’étaient séparés du parc du château que par un mur écroulé en vingt endroits, et que bien souvent Jacques franchissait pour aller abriter, dans le demi-jour tamisé par les grands hêtres, ses lectures et ses rêveries. Là il avait passé des heures délicieuses en compagnie de Rousseau, du Tasse, de Virgile ; mais, depuis le retour du marquis, il n’osait plus guère y pénétrer, et seulement parfois, de grand matin, à l’heure où les marquis dorment et où chantent déjà les fauvettes, il s’aventurait dans le parc. Il n’y était point un intrus ; car lui seul en l’absence du maître, avait consolé l’abandon de ces belles allées, ménagées par la main de l’homme et qui aiment à couvrir ses pas ; tous ces vieux hêtres et toutes ces belles mousses le connaissaient bien.

Une matinée de juin 1816, comme Jacques errait ainsi dans le parc, il entendit, au point de rencontre de deux allées, un frôlement semblable au passage d’un chevreuil, et tout à coup se vit en face d’une jeune fille vêtue, à la mode du temps, d’une robe étroite aux manches courtes et au corsage décolleté, qui laissait nu le cou, voilé seulement d’un clair fichu. De petits souliers, garnis de rubans en cothurnes, se montraient sous la jupe courte, et elle portait un chapeau de paille sur ses cheveux relevés et bouclés. Jacques ne vit pas du premier coup d’œil combien elle était jolie ; mais l’ensemble de grâce, d’élégance, de jeunesse et de beauté, le saisit, au point que l’embarras de la situation n’eut que sa seconde pensée. Il s’arrêta. La jeune fille s’arrêta aussi, d’abord effarouchée ; mais, en voyant le trouble. du jeune garçon, elle sourit et attendit qu’il parlât.

Ce devait être mademoiselle de Labroie. Jacques sentit alors son indiscrétion et s’avoua qu’il était un grand coupable. Mais il ne fuirait pas lâchement ! Il s’avança vers la jeune fille et, le front rougissant, avouant sa faute, il s’excusa en promettant de ne plus franchir l’enceinte du parc.

— Oh ! mon Dieu, dit-elle d’un timbre de voix charmant, et d’un petit air entendu qui lui seyait à ravir, si vous aimez tant ce parc, il n’y a pas grand mal, je pense, à ce que vous y veniez ainsi de bonne heure. Ce n’est pas moi qui vous trahirai. Mais au moins ce n’est pas pour les lapins, n’est-ce pas ?

— Oh ! mademoiselle !

— Non, non, je vois bien que vous êtes honnête. Et puis vous avez un livre ; les maraudeurs n’en ont pas. Oh ! vous ne risquez guère, à cette heure-ci, de faire des rencontres. Il n’y a que moi quelquefois, et encore… Voici plus d’une semaine que je n’étais venue de ce côté. Savez-vous s’il y a des nids de merle ?

— Il y en a un là-bas.

— Ah ! quel bonheur ! s’écria-t-elle en frappant dans ses mains. J’en voudrais tant élever ! Est-ce que vous auriez la bonté de me le montrer ?

— Je vous le dénicherai, mais d’abord il faut savoir si les petits sont éclos.

Ils se dirigèrent ensemble, avec autant de simplicité que s’ils avaient été des amis de plusieurs années, vers le point indiqué par Jacques. Cette jeune fille n’était après tout qu’une petite fille. À la mieux regarder, on voyait l’enfant se trahir en elle de toutes parts ; mais elle était déjà très-grande, forte, et plus gracieuse qu’on ne l’est généralement à cet âge indécis de l’adolescence. Elle marchait près du jeune garçon, en bonne camarade ; si c’était la fille du marquis, elle n’était pas fière vraiment.

Jacques monta dans l’arbre avec l’agilité d’un sylvain, plongea ses regards dans le nid, et tout aussitôt se laissa glisser le long du tronc, comme une allouette qui s’abat.

— Eh bien ! il n’y a rien ?

— Si, mais des œufs seulement.

— Combien ?

— Quatre.

— Oh !… De quelle couleur ?

— D’un bleu vert. Et, tenez, gros comme cela. Il faut attendre. Je remonterai dans huit jours.

— Que vous êtes bon !

— C’est moi, mademoiselle, qui vous remercie de ne pas me chasser de chez vous.

— De chez moi ? Ce n’est pas chez moi. Pour qui me prenez-vous donc ? Ah !…

Elle éclata d’un rire si joli, que la fauvette interrompit son chant pour l’écouter.

— Vous me prenez pour mademoiselle de Labroie ?

— C’est vrai !

— Oh ! comme cela est amusant ! Vous ne l’avez donc jamais vue ?

— Jamais.

— C’est juste ; elle n’est qu’arrivée de pension. Oh ! mais vous me faisiez beaucoup trop d’honneur. Je suis la fille de Benoît, le valet de chambre.

— Ah ! dit Jacques avec un soupir de joie, que j’en suis content !

— Pourquoi cela ?

— Parce que… Je vous reverrai… n’est-ce pas ?

— Oh ! oui ; je viens souvent dans le parc le matin. J’aime à me lever de bonne heure. Puis vous m’avez promis le nid ?… Je me nomme Noelly, et vous ?

— Jacques Brafort. Nous demeurons là, tout près.

— Ah ! vous êtes le fils du garde champêtre. Est-ce vrai que votre père a été…

Elle s’arrêta et rougit.

— Un républicain, dit Jacques ; oui, je crois, mais il y a longtemps ; il était surtout bonapartiste… Moi… je n’aime pas les royalistes, je vous en préviens.

— Ah ! mon Dieu ! mais nous sommes royalistes, nous, dit-elle en riant. Me donnerez-vous mon nid de merles malgré cela ?

— Certainement. Je ne vous en veux pas à vous, nous sommes des enfants.

— Bien, dit-elle ; vous avez du bon sens… quoique partisan de l’usurpateur.

Et là-dessus, avec une jolie révérence et un doux sourire, elle le quitta.

Jacques avait alors quatorze ans. Il n’avait guère lu que des œuvres littéraires, et il n’en est point qui ne fasse résonner plus ou moins la plus vibrante des cordes de la lyre, l’amour ; mais, comme beaucoup d’autres enfants, Jacques n’imaginait point que la vie réelle put ressembler à ce qui se passait dans ses livres. Son goût pour la lecture l’avait préservé des camaraderies malsaines. Aussi ne songea-t-il pas le moins du monde à devenir amoureux ; mais cette scène matinale et la beauté de la jeune fille, surtout sa grâce et sa bonne humeur, le frappèrent profondément, et il éprouva le plus vif désir de la revoir.

Le lendemain, il était dans le parc à la même heure ; il y retourna les jours suivants. Mais ce fut seulement au bout d’une semaine qu’enfin il la rencontra au pied de l’arbre qui portait le nid, selon le rendez-vous qu’il avait donné lui-même. Un battement de cœur le prit en la voyant ; elle, souriante, l’accueillit en ami. Cette fois, les petits se trouvaient éclos, mais bien jeunes encore ; il valait mieux attendre deux ou trois jours…

Ce délai consenti nécessita un nouveau rendez-vous, où Noelly enfin fut mise en possession du nid tant désiré. Elle l’emportait charmé, quand, se ravisant :

— Eh bien !… Comment, je les prends tous quatre ! Et vous ? Partageons.

Il résista vainement. Elle insista. Ils partagèrent donc les oiseaux. Il fallut bien ensuite se donner des nouvelles réciproques des nourrissons emplumés ; Noelly avait d’ailleurs besoin de conseils que ne marchandait pas l’expérience de Jacques. Un matin, elle vint toute en larmes jusqu’au mur appeler son jeune ami ; un des chiens du marquis avait tué les oiseaux. Elle sanglotait.

Je vous donnerai les miens, Noelly ! s’écria Jacques. En effet, ce fut pour elle qu’il acheva de les élever. Le lien d’affection était formé, les prétextes désormais étaient inutiles ; ils ne manquèrent pas cependant. Ils s’intéressaient d’avance aux mêmes choses à peu près, puis ce qui n’était pas commun le devint bientôt ; il leur fut impossible d’éprouver isolément une joie, une préoccupation, un chagrin, et chacun d’eux garda ses impressions comme un dépôt, jusqu’au moment de les partager avec son ami. Les lectures de Jacques furent celles de Noelly ; ils les faisaient ensemble, non pas à voix haute, mais en même temps, Noelly tenant le livre, Jacques, pour voir de plus près, penché sur elle et l’entourant de son bras. Noelly n’avait que treize ans et toute la simplicité de l’enfance ; mais, par moments, des expressions de jeune fille, des lueurs dans le regard, des rougeurs, — elle ne savait pas pourquoi, non plus que son compagnon, quelquefois des rêveries, pendant lesquelles, la tête renversée sur le tronc du hêtre qui ombrageait le banc, les regards noyés, elle gardait de longs silences. Jacques, lui, pendant ce temps, la regardait. Cela arrivait surtout après les lectures. Un jour elle tout à coup :

— C’est drôle, l’amour, n’est-ce pas ?

Jacques ne put trouver de réponse.

— Est-ce que tu comprends pourquoi il veut se tuer ?

— Mais parce qu’on s’oppose à leur mariage.

— Eh bien ! s’il meurt, ils ne se marieront pas.

— C’est vrai. Pourtant je trouve cela beau.

— De mourir ?

— Non, d’aimer tant.

— Oh ! oui, dit-elle avec un singulier soupir.

Puis elle ajouta presque bas : — Tout à l’heure, j’avais envie de pleurer ; et toi ?

— Moi aussi, dit-il du même ton.

Et ils se quittèrent très-rêveurs.

Mais ces échappées de vue sur la vie, ces pressentiments n’avaient pas de suite. Leur imagination restait enfant. Ils vivaient au sein d’une aube charmante, et leurs impressions avaient toute la pureté, toute la fraîcheur de l’heure matinale qu’ils passaient sous les grands hêtres, dans le réseau tremblant où luttaient, comme dans leur esprit, la lumière et l’ombre. Cela dura des mois, puis des mois encore. Si quelque événement d’intérieur ou le caprice de leurs parents les empêchait parfois de se rencontrer, ils en éprouvaient tant de privation et se revoyaient ensuite avec une telle joie, qu’ils ne purent s’empêcher de sentir qu’ils étaient deux à vivre d’une même destinée. Leur affection en devint plus avouée, plus exaltée, mais non pas plus éclairée sur sa nature et son but. Mais quoi ? la passion, que l’expérience chez d’autres eût prévue et appelée, n’existait pas encore ; ils n’avaient donc pas à la reconnaître. Comme la nature au printemps n’a que fleurs, parfums et poésies ; de même leur amour adolescent.

Noelly était fort peu surveillée ; elle avait perdu sa mère. La femme de charge du château s’occupait un peu de sa toilette, un peu de lui enseigner les travaux d’aiguille. Son père lui donnait d’autres leçons, et il la trouvait depuis quelque temps si intelligente et si avancée, qu’il en était ravi.

C’était toujours assez près de la maison du garde champêtre que les enfants se rencontraient, de peur des gens du château. Sans en être jamais convenus, sans peut-être en avoir délibéré avec eux-mêmes, ils avaient gardé l’un et l’autre le plus profond secret sur leur amitié. De telles intuitions, plus profondes et plus sagaces que des résolutions méditées, sont le génie de l’enfance. De même leur voix restait contenue ; point d’éclats, même dans leurs gaietés. Mais il arriva un matin que Jean-Baptiste vit son frère se glisser dans le parc et prit envie de le suivre. Sur ce terrain défendu naturellement, il s’avança doucement, sans appeler. Le son des voix le frappa ; il s’arrêta, crut reconnaître la voix de son frère, approcha plus doucement encore, et vit la jolie compagne de Jacques. Les deux enfants, comme d’habitude, tenaient le même livre, et le bras de Jacques entourait la taille de Noelly.

Jean-Baptiste se retira, comme il était venu, furtivement, et grandement émerveillé. Quoi ! Jacques avait une maîtresse, et lui, Jean-Baptiste, l’ainé, il n’en avait pas encore. Cela l’humilia beaucoup, et il se promit bien de ravir à l’étude le temps nécessaire pour faire une conquête à son tour.

Comme on le voit, l’imagination de Jean-Baptiste allait plus loin que celle de son frère, ou plutôt, c’est le contraire, elle se tenait plus près des réalités. Ce n’était pas en vain qu’il avait été mêlé de bonne heure aux conversations des hommes, et en particulier à celles de son père. À l’époque actuelle, peu de gens encore songent à respecter l’enfance ; à cette époque-là, on n’y pensait pas du tout, surtout à la campagne, la plaisanterie grivoise servait, en guise d’esprit, d’assaisonnement à la causerie. Comme toujours, de toute aventure légère, les hommes riaient entre eux, sans compter les suppositions bénévoles, et Jean-Baptiste n’était qu’un gamin, qu’il avait déjà entendu sur tous les tons, y compris le ton sentencieux, que c’était l’affaire des hommes de tromper les femmes, et affaire à celles-ci de se défendre ; qu’un enfant naturel n’avait à s’en prendre qu’à sa mère de son mauvais sort ; qu’en de telles actions enfin, la honte était pour la femme, la gloire pour le séducteur.

Et ces choses, que Jacques avait à peine entendues, qu’il eût peut-être déclaré odieuses, s’il y avait réfléchi, Jean-Baptiste les tenait pour choses aussi vraies que l’Évangile ; et cela, moins par égoïsme que par bonne foi. Car il était de ces natures éminemment réceptives, qui sont assurément de beaucoup les plus nombreuses, et chez lesquelles tout dépend des premières impressions reçues : natures candides, croyantes, qui tiennent à leurs convictions de toute la difficulté qu’elles auraient à s’en faire d’autres, et de tout leur goût pour la possession calme et tranquille des biens acquis. Si nous nous attachons ainsi à faire comprendre le fond de ce caractère, c’est qu’il a été mal compris et calomnié. La vérité en ce monde est relative. Qui donc en possède assez pour pouvoir dire : Là tout est mal, et, du côté de mon jugement, tout est bien. Brafort eut une éminente qualité, la première de toutes : il fut sincère.

Ce qui ne veut pas dire qu’il ne commit point de mauvaises actions, mais il les commit consciencieusement. N’est-ce pas le plus sûr éloge qu’on puisse faire des plus grands saints ?

Jean-Baptiste donc, persuadé qu’il devait avoir une maîtresse, la chercha autour de lui ; mais dans tout le pays il ne trouva point de conquête aussi enviable que Noelly ; à moins que ce ne fût mademoiselle de Labroie. Mais le moyen d’y songer ! Ce n’est pas que cette noble demoiselle n’eût quelquefois, figuré dans les rêves ambitieux de notre héros ; il sentait bien toutefois ne pouvoir l’y placer qu’à la fin, au couronnement, quand il serait arrivé à quelque haut poste ; car c’était dans ce but décidé qu’il traduisait Horace et Hésiode. Mais tout cela ne s’opposait pas à d’aimables aventures, en attendant.

En cela le point d’honneur l’excitait plus que la jeunesse. La jeunesse, quoi qu’on en dise, dort aussi longtemps que dure l’innocence de la pensée. Les mœurs des jeunes gens sont faites des discours et des exemples des hommes. Tout un recueil de chansons avait uni, dans la mémoire de Jean-Baptiste, les lauriers de la gloire et les myrtes de l’amour. La mythologie sévissait alors avec fureur. Un militaire devait, de toutes façons, être conquérant. Les mœurs impériales allaient d’accord avec les lois de l’empire tout se faisait soldatesquement. À cette brutalité, les processions, les confessionnaux et les missions de la royauté restaurée, vinrent assurer la gangrène de l’hypocrisie ; ce fut tout. Quoi ! Jacques, ce garçon qui semblait n’entendre malice à rien, avait une maîtresse ? La curiosité de Jean-Baptiste fut si vivement excitée, qu’il ne pût s’empêcher d’épier son frère et de s’approcher assez près pour entendre. Ce fut une autre surprise : Jacques et Noelly causaient en camarades et ne s’embrassaient point.

— Quel niais ! se dit Jean-Baptiste, ressaisissant aussitôt, non sans plaisir, toute la supériorité qu’il croyait avoir perdue.

Afin de voir un peu la mine qu’ils feraient, ayant opéré un détour, il se montra.

— Mon frère ! murmura Jacques, stupéfait.

— Ton frère ! dit Noelly. Ah ! tant mieux que ce soit lui ; mais ne le dis pas à d’autres.

Ne le dis pas… quoi ? Jacques pourtant comprit.

La présence de Jean-Baptiste le choquait et l’attristait. Déjà il eût voulu pouvoir entourer sa Noelly d’un nuage et la dérober à tout œil profane. Cependant il dit à son frère en la montrant :

— C’est Noelly, mon amie.

— Comment ! tu possèdes une pareille amie, et tu ne m’en as point parlé ? s’écria Jean-Baptiste avec l’air de galanterie le plus fin qu’il pût trouver. Tu craignais des jaloux de ton bonheur. Je le conçois.

Noelly écoutait et regardait un peu étonnée.

— Cela nous fait grand plaisir, à Jacques et à moi, de vous voir, dit-elle… Mais j’ai peur, si on le savait, qu’on ne me retint au château. Vous ne le direz point, n’est-ce pas ?

— Je vous en donne ma parole d’honneur, mademoiselle, dit Jean-Baptiste. Trop heureux de vous obéir !

Il prit la main de Noelly et la baisa d’un assez bon air. La petite se mit à rire,

— Vous parlez comme dans les romans, dit-elle. Déconcerté d’abord, Jean-Baptiste se remit.

— Il n’y a point dans les romans d’héroïne si belle que vous, répliqua-t-il.

Noelly se leva, demi-railleuse et demi-effarouchée.

— Oh ! ne me dites pas de ces grands mots, voyons, je n’aime pas cela. Je ne suis pas une héroïne, moi, et je ne suis pas belle, n’est-ce pas, Jacques ?

Elle semblait irritée et peinée tout ensemble. Jacques, éperdu, n’osa rien répondre à l’étrange question qu’elle lui adressait. Pourquoi ? Précisément parce qu’il voyait en ce moment même qu’en effet elle était belle, adorablement belle, Noelly. Comment se faisait-il qu’il reconnût cette vérité pour la première fois ? Ce n’est pas qu’il ne le sût déjà en lui-même, seulement il ne se l’était jamais dit. Et maintenant cela le bouleversait, il en avait le cœur serré d’un bonheur immense et d’une étrange douleur, et tout à coup il se sentit furieux contre Jean-Baptiste et s’avança sur lui en criant :

— Va-t-en !

Jean-Baptiste, qui riait de la question de Noelly à son frère, prit alors un air tragique et demande de quel droit on le chassait.

— Jacques, dit Noelly, tu as tort de parler ainsi à ton frère.

— On se tutoie, dit Jean-Baptiste d’un air impertinent.

— Tais-toi ! s’écria Jacques, levant le bras avec menace.

Noelly se jeta dans les bras de son ami.

— Ne le frappe pas, je ne veux pas que tu le frappes ; je ne te savais pas si méchant. Moi aussi, il me fâche et me fait de la peine ; mais laisse-le, qu’il s’en aille.

— Mademoiselle, dit Jean-Baptiste, je me retire devant votre désir et non devant des menaces. Mon intention n’est point de troubler vos amours et je garderai votre secret.

Il partit en effet sur ces mots ; presque aussitôt Noelly poussant un cri étouffé, s’arracha tremblante des bras de Jacques et prit en courant la route du château.

Seul, sur le banc où les avait surpris Jean-Baptiste, la tête dans ses mains, Jacques sentit, avec une ivresse mêlée d’indignation, que le plus profond sentiment de son âme venait d’être dévoilé par une main brutale. Cette grande révélation de l’amour l’inondait, l’éblouissait. Il se sentait surchargé tout à coup d’une vie immense, et, si jeune, à moins de seize ans, c’est à peine s’il pouvait croire à tant de puissance, à tant de bonheur !… Un Dieu, comme disent les anciens, était en lui, et cette divinité qui le remplissait, il eût voulu pouvoir se prosterner devant elle. Ah ! mais c’était elle, Noelly, sa divinité, le but, le charme de tout son être ! Elle n’était plus là ! Elle s’était enfuie, blessée par un être impie. Car le mot sacré d’amour qu’elle et lui devaient seuls se faire entendre, venait d’être jeté entre eux comme un outrage. On était venu grossièrement avancer l’heure où d’eux-mêmes ils auraient senti qu’ils étaient amants et se le seraient avoué dans leur langue à eux, soupir, mot ou regard. On leur avait empoisonné les joies de l’aveu par la honte de l’insulte.

Aussi passait-il des souffrances du ressentiment aux ravissements de l’amour. Et puis il songeait que Noelly pleurerait peut-être. Elle souffrante, fâchée, mon Dieu !

De peur d’écraser Jean-Baptiste, il n’osa rentrer à la maison que longtemps après, et quand son frère le sourire aux lèvres, l’aborda, il lui tourna le dos brusquement, ce qui parut à Jean-Baptiste du plus mauvais caractère. Ne s’était-il pas conduit galamment ?

À dater de ce jour, la mésintelligence qui, en raison de la différence de leurs caractères, avait toujours existé entre eux, s’accusa plus nettement. Jacques avait la rancune persistante des natures fortes et sensibles, et Jean-Baptiste, qui en qualité d’aîné revendiquait la confiance de son frère, commença à se plaindre amèrement de ne point la posséder.

Le lendemain, au rendez-vous habituel, Jacques ne trouva pas Noelly. Quelle journée ! quelle attente ! que de suppositions ! de terreurs !… Le jour suivant, elle n’y était pas encore. Il poussa dans le pare, en désespéré, plus loin qu’il n’osait le faire d’habitude, et la vit enfin, de loin, qui marchait d’un pas indécis en regardant du côté par lequel il devait venir. Quand il courut vers elle, tremblant de joie et de crainte, comment put-elle fuir ?… il est vrai qu’elle n’alla pas loin, et qu’il l’atteignit bien vite. Mais alors ils n’osèrent plus se regarder qu’à la dérobée, et, se tenant la main, ils marchèrent côte à côte sans se parler.

— Tu ne m’aimes plus, Noelly ? dit enfin Jacques, d’une voix brisée.

Elle rougit, ne put répondre, et se jeta dans ses bras en pleurant. Ce baiser fut leur aveu.

— Ah ! Noelly, ne me fuis plus, ne me fuis jamais, dit Jacques ; je ne puis vivre sans toi !

— Ni moi sans toi, lui répondit-elle ; mais… j’ai peur à présent… ce n’est plus comme autrefois.

— Peur ! Oh ! ma chère âme, pourquoi ?

— Mon Dieu, dit-elle en appuyant sa tête sur l’épaule de Jacques et fermant à demi les yeux, c’est vrai que nous nous aimons d’amour ?

— Vrai ! mille fois vrai ! s’écria-t-il, en l’étreignant sur son cœur. Nous serons mari et femme, et nous passerons ensemble toute notre vie.

— Oui, mais nous sommes trop jeunes pour nous marier, dit-elle après un silence ; d’ici-là que dira-t-on ?… J’ai peur que ce soit mal, Jacques. J’ai entendu mépriser des femmes, parce qu’elles avaient un amant. Eh bien ! comme cela, moi, j’aurais donc un amant, et les hommes pourraient me parler et me regarder comme a fait l’autre jour ton frère.

Elle se reprit à pleurer à ce souvenir, et s’il n’eut pas de peine à la consoler, — car au fond le bonheur, dans cette jeune âme, était bien plus vif que la crainte, — cependant il ne put effacer entièrement la vague inquiétude qui l’obsédait. Elle disait ;

— Vois-tu, j’ai quinze ans à peine, je n’ose demander conseil à personne et je n’ai plus ma mère.

Puis, à un autre moment :

— Si l’on venait à me mépriser, que ferais-tu ?

— Je t’adorerais, moi.

— Tu aurais beau faire, va, cela te rendrait malheureux.

Plus éclairé qu’elle sur le sujet de ses craintes, Jacques, bien qu’enivré d’amour, fut assez consciencieux pour ne pas trop les combattre. Ils se rencontrèrent moins souvent et avec de plus grandes précautions. Sauf le désir de se voir sans cesse, qui ne pouvait être satisfait, ils étaient délicieusement heureux ; sans le vouloir, à force de véritable amour et de pureté, ils ménageaient leur bonheur comme des avares, et, s’étant dit qu’ils ne pouvaient guère se marier qu’à vingt ans, ils attendaient. C’était long ; mais ils s’aimaient tant.

Ils s’aimaient tant ! C’est le raisonnement contraire qui généralement a cours. Mais il n’en est pas plus juste. L’impatience de la possession, dont tant de femmes sont sottement fières, implique l’insuffisance des autres bonheurs ; sans doute, cette impatience a droit de se produire à son heure, mais, trop prompte, ne révèle-t-elle pas cette sorte d’amour qui n’a point d’autre souci ? Et si le développement de chaque chose en ce monde est proportionnel à sa durée, plus tard naît cette impatience, plus l’amour doit être jugé durable et profond. Tel était celui de ces enfants, Il s’accordait bien mal avec les traditions de l’Empire, continuées sur ce point sous la Restauration, et qui ne sont point, hélas ! effacées ; mais il y a toujours çà et là des êtres qui vivent en dehors de leur époque, dans l’éternité du vrai.

Pour Jean-Baptiste, il se se prit à courtiser une petite bergère dont le pâturage avoisinait la prairie, et, comme sa grande qualité à lui était au contraire d’être tout à fait de son époque, il se montra si conquérant, que la petite, effrayée, demanda protection à ses parents. Ceux-ci prièrent le garde champêtre de garder son propre troupeau, et Jean-Baptiste fut semoncé paternellement… au point de vu du savoir faire et de la prudence.

La leçon lui profita ; car deux mois plus tard, il était l’amant heureux d’une femme de Laforgue, qui avait un mari et cinq enfants. Évidemment ici Jean-Baptiste ne joua le rôle de séducteur que par pure bonne volonté. Il s’efforça de croire cependant qu’il avait fait oublier des devoirs ; l’amour-propre, ses dix-huit ans et les poëte latins l’y aidèrent. Si peu rêveur soit-on, la jeunesse demande quelques illusions et trouve des prétextes pour se passionner. Quant au garde champêtre, qui fit mine de ne rien voir, non par dignité paternelle, mais par décorum de fonctionnaire, il trouva que décidément son fils était un habile gaillard. À la bonne heure ! cette fois, tout était dans l’ordre, et, quoi qu’il pût arriver, tout irait sans scandale ni embarras : le pavillon couvre la marchandise. Le code avait tout prévu. Ah ! le grand homme était profond dans ses vues ! Oui ! la police ! le bon ordre ! chacun et chaque chose à sa place ; tout étiqueté, réglé ! Et puis, ma foil la nature humaine s’arrangeant là-dessous, comme elle veut ; chacun pour soi, et que les gens veillent à leur bien. L’ordre est Dieu et Napoléon est son prophète !

Pour la femme, c’était une abominable coquine évidemment. Ainsi pensait Jean Brafort ; et pourtant il était loin de lui en vouloir, et croyait fermement qu’il fallait de ces femmes-là dans le monde pour la satisfaction des jeunes gens et la sécurité des pères de famille. Mais alors elles n’étaient donc pas à blâmer, car enfin les choses utiles… Ah ! halte là ! je vous prie. Et la morale ? La morale !… Mot que le garde champêtre prononçait de sa grosse voix en roulant des yeux solennels. Que voulez-vous ? Ce sont là les mystères de l’ordre, comme aussi de la logique de certains esprits. Faut-il dire que le mari de cette femme la battait assez fréquemment, et que lui-même n’était pas, au sujet des mœurs, sans reproche ? Qu’importe ? Cela ne pouvait servir d’excuse. Une femme n’a que ses devoirs. Ce mot très-naïf dans sa vérité, était un des aphorismes de Jean Brafort.

Toutefois, à part les satisfactions que le digne garde champêtre puisait dans la bonne conduite des siens, il ignorait les rendez-vous de Jacques et de Noelly, qui eussent pu le brouiller avec le château. Jean-Baptiste avait loyalement tenu sa parole d’être discret. À part ses satisfactions, Jean Brafort avait de grands soucis. Il sentait bien qu’il était mal vu ; il avait souvent à subir des allusions à ses sentiments bonapartistes et des quolibets sur son ancienne ardeur révolutionnaire. S’il avait pris le parti de courber l’échine et de filer doux, ce n’était pas qu’il n’en souffrit point. Mais tout cela même semblait ne pouvoir durer longtemps. Un intriguant convoitait la place du garde champêtre et, familier du château, avait de grandes chances de l’obtenir. Sans la protection de monsieur Renoux, Jean Brafort eût été destitué depuis longtemps ; mais, de plus en plus, il sentait grossir l’orage. Au milieu de ses inquiétudes, la santé robuste dont il avait joui jusqu’alors s’était profondément altérée. Une épidémie survenant dans le pays, il en fut une des premières victimes et mourut en peu de jours, ayant au moins conservé son sabre et sa plaque jusqu’à la mort.

Jean-Baptiste regretta vivement son père. Bien que maintenant il l’admirât moins, il l’aimait toujours. Par une association fatale cependant, la pensée de l’héritage lui vint au milieu de sa douleur, et, comme il était de nature à jouir vivement du plaisir de posséder et d’agir en son propre nom, comme un homme, il ne put faire autrement que d’en ressentir une impression agréable, qu’il chassa, mais qui persista bel et bien, son objet et sa cause étant fort réels. Cela jeta dans cette nature honnête un grand trouble. La douleur vraie qu’il éprouvait s’en augmenta, et lui-même n’y mit pas d’obstacle ; car il pleurait et souffrait, moins il pouvait se traiter d’ingrat. Il se rendait tous les jours au cimetière et s’agenouillait sur la tombe ; il y fit placer une belle pierre qu’il entoura de fleurs et d’immortelles, après y avoir planté un saule pleureur. L’épitaphe, latine, il va sans dire, doit faire penser aux étrangers érudits qui visitent le petit cimetière de Laforgue que le meilleur et non le moins illustre des Français repose sous cette pierre. Tout cela fit le plus grand honneur à Jean-Baptiste. On vanta son bon cœur et sa piété. Ce n’étaient pas ses amours qui pouvaient lui nuire ; les Berrichons sont Français. Tout d’une voix, le conseil de famille, composé du maître d’école, de monsieur Renoux et des parents de la mère, convint d’émanciper cet honnête garçon, qui deviendrait ainsi le chef de la famille. Madame Brafort ne pouvait l’être ; habituée au joug depuis vingt ans, elle semblait plus étonnée que chagrine de ne plus le sentir sur ses épaules. Elle ne savait en toutes choses que faire, et se bornait à prier pour son mari.

Jean-Baptiste fut donc émancipé, c’est-à-dire fait homme, libre de ses actes et de son bien. Grandi par là, au moins dans son opinion, de cent coudées, il vint un jour annoncer à sa mère et à son frère ses intentions, mûrement réfléchies, assura-t-il. Il était décidé a poursuivre ses études pour devenir homme de loi ; par conséquent il fallait quitter Laforgue, où le maître d’école n’avait plus rien à lui enseigner, pour aller habiter la grande ville et suivre les cours d’un collége. Son digne maître, qui avait un ami dans l’université, promettait de lui faire obtenir de la grâce royale une demi-bourse. Malgré cet avantage, ce n’était pas sur le revenu de sa part du petit domaine que Jean-Baptiste pouvait aller vivre à Paris. Il fallait donc vendre la prairie…

Jacques jeta un cri, et la mère leva les deux mains au ciel.

— Je sens toute la dureté de ce sacrifice, dit Jean-Baptiste. Le bien que mon père a créé, la maison qu’il a habitée…

Il essuya une larme.

— Et nous, où veux-tu que nous vivions ? demanda la mère. Grand Dieu ! vendre notre maison ! Et les vaches ?

— Vous viendrez à Paris avec moi, reprit Jean-Baptiste. Pensez-vous que je veuille vous abandonner ? Mon frère ne peut vivre de la moitié de ce petit bien, ni en être occupé suffisamment. Il fera choix d’un état et entrera en apprentissage. Sans doute, il est cruel de renoncer à des souvenirs aussi chers, mais il s’agit de notre avenir.

Madame Brafort pleura, elle n’avait guère autre chose à faire, son mari l’ayant épousée sans autre dot que quelques centaines de francs et un mobilier, et après l’achat de la prairie, qu’il avait fait à lui seul.

— Je consentirais à ce que voudra ma mère, dit Jacques.

Il ne protesta pas autrement et devint rêveur. La raison en était que, cette année-là, aux approches de l’hiver, Noelly devait suivre à Paris la famille de Labroie.

Jean-Baptiste fit observer, un peu orgueilleusement, que son frère était sous puissance de tuteur, et du reste protesta de son désir de ne point forcer leur volonté, et de ses bons sentiments de fils et de frère. Mais il ne cessa de représenter la nécessité pour lui d’aller à la ville, tant et si bien que Jacques et sa mère se résignèrent : lui, désirant suivre sa fiancée ; elle, n’ayant point l’habitude d’un autre parti. Pour Jean-Baptiste, il était possédé de ce besoin du nouveau et de l’inconnu qui est si puissant dans la jeunesse. Il avait rompu avec sa maîtresse, par l’influence de son confesseur, dans la recrudescence de piété causée par la mort de son père. Il voulait maintenant connaître le monde et interroger sa destinée. Les projets ambitieux de son père lui hantaient l’esprit. Mais il sentait bien qu’il fallait savoir ce qu’ils renfermaient de possible et d’illusoire. Déjà les difficultés de Perse et d’Horace lui avaient fait pressentir que la vie n’était pas une vision toute faite ; l’Université lui imposait fort ; les brillantes facultés de Maximilien l’épouvantaient. Si tous les jeunes gens du collége ressemblaient à celui-là ?… Toutefois le désir d’arriver, de s’introduire dans les rangs de la classe lettrée et prépondérante, d’être enfin un monsieur, mot qui a tant de prestige sur l’esprit du paysan, ce désir, plus puissant que toute appréhension, le dominait. Il rêvait sans cesse de Paris, de fortune, de distinctions, et il lui échappa sur ce sujet, devant les Renoux, plus d’une naïveté dont ils s’amusèrent, impitoyables, comme tous les bourgeois, pour un fils de paysan qui vise à être des leurs. Maximilien, qui étudiait dans une pension à Paris, écrivit à son ancien camarade une lettre où le persiflage se mêlait à l’amitié avec assez d’art pour que Jean-Baptiste s’en trouva heureux ; car Maximilien semblait, en même temps, se réjouir de revoir son camarade et de lui apprendre mille jolies choses inconnues aux écoliers de province.

Comme on le prévoyait, monsieur de Labroie, qui avait reçu du milliard une fort belle indemnité, racheta la prairie. Ce ne furent que dix-huit mille francs à partager. Mais dans ce temps-là, des gens sobres et peu difficiles comme les Brafort pouvaient se loger et vivre à Paris pour peu d’argent. On se promit d’ébrécher le moins possible le capital, et l’on quitta en pleurant la prairie un jour d’octobre 1818. Le matin, dans le parc, Jacques et Noelly s’étaient fait des adieux pleins de tristesse, de passion et d’espérance. Noelly partait seulement deux semaines plus tard.

— Où, comment te verrai-je ? demandait Jacques.

— Je ne puis le savoir encore, disait-elle ; mais nous nous verrons, je te le promets.

Aussitôt installé, Jacques devait écrire leur adresse au maître d’école et Noelly se chargeait de la savoir. Ils n’avaient point de confident point de protecteur ; ils ne pouvaient pas même échanger de lettres ; mais ils se laissaient leur âme l’un à l’autre et le savaient bien.