Le Nouvel historien de Frédéric II. — Thomas Carlyle

Le Nouvel historien de Frédéric II. — Thomas Carlyle
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 103 (p. 269-303).
LE
NOUVEL HISTORIEN
DE FRÉDÉRIC II

THOMAS CARLYLE.

I. Carlyle’s History of Frederick the great, a new edition; London, Chapman and Hall, 7 vol. — II. Leopold Ranke, Origine de la guerre de sept ans (allemand), 1871; — Les puissances allemandes et la ligue des princes (allemand), 1871. — III. Ad. Trendelenburg, Petits écrits (allemand), 1871.


Au moment où la Prusse, ayant conquis l’Allemagne, semble délibérer si elle voudra l’absorber ou s’absorber en elle, une histoire nouvelle de son roi le plus célèbre, de celui qui l’a créée et mise au rang des grandes puissances, ne saurait demeurer indifférente. L’opinion publique était depuis longtemps bien instruite sur le compte de ce prince; le jugement nous semblait prononcé : une statue assez belle après tout lui était élevée dans le panthéon de l’histoire. Voici pourtant que ses admirateurs outrés prétendent agrandir celle-ci et même la déplacer; ils lui veulent faire un piédestal de tout ce qui s’est accompli depuis sa mort, de tout ce qu’il n’a pas prévu, de ce qu’il n’aurait pas fait peut-être. Frédéric est-il le héros de cette nation restreinte qui date de lui, ou bien le héros de l’Allemagne moderne? Telle est la question que se posent naturellement ceux à qui le passé, tout bien constaté qu’il est, ne suffit pas, ceux qui par motif d’intérêt ou de passion prétendent recommencer l’histoire, comme si les événemens d’aujourd’hui devaient changer ceux d’il y a cent ans, comme si les talens heureux, les vertus vraies ou fausses des vivans, devaient ajouter aux talens et aux vertus des morts, comme si ce n’était pas assez que les hasards fussent changeans sans faire du récit des faits accomplis une toile de Pénélope. Une légende nouvelle est en train de se former autour du nom de Frédéric II. Il n’est plus seulement le roi éclairé, philosophe, faisant sous sa main prospérer les peuples et fleurir les arts ; il est le héros du protestantisme, un chrétien méconnu, un type suprême de la royauté perfectionnée, avec mission de la Providence, une révélation vivante des desseins d’en haut envoyée à l’Allemagne, que celle-ci n’a pas su comprendre et qu’elle commence peut-être à déchiffrer. Si ce haut mysticisme politique avait quelque chance de se substituer à l’histoire, il devrait en remercier M. Thomas Carlyle, qui a beaucoup fait pour opérer cette transfiguration du philosophe de Sans-Souci. Cet écrivain, qui ne fait rien à demi, pousse le zèle beaucoup plus loin que les Allemands. M. Léopold Ranke, dans les écrits cités en tête de ce travail, semble se défier sagement de l’innovation en histoire, peut-être aussi en politique ; M. Adolphe Trendelenburg se risque davantage, surtout quand il parle des grandeurs de Frédéric et de l’honnêteté immaculée de ses conceptions politiques, mais il parle en fonctionnaire prussien qui brûle de l’encens officiel. Notre intention est non pas de prendre à partie M. Carlyle, mais de consacrer à son ouvrage une étude attentive, consciencieuse, sévère quelquefois, autant que le mérite un nom célèbre, un peu compromis dans sa patrie depuis quelque temps, cité souvent chez nous à la légère et sur la foi d’une critique dont il avait autrefois justifié la bienveillance presque excessive.

I.

Jusqu’ici, Anglais et Français s’accordaient assez dans leur opinion sur Frédéric II : de part et d’autre, on reconnaissait en lui le général et le roi le plus grand du xviiie siècle ; des deux côtés aussi, sa politique était jugée plus adroite et heureuse que loyale et honnête. L’absence trop fréquente de bonne foi dans le vainqueur de Rosbach ne faisait pas, pour nos voisins comme pour nous, l’ombre d’un doute ; seulement les griefs respectifs des deux nations se rapportent à des dates différentes. Voltaire dans sa Correspondance générale et Macaulay dans ses Essays sont également sévères pour lui. M. Carlyle a entrepris de justifier toujours son héros : il a écrit un livre plus prussien que ne le ferait la Prusse elle-même. Nous sommes en présence d’un parti-pris absolu qui produit des conséquences assez curieuses : selon M. Carlyle, tout le monde a tort contre Frédéric, y compris l’Angleterre. Il suffit que le parlement britannique vote une alliance avec la Prusse pour être le soutien de la liberté du monde; lui déclare-t-il la guerre, la bonne cause devient mauvaise, les mots de justice et de liberté dans les discours des ministres ne sont plus que mensonges et faux prétextes, les plaisanteries de l’historien ne tarissent plus sur le bon peuple anglais, qui prodigue son argent pour des entreprises insensées ou coupables. Bien plus, il suffit que le roi de Prusse se retire d’une cause ou s’y rengage pour en changer la valeur morale : ainsi dans l’intervalle de la première et de la seconde guerre de Silésie, l’Angleterre, qui avait jusque-là le tort de combattre Frédéric, commence à trouver grâce aux yeux de l’historien; mais aussitôt que ce roi, sans se faire de scrupules, rompt un traité avec autant de désinvolture qu’il l’avait signé, aussitôt qu’il reparaît sur le champ de bataille, l’Angleterre retombe en disgrâce, et sa fidélité envers Marie-Thérèse lui est comptée pour une récidive de sa faute. Certes jamais la Grande-Bretagne ne soutint des guerres plus glorieuses qu’au milieu du siècle dernier, jamais l’aristocratie de ce pays ne se montra plus digne de diriger une grande nation; Frédéric lui-même, avec son génie, n’aurait pas résisté deux ans au triple effort de l’Autriche, de la France et de la Russie sans les budgets anglais. Dans la guerre de sept ans, il fut le soldat habile, mais généreusement stipendié de l’Angleterre. M. Carlyle est le seul qui ait oublié ces beaux souvenirs, et à l’exception de Pitt, auquel il fait une place honorable, les hommes d’état anglais ne servent qu’à entretenir sa bonne humeur. Frédéric est pour lui une sorte de dieu qui règle non-seulement les destinées des empires, mais les droits de la vérité et de la vertu.

Il fallait s’y attendre : un esprit paradoxal, qui se joue avec les idées, qui s’est mis à l’école de l’humoriste Jean-Paul pour traiter de la politique et de la société, qui s’est fait des habitudes, des systèmes, un langage à lui, et dont le langage, les systèmes, les habitudes sont la négation radicale de tout ce que dit, pense et pratique la moderne Angleterre, ne pouvait condescendre à tenir pour authentique et véritable le Frédéric de tout le monde, celui de l’Angleterre, de la France et de l’Allemagne elle-même, car celle-ci, dans les rayons de cette gloire qui lui appartient, consent à voir quelques taches. On pouvait prévoir que M. Carlyle aurait un Frédéric à lui. Il commença par en faire un mystère. C’est son procédé favori : tout ce qu’il daigne toucher change de nature, ou plutôt tout ce que d’autres ont touché avant lui a été altéré, contrefait. et il veut bien rendre aux objets leur vraie figure. Dès le premier volume, qui parut en 1858, il promet un personnage qui avait été mal connu et qu’il était très malaisé de retrouver sous les débris du siècle dernier, une véritable exhumation compliquée de toute sorte de difficultés, grâce à l’ignorance des historiens et aux contradictions des témoignages.

Les travaux antérieurs de M. Carlyle devaient exercer sur ce livre une influence que son esprit de système ne pouvait qu’exagérer. Sans parler de ses études sur l’Allemagne, où il a puisé une métaphysique entachée de fatalisme, il s’était fait connaître par de brillantes leçons sur le Hero-worship, le culte des héros, et par une Histoire de la révolution française, estimée chez nous sur parole et négligée depuis qu’elle a été traduite. Des pamphlets politiques sur le chartisme et sur l’école de Manchester lui ont valu la popularité; sa meilleure part de renommée, il la doit à son grand ouvrage sur les Lettres et discours d’Olivier Cromwell[1]. S’il n’avait pas écrit sur le culte des héros des pages où il soutient cette thèse, que certains hommes, un ou deux par siècle peut-être, devraient seuls parler et agir dans le monde, que l’Angleterre et la France feraient bien de se mettre au régime du silence pour une cinquantaine d’années, et par conséquent que le genre humain est appelé à vivre comme un troupeau sous la conduite d’un élu de la destinée; s’il ne s’était pas alors et depuis rempli de ces idées-là, il n’aurait sans doute pas fait du roi-philosophe son idole un échantillon de ces héros dictateurs, de sa politique un modèle de bon gouvernement et de véritable humanité, de son règne un âge d’or et de la Prusse un paradis terrestre. Notons en passant que, le jour où il publiait le Hero-worship, il n’avait pas même songé au roi de Prusse : dans le panthéon des héros et en particulier de ceux de fonction royale, il avait ménagé une place pour Cromwell et pour Napoléon ; Frédéric était oublié. Apparemment il ne l’avait pas encore exhumé. S’il n’avait pas fait sur la révolution française le travail que l’on connaît, il n’aurait pas eu l’idée de représenter tout le XVIIIe siècle, même anglais, comme une période maudite, désastreuse pour les peuples et honteuse pour l’esprit humain, ridicule à tous égards par ses formules trompeuses, par ses mensonges, par ses charlatanismes, n’ayant qu’un mérite, celui de finir par la révolution. Celle-ci n’est à ses yeux qu’une combustion générale, stérile en soi, il est vrai, mais utile comme un incendie. Prétextes, fourberies, vanités, autant de matériaux brûlés non pas sans laisser pourtant de la fumée et des flammèches un peu partout et notamment en France. — Mirabeau, Danton, Saint-Just, Robespierre, autant d’avaleurs de formules, swallowers of formulas, destructeurs assermentés par la destinée, pour réduire en cendres un monde pourri, menteur, vermoulu moralement et physiquement.

Si tout cela n’avait pas été mis autrefois en toutes lettres dans des pages que je ne puis appeler éloquentes, ni surtout humaines, mais qui sont originales à coup sûr et spirituelles, nous n’aurions pas sans doute aujourd’hui un interminable tableau des folies vraies ou prétendues de nos devanciers du siècle dernier, de leurs petitesses, de leurs hypocrisies, de leurs roueries misérables, et au centre la figure rayonnante d’un Frédéric irréprochable, vrai, naturel, rarement trompé, mais jamais trompeur. Il fallait au milieu du mensonge universel un homme représentant le génie de la véracité, un roi qui ne ment pas, et ce fut le roi de Prusse ! Ne vous étonnez pas trop de ces assertions énormes, il y a mieux encore. Frédéric a été seul à entendre la voix du ciel, — et comment, s’il vous plaît ? En obéissant aux lois de l’univers, en se montrant le frai fils de la nature, en méprisant les formules, les fausses respectabilités, les décorations de théâtre. Il avait une religion qui ne s’exprimait pas en paroles, qui se faisait entendre par autre chose que les paroles ou par des paroles à contre-sens (voiceless, nay ultra-voiceless, or voiced the wrong way). Telle est la phraséologie moyennant laquelle l’historien habille un prince incrédule, ouvertement impie, en héros du protestantisme, et livre tout le reste au démon en des anathèmes pédantesques. Grâce à la doctrine mystérieuse de M. Carlyle, et surtout au jargon dont il l’enveloppe, les Hohenzollern deviennent des élus de Dieu, et la piété une vertu patrimoniale de la maison de Brandebourg. C’est par piété qu’Albert, le grand-maître de l’ordre teutonique, trahit son double serment à Dieu et à l’empereur, se reconnut vassal du roi de Pologne, lit d’un domaine ecclésiastique et chevaleresque un duché temporel, et d’une dignité viagère une propriété de famille ; ils étaient si déréglés, si peu moraux, ces chevaliers teutons ! C’est par piété qu’Albert, surnommé Alcibiade, viola un traité signé par lui, se retourna contre ses allies, mit en feu l’Allemagne parce qu’il n’était pas content de son lot, se fit battre, se réfugia dans ce pays de France, à la porte duquel ils sont toujours venus frapper dans les heures de crise, et mourut comme un ennemi de la paix publique. C’est par piété enfin, une véritable piété à l’égard des lois de « l’univers » et de « la nature des choses, » que Frédéric le Grand conquit la Silésie et provoqua le premier partage de la Pologne ; cette Silésie n’avait-elle pas été créée pour donner une frontière au Brandebourg, ce pays si pieux? et qu’y avait-il de plus immoral que les divisions perpétuelles des Polonais?

M. Carlyle pouvait, comme tous ses devanciers, expliquer les accroissemens de la Prusse sans mêler les intérêts du ciel à ce que la terre a vu quelquefois s’accomplir da plus odieux; mais M. Carlyle a écrit une histoire de Cromwell dont le but est de prouver que le grand despote anglais n’était pas ambitieux, que Dieu l’avait mis en réserve, vivant silencieux entre sa Bible et sa charrue, pour l’élever tout d’un coup vers les plus hauts sommets, afin que par lui l’Angleterre fût à jamais grande et forte. L’historien a puisé dans la société prolongée de ses indépendans, dans sa familiarité intime avec ce dictateur fanatique, un fatalisme de sang-froid, un enthousiasme à tête reposée, qui font de lui le Cromwell de l’histoire et de la politique, un Cromwell gouvernant le genre humain du fond de sa chambre à Londres, un illuminé arrangé pour le goût moderne, un soldat de Dieu ou plutôt des dieux, car sa phraséologie est volontiers polythéiste, surtout un ennemi du diable, car celui-ci apparaît fort souvent dans son livre. De là vient que les Hohenzollern, dont il s’occupe aujourd’hui, sont plus ou moins inspirés d’en haut, et que le second héros de M. Carlyle ressemble fort à son premier. J’imagine que Frédéric aurait bien ri de cette assimilation. Lui qui aimait tant à tromper avec profit, et qui l’avouait tout au moins, s’il ne s’en vantait pas, il aurait surtout ri des apologies laborieuses de M. Carlyle sur le partage de la Pologne. Il faut que le cromwellisme ait une vertu bien puissante pour mettre la conscience en repos, puisque personne en Angleterre, sinon M. Carlyle, n’a jamais prétendu innocenter cette iniquité. C’est un mal peut-être irrémédiable, on peut l’excuser tout au plus; M. Carlyle seul a eu le courage d’instruire le procès des victimes!

Il n’est pas jusqu’aux essais politiques et aux pamphlets de M. Carlyle qui n’aient laissé des traces dans son dernier ouvrage. Trente ans se sont écoulés depuis que l’auteur prononça sur l’Angleterre ces sortes d’oracles funestes. Ceux-ci attendent encore leur accomplissement; mais la foi de M. Carlyle n’en paraît pas ébranlée : il pense toujours de même sur la liberté, sur les parlemens, sur l’économie politique. Le régime anglais lui semblait un minimum de gouvernement approchant de plus en plus de l’anarchie : il était un admirateur préparé d’avance pour ce maximum de gouvernement en vertu duquel Frédéric se chargeait de tout dans son royaume, étant non-seulement son premier, mais son unique ministre. L’historien approuve, il vante les plus mauvaises parties de cette administration et de cette politique. On pouvait aisément le prévoir. Il n’a rien eu à changer dans ses convictions pour écrire ce dithyrambe en très gros volumes sur le césarisme prussien, sur une monarchie alliant la dictature héréditaire à une mysticité de convention. L’identité de la puissance et de la justice était déjà dans son livre du Chartisme : les mights (forces) qui deviennent des rights (droits), ce n’était pas là une simple antithèse et un jeu de mots; M. Carlyle avait fourni depuis longtemps à M. de Bismarck une maxime trop célèbre. Le Frédéric de l’historien écossais est donc un modèle qu’il propose à tous égards aux chefs de nation. L’illustre roi de Prusse est généralement reconnu pour un grand homme et un grand général, sinon tout à fait un grand roi : M. Carlyle le proclame le premier de tous; il prétend ajouter à ses vertus celles de la véracité, de la droiture, et dans un sens relatif la piété même.

Un critique grec disait que l’historien devait être apolis, sans patrie. M. Carlyle va plus loin encore : à force d’admirer le roi de Prusse, il devient Prussien, et il épouse sans réserve les passions antifrançaises qui ont leur foyer à Berlin. Il en devient, pour ainsi dire, infidèle à son héros, puisque celui-ci, s’il aimait quelque chose au monde, a aimé la France et l’esprit français. Le zèle de M. Carlyle dépasse celui des sujets mêmes de l’empereur Guillaume, et l’on est forcé de se demander si c’est de sa tendresse exagérée pour cette nation moitié germaine, moitié slave, ou bien de son inexplicable haine pour nous que vient l’aveuglement qui s’étale en certaines pages. Nous croyions que M. Carlyle avait assez à se louer du public français pour mêler quelque sympathie à ses duretés. Assurément il était libre de pousser jusqu’à l’extrême sa sévérité à notre égard; mais un peuple a toujours droit au respect, surtout quand il occupe dans le monde et dans l’histoire une certaine place. De cette haine si peu méritée, M. Carlyle nous oblige à fournir quelques preuves; nous y trouverons d’ailleurs plus d’un avertissement dont la France devrait profiter.

La bataille de Rosbach est pour lui l’occasion d’un transport de joie triomphante qui serait malséant même dans un écrivain de la nation victorieuse. Sur ce point, le public français n’avait rien laissé à dire au vainqueur : Paris épuisa les épigrammes sanglantes dont il était possible d’accabler l’armée de Soubise. M. Carlyle, s’il ne voulait pas imiter la dignité de Frédéric lorsqu’il parle de cette journée fatale, pouvait se contenter, ce semble, du jugement péremptoire de Napoléon, qui admire le roi de Prusse et ne craint pas d’ajouter : « Ce qui me remplit d’étonnement et de honte, c’est une bataille gagnée par six bataillons et trente escadrons sur une telle masse de troupes ! » Cela ne suffit pas à l’écrivain, il faut qu’il y ajoute son coup de pied dans les termes suivans : « rarement, jamais peut-être, pas même à Crécy et à Poitiers, une armée ne fut mieux battue, et en vérité jamais aucune ne mérita mieux de l’être. Oui, messieurs (ce mot français revient sans cesse sous la plume de M. Carlyle quand il jouit de notre humiliation), oui, messieurs, voilà ce petit marquis de Brandebourg, vous le reconnaîtrez quand vous le rencontrerez de nouveau! »

L’état de guerre explique, s’il ne justifie pas, bien des petitesses : à l’ennemi l’on ne pardonne rien, on ne lui reconnaît ni qualité ni mérite, on dirait que M. Carlyle est en état de guerre avec la France. Les choses les plus avérées, quand elles sont à notre avantage, cessent d’être croyables. Qui ne se souvient dans le monde entier du dévoûment du chevalier d’Assas? L’histoire de Decius n’est pas plus belle, ni surtout plus authentique. On rougit presque d’avoir à insister là-dessus. A Kloster-Kamp, d’Assas, sorti de nos lignes, tomba entre les mains des Anglais, qui à la faveur des ténèbres allaient nous surprendre. Menacé de périr sur place s’il dit un mot, son choix fut bientôt fait. « A moi, Auvergne! » ce cri sauva l’armée. M. Preuss, l’éditeur des œuvres de Frédéric, cite un ouvrage inconnu de 1824 où il est prouvé, dit-il, que le Decius français fut un pauvre soldat nommé Dubois. Qu’importe à la France après tout que son héroïque enfant s’appelle Dubois ou d’Assas? Admirez pourtant la logique de M. Carlyle : parce qu’un doute s’élève sur la personnalité du héros, ne s’avise-t-il pas d’étendre ce doute à l’histoire elle-même? Nous aurions volontiers pardonné à l’auteur de diminuer, comme il le fait, notre victoire de Fontenoy; c’est une défaite pour sa nation, les circonstances y contribuèrent beaucoup, et le vainqueur, Maurice de Saxe, répondit aux remercîmens du roi : « Vous voyez à quoi tiennent les batailles ! » Ce langage est d’un galant homme et d’un homme de guerre qui a de l’expérience. Cependant pourquoi M. Carlyle se montre-t-il injuste, non sans grossièreté (c’est malheureusement sa manière), envers Maurice? A-t-il oublié que Frédéric voulait bien le saluer comme son maître et l’appeler le Turenne de son siècle? Qui s’avisera de croire, comme il le prétend, que notre lâcheté seule nous retint dans nos lignes et que les Français durent la victoire de Fontenoy à leur poltronnerie? Nous l’avertissons que le document inédit qu’il possède (excerpt penes me) ne prouve rien contre la légende chevaleresque bien connue qui sert de début à tous les récits de cette bataille. Il est permis de croire, même après la lecture du fragment précieux qui est en sa possession, qu’un officier des gardes françaises dit en saluant : «Après vous, messieurs! nous n’avons pas l’habitude de tirer les premiers.» Nous l’avertissons encore que l’idée de Lally[2], conseillant de pointer quatre canons contre la fameuse colonne d’infanterie anglaise, n’est pas chose nouvelle : Voltaire en parle, et il n’en résulte pas que Lally, qui donna ce conseil sans l’exécuter, puisqu’il commandait l’infanterie irlandaise, soit le vainqueur de Fontenoy. Les chicanes en histoire sont de tous les temps; mais il y avait au siècle dernier, dans ce siècle menteur que M. Carlyle méprise, une certaine politesse qui s’en va, et que l’auteur écossais moins que tout autre fera revivre. Il faudrait au moins s’imposer pour règle ce mot qui fait grand honneur à la nation et à la langue anglaise, le fair play, le jeu loyal; M. Carlyle, citoyen de Londres depuis longues années, le devrait mieux pratiquer.

Malheureusement il a condamné sans appel le peuple français; il s’est comme engagé d’honneur à nous tenir pour une nation perdue. Notre révolution est un incendie auquel nous avons le tort de survivre. La combustion, il est vrai, n’est pas complète; c’est qu’il y avait bien de l’humidité dans les décombres, et que la surface seule était sèche et tout à fait bonne à brûler. En attendant que nous soyons absolument réduits en cendres, tout ce que la France a fait, ce qu’elle fera encore, est gênant pour M. Carlyle et pour ses prédictions. Nous avons dit qu’il y a pour nous quelque profit à tirer des colères de l’auteur de cette histoire : il convient de l’indiquer sur-le-champ, et, puisqu’il se plaît en maint endroit à porter sur nous la malédiction annoncée à Balthazar, voici quelques-uns des passages sur lesquels on appellera l’attention des lecteurs. A la fin de la seconde guerre de Silésie et lors de la paix d’Aix-la-Chapelle en 1748, il nous adresse cette leçon :


« Les pertes en hommes et en argent, par suite de cette folle entreprise de Belle Isle, furent énormes, palpables, pour la France et pour le monde entier; mais peut-être était-ce une bagatelle en comparaison de la gloire qu’elle procura, la gloire de se plonger dans la guerre sans aucun motif, et avec des résultats consistant en je ne sais quelles fumées malsaines de nature fort peu solide. Ces messieurs avouent leur promptitude à prendre les armes, et leur talent dans ce métier en certaines occasions est fort grand, je l’avoue. Cependant cette façon de traiter le combat et la tuerie, la mort, le jugement dernier et l’éternité comme des incidens de comédie, cette manière de valeur transcendante qui ressemble à des chiquenaudes qu’on donnerait à la face du Tout-Puissant, cette conduite-là, messieurs, permettez-moi de vous le dire, vous mènera au diable, si vous n’en changez pas, vous et votre première nation dit monde. Cela est inévitable, c’est moi qui vous le dis. C’est là que vous marchez. Bonjour, messieurs! Espérons encore qu’il n’en sera pas ainsi! »


Le vœu de M. Carlyle n’est pas cordial ; un sage avis n’en est pas moins toujours bon à recueillir. On pourrait demander à l’auteur s’il ne fait pas une erreur de date, et si de telles tirades ne lui sont pas inspirées par la récente guerre d’Italie ou par celle du Mexique plutôt que par celles de Silésie et de la succession d’Autriche. Sans doute ce titre ridicule de première nation du monde a été inventé pour la perte de la France; mais on pourrait penser aussi que cette demi-page était plutôt faite pour un journal de 1859 ou de 1863 que pour une histoire un peu sérieuse. Enfin M. Carlyle ne s’aperçoit pas que le poids de son indignation vertueuse tombe encore plus lourdement sur Frédéric, dont la France dans cette guerre n’était que la complice, et que l’ambition de celui-ci, pour avoir été plus positive et mieux récompensée, n’en est pas plus honnête. Toutefois laissons de côté les excuses. Oui, la France a été folle, elle a été coupable, si l’on veut, d’obéir à des maîtres insensés qui se croyaient appelés à étonner le monde. Oui, c’est la destinée des états qui ont fait de grandes choses de tomber quelquefois en des mains téméraires qui veulent à leur tour se signaler et qui les mènent à leur perte. Les ministres de Louis XV ont eu des ambitions au-dessus de leurs forces et de leur intelligence; ils voulaient faire de la politique de Louis XIV. Nous avons vu se renouveler les mêmes folies : on a tranché du Napoléon; mais les téméraires périssent, les nations ne meurent pas quand elles savent recevoir les conseils.

La guerre de sept ans n’est pas une occasion moins heureuse pour la veine de l’auteur; à propos du traité de Paris, il prend ainsi congé de l’Allemagne et de la France :


« Il paraît que la noble vieille Allemagne, avec sa piété, sa vaillance invincible et silencieuse, ses trésors de prospérités humaines et divines, ne sera pas coupée en quatre et obligée de danser sur les airs de Versailles ou de toute autre puissance. C’est le contraire qui arrive. Le jugement final de Versailles, que Versailles sache ou non le lire, a été écrit sur le mur. « Tu as été pesé dans la balance et trouvé au-dessous du poids. » Le voilà donc condamné enfin! La France battue, déshabillée, humiliée, pécheresse non repentie, gouvernée par des hommes perdus, tout au plus des fous spirituels, la France s’écroule comme un corps que ses membres trahissent; elle tombe dans une sorte de banqueroute silencieuse, dans une fermentation sans nom, dans la pourriture. Et quelle sera la fin? Nul ne la devine : ce sera cette conflagration spontanée trois fois extraordinaire qu’on vit en 1789. Elle s’est allumée sur le monde entier, graduellement ou par explosion, cette éruption inattendue de toutes les divinités infernales qui étaient enchaînées jusque-là comme beaucoup d’autres fléaux, ce vaste incendie des anarchies rugissantes, sous lesquelles les pauvres générations présentes sont destinées à vivre pour je ne sais pas combien de siècles encore. — Cours à la combustion, mon aimable enfant! — avaient dit les destinées à cette belle France, si fort possédée du besoin de briller, d’effacer les autres, — à la combustion allumée de tes mains! C’est par ici! Ne seras-tu pas bien aise de briller comme nul ne l’a jamais fait? Brille donc, France, jusqu’à ce que tu deviennes un caput mortuum, aimable enfant! »


Telles sont les conclusions que l’historien tire de la guerre de sept ans, avec renfort de figures de rhétorique et de lettres majuscules. Il voit de loin les choses : son héros n’avait pas le regard si perçant, lui qui ne prévoyait pas la révolution. Il se contentait, le simple homme d’état, d’apercevoir la Silésie comme résultat très assuré de la guerre, et d’entrevoir peut-être la Prusse occidentale, que le partage de la Pologne allait lui faire tomber entre les mains. Et puisque M. Carlyle est si bon prophète après coup, s’il a vu si clairement l’incendie révolutionnaire, comment n’a-t-il pas distingué à travers ce feu et cette fumée Iéna et Tilsitt, qui se levaient au loin sur l’horizon? Ils n’ont pas duré, il est vrai; mais quels sont les Iéna et surtout les Tilsitt qui durent toujours?

A la rigueur, nous pourrions prendre les jugemens de M. Carlyle pour des conseils très durs, et tâcher de nous persuader qu’il ne veut pas la mort du pécheur; mais il a des pages qui ne permettent même pas cette illusion. Que dire en effet de ses griefs contre les armées françaises? Il n’y a pas de guerres plus funestes, on le sait, que celles qu’on vient de subir, ni d’ennemi plus intraitable que celui qui vous a fait souffrir : on dirait que M. Carlyle a eu sa maison brûlée, son foyer insulté par les soldats français du temps de Louis XV. Il recueille toutes les historiettes, vraies ou fausses, des journaux du temps; il ajoute peut-être aux plaintes des intéressés pour noircir notre nation, plus capricieuse que méchante. Il amasse des trésors de haine contre nous, comme si de l’autre côté du Rhin l’œuvre de colère n’était pas déjà faite, comme si les revanches prises de part et d’autre n’étaient pas égales depuis longtemps, comme si la Prusse avait besoin d’excitations étrangères, comme si nous étions responsables de tout le mal qui se faisait en Allemagne et dont les Allemands avaient leur bonne part! Il faut une rancune de bien vieille date, il faut un malheureux goût pour entasser de méchans propos d’il y a cent ans et pour terminer cette kyrielle de récits apocryphes par des phrases telles que celle-ci : « messieurs, vous allumerez le courroux du genre humain quelque jour, et vous recevrez quelque terrible volée pour vos manières d’agir! » On devine que M. Carlyle compromettait ainsi sa plume et son nom d’écrivain avant la guerre; il écrivait ces paroles vers 1863. On voudrait se persuader, malgré certains indices, qu’il les a regrettées. Le moindre inconvénient auquel il s’est exposé, c’est de faire penser qu’il flattait des passions déjà bien enflammées, et que le désir de trouver des débouchés en Allemagne n’était pas étranger à ces emportemens.


II.

Nous serons plus équitables que M. Carlyle : nous oublierons ses injustices, son aversion, sa mauvaise humeur, pour ne songer qu’à la vérité. Bien que son Histoire de Frédéric le Grand pèche contre le goût, contre les proportions, bien que depuis ses ouvrages précédens il n’ait fait de progrès que dans les défauts, son livre ne laisse pas de présenter de l’intérêt, et un lecteur armé de longue main contre les singularités de l’auteur verra sa patience récompensée par plus d’une page éloquente ou originale. Cet éloge d’ailleurs est tout littéraire; un historien du tempérament de celui-ci ne peut prétendre à l’autorité. Il arrive quelquefois à M. Carlyle de s’émouvoir sincèrement : il a des narrations de bataille dont la chaleur est communicative, quand ses chers grenadiers prussiens ont marché sous le feu de l’ennemi et rompu des lignes que trois ou quatre charges n’avaient pu ébranler, surtout quand il a débrouillé à son gré le chaos des descriptions antérieures, car il se plaint vivement et à chaque instant que les historiens de ces guerres de Frédéric lui ont tout laissé à faire. Je ne sais si le reproche n’atteint pas le héros lui-même, qui a raconté ses campagnes et que Napoléon ne trouvait pourtant pas si obscur. M. Carlyle se montre plus difficile, et il semble s’en attribuer le droit : à le voir au milieu de ces grands conflits de bataillons et d’escadrons, dessinant des mouvemens qu’il devine, ressuscitant des physionomies de combats dont les traits, il le dit lui-même, étaient perdus, il est plus d’à moitié feld-maréchal; il monte à cheval sur ses phrases retentissantes, et jette les masses humaines les unes sur les autres. On désire que ses descriptions soient authentiques, mais on se défie, malgré qu’on en ait, de son imagination. Les choses y sont trop d’une couleur, les hommes trop d’une pièce. Il n’en est pas ainsi des récits de batailles plus rapprochées de nous. M. Thiers ne montre pas avec ce relief les hommes et les choses; il est sobre par convenance et par nécessité de rester dans le vrai. Ses batailles n’ont pas le quart tant de variété que celles de M. Carlyle, et cependant il n’est qu’à trente années des événemens, et aucun document officiel ou privé ne lui a manqué.

Au reste l’auteur s’élève rarement jusqu’à l’éloquence; il préfère l’usage de la plaisanterie, et quand il s’anime, ce qui est fréquent, c’est par une sorte d’entrain familier qui est dans sa nature. La bataille de Leuthen en peut fournir l’échantillon : ce fait d’armes, le plus beau de Frédéric, est désigné le plus souvent sous le nom de Lissa, et M. Carlyle aurait dû l’indiquer pour écarter les confusions. Comme toujours, l’auteur se met lui-même de la partie, et nous en met aussi. « Nous sommes ici, les Autrichiens là... Nous allons essayer une bonne fois de l’ordre oblique;... jusqu’ici nous l’avions tenté à trois ou quatre reprises, jamais pleinement... L’ordre oblique remonte à Épaminondas, d’autres disent à César, etc. » Le récit des mouvemens commence; le roi entend les soldats d’une colonne entonner, avec l’accompagnement de la musique, une strophe d’un psaume allemand. « Cela est contraire à la discipline; votre majesté veut-elle qu’on les fasse taire? — Pas du tout. » Bonne preuve, dit l’auteur, de cette religion ne passant pas dans les paroles ou passant au-delà, ou bien y passant de travers! L’historien s’arrête avec l’état-major du roi sur un point d’où la vue s’étend au large; il nous montre le pays. Vous voyez cette montagne au sud, cette campagne ouverte de tous les autres côtés, des champs cultivés, un terrain sablonneux, le clocher de Leuthen à moitié dérobé par un pli de terrain. Suit le récit d’un touriste qui est monté sur ce clocher et n’a rien vu : on devine que le touriste est l’historien même. Le prince Charles de Lorraine et Daun, le général autrichien, sont là; ils ne voient pas les Prussiens, et se figurent que ceux-ci fuient par quelque autre chemin. On a beau les prévenir; tush! (bah !] répondent-ils. Cependant les Prussiens exécutent leur manœuvre : là-dessus l’historien demande aux lecteurs s’ils veulent tâter encore un peu de l’ordre oblique, a touch more; il va pour leur plaisir faire le sergent instructeur, drill-sergeant. « Vous marchez en échelon,... le premier bataillon s’avance, etc.. » Nous ne sommes ni sergent instructeur ni feld-maréchal, et M. Carlyle seul a cette confiance heureuse qui ne craint jamais d’abuser. Contentons-nous d’ajouter que la bataille s’engage autour du village de Leuthen, et que les Autrichiens sont détruits, ayant essayé trois fois de rétablir le combat. Après la victoire, nous avons un dialogue entre le roi et un aubergiste; ils causent, chemin faisant, durant une reconnaissance de nuit : l’entretien, tiré d’un recueil d’anecdotes, ne mène pas à grand’ chose, si ce n’est qu’on entend soudain des coups de feu: crac ! Ce sont des Croates qui courent les champs; on leur donne la chasse. — Telles sont les narrations de M. Carlyle, conformes à son humeur et réglées sur son caprice, précédées d’informations curieuses et variées, jamais ennuyeuses d’ailleurs.

Tout historien digne de ce nom est pourvu d’abondantes lectures. Ce fonds indispensable ne manque pas à l’auteur de l’Histoire de Frédéric le Grand ; il n’est guère de correspondances contemporaines qu’il n’ait feuilletées. Il aime, après le récit des événemens, à chercher dans la vie et dans les papiers de ceux qui ont joué quelque rôle un témoignage vivant de leurs impressions personnelles. Les batailles, les négociations, les actes importans de Frédéric sont suivis d’extraits qui souvent paraissent pour la première fois dans l’histoire générale. Cependant il y a plus de curiosité, plus de désir d’amuser, plus de système et de partialité que de critique dans le choix des documens. M. Carlyle a le secret de rendre la vie à ce qui lui plaît dans le passé : il divertit, il instruit souvent; plus souvent encore il fait réfléchir et répand sur la chaîne des événemens muets ou équivoques des leçons morales intéressantes; mais il ne s’efface jamais, et l’on sent trop qu’il vous mène à sa guise et qu’il est lui-même esclave de sa prévention ou de sa fantaisie. D’autres historiens promettent le vrai et conduisent à l’erreur sans persuader l’esprit bien fait qui les suit : ils ont dans leur logique une rigueur qui est un avertissement; comme ils sont convaincus de leur infaillibilité, leur système est impérieux, et on les abandonne. M. Carlyle a une bonhomie qui trompe. Bien que sa thèse générale soit connue, il ne paraît pas tenir aux vérités de détail, ni être bien décidé entre le vrai et le faux. On se demande quelquefois s’il les distingue nettement, ou si les choses de part et d’autre ne lui semblent pas égales. Il veut amuser et s’amuser; il y parvient, et l’on ne sait par momens si c’est là son but principal. Il se moque volontiers; il plaisante de toutes choses et même de son héros, avec lequel il prend des libertés fort grandes. La certitude historique paraît le moindre de ses soucis. De là vient que les anecdotes jouent un grand rôle dans son ouvrage, et que l’histoire est débordée par une armée interminable de petits faits. Il ne faudrait pas beaucoup d’historiens de cette école pour faire perdre au public le goût des études sérieuses. Nous n’en voulons pas d’autre preuve que la légèreté avec laquelle il parle de M. Léopold Ranke et des documens diplomatiques[3]. M. Carlyle a beau dire qu’il écrit pour les Anglais, il se compare assez visiblement à l’ingénieux M. Ranke, auteur d’une Histoire de Prusse où Frédéric revêt les formes d’un esprit habitant les régions étoilées, astral-spirit , M. Ranke, avec ses études de diplomatie admirablement distillée et concentrée, n’a fait, à son avis, qu’un fac-simile de l’autre monde. Il y renvoie les esprits affamés de documens officiels et les écrivains appelés à distribuer ce genre d’aliment. N’en déplaise à M. Carlyle, la diplomatie est le domaine des hommes d’état et des historiens, et ceux qui savent en entendre le langage et l’expliquer au commun des lecteurs sont pour le moins autant de ce monde et au courant de ses affaires que les amateurs d’anecdotes et de faits inédits. Que M. Ranke et les professeurs de Berlin ne soient pas à l’abri du mensonge officiel et du convenu de la chancellerie prussienne, cela est certain ; mais, s’il faut en passer par un parti-pris, les archives valent bien les vieilles gazettes.

Au reste ne demandons pas à M. Carlyle d’être l’opposé de ce que sa nature l’a fait. Il croit de bonne foi ramener l’histoire, la politique, l’administration, la stratégie elle-même, du ciel sur la terre, ce qui a été fait pour la philosophie par Socrate. Une vocation en quelque sorte invincible l’appelait à s’écarter de ses devanciers. Une de ses notes en fournit une preuve singulière. Une faveur spéciale en haut lieu, in high quarters, avait mis en sa possession pour quelques mois un exemplaire de l’Histoire des batailles de la guerre de sept ans, par l’état-major royal prussien : pour un motif ou pour un autre, il ne s’en est pas servi. C’était encore de l’officiel, chose qu’il dédaigne. Ses descriptions sont au récit exact et autorisé ce qu’un article de journal est au bulletin d’un général d’armée. M. Carlyle tient beaucoup du reporter, il voyage à la suite de Frédéric et ne doute pas que ses informations ne soient les meilleures; il doute à peine qu’il ait vu de ses yeux tout ce qu’il raconte. Ses mérites comme ses défauts sont ceux des chroniqueurs de nos jours; ses procédés ne diffèrent pas beaucoup de ceux qu’ils suivent. Il se fait écrire par des correspondans imaginaires, et met ses opinions sous la plume d’un ami, d’un philosophe, d’un homme d’étude; surtout il fait grand usage du touriste, car il est fort descriptif. Ainsi nous sommes bien aises qu’il nous fasse parcourir le champ de bataille de Prague à propos du combat livré en mai 1757; mais pourquoi nous faire visiter avec lui le double monument élevé au général prussien Schwerin? L’écrivain se plaît à faire l’histoire des deux pyramides qui le composent, et pour l’agrément des siècles futurs il raconte son entrevue avec le vétéran qui les garde. Grâce à lui, l’image de ce vieux soldat va passer à la postérité, ainsi que le souvenir du vœu fort humain de M. Carlyle, qui lui souhaite une corde de bois de plus pour se chauffer durant l’hiver. Que nous apprennent ces petits détails, si ce n’est que M. Carlyle est un agréable conteur, et qu’il ne veut rien perdre de ce qu’il a vu, dit et pensé?

Si M. Carlyle était moins uniforme dans ses procédés, nous dirions que c’est un humoriste dans le domaine de l’histoire. Bien des écrivains de nos jours ont le tort de croire que l’art sérieux des Thucydide et des Tacite se peut concilier avec l’humour : heureusement la nature des choses résiste à ce caprice, et l’histoire, comme une noble et forte muse, se défend elle-même. M. Michelet, malgré ses efforts, ou plutôt à cause de ses efforts, ne parvient pas à être un historien humoriste : il a trop le parti-pris de plaire ou d’étonner; or l’humour est avant tout naturel, presque involontaire. Il en est de même de M. Carlyle pour des raisons différentes. On ne peut pas dire qu’en vue de plaire ou d’étonner il ait changé sa façon d’écrire; mais on sait que l’humour est chose presque incompatible avec le tempérament écossais, et l’auteur est Écossais, quoi qu’il fasse. L’Écossais est de sa nature dogmatique, attaché à son opinion, amoureux des batailles du raisonnement. En toutes choses, il insiste et persiste, il argumente et maintient son dire parce qu’il l’a dit. Il ne sait ni glisser au besoin sur la surface des choses comme le Français, ni prendre la moyenne des idées comme l’Anglais, et concilier quelquefois l’inconciliable. Lors même qu’il est spirituel et doué d’une imagination originale comme M. Carlyle, il s’égaiera méthodiquement; il ne promènera pas, il appesantira son humour sur les points essentiels. Rien d’inattendu, rien qui jaillisse de source. On voit arriver au moment prévu sa lettre d’un ami, son journal d’un touriste ; on voit arriver jusqu’à ses bons mots : il développe ceux-ci comme des paragraphes dans une dissertation. Ses plaisanteries se reproduisent jusqu’à la fatigue. On sait le nom que le langage de nos ateliers donne à cette sorte d’esprit; la langue usuelle anglaise possède le même mot pour ce coup de whist dans lequel deux partners coupent à tour de rôle deux couleurs différentes qu’ils se renvoient successivement; c’est un va-et-vient du même moyen répété, et qui s’appelle a saw (une scie).

Parmi les griefs de l’Angleterre contre l’Espagne figuraient les mauvais traitemens exercés sur un capitaine au long cours nommé Jenkins. Des Espagnols visitant son navire, qu’ils soupçonnaient de contrebande, lui avaient coupé l’oreille et la lui avaient jetée à la face en lui disant de la rapporter à son roi; c’est ce que rappelle Pope dans un vers où il parle de cette nation « qui coupe nos oreilles et les envoie au roi. » On se souvient aussi que M. Carlyle s’amuse du prétexte que l’on fournissait en parlement pour justifier la guerre contre Frédéric en disant que c’était la cause de la liberté. L’auteur est intarissable sur « la cause de la liberté » et sur l’oreille de Jenkins. Cette oreille ne revient pas moins de douze fois dans l’ouvrage. Tantôt l’écrivain suppose que le brave marin la porte dans sa poche, tantôt qu’il la conserve dans du coton : ce sont des plaisanteries sans fin. Il semble que la mer se couvre de vaisseaux et la terre de soldats, que l’on se bat aux quatre coins du monde pour l’oreille de Jenkins. Sans l’oreille de Jenkins, l’Angleterre n’aurait pas contrarié d’abord l’utile accroissement de la puissance de la Prusse; elle joue enfin un rôle dans toutes les pages où il s’agit des négociations européennes durant trente-deux ans. Assurément, pour traiter ainsi l’histoire, il faut avoir un grand fonds de gaîté, et M. Carlyle est un homme d’un caractère bien heureux. Un autre exemple de son inépuisable bonne humeur est dans le récit circonstancié qu’il fait du voyage et de la résidence à Berlin de la danseuse Barberina. Cette artiste habitant Venise avait signé un engagement envers le roi de Prusse, qui était tout dans son royaume et par conséquent son propre directeur d’opéra. Cependant elle se souciait peu de quitter Saint-Marc et le Lido pour les frimas du Brandebourg. Dans les cas semblables, les administrations intentent des procès aux danseuses récalcitrantes : le royal directeur avait d’autres moyens pour ranger au devoir son corps de ballet; il fit arrêter au passage un ambassadeur de la sérénissime république, saisit les effets et peut-être la personne de celui-ci comme gage de l’exécution du contrat. La Barberina fut remise entre les mains du chargé d’affaires de sa majesté et transportée à travers les montagnes. M. Carlyle rit beaucoup de cette personne livrée avec procès-verbal et recommandée comme un colis avec le haut et le bas marqués visiblement. Ce qui nous ferait rire, c’est beaucoup moins ce haut et ce bas, sur lequel il revient à satiété, que le soin qu’il prend de justifier le grand Frédéric d’avoir un opéra et une danseuse qu’il paie 5,000 thalers. Ses précautions oratoires sur la légèreté du sujet où il se complaît ne sont pas moins amusantes.

Assurément ces traits font assez connaître que M. Carlyle a des procédés fort nouveaux, les uns simplement piquans et qui réveillent la curiosité, je l’avoue, sans défigurer l’histoire, les autres étranges et trop contraires à la gravité du genre. On n’est pas moins étonné de l’usage et de l’abus qu’il lui plaît de faire de la mythologie. On permet à Voltaire, qui est poète et qui plaisante avec Frédéric, de à comparer à Phœbus Apollon; mais l’arc d’argent avec lequel ce dieu du soleil anéantit les serpens Python de Fiance et d’Autriche est un médiocre ornement pour la biographie d’un roi de Prusse. Ailleurs Frédéric aux prises avec un général russe, c’est Thésée combattant le Minotaure; Voltaire égaré par la colère ou l’amour-propre, c’est Penthée poursuivi par les Ménades et Actéon déchiré par ses chiens. Ces Ménades et ces chiens sont autant de démons qui s’étaient emparés de l’auteur de la Henriade, car M. Carlyle est encore par là Écossais de la vieille roche et sectateur de ce Cromwell dont il a recueilli les puissantes reliques. Ce mélange de mythologie et de diablerie est une des bigarrures les plus singulières de son style, et l’on trouve dans ses livres un ambigu du scolar et du puritain.

Au reste qui pourrait mieux que M. Carlyle donner le mot de son système? Une page de son premier chapitre contient à la fois la confidence et l’échantillon de sa manière :


« Je pense que tous les poètes réels, à cette heure, sont des psalmistes et des Homères à leur manière, qu’ils ont en eux une divine impatience des mensonges, une divine incapacité de vivre parmi les mensonges. De même, et c’est un corollaire de cette vérité, je pense que le plus grand Shakspeare possible est proprement l’historien le plus utile qu’il est possible. Il est effrayant de voir le sot savant, ce que nous pouvons traduire par le nom de Dryasdust, sec comme poussière, faisant les fonctions de l’histoire, et le Shakspeare ou le Goethe les laissant de côté. Interpréter les événemens, interpréter le visible universel, révéler la parole de l’auteur de cet univers! Comment Dryasdust le pourrait-il faire, lui l’homme du chaos, le lourdaud qui n’y voit pas clair, qui ne sait le sens de rien d’élevé, de rien de cosmique, qui n’en saura jamais rien? Pauvre homme! on sait quel sens il a tiré de l’histoire de l’homme jusqu’ici, quel sens il a aidé les autres à en tirer. Malheureux Dryasdust, trois fois malheureux genre humain qui cherche à lire dans Dryasdust les voies du Seigneur! mais pouvait-il en être autrement? Ceux qui nous les pouvaient mieux enseigner étaient des rimeurs et des ménétriers, ce qui rapporte un bon salaire. Le dommage que nous en éprouvons, un vrai dommage, si nous sommes encore des hommes et non des cormorans, s’apprécie par des sommes qui dépassent toutes les Californies, la dette nationale anglaise, et des continens entiers d’or en barre!

« Persuadé que le genre humain n’est pas définitivement condamné à la destruction comme la race des chiens, je crois qu’une bonne part de tout ceci s’amendera, je crois que le monde ne perdra pas toujours ses hommes inspirés au métier de rimer pour lui. Je crois que l’homme de nature poétique se sentira de plus en plus appelé à interpréter les faits, puisque c’est là et dans leur centre vital, si nous y pouvions atteindre, que réside toute mélodie réelle : je crois qu’il deviendra de nouveau l’historien des événemens. Dryasdust effaré aura enfin le bonheur d’être son serviteur et de se voir un peu guider par lui. Alors il méritera des bénédictions; pour le moment, Dryasdust me fait l’effet d’un malheureux nègre qui a perdu son maître, d’un nègre tout à fait incapable de se diriger. Il n’a de maître ni bon ni mauvais.

« L’histoire, avec un génie fidèle au sommet et une industrie fidèle à la base, pourra espérer alors d’être bien écrite ; elle sera réellement écrite, l’inspiration de Dieu s’employant à illuminer les voies de Dieu : chose trois fois urgente ! Ainsi les nations modernes pourront de nouveau devenir un peu moins athées, de nouveau posséder des épopées (d’une espèce différente de l’ancienne), de nouveau jouir de plusieurs biens dont elles ressentent la privation la plus fâcheuse. »


En attendant que le Shakspeare de l’histoire soit trouvé, il est clair que M. Carlyle s’est proposé lui-même; à défaut d’un plus habile, il essaie modestement de réaliser cet idéal. Schiller avait songé quelque temps à écrire un poème épique sur Frédéric. On devine bien que ce n’est pas là ce qui répondrait aux poétiques aspirations de M. Carlyle : il constate avec plaisir que Schiller abandonna son dessein. L’illustre poète eût gâté le sujet; nous y gagnons d’avoir une épopée d’une nouvelle sorte en sept volumes. Une idée singulière de l’auteur, et bien conforme aux inventions de Jean-Paul et des maîtres qu’il suit, c’est d’avoir imaginé ces êtres fictifs qui portent les noms de Sauerteig (pâte levée) et Smelfungus (flaire-champignons). Il reçoit des communications fréquentes de ces deux personnages, surtout quand l’auteur est embarrassé. Ainsi Homère invoque la muse quand il va énumérer la flotte des Grecs; Virgile en fait autant quand il se va plonger dans le royaume des ténèbres. Aussi bien M. Carlyle, puisqu’il a des prétentions au titre de poète épique, doit-il en réclamer les privilèges. Ces deux guides sont comme les deux muses qui l’assistent. Le premier, Sauerteig, est l’homme inspiré qui lui fait passer les notes où domine le lyrisme; il parle en maître des lois de l’univers, des vues de la Providence, etc. Le second, Smelfungus, est le critique ingénieux qui juge les hommes historiques, et résout les problèmes difficiles. Grâce à leur secours, l’auteur fait jaillir la lumière du chaos entassé par Dryasdust, qui n’est, comme on sait, qu’un nom collectif pour tous les historiens du passé. Au fond, c’est là une plaisanterie infiniment prolongée : soit que le public l’ait fait apercevoir à l’auteur, soit, ce qui m’étonnerait peu, qu’il en ait ressenti lui-même de la fatigue, Sauerteig, Smelfungus et Dryasdust deviennent plus rares dans les derniers volumes, et finissent par disparaître entièrement.

III.

Ce que l’on vient de lire sur la manière et sur les idées de M. Carlyle suffit pour montrer qu’il ne pouvait faire un portrait ressemblant da roi de Prusse, et que la solennité même avec laquelle il l’annonce au monde devait mettre en défiance le public ami du vrai beaucoup plus que des révélations et des prophéties. Nous ne prétendons pas recommencer le travail de l’historien et substituer le Frédéric véritable à cette peinture systématique et faite d’imagination. Ce prince d’ailleurs n’est pas si méconnu que veut bien le dire l’auteur, nous avons de lui des images peintes d’après nature par des témoins, par des hommes d’état, par des historiens qui n’ignoraient pas leur métier, n’en déplaise à M. Carlyle. Il a commencé par enterrer son héros sous je ne sais quels débris des révolutions, afin de se donner le mérite de l’exhumer, semblable à ces gens qui, pour surprendre la bonne foi des antiquaires, enfouissent une œuvre de leur façon qu’ils donnent ensuite pour un antique. Non, ce n’est pas là Frédéric II, et il nous suffira de réunir deux ou trois traits principaux de cette figure caractéristique, originale, que l’on peut aimer ou haïr, mais sur laquelle après tout le jour est fait depuis longtemps.

Le titre de grand ne saurait lui être sérieusement contesté. À quoi bon? tout est relatif en ce monde : la grandeur humaine comporte beaucoup de lacunes, des lacunes morales surtout, et cette réserve n’est pas inutile quand il s’agit de Frédéric. En seul mot, ce semble, peut montrer combien il entre de hasards, de conditions de fortune, de bonheur et même de force violente dans ce qui fait appliquer à un homme cette ambitieuse épithète : il n’y a guère que des rois qui puissent l’obtenir. Ici nous rencontrons M. Adolphe Trendelenburg, qui s’est imposé, dans un de ses discours récemment publiés, la tâche de démontrer que Frédéric est le roi le plus vraiment digne de ce titre exceptionnel. L’éminent professeur se fait illusion sur de simples formes de langage. Nous ne disons plus Henri le Grand, Louis le Grand, mais ce n’est peut-être point parce que ces rois sont déchus de notre primitive admiration; ce qui est diminué, c’est le sentiment monarchique de la nation. Jamais l’histoire n’a placé plus haut que de nos jours le nom, la capacité, la politique de Henri IV, et la première moitié du règne de Louis XIV est aux yeux des Français d’un assez grand prix pour racheter les fautes de la seconde. Ces deux rois demeurent grands, quoique leurs noms ne le rappellent pas sans cesse. On dit encore Frédéric le Grand, je le reconnais; mais, outre que cet adjectif si envié sert à le distinguer de tant de princes de ce nom, si nombreux en Allemagne, et en particulier d’un autre Frédéric H, l’empereur allemand du XIIIe siècle, l’attachement des Prussiens à la royauté des Hohenzollern perpétue ce titre. Les épithètes de ce genre ne sont d’usage que dans les monarchies absolues : libre à leurs sujets d’en tirer gloire. L’Espagne a son Isabelle la Catholique, le Portugal son Emmanuel le Fortuné, Florence son Cosme le Grand; l’Angleterre seule ne donne pas de titre à ses rois depuis qu’elle a eu la grande charte. Il est donc assez puéril de bâtir ici toute une théorie de la grandeur, et d’expliquer à grand renfort de métaphysique un simple usage; il ne le serait pas moins de contester sa gloire au roi de Prusse. Qu’on l’appelle donc Frédéric le Grand, pourvu qu’on se souvienne qu’à sa mort il y eut un sentiment général de délivrance, une expression de soulagement public. Sa sortie de ce monde eut cela de commun avec celle de Louis XIV et de tous les despotes, même de ceux qui firent les plus grandes choses. Frédéric eut seulement le mérite de soutenir son personnage, et, tranchons le mot, de jouer la comédie jusqu’à la chute du rideau. Jusqu’à la fin, il sut dire qu’il était le premier domestique de son peuple, tout en étant un maître inflexible; il eut assez de tête pour ne jamais oublier son rôle.

Frédéric fut un grand général et un roi très habile : c’est dans la première de ces qualités qu’il est éminent, qu’il est le premier de son siècle et entre les meilleurs de tous les siècles. Pour lui donner une si belle place à titre de roi, il faudrait qu’il eût laissé autre chose que de remarquables exemples et une durable tradition. L’édifice de grandeur qu’il sut élever s’écroula presque à sa mort; vingt ans seulement séparent l’achèvement de son œuvre et la chute profonde d’Iéna. Dès que la main qui la soutenait fit défaut, la Prusse donna des signes d’affaissement visible. Il ne faut pas juger la monarchie de Frédéric d’après l’empire allemand que nous voyons aujourd’hui : la base de celui-ci est tout autre, et l’avenir seul pourra dire si, les hommes dont le bras l’a construit venant à faire défaut, le colosse doit rester debout et vaincre l’effort des années. L’œuvre politique de Frédéric parut incapable de durer; le roi vieillissant le pressentait, il augurait mal de l’avenir. Mirabeau, séjournant à Berlin au moment où s’exhala cette âme qui vivifiait une Prusse composée de pièces et de morceaux, Mirabeau jugeait ainsi ce grand corps abandonné à lui-même. — Frédéric avait fondé une nation prussienne, cela est vrai, plus vrai peut-être que ne le voudraient ses héritiers d’aujourd’hui; il avait fondé le royaume de sa majesté le roi Frédéric II, non un état solide.

Comme général, malgré ses fautes, il a été digne de l’admiration des meilleurs juges. Encore ne faut-il pas oublier qu’il a manqué parfois des qualités dont les généraux allemands se piquent le plus, la solidité par exemple, et qu’il a montré en revanche les défauts dont ils ne sont pas exempts, tels que la vantardise. Sa bonne étoile, qui s’est cachée si souvent et presque toujours par sa faute, est venue à son secours de mille manières, en opposant à son infatigable activité la lenteur autrichienne, à ses régi mens bien tenus une indiscipline française qui ne s’est, hélas! que trop renouvelée, à sa règle d’entretenir, suivant son expression, dans le ventre du soldat le foyer du courage, des armées quelquefois sans pain, à ses petites armées aguerries la cohue de ce qu’on appelait l’armée de l’empire. Il en vint de bonne heure à mépriser ses ennemis, ce qui lui valut le désastre de Maxen; en cette circonstance, il fit la folie de jeter dans une aventure d’où il n’aurait pu se tirer lui-même son général Finck, qui était infiniment au-dessous de lui; il eut même l’injustice de le faire passer en conseil de guerre pour une faute dont il était lui-même et seul coupable. Il ne lui pardonna jamais de sa vie d’être le témoin de son erreur et la preuve vivante des périls extrêmes où il s’était précipité. M. Carlyle a trouvé l’occasion favorable pour dire qu’un roi parfait doit jouer quelquefois le rôle d’un Rhadamanthe. Jamais les affaires de Frédéric ne tombèrent plus bas qu’à la suite de cette déconfiture de Maxen; jamais il n’avait plus compté sur la victoire; il avait chanté son triomphe d’avance. On lit dans ses poésies une ode à la Fortune dont il eût bien fait d’ajourner la composition au lendemain de l’événement.

Il n’en est pas moins le plus grand guerrier et le meilleur général de son temps; à force d’attention et d’activité, il répare la faute grave d’avoir commencé la guerre de sept ans; il résiste à l’Europe presque entière, n’ayant pour lui que l’alliance anglaise; il se porte de l’est à l’ouest et du midi au nord pour combattre un ennemi avant que l’autre soit prêt, pour arrêter l’un avant que celui-ci ait fait sa jonction avec l’autre; il vient à bout de la fortune et force la destinée. Son éminente qualité, celle où il surpasse peut-être tous les autres grands capitaines, c’est le calme dans les circonstances les plus extrêmes. La véritable énergie n’est pas celle de la passion : ce mot ne doit pas réveiller l’idée d’un feu qui dévore, ni d’un torrent qui emporte les obstacles; c’est une force qui sait attendre son heure, qui ne s’éteint pas après un échec, une force qui dure même après la victoire. L’énergie de Frédéric était extraordinaire.

Ce mérite a tout son éclat après l’irréparable défaite de Kolin, qui lui fait perdre sa position en Bohême, la ville de Prague, la plus grande partie de son armée, ses meilleurs généraux. Il se retire à Leitmerilz, où il passe un mois, espérant protéger la Saxe, la Silésie, le Brandebourg, qui sont menacés : c’est le moment de se replier sur soi-même; il a commencé cette guerre, et il en est puni par l’Europe, qui se ligue contre lui, comme la société contre un brigand qui a violé les lois pour la troisième fois. Cette avalanche d’ennemis qui est suspendue sur sa tête, c’est lui qui l’a provoquée. Que de réflexions amères, tandis qu’il interroge de tous côtés le sombre horizon pour savoir sur quel point commencera l’attaque! Un chagrin irrémédiable s’ajoute à ses angoisses; il reçoit la nouvelle de la mort de sa mère, qu’il a tendrement aimée. Cependant il charge sa sœur, la margravine de Bayreuth, d’entrer en pourparlers avec Mme de Pompadour; il y a 5 millions de thalers pour elle, s’il obtient la paix de la France, la paix seulement, sans alliance ni secours! pas d’autre condition que le silence, car, si elle allait parler et que l’Angleterre eût vent de ces propositions, il serait perdu. Il avait beaucoup rabattu de cette fierté dont on lui fait aujourd’hui trop grand honneur. « Je ne la connais pas, » avait-il dit l’année précédente, quand on lui parlait de faire quelque concession à l’amour-propre de la puissante courtisane; il riait fort des avances de la vertueuse Marie-Thérèse envers Mme Poisson, qu’elle appelait sa dure cousine. Voilà les princes, ou plutôt voilà les hommes! Au reste, il s’agit de l’âme forte de Frédéric, et nous n’avons pas dit qu’il eût une grande âme. Les propositions n’ont pas de suite : il faut tenir tête à l’orage, n’ayant d’autre abri, que des renforts anglais assez mal dirigés; le roi de Prusse ne pliera pas. Il ne s’avouera ni vaincu ni coupable; seulement il se souvient de ce qu’il oublie volontiers dans la bonne fortune, de la liberté allemande et de la cause protestante. Une heure, une faute peut livrer la patrie commune à la domination tyrannique de l’Autriche. C’est un peu de même que le joueur, lorsqu’il a perdu, se souvient de la belle Angélique. Tel est le langage des usurpateurs malheureux. Celui-ci se compare à un honnête homme enveloppé par une bande d’assassins; il n’y a pas d’exemple d’une conspiration semblable à celle dont il est victime. Les puissances se conduisent avec lui comme des bandits méritant la roue! Cette indignation vertueuse, dont il répand le torrent dans ses lettres à sa sœur, est toujours à l’usage des despotes trahis par la fortune. Celui-ci du moins a du cœur, et ces effusions de la colère ne font que remplir le vide des jours d’attente. « Nous devons rester, dit-il, ce que notre naissance nous a commandé d’être. J’ai toujours compté qu’étant roi il me fallait penser en souverain, et mon principe fut toujours qu’un prince doit plus tenir à sa réputation qu’à sa vie. » Il faut encore qu’il soit débusqué de ce poste d’observation, d’où il veillait comme l’araignée au centre de sa toile, entamée de toutes parts. Mal secondé par son frère, qui, faute de génie, ajoute à son désastre, il est contraint de courir vers le nord au secours de Berlin, arrive trop tard et se rejette vers les montagnes boisées de la Thuringe, d’où il surveille les plaines de la Saxe occidentale. De nouvelles ouvertures faites près du maréchal de Richelieu sont repoussées; la France, on ne sait pourquoi, était déterminée à l’écraser. Cependant les plans contradictoires des armées ennemies retardent le dénoûment de deux mois, durant lesquels ce roi-général, qui ne connut jamais le découragement, court de l’est à l’ouest, se prolongeant, se resserrant, cherchant quelque chose à faire, une proie à dévorer. C’est alors que Soubise, avec une armée famélique et des mesures mal prises, vint comme à plaisir se faire surprendre par le lion exaspéré de trois mois de jeûne et de blessures que le temps envenimait. Telle fut l’histoire de Rosbach, où l’on ne sait ce qu’il faut le plus admirer de notre impéritie ou des ressources d’esprit du roi de Prusse.

On ne saurait compter les vers de Frédéric parmi ses titres à l’admiration. On y voit volontiers le caprice et le passe-temps de ses jours de victoire : qui ne lui pardonnerait d’avoir rimé sur un tambour quand il a lieu d’être content de lui-même? Mais ce qu’il y a de plus caractéristique dans les singulières poésies de ce prince, c’est qu’il les prenait au sérieux. Jamais il ne fît autant de vers que durant les trois mois dont nous venons de parler, et c’est un trait qu’il faut ajouter à la peinture du grand guerrier, quoiqu’il approche du ridicule. La comédie se mêle à la tragédie dans cette crise de sept années, et Frédéric griffonnait des vers dignes de Colin avec une fiole de poison dans sa poche. Nous ne savons si M. Carlyle, qui parle tant de Shakspeare et qui est si rempli de Goethe et de Schiller, a le sentiment bien net de la poésie, ou s’il ne s’est pas assez défié de sa compétence en matière de langue française; mais à propos des vers de son héros il se met sur le haut style un peu plus qu’il ne convient. Il les compare au Coran de Mahomet et aux psaumes de David; il nous oblige de nous souvenir que Macaulay, qui s’entendait mieux à juger de la poésie comme de la politique, a trouvé pour Frédéric le sobriquet un peu dur, mais juste au fond, de Trissotin-Mithridate. Que les vers du roi de Prusse aient servi à remplir des momens d’inaction forcée, qu’ils aient été l’équivalent d’un jeu de quilles, comme disait Malherbe, qui pourtant était bon poète, qu’ils aient tenu lieu de la chasse, que le roi n’aimait pas, nous ne saurions y contre lire. D’un autre côté, soutenir qu’ils ont le souffle du prophète des croyans veillant dans le désert, ou du roi d’Israël frémissant sous l’aiguillon de la colère divine, c’est se moquer d’une langue que l’on connaît mal, et du bon sens, que l’on ne veut pas connaître. Quant à nous, dans tout le recueil de Frédéric, nous ne trouvons qu’un vers qui mérite ce nom :

Pour moi, menacé du naufrage,
Je dois, en affrontant l’orage,
Penser, vivre et mourir en roi.


Et cependant il est avéré que Frédéric se croyait poète : vaincu, il se vengeait sur la fortune comme aurait fait Tyrtée; écrire des vers en un moment de crise comme celle de 1757 lui paraissait aussi stoïque au moins que de philosopher comme avait fait Marc-Aurèle ou Caton. Il était vaniteux en même temps que positif, et comptait sur ses hémistiches autant que sur ses victoires et sa diplomatie pour étendre sa renommée. Lorsqu’il fit courir après Voltaire pour reprendre le volume de ses poésies, ce n’était pas qu’il les crût mauvaises et capables de compromettre sa réputation d’homme d’état : il craignait le scandale et le danger des épigrammes qu’il y avait répandues à pleines mains sur les princes d’Europe ses meilleurs amis.

Il aimait les vers comme il aimait ceux qui en font, pour son plaisir et pour son intérêt. Il invitait Voltaire avec des vues personnelles cachées sous l’apparence de l’enthousiasme et d’une vraie passion. Il flattait l’auteur de la Henriade avec toute la perfection que savent mettre dans la flatterie les vrais égoïstes, ce qui ne l’empêchait pas de le déchirer par derrière. Au moment même où il mettait en œuvre tous les artifices, toutes les séductions pour gagner le poète, il exprimait à son ami et secrétaire Jordan tout le mépris possible pour cet artiste de la parole qui se faisait payer si cher. M. Carlyle a laissé une lacune dans la discursive et complaisante histoire qu’il fait des relations de Frédéric et de Voltaire. Est-ce un oubli très singulier? est-ce un embarras invincible en présence de la vérité trop manifeste? On ne peut expliquer ce grave péché d’omission. Tout le monde sait aujourd’hui que le roi de Prusse trahissait le secret de la correspondance pour contraindre Voltaire à se réfugier chez lui. Ce dernier, chargé à La Haye d’une négociation dont le but était de renouer une alliance effective avec la Prusse, écrivait à Frédéric dans les termes lys plus virulens, ajoutons aussi les plus confidentiels, contre son ennemi le ministre Boyer, évêque de Mirepoix. « Ce vilain Mirepoix, disait-il entre autres douceurs, est aussi dur, aussi fanatique, aussi impérieux que le cardinal Fleury était doux, accommodant et poli. » Ajoutez que, Boyer étant dans l’habitude de signer « l’anc. (ancien) de Mirepoix, » Voltaire affectait toujours de mal lire et de l’appeler l’âne de Mirepoix. De la part d’un fondé de pouvoirs, surtout écrivant à un prince étranger, l’indiscrétion n’était pas légère; mais comment qualifier la conduite d’un roi, d’un ami qui envoyait des extraits des lettres reçues à son ambassadeur pour les faire parvenir à Boyer lui-même, au ministre? « Voici un morceau d’une lettre de Voltaire que je vous prie de faire tenir à l’évêque de Mirepoix par un canal détourné, sans que vous et moi paraissions dans cette affaire. Mon intention est de brouiller Voltaire si bien en France, qu’il ne lui reste de parti à prendre que celui de venir chez nous. » Il y revient plusieurs fois. Impossible de nier l’authenticité de ces missives, de ces noirceurs; elles sont aux dates du 17 et du 27 août 1743 dans la correspondance du roi publiée par M. Preuss. M. Carlyle les supprime, et, comme si de rien n’était, il continue à peindre ce héros de la véracité, seul ennemi du mensonge dans ce siècle du cant et du mensonge, seul ayant conservé de la candeur dans la correspondance du roi et du philosophe. candeur royale de Frédéric! Lors même que la candeur serait bannie du cœur des rois, elle devrait se retrouver dans celui des historiens; M. Carlyle n’en montre guère ici, à moins que ce ne soit d’avoir cru que le public ne s’apercevrait pas de son oubli. Il convient de le détromper : on a lu cette correspondance officielle comme l’a fait M. Carlyle, qui s’en sert à chaque instant; on a pu rencontrer ces fragmens accusateurs dans plus d’une publication, par exemple dans l’Histoire de la littérature française à l’étranger de M. Sayous, et dans le Voltaire à Cirey de M. Desnoiresterres. Sans doute le nouvel historien ne connaît pas le premier de ces deux ouvrages, et c’est tant pis pour lui, car il eût mieux jugé les poésies de son héros; il a certainement lu le second, et il en fait souvent usage.

La duplicité de Frédéric dans ses relations avec Voltaire est une transition naturelle à l’honnêteté de sa politique. L’auteur de l’Anti-Machiavel employait un moyen machiavélique pour mettre la main sur le meilleur correcteur de ses poésies, aussi bien que pour se rendre maître d’une province qui était à sa convenance. Le machiavélisme du XVIIIe siècle diffère essentiellement de celui du XVIe ; il n’est plus question sans doute de surprendre grossièrement ses voisins par les voies du brigandage, de les attirer dans un guet-apens, de les assassiner dans quelque coupe-gorge ou de leur présenter dans un festin le poison. Ces sortes de violences sont bonnes pour un temps de barbarie, et nous sommes dans un siècle de douceur et d’humanité. On se contente de brouiller ses voisins entre eux ou les princes avec leurs sujets; on donne à sa cause un semblant de légalité, on inscrit sur son drapeau quelque devise respectable, comme la liberté religieuse. Les premières leçons de cette politique astucieuse furent données par le ministre français Dubois, dont le mensonge et la fourberie, soutenus d’un talent incontestable, composaient en grande partie l’habileté : le régent, qui avait de l’esprit sans principes, suivit les conseils de son précepteur et ministre en riant, comme un homme qui s’amusait volontiers de ce qu’on appelait de bons tours. Ce n’était là que le commencement timide et circonspect d’un machiavélisme nouveau : il n’avait pour but et n’eut pour effet que de mettre en lumière les habiles, les roués dans tous les sens, et de jeter dans la défaveur les honnêtes gens. La politique destinée à triompher tout à fait fut la perfidie avec des apparences honnêtes, revêtue du manteau de la philosophie, parlant sans cesse de Marc-Aurèle, de siècle de lumières, d’humanité, de bienfaisance, de tolérance, de toutes les choses excellentes qui étaient l’idéal et faisaient l’honneur de la génération nouvelle. Quel fut le prince, l’homme d’état, dans lequel se réalisa cette duplicité d’une autre espèce, si ce n’est Frédéric II? Et quelle raison après tout empêche de voir dans le grand général un grand roi, si ce n’est qu’il ne fut pas assez honnête homme? Un mot de Macaulay, critique désintéressé, juge équitablement Frédéric : « le prince trompa ses amis, le roi les détrompa. »

M. Trendelenburg, qui tient à faire de Frédéric le plus grand, le seul grand roi, ne songe même pas à défendre sa politique contre l’accusation de duplicité. Il prend au sérieux l’Anti-Machiavel comme si l’on n’avait pas dit depuis longtemps que c’est une déclamation d’école. Que sera-ce donc si ce n’est pas même une déclamation de bonne foi, une œuvre de jeune homme répétant sa leçon philosophique? Voilà un prince qui fait des tirades sur les crimes des rois, qui feint d’être fort détaché de l’intérêt de la royauté, qui va jusqu’à des professions de foi républicaine, qui déclare sa préférence pour le gouvernement d’Angleterre; si l’on entre dans le détail, on voit qu’il maudit la guerre, qu’il déteste les conquêtes. Il a horreur de l’ambition, il se signe à l’idée de trahir une alliance jurée, il méprise ceux qui jettent un œil d’envie sur les provinces de leurs voisins, il considère ses sujets comme ses égaux, et, pour couronner son œuvre, il prie les souverains de ne se point offenser de la liberté avec laquelle il leur parle : il puise dans leurs vertus et dans la bonne opinion qu’il est obligé d’avoir d’eux le courage de dire la vérité. Cependant, si nous lui faisons l’application de cette règle qu’il établit, « que l’on juge les hommes non pas sur leur parole, mais en comparant leurs actions avec leurs discours, » que trouvons-nous? Frédéric n’a eu garde d’imiter le gouvernement d’Angleterre ; jamais roi n’a été plus absolu, plus jaloux de son pouvoir personnel ; il a fait la guerre toutes les lois qu’il a espéré d’y gagner quelque chose, il a conquis la Silésie, et il se proposait de conquérir la Bohême pour la troquer contre la Saxe, bien qu’il eût appelé les conquérans des « voleurs illustres. » Il a manqué de parole dès qu’il y avait quelque intérêt ; il a le premier conçu le plan du partage de la Pologne, et il a été le seul à l’exécuter sans scrupules. Si Macaulay sait bien compter, il a trahi quatre fois ses alliés dans l’affaire de la Silésie, et il a essayé plusieurs fois de le faire dans la guerre de sept ans. Est-ce une profonde hypocrisie que nous reprochons à l’auteur de l’Anti-Machiavel ? En aucune façon. Frédéric s’est moqué de ses lecteurs comme de son siècle : c’est un comédien achevé. Nous n’en voulons qu’une preuve. Le prince de Fénelon le jette dans l’admiration, il porte aux nues les préceptes du Télémaque, n’a-t-il pas le courage de parler de l’amour de Dieu qu’il oppose à la doctrine de l’intérêt ? En vérité, cela touche à la bouffonnerie, et Voltaire a eu le bon goût de retrancher ce dernier passage, que M. Trendelenburg a la bonhomie de rétablir, car son étude sur L’Anti-Machiavel a pour objet de revenir au texte primitif comme plus moral, plus vertueux, plus digne de Frédéric. Nous sommes de son avis, ce texte est plus conforme au caractère de ce roi, parce qu’il est plus comique.

Si par hasard on était tenté d’attribuer ces beaux sentimens de générosité, de vertu, à la jeunesse de Frédéric, si l’on se refusait à penser qu’il y eût tant d’audace, nous n’osons pas dire d’effronterie, dans un homme de vingt-sept ans, nous renverrions les sceptiques à l’équivoque plaisanterie qu’il se permet sur les mœurs de Machiavel, et que Voltaire avait supprimée avec soin. Parce que le secrétaire florentin ne permet pas au prince l’amour des femmes, il le tient pour suspect et s’en amuse. Que penser de ce trait dans une telle bouche ? Il est avéré qu’il ne vit la reine et ne lui parla que le jour de son mariage, qu’il fut un parfait misogyne. À cette qualité scabreuse, les plaisanteries perpétuelles et peu voilées de Voltaire et de Frédéric servent de commentaire et mettent un couronnement qui ne laisse rien à désirer. Une certaine page bien connue de la vie du loi par son ami le philosophe est trop positive pour laisser lieu à des doutes. Mirabeau vient par là-dessus avec ses témoignages formels sur le roi, sur son frère, sur ses parens ; toute la famille se ressemble à cet égard, et Mirabeau n’était ni prude ni fort sévère sur la différence des goûts. Qu’on nous cite César tant qu’on voudra, qu’on nous dise que les désordres les plus honteux peuvent se trouver dans le plus grand homme d’état, nous y consentons ; tout ce que nous voulons montrer, c’est que l’auteur de l’Anti-Machiavel n’était pas un comédien d’un médiocre aplomb ni d’une audace ordinaire. Quand on lit cet ouvrage, il faut toujours, à côté de ce qu’avance le royal écrivain, mettre ce qu’il pense, et ce qu’il pense peut se dégager aisément soit de ce qu’il a fait, soit de ce qu’il a écrit plus tard. En rhéteur a des phrases et pas d’idées. Il y a dans cet écrit, beaucoup moins jeune qu’on ne l’estime ordinairement, tantôt le contraire de la pensée, afin de tromper et de se faire valoir, tantôt le germe primitif de certains des- seins qui se feront jour. Jeune, Frédéric ne l’a jamais été : il a supporté le poids d’une tyrannie bigote et aveugle; le despotisme grossier de son père, au lieu de le briser, l’a perverti. C’est peut-être là son excuse; l’effet inévitable du despotisme est de détruire le sens moral. Est-ce un jeune homme, est-ce un rhéteur qui a écrit ceci sur la Pologne?


« Dans les royaumes électifs, où la plupart des élections se font par brigues, et où le trône est vénal, quoi qu’on en dise, je crois que le nouveau souverain trouvera la facilité, après son élévation, d’acheter ceux qui lui ont été opposés, comme il s’est rendu favorables ceux qui l’ont élu. La Pologne nous en fournit des exemples : on y trafique si grossièrement du trône qu’il semble que cet achat se fasse aux marchés publics. La libéralité d’un roi de Pologne écarte de son chemin toute opposition; il est le maître de gagner les grandes familles par des palatinats, des starosties et d’autres charges qu’il confère; mais, comme les Polonais ont sur le sujet des bienfaits la mémoire très courte, il faut revenir souvent à la charge; en un mot, la république de Pologne est comme le tonneau des Danaïdes : le roi le plus généreux répandra vainement ses bienfaits sur eux, il ne les remplira jamais. Cependant, comme un roi de Pologne a beaucoup de grâces à faire, il peut se ménager des ressources fréquentes en ne faisant ses libéralités que dans les occasions où il a besoin des familles qu’il enrichit. »


Si ce prince de vingt-sept ans était roi de Pologne, il saurait, n’en doutez pas, distinguer entre ceux qui ont été utiles dans le passé et ceux qui pourraient l’être dans l’avenir, entre la gratitude et la politique bien entendue. Il n’aurait qu’à pratiquer en Pologne la même conduite qu’il a tenue tout d’abord en Prusse, lorsqu’il écartait comme gênantes la famille et la mémoire de son ami Katt, qui mourut sur l’échafaud, sous ses yeux, par sa faute et à cause de lui, lorsqu’il oubliait dans la personne de Marie-Thérèse l’empereur d’Allemagne, père de celle-ci, qui avait sauvé sa vie en évoquant son procès au tribunal de l’empire. Si la destinée ne l’avait pas fait roi des Polonais, il devait en être le spoliateur, et le mépris qui perce dans ces lignes annonce déjà que l’oiseau de proie a jeté des regards de ce côté.

Le partage de la Pologne est le dernier exploit et le plus caractéristique de Frédéric. C’est à tort que l’on accuse l’avidité russe d’avoir imaginé ce procédé pour établir un lien entre l’Autriche, la Prusse et la Russie. Il est vrai que l’impératrice Catherine dit un jour au prince Henri, frère du roi : « Vous n’avez qu’à vous baisser en Pologne et à prendre le morceau qui est à votre convenance. » Il est également vrai que le roi reçut cette ouverture avec défiance; mais de quoi se défiait-il si ce n’est des intentions qui pouvaient être cachées sous des avances flatteuses? Il n’en est pas moins certain qu’il en avait fait la proposition un an ou deux ans plus tôt par le comte Lynar; le Turc, prétexte toujours commode, en fournit l’occasion. « L’intérêt de la Russie, nous le savons par lui-même, était de mettre la main sur une part de la Pologne, bien à son gré, bien à sa portée surtout, et d’en laisser d’autres portions à l’Autriche et à la Prusse. C’était d’abord le moyen de contenter tout le monde, puis d’expulser de la chrétienté cette masse abominable de sensualisme mahométan, d’ignorance et de fanatisme. » Il ne faisait pas dire par son ambassadeur, mais il a dit dans ses écrits, et nul n’en doute, que l’alliance avec la Russie « lui rendait le des libre, et que dans le changement des circonstances la Prusse ne trouvera jamais avec les autres puissances l’équivalent des avantages qu’elle trouve avec ce pays. » Il écrit ailleurs, et nous l’en croyons volontiers, que « jamais acquisition ne fut plus avantageuse que celle de la province polonaise appelée Prusse occidentale : elle joignait la Poméranie et la Prusse orientale, « deux biens mal acquis par un bien plus mal acquis encore; » elle lui donnait la Vistule et lui permettait à la fois de défendre ses provinces lointaines et de « lever des droits considérables sur tout le commerce de la Pologne. » Ce projet, plus fructueux que loyal, n’étant pas saisi par l’impératrice, tomba d’abord : quand il revint à Frédéric sous la forme d’un propos en l’air, il parut d’abord un piège, mais aussitôt que l’Autriche, qui avait ses vues à part, eut témoigné de la répulsion, la promptitude succéda à l’hésitation. Puisque l’Autriche ne voulait pas, le gain était visiblement de son côté. Le vieux roi fut tout feu et flamme pour le partage, il s’y jeta jusqu’au cou : le bon temps de la conquête de Silésie semblait revenu; la cavalerie prussienne était augmentée sur-le-champ de 8,000 hommes. Il menaça l’Autriche d’une nouvelle guerre de sept ans, et il avait derrière lui les armées russes. Une activité juvénile ranimait cet homme étrange, qui attendait des années dans une léthargie apparente les occasions pour les saisir aux cheveux. Il commença cette affaire en citant des vers de Bojardo, et il la termina en écrivant sur les malheureux Polonais un poème dans le genre de la Pucelle. On chercherait en vain un plus parfait exemple de cette politique du XVIIIe siècle, de ces conquêtes poliment effrontées, de ces brigandages de bon gentilhomme, de ces coups de force exécutés avec grâce.

Aujourd’hui l’on met de la philosophie et de l’érudition dans ce machiavélisme. On loue cette œuvre d’iniquité, qui ne fut d’aucun côté plus criminelle que du côté de la Prusse; on dit, comme toujours et partout, que le partage de la Pologne fut une revanche de l’Allemagne, que les Allemands étaient persécutés dans cette Prusse occidentale pour cause de religion, que l’on confisquait l’une après l’autre les églises protestantes, qu’on mettait en pratique le proverbe vexa lutheranum, dabit thalerum, « travaillez les côtes aux luthériens, vous ferez sortir l’argent de leurs bourses. » Si nous en croyons M. Freytag[4], on avait coupé la langue et les mains à un Allemand pour avoir copié dans des livres venus d’Allemagne des extraits contre les jésuites. Un gentilhomme polonais avait fait décapiter un pasteur et jeter son corps dans un marais. Frédéric, ami de l’humanité et bon protestant surtout, vengeait la religion persécutée dans cette province. Ce n’est pas tout : après avoir ramassé tous les faits vrais ou faux qui représentent les Polonais de la Prusse occidentale comme des fanatiques et des assassins, on s’attendrit sur la malheureuse condition d’où ils n’auraient pas voulu sortir. Ces nobles polonais qu’on faisait tout à l’heure si tyranniques, si avares, si cruels, on en fait maintenant des misérables, portant sabots, n’ayant pas toujours du pain, ni même un four pour en faire dans la plupart des villages. Frédéric fut leur providence. La Prusse occidentale devint, comme la Silésie, son enfant de prédilection; il eut pour ses nouveaux sujets des soins et une sollicitude de mère, les habillant de neuf, les forçant d’aller à l’école. Nombre d’instituteurs, d’ouvriers, de colons prussiens, vinrent s’établir dans cette province, qui n’attendait que l’arrivée de ces généreux étrangers pour entrer dans la carrière d’une prospérité sans limites. Ces rois de Prusse ont des entrailles paternelles pour les peuples qu’ils veulent bien conquérir. Frédéric avait au moins la pudeur de ne pas prendre de masque, et ce n’est pas sa faute si certains docteurs allemands et certain historien écossais en font un hypocrite mêlant à tout propos Dieu, la religion, l’humanité, aux desseins de sa politique ouvertement impudente. Son habileté est d’une autre nature, et il faut bien admettre une différence entre l’hypocrisie, qu’il a toujours méprisée, et la comédie, qu’il jouait avec délices. On ne trouve nulle part, dans ses écrits pas plus que dans sa correspondance ou sa diplomatie, une justification du partage de la Pologne. Il ne pervertit pas le sens moral ; il se contente de n’en pas avoir. Après avoir soufflé à la Russie l’idée première de l’audacieuse entreprise, il s’employa plus que personne à l’exécution de ce projet, seconda Catherine dans ce qui lui paraissait un bon tour joué à la France et à l’Angleterre, poursuivit l’Autriche l’épée dans les reins pour la forcer à tremper dans le complot, et, sans perdre sa peine à de laborieuses apologies, se donna le mérite d’avoir épargné à l’humanité de nouveaux malheurs. Ainsi Catherine s’agrandit, et fit un premier pas vers Constantinople en gardant le silence; Marie-Thérèse mit sur sa conscience une usurpation dont elle gémissait en accusant son ministre Kaunitz; Frédéric écrivit à Voltaire une lettre fort dégagée où il disait : « Je sais que l’Europe croit assez généralement que le partage qu’on a fait de la Pologne est une suite de manigances politiques qu’on m’attribue; cependant rien n’est plus faux. Après avoir proposé vainement des tempéramens différens, il fallut recourir à ce partage comme à l’unique moyen d’éviter une guerre générale. Les apparences sont trompeuses, et le public ne juge que par elles. Ce que je vous dis est aussi vrai que la quarante-huitième proposition d’Euclide. »

Un trait manquerait à cette esquisse du portrait de Frédéric, si nous omettions de dire qu’il créa la nation prussienne, qu’il lui donna la naissance en prouvant qu’elle vivrait en dépit des obstacles, et le baptême en la jetant avec succès parmi les épreuves les plus redoutables, un vrai baptême de feu. Lui et ceux de sa race furent d’autant plus Prussiens qu’ils pensèrent moins à l’Allemagne. Un prince qui déchirait la grande famille allemande pour se faire pièce à pièce un domaine arrondi et facile à défendre n’était pas, ne songeait pas à être, quoi qu’on en pût dire, le précurseur de l’unité. Nous n’insistons sur ce point que pour conserver à cette image du héros une ressemblance exacte et fidèle : c’est à l’Allemagne à mesurer la reconnaissance qu’elle lui doit; notre jugement, si nous essayions de le faire pour elle, serait suspect aujourd’hui, bien que celui des publicistes intéressés dans la cause prussienne ne le soit pas moins. Frédéric demeura plus de quarante ans sur le trône sans avoir l’idée de l’unité allemande; tant qu’il fut dans la vigueur des années et de la puissance, rien de semblable n’entra dans son esprit. Quand sa vie un peu attristée fut au déclin et qu’il ne put compter sur son bras et sur ses deux cent mille hommes pour contenir Joseph II, il eut recours au Fürstenbund ou ligue des princes, plus contre l’Autriche que contre l’étranger; il se rapprochait non de l’unité, mais, s’il est permis de le dire, de la triade. Il réalisait le plan de la politique française sans la France, ce plan exprimé par Mirabeau en ces termes : « il faut que l’Allemagne ne soit ni à un, ni à deux. » Frédéric voulait qu’elle fût à trois, l’Autriche, la Prusse et la confédération ou ligue des princes, ne prévoyant pas qu’elle put appartenir à un qui ne serait pas l’Autriche.

Ce prince n’eut d’autre pensée toute sa vie que d’agrandir la Prusse, et c’est là sa véritable gloire; il fut le roi des soldats, comme son père, mais pour employer ses régimens à des guerres profitables. Tout son règne, toute sa politique, tous ses écrits sérieux, n’ont qu’un but, relier dans un ensemble un royaume beaucoup plus long que vaste, condenser un empire ouvert à toutes les attaques, faire d’une lisière prolongée et interrompue en plusieurs endroits quelque chose de compacte, acquérir des frontières, et, si l’occasion offrait çà et là des provinces nouvelles, ne les prendre que pour les troquer contre des territoires plus utiles et bornés par de bonnes montagnes. Il continua les traditions de son devancier, le grand-électeur, aussi sagace, aussi patient, aussi cauteleux que lui. Et il n’était pas le seul; en effet, tous les hommes intelligens qui ont gouverné ce pays n’ont eu d’autre politique que celle de lui donner des remparts, et ce pays, enfant disgracié de la nature, pauvre, peu envié de ses voisins, envieux par la force des choses, s’est admirablement prêté à un tel gouvernement. Nulle part les princes n’ont pu avoir à si bon marché un nombre de soldats si fort disproportionné avec le chiffre de leurs sujets; nulle part ils n’ont pu se constituer avec une telle facilité dans la situation du chef de bande guettant sa proie. Il va sans dire que toutes ces réflexions s’appliquent à la Prusse du siècle dernier : il y a sans doute entre elle et celle d’aujourd’hui des différences dont l’avenir seul aura le dernier mot.

Si jamais Frédéric avait eu des sentimens en rapport avec le patriotisme allemand de notre siècle, il les eût dévoilés sans doute quand il était au milieu de la lutte, dans le feu des trois campagnes de Silésie ou de la guerre de sept ans. Quatre ou cinq fois il sembla perdu; c’était l’occasion d’unir sérieusement la Saxe, le Hanovre, la Bavière contre l’ennemi commun. Comment n’eût-il pas fait flèche de tout bois? Il frappait bien à la porte de la France, ce qui n’était pas, je pense, d’un excellent Allemand; il appelait les étrangers sur un sol qui aurait dû lui être sacré. C’est que la nationalité allemande n’existait ni dans sa pensée, ni dans celle d’aucun des princes qu’il avait à combattre. On le voit partout observant ces deux règles, qu’il a consignées dans ses écrits : la première, « qu’il faut avoir pour soi une apparence de légalité, » c’est-à-dire jouer jusqu’au bout son rôle, non de bon Allemand, mais de prince électeur en guerre contre l’empire ; la seconde, « qu’il faut se passer autant que possible d’alliés, » avec lesquels il serait nécessaire ensuite de partager les profits. Rien de plus concluant à cet égard que la petite négociation infructueuse poursuivie auprès de Frédéric par Voltaire. Certes il est piquant de voir le poète attaquer le roi de billets diplomatiques et de prose sur les allaires, le roi répondre par des vers et des plaisanteries ; il ne l’est pas moins de lire les notes qu’ils se passent, faute de se rejoindre, bien qu’ils habitent le même palais ; il est plus curieux encore que ce soit Voltaire qui demande l’union des petits princes allemands, et Frédéric qui recule. Quand Voltaire l’exhorte à donner l’exemple, à réunir les princes de l’empire en une armée de neutralité, il répond en marge: « Cela serait plus beau dans une ode que dans la réalité. » Quand le philosophe, français lui dit sur la même feuille : « Ne vous couvrez-vous pas d’une gloire immortelle en vous déclarant efficacement le protecteur de l’empire ?.. » le prince allemand ajoute ces mots à côté : « la France a plus d’intérêt que la Prusse dans ce que vous proposez. » Ceci est le mot de la situation : il est parfaitement vrai que les rois de France étaient considérés par la Prusse comme les protecteurs naturels de ce qu’on appelait la liberté germanique. Dès lors sans doute nous nous mêlions de ce qui ne nous regardait pas: mais l’on ne s’est avisé de nous le reprocher que lorsque la prépondérance en Allemagne a changé de mains. On ne devrait pas oublier que les expéditions françaises au-delà du Rhin ont été considérées comme des services, qu’on les a demandées, implorées. Ces choses-là sont tout au long dans la vie et dans les écrits de Frédéric. Les reprocher aujourd’hui aux successeurs de Frédéric serait de la naïveté : notre seul objet est d’ôter à celui-ci le titre mensonger de patriarche et de partisan de l’unité allemande, pour lui rendre son titre réel et sérieux de fondateur de la grandeur prussienne. Hegel a dit que les hommes historiques sont ceux qui, en cherchant un intérêt particulier, ont servi la cause d’un intérêt général ; ce n’est pas une raison pour dénaturer l’histoire, pour faire de Frédéric l’inventeur d’une nationalité allemande parce qu’il en a fait une purement prussienne, de rapporter à lui le triomphe de la race germanique parce qu’il a battu la France de concert avec l’Angleterre, de regarder la puissance des États-Unis comme un de ses bienfaits parce qu’il a aidé à nous faire perdre des colonies. On cherche pourquoi Frédéric ne faisait pas de cas de la littérature allemande ; il n’y a peut-être pas d’autre raison que celle-ci : ce prince était Prussien au fond de l’âme et Allemand aussi peu que possible. Si Gottsched, le cygne saxon, avait été Prussien, qui sait si Frédéric n’eût pas mis en valeur ce produit national, comme il encourageait les manufactures de ses provinces? Mais comme le génie littéraire prussien dormait encore, comme la littérature était à Berlin un article d’importation, il suivit ses goûts et préféra les beaux esprits français à tous les autres.

Dévoué à la grandeur de sa maison, méprisant profondément les petits princes d’Allemagne, roi-soldat, et en cette qualité ne voulant que des nobles qui lussent militaires et pas d’autres officiers que des nobles, aimant les lettres par distraction et vanité tout en marchandant les hommes de lettres, monarque sans élévation d’esprit, portant à l’excès le défaut ordinaire des princes, l’égoïsme, administrateur d’une activité jalouse, sceptique accompli et comédien sur le trône, despote qui a chanté l’amitié en accoutumant tout ce qui l’entourait à marcher courbé, ayant fait après tout une grande chose, qui est la Prusse moderne, tel est Frédéric. Il a manqué deux conditions à son nouvel historien pour en dessiner un portrait fidèle : moins de systèmes et de théories mystiques, bonnes tout au plus pour interpréter Cromwell, moins de préventions enracinées contre la France, fort déplacées quand il s’agit d’un roi qui flattait, qui aimait les idées françaises. L’historien s’éloigne autant de son héros par ses passions personnelles que par ses préjugés d’école. M. Carlyle a trop réussi à faire ce qu’il voulait, une image de la royauté selon son cœur, d’un césarisme sans contrôle, d’un gouvernement fondé sur le silence. Son monarque inspiré d’en haut, ayant des révélations spéciales et continues des lois de l’univers, ne peut se tromper, ne peut mentir ni mal faire. Ce n’est pas là Frédéric. Le véritable est dans les écrits de ce prince extraordinaire, pourvu qu’on les confronte avec sa vie. Il n’est pas si singulier, si semblable à un oracle, si pieux surtout : il est plus sensé, plus humain par ses défauts et ses vices comme par ses grandes qualités. On dirait que l’historien de Frédéric a tout lu, excepté Frédéric lui-même.


LOUIS ETIENNE.

  1. Voyez à ce sujet l’étude de M. de Rémusat dans la Revue du 15 mars 1854.
  2. Ce Lally, trop fameux plus tard par ses malheurs, était un jacobite de race irlandaise illustre, dont le vrai nom, avant l’émigration à la suite des Stuarts, était O’Mulally of Tullindally. Le roi de France fit de ces Mulally des barons de Tolendal, comtes de Lally.
  3. Voyez le tome IV, p. 93.
  4. Nouvelles peintures tirées de la vie du peuple allemand, Leipzig 1862.