Le Nouvel Enseignement de l’économie politique dans les facultés de droit

Le Nouvel Enseignement de l’économie politique dans les facultés de droit
Revue des Deux Mondes3e période, tome 69 (p. 158-185).
LE NOUVEL ENSEIGNEMENT
DE
L’ÉCONOMIE POLITIQUE
DANS LES FACULTÉS DE DROIT

I. Précis du cours d’économie politique professé à la faculté de droit de Paris, par P. Cauwès, 2 vol. in-8o. — II. Exposé élémentaire de l’économie politique, à l’usage des écoles, par E. Worms, professeur à l’école de droit de Rennes. — III. Principes d’économie politique, par Ch. Gide, professeur à la faculté de droit de Montpellier. — IV. Des Rapports entre le droit et l’économie politique, par M. A. Jourdan, doyen et professeur à la faculté de droit d’Aix; 1 vol. in-8o.


L’introduction de l’enseignement de l’économie politique dans les facultés de droit n’est pas un fait sans importance aux yeux de quiconque a souci de la direction donnée aux idées de la jeunesse française. A certains égards, l’avenir même du pays y est engagé, puisque de ces écoles sortent le barreau, la magistrature et la plupart des hommes appelés à prendre part aux fonctions publiques. Un intérêt tout particulier s’attache donc aux premiers essais de cet enseignement inauguré aujourd’hui dans toute la France. Plusieurs professeurs ont publié déjà les résumés de leurs cours, qui n’ont point passé inaperçus. Quelques-uns de ces traités ont même été l’objet de critiques assez vives, parties de l’école des économistes. Les plus sévères sont allés parfois jusqu’à paraître regretter presque l’existence de ce genre d’enseignement dans les facultés de droit : revirement assez curieux, puisque eux-mêmes l’avaient longtemps appelé, provoqué par leurs vœux exprimés de toutes les façons. Il y a là, selon nous, un jugement exagéré, explicable par un certain nombre de cours qui ont pu y servir de prétexte. Le public, parfois un peu défiant à l’endroit des jugemens portés par les économistes, dont il suspecte l’orthodoxie trop exigeante, pourra d’ailleurs se demander si les nouveaux professeurs n’ont pas eu des raisons valables pour introduire dans leur enseignement des modifications conformes à un milieu tout nouveau et à l’esprit même des études juridiques. Il y a certainement à tenir compte de ce point de vue si on veut échapper au reproche de porter des préventions de secte dans l’appréciation d’un enseignement qui se produit dans des conditions particulières. Nous devons déclarer d’abord en tout cas que la plupart des ouvrages émanés de la-même source allient à une juste indépendance d’esprit le respect des principes les mieux établis de la science économique : c’est là un résultat considérable si on songe que les débuts de cet enseignement datent à peine d’une vingtaine d’années. Il a commencé à être mis en pratique en 1864. L’année précédente, une délégation, conduite par MM. Hippolyte Passy et Charles Renouard, s’était rendue chez le ministre de l’instruction publique pour demander que l’économie politique fût enseignée dans les facultés de droit. Le ministre, M. Victor Duruy, faisait honneur à sa promesse en créant une chaire à l’école de droit de Paris. M. Batbie, qui en était chargé, ne tardait pas à publier son cours, œuvre d’un savant et judicieux esprit qui discute les questions en toute liberté, sans sacrifier à l’envie parfois excessive, chez les professeurs qui débutent, d’innover outre mesure. Dès lors le signal était donné. Le mouvement se répandait dans la province.

Plusieurs professeurs des facultés de droit faisaient des cours volontairement. Nous pouvons en citer qui eurent une notoriété véritable: tels, par exemple, ceux de M. de Metz-Noblat et de M. Liégeois, à Nancy ; de M. Ducroc, à Poitiers ; de M. Rozy, à Toulouse. À cette liste d’ouvrages il serait facile d’en ajouter d’autres qui révèlent aussi, à des degrés divers, un mérite réel d’exposition, un mélange souvent heureux de vues économiques et juridiques. Aujourd’hui que ce genre d’enseignement est devenu général et obligatoire, on s’aperçoit du changement au nombre des thèses de doctorat qui traitent de sujets économiques. C’est aussi depuis cet avènement officiel qu’on a vu se produire quelques symptômes nouveaux qui méritent d’appeler l’attention; ils nous ont même paru de nature à provoquer un examen de fond dans lequel sont impliqués des principes qui, tout en paraissant confinés dans des sphères parfois abstraites, touchent au vif des questions sociales. Il importe d’abord de fixer l’idée que se forme de la science économique le nouvel enseignement, et de rechercher si diverses modifications proposées dans les publications qui en sont issues, relativement à la méthode et à la manière de traiter certains problèmes, méritent ou non d’être acceptées.


I.

Le public, le grand public, qui ne fait pas loi dans les questions d’école, mais qui se forme certaines idées d’ensemble avec lesquelles il est bon de compter, sauf à les contrôler s’il y a lieu, regarde comme acquise la définition qui fait de l’économie politique la science de la richesse. Tout ce qui a le caractère de valeur produite, échangeable, forme son domaine théorique, de même que son but pratique est la multiplication des biens utiles répartis entre les individus selon des règles que la science regarde comme n’étant pas purement arbitraires. Or cette conception générale nous a paru, dans plusieurs des traités émanés des écoles de droit, interprétée d’une façon qui tend à s’éloigner des définitions reçues, sans que les amendemens et les commentaires qu’on y apporte soient toujours suffisamment justifiés. Le sujet est, je le reconnais, moins facile qu’on ne pourrait le croire au premier abord, et ceux qu’on nomme les maîtres n’ont pas toujours montré entre eux un parfait accord : on a pu relever chez quelques-uns des obscurités et des contradictions. Toujours est-il que, si on innove, ce doit être pour faire mieux. Est-ce bien ce que permettent de constater les om rages qui portent d’ailleurs à divers égards la marque d’un grand savoir et d’un mérite réel, et qui serviront de matière à cet examen?

Je dirai d’abord un mot de M. Paul Cauwès, appelé il y a quelques années à prendre la succession de M. Batbie dans la chaire d’économie politique à la faculté de droit de Paris. M. Cauwès a publié sous le nom de Précis la substance des leçons qu’il y a faites avant que lui-même cédât la place à un autre professeur. Le titre de Précis n’est peut-être pas le mieux approprié à deux énormes volumes où les développemens abondent. Une telle accumulation de faits, de chiffres, de documens, des questions d’application traitées avec le plus grand luxe de détails, celle des sucres par exemple et d’autres du même genre, ne sont sans doute pas ce qu’on attendrait d’un ouvrage général et d’un cours fait à l’école de droit. Mais enfin les questions de fond sont traitées aussi, et elles le sont de telle sorte qu’il est visible que le dessein de réformer l’économie politique est la préoccupation à peu près constante de l’auteur. Cet esprit réformateur se porte d’abord sur la nomenclature. M. Cauwès fait de la richesse une science spéciale qu’il nomme chrématistique, simple province de la science économique, laquelle aurait le travail pour objet véritable. Il lui assigne même un objet plus vaste encore que la richesse et le travail, à savoir l’utilité.

Nous verrons ce qu’il en est de l’idée d’utilité substituée à l’idée de richesse, et nous nous demanderons si le travail doit être appelé à la remplacer. Il n’est pas rare que ceux qui intitulent l’économie politique la science du travail et de ses lois, d’une manière assez spécieuse, invoquent l’autorité du principal fondateur de la science économique, du philosophe qui a su la dégager du mélange excessif des considérations de droit naturel et de politique, et rectifier la fausse définition de la richesse, réduite à la terre comme source unique. Tel était, en effet, l’état où la laissait le système des économistes français du XVIIIe siècle ou physiocrates, quels qu’aient été au reste leurs immenses services. Le début du célèbre ouvrage d’Adam Smith semble se prêter à cette illusion, qui doit être dissipée avec d’autant plus de soin que ce beau préambule est la glorification et la mise en relief de l’idée du travail. Assurément on ne louera jamais trop Adam Smith d’avoir imprimé à la science économique un caractère profondément humain, bientôt trop oublié après lui par sa propre école et dans son propre pays. C’était un fait de grande portée que de placer en tête de l’économie politique avec le travail la force éminente qui emploie et dirige toutes les autres, et qui entraîne à sa suite l’industrie et la civilisation. Il y a là un hommage rendu à la puissance initiale de la libre activité humaine, à l’intelligence maîtresse, aux énergies réfléchies qui fondent et organisent la société ; l’humanité est montrée comme le centre et le but de ces efforts, le terme suprême de la lutte entreprise contre la nature; on ne risque plus dès lors, si on reste fidèle à cet esprit, d’oublier le producteur pour le produit. Mais est-ce à dire que ce soit le travail que l’économie politique ait pour « objet? » Je touche ici à un point fondamental et pourtant très fréquemment négligé dans cette question qui n’est pas sans conséquences pratiques et qui a théoriquement une importance capitale. Autre chose est le principe générateur des faits de la science, autre chose l’idée qui la constitue et qui détermine sa nature et son but. On n’a vu aucun géomètre hésiter sur l’objet de sa science et le chercher en dehors de l’idée d’étendue, nul arithméticien ne cherche le sien en dehors de l’idée du nombre, nul moraliste en dehors de l’idée du bien, nul politique en dehors de l’idée de l’état; je n’aperçois aucune raison pour que l’économiste cherche celui de la science à laquelle il s’attache en dehors de l’idée de valeur, vrai signe spécial d’un certain nombre de faits qui ne risquent de se confondre avec aucune autre catégorie, tandis que le travail, principe qui préside à l’origine et au développement des faits économiques, est loin d’en être le signe toujours infaillible, s’il est vrai qu’il y a des travaux d’ordre non économique, c’est-à-dire que ne caractérise pas l’idée de la richesse. C’est ici qu’il faut remarquer que ceux qui font du travail l’idée organique de l’économie politique voient se retourner contre eux l’autorité même du maître dont ils se prévalent. Qu’est-ce que le travail lui-même pour Adam Smith, sinon la valeur par excellence, la valeur-type, qui crée et mesure toutes les autres? Tout converge vers cette idée de la valeur dans son livre, dont le titre même coupe court à toute hésitation : Recherches, sur la nature et les causes de la richesse des nations. Rien peut-il être plus clair, et ne suffirait-il pas de citer également le titre de l’ouvrage d’un autre économiste célèbre : Traité d’économie politique, ou simple exposé de la manière dont la richesse se produit, se distribue et se consomme? J.-B. Say n’hésite pas plus que son maître sur cette idée fondamentale de la science économique qu’on vient remettre en question et qu’on entend remplacer après l’avoir évincée d’une façon tout à fait sommaire.

Or, nous devons l’avouer, l’examen des définitions qu’on met en avant n’est pas de nature à nous rendre indulgent pour ce dédain de formules qu’on semble regarder comme surannées. Que vaut, par exemple, celle qui est énoncée par ces mots : science de l’utile? Certes, il ne nous siérait pas de paraître railler en matière aussi sérieuse, mais enfin qu’on suppose le Socrate des Dialogues de Platon mis en face de cette définition, la retournant en tous les sens, lu perçant à jour et la laissant tomber après en avoir montré le peu d’exactitude. Science de l’utile,.. mais alors, n’est-ce pas l’hygiène? N’est-ce pas la médecine ou la pharmacie? Ne serait-ce pas la science de l’architecte qui nous construit de solides et commodes demeures, celle du charpentier, du menuisier, etc., telle ou telle de ces sciences, en un mot, qui se résolvent en arts essentiels à la vie? Et lorsque l’auteur, pour parer à l’objection, ajoutera plus loin, sous forme d’un commentaire explicatif, et comme pour atténuer ce qu’une telle définition avait de trop général, que c’est « l’utile dans les sociétés humaines, dans les relations d’individu à individu et de peuple à peuple, » Socrate ne pourra-t-il encore s’écrier : « Mais alors, n’est-ce pas le droit privé ? n’est-ce pas le droit international? n’est-ce pas la politique? » Ces sciences ne se proposent-elles pas aussi de régler des relations particulières ou publiques en vue du commun avantage? Voilà à quoi on s’expose, en prétendant mettre des termes trop généraux à la place d’expressions qui avaient quelque chose de plus spécial, de plus déterminé, de plus scientifique dès lors, eussent-elles besoin elles-mêmes de quelque explication pour dissiper les équivoques, comme cela arrive, — on va le voir, — pour ce terme de richesse lui-même, pourtant beaucoup plus satisfaisant que celui d’utilité.

L’exclusion du mot « richesse » en tête de l’économie politique tient au reste à plus d’une cause, et particulièrement, chez plusieurs professeurs de droit, à certaines répugnances morales, qu’il n’est pas hors de propos d’indiquer. Économie politique, richesse, appétits matériels, tout cela est facilement rendu synonyme. Tels jurisconsultes ne sont pas encore exempts de tout préjugé, de tout scrupule sur la légitimité, sur la dignité de la richesse comme objet de science. Ce n’est certes pas à M. Paul Cauwès qu’on apprendra à distinguer cette richesse susceptible de tant de formes honorables et indispensables à la masse humaine, des jouissances du sybaritisme. Il appartenait à notre temps, franchement nous ne savons pas trop pourquoi, de transporter en pareille matière cette délicatesse outrée inconnue aux écrivains, contemporains spiritualistes et chrétiens de Colbert. Un Bossuet, un Fénelon, parlent de la richesse, du commerce, de l’industrie, en termes convenables et parfois magnifiques. Je m’explique pourtant que de tels raffinemens à l’égard de ces intérêts dont tout le monde est bien forcé de s’occuper, y compris ceux qui les dénigrent, trouvent encore accès auprès de métaphysiciens habitués à vivre dans une sphère idéale, ou chez des poètes accoutumés à habiter un monde imaginaire, mais on a plus de peine à les comprendre chez des jurisconsultes qui ne cessent guère de s’appliquer à ces réalités positives. Comment ignorer pourtant que plus d’un jurisconsulte a paru jusqu’ici contester ce qu’on pourrait nommer la noblesse de l’économie politique ? Ils en sont restés aux dédains fondés sur la nature matérielle de l’industrie et sur le caractère intéressé du commerce, dédains dont la philosophie et le droit antiques portent tant de témoignages. Ces préjugés s’atténuent ; mais ils n’ont pas disparu, il s’en faut, et ils semblent faire corps avec les préventions qui accusent l’économie politique de morale relâchée. Ces accusations sont difficiles à admettre pourtant, quand on voit, par exemple, un jurisconsulte comme M. Paul Cauwès reprocher à J.-B. Say d’exagérer l’épargne, l’esprit de privation en vue de la formation du capital. C’est là un bien curieux reproche, avouons-le, et il ne saurait nous déplaire de le mettre en regard de critiques toutes contraires. Nous avons vu tant d’écrivains religieux, de prédicateurs éloquens accuser les économistes les plus en renom de pousser à la consommation à outrance, à l’extension indéfinie des besoins sans souci de la moralité[1] ! M. Cauwès enseigne aussi la plus honnête morale. Eh bien ! il n’estime pas moins que les considérations présentées par Jean-Baptiste Say, d’accord avec d’autres auteurs accrédités sur la « consommation, » pécheraient par l’excès opposé au relâchement, au point même de compromettre l’élan donné à la production et au commerce.

Ce n’est pas sans étonnement que j’ai vu sur ce point l’auteur du Précis souscrire aux critiques autrefois adressées par M. de Saint-Chamans à la même théorie. M. de Saint-Chamans est cet écrivain, de plus d’esprit peut-être que de jugement, qui s’avisa un jour de développer cette thèse que brûler Paris serait une opération criminelle, il est vrai, mais économiquement avantageuse par l’essor qu’en recevrait le travail. M. de Saint-Chamans n’avait pas prévu les incendies de la commune, qui ont permis d’expérimenter au plus juste la valeur de ces théories. Sans aller assurément jusque-là, M. Cauwès soutient avec le même auteur que l’épargne portée au degré où on la conseille aurait pour conséquence d’empêcher les cordonniers de vendre les souliers qu’ils fabriquent, et ainsi de suite sans doute des autres débitans, qu’il ne nous sera pas difficile pourtant de rassurer. Jamais économiste n’a prétendu qu’il fallût par esprit d’épargne faire durer indéfiniment les chaussures fatiguées et les habits qui montrent la corde. Aucun n’a élevé la prétention singulière de fonder le développement des richesses sur l’excès des privations. Ce qui reste indubitable, c’est que ceux qui définissent l’économie politique « science de la richesse » n’en sont pas moins capables de se tenir dans des limites morales assez sévères. M. Paul Cauwès se montre plus disposé à infirmer qu’à approuver ce qu’ils ont dit au sujet des fêtes et de certaines dépenses de luxe, qu’il nous parait plus facile de défendre en certains cas par des considérations politiques que par des raisons économiques. Celles qu’il apporte sont loin de compenser à notre gré la force des preuves qui mettent à la charge de ces dépenses une diminution trop réelle du capital productif. Le développement des petits commerces de frivolités multipliés par les fêtes et le goût habituel des superfluités ne peut être que fâcheux au point de vue de la richesse publique. Outre qu’ils absorbent des capitaux qui pourraient recevoir un emploi plus fécond, ils détournent une quantité notable de forces vives pour lesquelles il n’est pas difficile de rêver une application plus profitable à la société. Parler d’encouragemens à donner à ces débitans d’inutilités qui n’existent qu’en trop grand nombre, c’est en quelque sorte selon nous le contraire de ce qu’il y aurait à faire. En tout cas, on ne saurait reprocher à la théorie de résoudre, selon la vérité pure de ses principes, ces questions aujourd’hui livrées à l’empire de la fantaisie et à des jugemens trop complaisans. Qu’on laisse vivre les marchands de babioles et tous ceux qui exploitent le penchant immodéré de la foule pour ce luxe qu’on appelle avec raison de pacotille, ce ne peut être une raison de les y aider par des théories relâchées et par des excitations factices.

Nous arrivons à un autre point sur lequel il n’est pas moins important de se former une opinion exacte dans un enseignement officiel, je veux dire les « limites » de l’économie politique. On ne cesse de se demander s’il en faut exclure tout travail intellectuel, ou, au contraire, y faire entrer les travaux de tous les genres au même degré et sans distinction. Nous sommes d’avis que les travaux intellectuels n’appartiennent à l’économie politique que par le côté de la rémunération, mais qu’on ne peut, à ce titre du moins, leur refuser l’entrée de la science. C’est ce dont ne paraissent pas tenir suffisamment compte quelques-uns des auteurs que nous avons en vue. Ils déclarent simplement que l’économie politique ne s’occupe que de « faits matériels. » Est-ce très exact dans des termes si absolus? Est-ce que le travail de direction dans les entreprises est un fait « matériel? » Ce qu’on rémunère chez un gérant, n’est-ce pas l’emploi de certaines facultés et non une série d’efforts musculaires ? Les garanties morales qu’on demande à certaines professions n’en augmentent-elles pas de même la rétribution? Est-ce une circonstance d’ordre matériel qui vaut à un caissier d’être mieux payé qu’un maçon? Nous touchons ici, au reste, à un sujet qui prête aux discussions entre économistes et jurisconsultes. Il ne serait pas impossible que, dans ce parti-pris de rejeter même le côté économique de certains travaux d’ordre supérieur à la matière, il entrât un peu de crainte de les voir tous s’impatroniser, sur le même pied, dans les cadres de la science, où les « professions » ne figureraient plus que comme de simples « industries. » C’est là, en effet, une manière d’entendre les limites de l’économie politique qui compte beaucoup de partisans. Elle forme toute une école, et ce n’est pas la première fois qu’elle met en présence les jurisconsultes et les économistes, certains économistes du moins. Je ne puis omettre de citer le principal promoteur de cette dernière théorie qui étend extrêmement les limites de la science économique. Le nom de l’écrivain à qui échut la fortune d’y attacher son nom rappelle plutôt au public qui lit l’histoire de la restauration, les luttes du parti libéral contre ce gouvernement, par la rédaction du journal le Censeur, faite en collaboration avec Charles Comte, que des thèses d’école. Mais ce rôle d’homme de parti n’a empêché ni l’un ni l’autre de s’occuper de savans travaux et de prendre part à des controverses fort différentes de celles qui se renfermaient dans les questions du moment. C’est un succès tout théorique que rechercha M. Charles Dunoyer, en publiant ce livre de la Liberté du travail, qui vient encore d’avoir une édition, signe d’une notoriété durable.

Le titre de cet ouvrage, publié il y a une quarantaine d’années, ne donne qu’une idée imparfaite de son objet. L’auteur y défend sans doute la liberté du travail contre ses adversaires socialistes, protectionnistes, autoritaires de toutes les écoles. Loin d’accorder que cette liberté soit excessive, comme on le prétend, il soutient qu’elle est incomplète. Elle n’a pas à se limiter, mais à poursuivre son œuvre émancipatrice, c’est-à-dire à faire tomber tous les obstacles qui peuvent l’entraver encore. Par ce côté, M. Charles Dunoyer ne fait que continuer les économistes, ses devanciers. C’est par une conception nouvelle des cadres de la science économique qu’il s’en distingue. Ayant vu que Jean-Baptiste Say reconnaît, contre l’opinion de ses prédécesseurs, l’existence de richesses immatérielles, tout en leur refusant nombre de qualités qui les empêchent de figurer en général parmi les richesses dont s’occupe l’économie politique, Charles Dunoyer admet avec lui cette catégorie de richesses ; mais il prétend leur restituer, ainsi qu’à tous les travaux dont elles émanent, les caractères qui les rendent justiciables de l’économie politique, appelée à étendre sa compétence non-seulement aux travaux qui « agissent sur les choses, » mais à ceux qui « agissent sur les hommes. » Voilà comment il fait comparaître devant cette science, élevée à une quasi universalité, l’enseignement, le sacerdoce, le gouvernement, les arts voués à la culture et à l’expression du beau. Tous ces travaux sont, bon gré mal gré, réunis sous le nom commun d’industries. Lorsqu’on relit aujourd’hui cette discussion, remarquable par la vigueur et la subtilité d’esprit, on reste frappé, il est vrai, de certaines analogies, souvent inaperçues, entre les résultats de ces travaux d’ordre intellectuel et de ceux qui s’appliquent à transformer la matière à notre usage ; il est permis de le reconnaître, sans donner pour cela raison à la thèse si excessive d’une assimilation absolue. Ne pourra-t-on dire, par exemple, que les talens, les connaissances utiles, les bonnes habitudes morales forment aussi une espèce de capital accumulable, susceptible de se conserver et de se transmettre, et qui se traduit par des richesses, soit pour ceux qui en usent, soit par les applications qui en sont faites sous différentes formes? Ne pourra-t-on admettre cela sans leur donner droit de cité dans la même science où les travaux industriels trouvent une place qu’on ne leur a jamais contestée ? Pour reconnaître une parité scientifique, il faudrait que les analogies ne fussent pas dominées par d’ineffaçables différences. Ce sont des jurisconsultes, comme Troplong, et aussi des philosophes, comme Victor Cousin, qui, du vivant même de Charles Dunoyer, se sont attachés à faire ressortir ces différences dans des discussions empreintes d’une certaine vivacité. Je ne réponds pas d’ailleurs que les philosophes et les jurisconsultes fussent animés des dispositions les plus bienveillantes pour une science dont ils redoutaient les empiétemens. Au fond, ils avaient le droit de combattre une thèse scolastique sous laquelle se cachait une thèse sociale qui n’était pas sans danger, à savoir la parité, l’égalité de valeur de tous les travaux. Ce n’était plus seulement le même droit au respect qui s’attache au travail sous toutes les formes, c’était bien plus. La nouvelle classification des professions établissait entre elles une sorte de niveau égalitaire en les ramenant, sous le nom d’industries, aux mêmes lois générales. J’approuve les professeurs des écoles de droit de ne pas aller jusque-là. L’influence de certains arts sur la richesse ne suffit pas à les définir par cette même qualité de richesse qui leur est accessoire. Il répugne d’admettre que l’artiste et le savant, l’avocat et le médecin, soient de simples marchands de produits et de services. Tant pis pour ceux qui se considèrent eux-mêmes comme tels dans la réalité ! Ce n’est pas à la science à se faire complice, même sans en avoir l’intention, de ces dispositions trop accréditées déjà sans qu’elle s’en mêle.

En dehors de ces considérations, que quelques personnes traiteraient peut-être trop facilement de sentimentales, l’analyse la plus sévère repousse ces confusions, de quelques spécieuses assimilations qu’elles prétendent s’autoriser parfois. Ainsi, puisqu’il nous faut entrer dans ces subtilités de raisonnement, on prétend établir que le médecin, le chirurgien sont littéralement des producteurs de richesse comme le serrurier ; en effet, dit-on, le serrurier répare l’ustensile, le met en état de servir de nouveau ; c’est incontestablement produire ; le médecin, le chirurgien réparent les forces et remettent les membres, qui permettent le service du producteur lui-même, et on prétendrait qu’ils ne produisent pas ! On répond à cela que le but n’est pas le même; le médecin « répare » et remet en bon état aussi bien un oisif qu’un homme laborieux, un prodigue qu’un homme économe ; son art a pour objet la santé, non la richesse. Le prêtre qui moralise n’est pas davantage un producteur de richesse par essence, qu’il faille classer dans l’économie politique, bien que la moralité soit sans aucun doute une condition du bon emploi de la richesse et même de sa production. Même dans ces limites de la production matérielle, c’est à tort que beaucoup d’économistes nous présentent la nourriture de l’ouvrier à titre de capital avancé, comme si ce n’était pas en tant qu’homme, soumis à certaines conditions physiologiques, qu’il doit se nourrir; comme si sa nourriture était essentiellement un capital destiné à rapporter un intérêt au patron, de même que le grain donné au bœuf est en effet un capital pour l’éleveur, puisque le prix de vente du bœuf doit représenter les avances en nourriture. Dire que le salaire doit rapporter un intérêt à l’entrepreneur comme les machines est une proposition peu soutenable, quoiqu’elle soit énoncée et développée par des économistes fort en renom. Nous ne nous étonnons pas que cette doctrine « des professions-industries » soit rejetée dans les écoles de droit, et nous sommes loin de nous en plaindre, puisque encore une fois il y a des différences si fondamentales. Il y a celle-ci notamment, sur laquelle nous aurions désiré que l’on insistât, à savoir que les richesses dites intellectuelles échappent à toute précision scientifique, n’étant pas susceptibles d’un inventaire quelconque, ni d’une mesure commune, ni, en un mot, d’une évaluation en quoi que ce soit rigoureuse. Un champ, une maison, un quintal de fer s’évaluent et se comparent ; comment évaluer, comment comparer le Discours de la méthode, le Système du monde de Laplace, une sonate de Beethoven? Comment dire ce que rapportent au juste la tempérance, l’esprit d’ordre, etc. ? Comment aussi établir le bilan des pertes causées par les vices contraires ? Tout cela ne pourrait être supputé que par une intelligence quasi-divine, omnisciente ; tout cela se dérobe à la science humaine.

Le tort de quelques-uns de nos professeurs jurisconsultes serait, selon nous, de s’être jetés dans un excès opposé à celui qui confond toutes les recherches. Ils en rejettent tout élément intellectuel. Voici, par exemple, un historien érudit de l’économie politique, M. E. Worms, qui, écrivant à son tour un traité dogmatique, résumé de son cours à la faculté de Rennes, présente des définitions de la richesse et de l’économie politique qui les rendent l’une et l’autre purement matérielles au-delà du nécessaire et du vrai. « Qu’il s’agisse de production, de consommation, de répartition ou de circulation, écrit de même M. Ch. Gide, professeur d’économie politique à la faculté de Montpellier, les lois qu’étudie l’économie politique ne s’appliquent qu’aux objets matériels et nullement aux faits de l’homme. » N’est-ce pas se placer décidément en dehors de réalités qui s’imposent à tout esprit non prévenu? Direz-vous que le travail n’est pas un fait humain et que le travail salarié du manœuvre n’est pas un fait économique? Le travail est l’emploi d’une force qui se loue, et le prix du louage, en dehors de cas de plus en plus exceptionnels où il est réglé par la coutume, est déterminé par la concurrence. C’est ce qu’assurément n’ignore pas M. Gide, qui traite des salaires avec d’intéressans développemens. Ce ne sont pas seulement, au reste, les travaux des maçons, charpentiers, etc., qui offrent cet élément économique, ce sont aussi, sous les réserves très expresses que j’ai faites, ceux de l’artiste, de l’avocat, du médecin. La concurrence y établit la moyenne pour la masse des praticiens, laissant hors de concours seulement les talons les plus recherchés et les œuvres auxquelles la vogue crée une situation privilégiée. Ces faits n’excluent en rien la part de désintéressement qui met entre ces travaux et la pure industrie une distance infranchissable. En persistant à méconnaître dans les professions libérales l’élément économique, nos jurisconsultes s’exposeraient à retomber dans les subtilités plus que jamais insoutenables d’un Pothier et de plusieurs autres docteurs, s’ingéniant à dissimuler sous toute sorte de prête-nom et de subterfuges qui nous font sourire les honoraires de l’avocat. Nous ne pensons pas que l’économie politique ait été introduite dans les écoles de droit pour rétrograder jusque-là, et qu’il faille, pour sauver la pudeur de la jurisprudence, une casuistique spéciale qui couvre de ses voiles un adage aussi avouable que celui-ci : « Toute peine mérite salaire. »

Dirons-nous qu’avant de lire ces différens résumés, nous nous étions imaginé que des hommes habitués à répéter le reproche que l’économie politique n’est pas suffisamment pénétrée de l’élément humain, historique et juridique, seraient portés à abuser un peu de la synthèse qui tendrait à la confondre avec les sciences voisines. Cette tendance a pu se manifester dans quelques cas, mais il ressort habituellement une impression toute contraire. Les exposés où nous cherchons à lire l’indication de vues d’ensemble isolent trop l’économie politique et la confinent dans une place modeste à l’excès, celle qu’occupe Marthe dans l’évangile. On peut assigner à l’économie politique ce côté pratique qui consiste à veiller à l’approvisionnement, aux soins à donner au ménage social, sans méconnaître le côté moral de la science. M. Charles Gide réserve aux questions relatives à la répartition des richesses les idées morales qui font, dit-il, « de cette partie de l’économie politique une science juridique. » C’est à tort, selon nous, qu’il traite la production comme une sorte de mécanique, plutôt que comme une science d’humanité. « L’industrie humaine ne diffère en rien, écrit-il, sinon par l’ampleur incomparable de ses développemens et par la magnificence de ses résultats, de l’industrie de l’abeille et du castor. » Comment ! il n’y a que l’ampleur des résultats qui diffère ! L’auteur protesterait si on prétendait foire sortir de cette proposition la théorie de l’homme-rouage, de l’ouvrier-machine. Que signifie pourtant cette assimilation, si elle n’a pour objet de réduire le travail humain à un fait instinctif, et les lois qui le régissent à quelque chose d’absolument fatal ? Il y a certes des combinaisons du travail qui sont volontaires. C’est librement qu’on loue l’emploi de ses forces intellectuelles et physiques. C’est librement qu’on s’associe. On doit repousser dès lors cette confusion de l’industrie humaine avec l’œuvre toute mécanique du castor et de l’abeille. Assurément les lois du travail humain ont quelque chose de fatal. Il ne dépend pas de nous de rendre le travail fécond sans lui donner des auxiliaires dans les instrumens, sans une entente préalable, sans le diviser plus ou moins. Cette nécessité ne suffit pas pourtant pour ôter à cet ordre de faits sa part de liberté, et dès lors d’erreurs, de fautes et aussi de perfectionnemens, attribut distinctif des œuvres de l’homme. M. Ch. Gide sait tout cela aussi bien que ses contradicteurs. Il n’ignore pas que le travail humain a son histoire, ce qui ne serait pas si la production humaine n’était qu’une « branche de l’histoire naturelle, » comme l’énonçait déjà expressément d’une façon très inexacte au sujet de l’économie politique tout entière l’auteur de l’article consacré à ce mot dans le Dictionnaire de L’économie politique. Branche de l’histoire naturelle ! N’est-ce pas là une définition bien imprévue, et que Buffon et Cuvier n’avaient pas plus devinée que Smith et John Stuart Mill ! Quant à la répartition des richesses, appelée « science juridique, » je ne prétends pas nier que ce dernier élément n’y occupe une grande place avec les coutumes, les contrats, la loi écrite consacrant ou établissant des droits qui déterminent les modes de répartition en une foule de cas. Il faut aussi reconnaître, indépendamment de toute loi écrite, la part des idées de justice naturelle dans le règlement des intérêts. La fixation des salaires, celle des profits, en portent la marque. L’idée d’équivalence dans l’échange relève de l’idée d’équité. On a aussi, dans l’intérêt du capital, égard à la privation, au risque ; cela paraît juste. Les circonstances morales de toute sorte pénètrent le fait économique, le modifient, lui créent ou lui ôtent des titres à une part proportionnelle plus ou moins grande dans la distribution des biens. L’aisance et la misère dépendent de nous en partie, récompense de nos efforts, ou châtiment de la paresse et de l’imprévoyance. L’idée morale n’est donc pas absente. A soutenir que la plus rigoureuse justice préside à la distribution des biens, il y aurait certes une naïve illusion ; prétendre qu’elle n’y est pour rien serait mutiler le monde économique.


II.

Le nouvel enseignement se trouvait placé entre les deux tendances qui se partagent aujourd’hui les économistes, et qu’on appelle le pessimisme et l’optimisme. Peut-être est-ce là une façon de désigner les écoles un peu absolues. Il est douteux qu’aucune professe un pessimisme tellement caractérisé qu’elle regarde le monde économique comme mal fait et comme allant de mal en pis. Aucun système n’aboutit à cette déclaration de désespoir qui interdirait à la liberté humaine de conjurer pour une part plus ou moins grande les chances funestes qui peuvent résulter de certaines lois. Je conviens pourtant qu’on peut appliquer avec une exactitude relative le terme de pessimisme à la doctrine qui semble conclure à une difficulté croissante dans les moyens d’existence et à une tendance des salaires à s’abaisser. Nous nous félicitons que l’idée d’orthodoxie ait cessé de s’y attacher si étroitement. Le nombre est aujourd’hui restreint des économistes qui persistent à considérer comme seule « orthodoxe » l’opinion émise par Turgot sur le salaire réduit au strict nécessaire, et à voir dans les principes de certains économistes anglais des dogmes infaillibles. Il en était autrement il y a moins de trente ans. On a paru comprendre qu’une école n’est pas une église, qu’une réunion d’économistes parlant même ex cathedra n’est pas un concile. C’est un progrès qui a son prix.

Un optimisme complet ne nous paraîtrait guère plus possible qu’un pessimisme absolu. Il faudrait par trop sortir de l’humanité pour déclarer qu’elle est parfaite et parfaitement heureuse. Le docteur Pangloss lui-même n’en demande pas tant. Il se contente d’opposer au mal son esprit de système et son impassibilité. Je ne jurerais pas que tel économiste ne donne parfois l’idée d’un Pangloss très sérieux et très spécieux. On peut soutenir qu’en histoire naturelle telle explication d’un Bernardin de Saint-Pierre rentre un peu dans cette catégorie. Le monde moral a aussi ses Bernardin de Saint-Pierre, lesquels, au lieu de se tenir dans les hautes généralités de l’optimisme de Leibniz, veulent toujours trouver à tout l’explication bonne, satisfaisante, tournée à l’honneur et au bonheur de l’espèce, et c’est dans ce détail extrême qu’ils risquent d’échouer. Nous tenons pour l’optimisme économique, en ce sens que nous croyons que le monde économique a des « lois », et que ces lois sont bienfaisantes, mais à travers combien de maux et de complications! Un optimisme tel que le nôtre pourrait bien sembler pessimiste à ces satisfaits un peu béats qui parlent du mal moral et de la misère comme de légères ombres sur un beau tableau dont l’éclat en est à peine obscurci.

En économie politique, l’optimisme est d’origine assez récente. On peut le faire dater d’un de nos maîtres les plus aimés, Frédéric Bastiat. L’ingénieux polémiste, le zélé et incisif défenseur du libre échange, est aussi un esprit généralisateur. A certains égards, le système exposé dans les Harmonies économiques pourrait être comme le pendant, dans l’ordre social, des Harmonies de la nature. Mais, si c’est la même philosophie générale, le détail est poussé moins loin chez l’économiste. Aussi bien pourrait-on dire que l’optimisme complet est encore moins facile avec les désordres moraux qu’avec les désordres physiques et qu’on peut encore moins faire abstraction des loups et des serpens dans l’histoire de l’humanité que dans l’histoire naturelle. Les Harmonies économiques ne sont pas moins une sorte d’hymne à l’espérance, et ce qu’il y a là de chaleur et d’enthousiasme semble justifier cette expression un peu poétique. Les chances d’amélioration de la destinée humaine sont opposées aux médecins tant-pis de l’école anglaise, et développées avec une grande richesse d’aperçus, avec un charme de persuasion qu’on s’étonne presque de rencontrer en matière si sérieuse, parfois si ardue. Il est visible que Bastiat a par là exercé quelque influence même sur nos nouveaux professeurs, qui, à d’autres égards, sont fort éloignés de sa méthode d’exposition et de son pur libéralisme. On ne saurait en effet regarder comme un optimisme chimérique cette idée que les hommes mis en rapport, tantôt pour se prêter une aide mutuelle, tantôt pour résoudre, après un libre débat, les questions d’intérêt qui les divisent et qu’ils sont tenus incessamment de régler, transportent nécessairement dans ces transactions quelque chose de leur nature raisonnable et morale. En général, ne sont-ils pas ramenés à certaines nécessités de bon sens et à certains principes élémentaires d’équité sous la pression de leur intérêt, même contenu par l’intérêt d’autrui? Il resterait à voir si ce même optimisme n’a pas, chez Bastiat et chez d’autres, été un peu excessif et systématique. Avant même de poser la question sur le terrain spécialement économique, que penser de cette doctrine qui attribue le mal dans le passé à des causes purement accidentelles et temporaires? Ainsi, Bastiat établit une division absolument tranchée dans la société en mettant d’un côté les spoliateurs, de l’autre les spoliés. On n’a peut-être pas assez remarqué ce qu’il y a de véritablement excessif dans ce procédé de polémiste plus que de philosophe. Non pas certes que nous ignorions qu’il y a eu des maîtres et des esclaves, des seigneurs et des serfs, des classes qui payaient l’impôt tandis que d’autres en étaient exemptes, en un mot, des privilégiés et d’autres qui faisaient les frais des privilèges. Tout cela est parfaitement vrai. Mais n’est-ce pas là une explication du passé trop insuffisante? Faire, avec le XVIIIe siècle, du mal le résultat presque exclusif de torts imputables aux volontés humaines, de l’égoïste méchanceté des uns, de l’ignorance et de l’avilissement des autres, n’est-ce pas une méthode historique défectueuse et qui supprime bien des motifs plus vrais, plus profonds, plus avouables, notamment dans la classification hiérarchique qui s’est établie entre les hommes? Cette façon de comprendre le passé peut être réputée du pessimisme au plus haut chef, ce qui paraît contradictoire, mais le fond optimiste survit dans l’idée que des circonstances funestes ont pu seules amener une déviation. On suppose qu’une fois les obstacles vaincus, c’est-à-dire les prohibitions et les entraves subsistantes étant supprimées, le bien n’aura presque plus qu’à régner. N’est-il pas trop vraisemblable, au contraire, que, même ces réformes accomplies, la part du mal resterait fort grande? Une école socialiste qui a eu son jour d’éclat aimait à répéter que « l’âge d’or, qu’une aveugle tradition plaçait en arrière, est en avant.» L’optimisme économique ne saurait, selon nous, aller jusqu’à ces formules d’utopistes. Si l’âge d’or, dans le passé, est une fable, il risque fort, dans l’avenir, d’être une chimère. Pour marquer la nuance, nous dirions volontiers que l’amélioration constante mise au prix d’efforts suivis et d’une prévoyance toujours méritoire peut suffire à la rigueur à l’ambition humaine, et encore il ne manquera pas de gens qui estimeront que c’est déjà là faire preuve d’une très grande confiance dans le principe de perfectibilité appliqué à l’avenir de la société.

C’est cette sage mesure d’optimisme qui nous paraît prévaloir dans le nouvel enseignement. Nous pouvons en juger par les solutions données à des questions d’une importance vraiment sociale. La pensée de l’école optimiste se manifeste surtout dans la manière dont elle envisage la liberté, la concurrence, où elle reconnaît, en même temps que l’exercice d’un droit, de ce même droit qu’a proclamé Turgot en termes inoubliables, le grand instrument des améliorations économiques et du progrès social. Là encore il y a les optimistes absolus et les optimistes relatifs, et, en face, ceux qui regardent la concurrence comme un mal ou comme accompagnée de tant de maux qu’ils n’en parlent guère que pour en médire. En cette question aussi, on est tenu, quand on est appelé à écrire ou à parler sur les matières économiques, à prendre parti avec une certaine netteté qui n’exclut pas les réserves et les cas d’exception. Les cours que nous avons sous les yeux n’ont pas séparé la liberté et la concurrence, comme essaient de le faire certains écrivains ou orateurs qu’on a pu voir récemment encore louer la première et censurer la seconde avec une sorte d’amertume. Nos savans professeurs montrent bien que la concurrence, face militante de la liberté, en est la conséquence inévitable, qu’elle n’est que la mise en présence des libertés sur un marché nécessairement limité et que la nature des choses les oblige à se disputer. Mais la part à faire à la liberté et à l’état est encore aujourd’hui la pierre d’achoppement entre les écoles. Je puis bien croire que la liberté et la concurrence ne sont point des panacées, comme le supposent trop peut-être les optimistes absolus, qui persistent à y voir a la lance d’Achille qui guérit les blessures qu’elle fait. » Une telle opinion diminue trop les attributions de l’état et la part de l’action publique. Mais, à moins qu’on n’abdique, — devant je ne sais quel idéal socialiste qui, si perfectionné qu’on l’imagine, rappelle toujours le moule des sociétés orientales, — tous les principes de la société moderne et de l’économie politique, l’autorité collective ne saurait jamais avoir qu’une place limitée dans les transactions économiques. Nous verrons si quelques-uns de nos professeurs ne tendent pas à exagérer son rôle. Mais ils se sont abstenus de cette critique excessive de la concurrence dont les socialistes de la chaire ont donné l’exemple, qui nous ferait trembler pour nos professeurs de droit, si nous accordions trop d’importance à certains symptômes analogues. Au lieu d’introduire des correctifs opportuns et peut-être nécessaires, les socialistes de la chaire, dans leurs critiques contre la concurrence, ont du même coup traité l’économie politique comme une chimère digne des songe-creux de l’utopie, et parlé de ses principaux maîtres comme on parle des faiseurs de systèmes sociaux, d’un Fourier, d’un Robert Owen. On peut dire qu’en perdant le sens de la liberté économique, ils ont perdu à la fois l’intelligence de la science même, sans qu’on puisse bien voir quelles théories tant soit peu précises ils ont à offrir, quels remèdes pratiques ils présentent d’une efficacité un peu soutenable. Dévots à l’autorité jusqu’à la superstition, ils tendent les mains vers cette idole dont la puissance miraculeuse est pourtant, en matière économique particulièrement, percée à jour depuis longtemps.

Nos professeurs français ne donnent pas du moins dans de tels excès. Dans cette concurrence qui place en regard les uns des autres des individus intelligens et libres, que leur intérêt le plus évident engage à ne pas pousser habituellement leurs avantages jusqu’à ces extrémités qui engendrent les représailles, ils se refusent à ne voir que l’application brutale de la loi darwinienne, que l’expression implacable de la lutte pour la vie qui règne dans le monde animal, livré à la fatalité imprévoyante. Les frottemens pénibles, les heurts douloureux, ne les empêchent pas d’apercevoir les côtés salutaires qui y figurent pour les trois quarts. Il ressort pour eux que la sélection opérée par la concurrence sert au progrès qui profite à tous, et si les coups sont plus durs parfois qu’on ne l’avoue peut-être, il reste vrai que le travail trouve plus d’une sorte de garanties dans la concurrence même que se font entre eux les possesseurs du capital, tantôt contraints de s’assurer les travailleurs, comme les exemples n’en manquent pas, tantôt obligés d’abaisser l’intérêt des avances faites à l’esprit d’entreprise. C’est une des vérités qui ont le plus gagné à passer par la plume de Bastiat. Tandis que ses adversaires, les constructeurs de société a priori, ne voyaient dans le jeu des forces libres qu’antinomies malfaisantes, il a relevé les harmonies qui résultent et de leurs concours quand elles s’associent, et de leur limitation naturelle quand elles se contrarient. De là ces thèses vraies foncièrement, hautement opposées au socialisme et à l’économie politique pessimiste qui lui fournissait des prétextes : accord essentiel du travail et du capital; part absolue et proportionnelle de celui-là augmentant progressivement; baisse successive de l’intérêt. N’est-ce pas répondre à la thèse qui reprend faveur et que répètent à l’envi les Katheder Socialisten : à savoir que le riche devient toujours plus riche, tandis que le pauvre devient toujours plus pauvre? Affirmation contre laquelle nos professeurs d’économie politique font valoir les faits non moins que les théories. Ici encore, ils se défient de l’optimisme abusif, mais ils ne consentent pas non plus à l’appliquer à la légère au passé. Plusieurs même ont pris soin de mettre en regard des coins occupés par le paupérisme de certains centres, ces armées de mendians disséminés dans l’ancien régime sur toute la surface du territoire, et les souffrances de ces masses que trop souvent protégeaient mal contre la misère ces institutions des confréries dont on ne peut assurément méconnaître les bienfaits, mais dont on s’exagère vraiment trop l’efficacité. A la différence des socialistes de la chaire d’outre-Rhin, les professeurs français sont unanimes à soutenir que la condition de la classe ouvrière s’est, malgré tout, améliorée; qu’elle est mieux vêtue, nourrie, logée même, sauf dans certains quartiers des grandes villes, et encore il n’est pas sûr que l’ouvrier fût mieux autrefois à cet égard dans nos vieilles rues, où s’entassait la population misérable ; ils n’ont pas de peine à montrer ce qu’il y a d’heureux dans la diffusion de la propriété foncière parmi la classe rurale plus aisée et de la propriété mobilière dans la classe urbaine. On doit convenir pourtant que l’ouvrier aurait pu et dû même gagner plus encore à ces développemens de l’industrie et de la richesse, mais trop de causes expliquent, — soit dans les écarts de la conduite privée, soit dans les dépenses publiques exorbitantes depuis un siècle, — que nos progrès n’aient pas diminué plus encore cette misère qui fait un pénible contraste avec les accroissemens du bien-être.

La manière dont ils résolvent la question de la population dans son rapport avec les subsistances, et celle de la rente du sol, suffirait seule pour différencier les tendances des économistes relativement à la solution du problème ouvrier ou même social, comme on l’appelle. Il est à peine besoin d’indiquer en quoi consiste ce lien et quelle relation étroite unit à bien des égards les fameuses théories de Malthus et de Ricardo. Malthus, dont le nom est beaucoup répandu par son impopularité même, évoque le spectre de la pléthore d’hommes et de l’insuffisance des moyens d’existence, deux termes qu’il a cru déterminer par les progressions dont il a fait la base de son système. N’est-ce pas une fatalité inévitable que tant d’êtres humains, se disputant le travail, se fassent une concurrence meurtrière ? De là cette tendance à la baisse des salaires, conséquence d’une population croissante mise en regard d’un capital qui, dit-on, n’en suit qu’imparfaitement le mouvement ascendant. Mais, pour que la fameuse loi d’airain, dénoncée par Lassalle, apparût dans toute sa rigueur, il fallait qu’un autre théorème vînt s’y adjoindre, et ce fut l’œuvre d’un autre économiste dont les thèses, en plus d’un genre, sont devenues comme un champ de bataille pour les controverses contemporaines. C’est Ricardo qui a montré le renchérissement des vivres comme une conséquence de la rente foncière, accrue selon lui par la nécessité d’exploiter toujours plus chèrement un sol toujours plus restreint et des terrains moins fertiles. L’ouvrier, pressé entre deux causes de misère, gagnera moins, en même temps qu’il sera tenu à dépenser plus pour vivre. La théorie malthusienne est combattue dans les traités que nous avons sous les yeux, sans qu’aucun prétende pousser la réfutation jusqu’à nier la part de vérité qui se rencontre dans l’ouvrage de Malthus.

Aussi ne voulons-nous insister ici que sur la question de la rente, qui trouve moins d’accord chez nos auteurs, et qui n’a guère cessé d’être pour le socialisme le principal sujet de scandale. On ne saurait s’en étonner, lorsqu’on se rappelle que la rente du sol est ce revenu excédant qui appartient au propriétaire dans nombre de cas, une fois couvertes les avances du capital. Sans que le propriétaire ait rien eu à faire, un sol plus fertile, un débouché nouveau, un emplacement plus favorable ne de circonstances nouvelles, lui confèrent cette plus-value imméritée et qui constitue une spoliation de la masse aux yeux de certains théoriciens. Bastiat avait voulu détruire la portée de ce fait par la théorie de l’échange des services et la gratuité des richesses fournies par la nature, croyant qu’il était par là au socialisme proudhonien son arme la plus redoutable. Lui-même ne faisait que se dérober par une sorte de subterfuge à une difficulté subsistante. Celui qui vend un produit à un prix débattu rend un service à celui qui l’accepte volontairement, répétait-il. Était-ce là répondre ? Est-on libre, en effet, de ne pas accepter une chose nécessaire, même à un prix de monopole ? M. Cauwès ne paraît pas attacher une extrême importance à cette objection ; il s’applique presque exclusivement à combattre, ce qu’il fait d’ailleurs avec force, l’ordre historique selon lequel les meilleures terres auraient été cultivées les premières, de façon à condamner les cultivateurs qui arrivent ensuite à s’attaquer à des terrains inférieurs, dont les produits obtenus chèrement deviennent les régulateurs des prix pour les produits qui ont coûté moins à obtenir. Cette réfutation ne fait que répéter celle de ? l’économiste américain Carey et de quelques économistes français, mais elle ne change rien au fond de la question, qui réside à peu près tout entière dans deux points que toute cette polémique sur l’ordre historique des cultures n’entame pas. Premièrement, ceux qui admettent le fait de la rente ont-ils tort de parler, comme le leur reprochent M. Cauwès et les tenans de la même opinion, des puissances du sol, du monopole naturel que présentent certaines terres? Assurément ce monopole diminue. Mais est-il une quantité sans importance dans l’établissement des prix et dans le revenu des terres? M. Cauwès ne répond pas suffisamment à ces exemples classiques de crus exquis, propres à certains sols, auxquels ils donnent un prix et un revenu exceptionnels. Supposez que, par un malheur qui ne serait pas à la rigueur impossible, ces vignobles renommés entre tous viennent à être détruits par le phylloxéra, de façon à ne pouvoir être remplacés que par des vignes de qualité inférieure, les propriétaires ruinés ne pourraient-ils pas fournir des renseignemens très positifs sur la réalité de la rente qu’on s’efforce vainement de nier ou d’atténuer ? On soutient « qu’avant la découverte de la chimie moderne, on exagérait beaucoup le rôle du sol dans la production végétale, » et que « la doctrine des qualités primitives de la terre reflète les idées anciennes sur le mode de nutrition des plantes. » Bastiat n’aurait pas parlé autrement. Personne ne peut être tenté de contester le contingent nouveau apporté par la science à la fertilisation et dès lors à l’égalisation relative de la puissance productive de différens sols peu gratifiés à l’origine. Est-il moins vrai que nous attendons encore la chimie qui fera naître à Argenteuil ou à Suresnes le clos-vougeot et le lacryma-christi? En second lieu, la fertilité est loin d’être la seule cause de la rente. Un débouché nouveau, comme nous le disions, suffit à la faire naître non-seulement pour la terre cultivée, mais pour les terrains bâtis ou qui attendent des constructions. Là est le secret de l’enrichissement d’un nombre considérable de propriétaires de nos jours même. Les chemins de fer ont eu le double effet, tantôt de faire naître des rentes pour des terres qui ne rapportaient que bien juste le profit du capital engagé, tantôt de supprimer des rentes en égalisant les conditions par le rapprochement des distances. La rente naît encore pour le sol dans l’intérieur des villes en vertu de circonstances qu’il nous a été facile d’étudier de près. L’augmentation, qu’on est tenté d’appeler fabuleuse, du mètre de terrain dans Paris, sans travail et sans capital, a fait la fortune des anciens possesseurs. Assurément, on peut soutenir que le travail et le capital créent de plus en plus de telles masses de valeurs qu’elles dominent de beaucoup ces valeurs nées de la rente. Nous en sommes très convaincu pour notre compte. Quant à la réalité même de la rente du sol, comme à sa persistance, nul progrès survenu ne peut l’empêcher. Aucune de ces discussions ne réussit à l’ébranler en définitive. C’est aussi l’opinion développée par M. Worms, comme c’est celle de M. Charles Gide. L’un et l’autre inclinent à l’optimisme modéré, qui conclut à l’amélioration réelle et possible dans l’avenir des classes salariées par l’accroissement de la rétribution et le développement des moyens d’existence, mais l’un et l’autre accordent à la rente une importance considérable. M. Charles Gide y voit avec excès un avantage immense fait aux propriétaires et une lourde charge pour les consommateurs qui en acquittent le prix. Il insiste en outre sur le lien de la rente foncière avec la question de la propriété. La rente, en pesant sur la masse, lui parait faire de la propriété individuelle « un système fort onéreux, » et, s’il lui laisse cette espèce de tache, qu’il faudrait pouvoir laver, va-t-il jusqu’à dire, par une indemnité aux masses, c’est dans l’impuissance à trouver des remèdes, puisqu’on ne peut empêcher cette plus-value gratuitement acquise, du moins pour en anéantir les effets par des compensations suffisantes. Il accuse, en un mot, la rente de faire sentir péniblement aux autres les avantages dont quelques-uns sont gratifiés. Convaincu au degré où il l’est de l’étendue du privilège foncier, il ira en outre jusqu’à traiter de « monstrueuse » l’affirmation « qu’il n’y a pas de terre qui vaille ce qu’elle a coûté. » Affirmation beaucoup trop générale, en effet, mais que vérifieraient des cas beaucoup plus nombreux que ne l’admet l’auteur. Dans de tels cas, l’instrument-terre, couteusement établi et maintenu, n’apparaît pas d’un meilleur rapport que tel capital employé dans l’industrie. C’est de cette façon même que M. Gide n’hésite pas à taxer d’inintelligence de la question les auteurs qui ont attesté, comme une preuve de plus de la légitimité de la propriété aux mains de ceux qui la possèdent, cette circonstance que la propriété du sol avait été payée par la série de ses possesseurs, de façon à ce que les avantages qui y sont inhérens aient été remboursés en quelque sorte. Il est pourtant assez clair que cet argument n’a pour but que de justifier ceux qu’on menace de spoliation, comme s’ils réalisaient des bénéfices exorbitans par l’exploitation du sol, alors que ces prix exceptionnels des denrées ont été escomptés dans l’achat de la terre, à l’aide de capitaux dus le plus souvent au travail. Proposition qu’au fond l’auteur lui-même admet ; car il déclare qu’au cas où la société retirerait au propriétaire actuel son droit d’exploitation, elle lui devrait une indemnité préalable comme à un notaire qui a payé chèrement sa charge, mais qui ne jouit pas moins d’un privilège dont le public fait les frais. La rente foncière ne se pose pas moins comme un problème à examiner en lui-même ; cela reste indéniable. Nous ne reprocherons pas à M. Ch. Gide de donner des armes au socialisme par la manière dont il le résout. Il est certain pourtant qu’il en accuse avec beaucoup d’exagération le principe et les effets en jugeant la rente comme un prélèvement inique au point qu’une indemnité payée aux consommateurs et aux locataires, ou un avantage équivalent, quelle qu’en soit la forme, serait juste en soi, au cas où cela serait praticable. La rente doit être appréciée par ses résultats généraux sur la condition de la masse. Celle-ci gagnerait-elle plus qu’elle ne perdrait à l’abolition d’un stimulant qui évidemment pousse aux perfectionnemens de la culture et à la multiplication de ses produits par l’espoir d’une plus-value qui dépasse les profits moyens du capital ? C’est de la même façon qu’on peut demander à ceux qui regardent le système de la propriété individuelle comme onéreux si l’énergie du ressort qu’elle développe ne crée pas cent fois plus de valeurs dont la société profite que les systèmes qui mettent la masse en possession du sol. En toute matière sociale, c’est par ce calcul de compensations que la vérité se dégage. On en vient toujours à rechercher ce qui, en définitive, l’emporte du bien ou du mal, et je ne sache pas d’autre manière de répondre aux critiques qu’on a faites de la propriété, de la famille et de toutes les autres institutions sociales. Enfin, ce fait particulier tient à quelque chose de plus général : nous voulons dire ici au système, ou, si l’on veut, au problème de l’inégalité des conditions. La rente du sol ne serait, dans cette explication, qu’un cas spécial du monopole. C’est ce que l’auteur appelle encore « une généralisation un peu superficielle. » Qui sait pourtant si ce ne serait pas, au contraire, la plus haute formule du fait à légitimer? Sans contester les différences que présente le fait spécial de la culture des terres avec les autres faits économiques où la rente apparaît, ceux-ci n’en ont pas moins une grande analogie avec ce qui se passe pour le sol et souvent la plus réelle importance. C’est ainsi que l’industrie a aussi sa rente. On découvre cet élément dans tous les ordres de transactions et particulièrement dans le prix qui s’attache aux œuvres et à certains services rémunérés. Un artisan habile touche une vraie rente pour son talent sans qu’il ait fait un effort ou une avance de plus que l’ouvrier moins bien doué par la nature. Qui ne sait que l’inégalité des rétributions à égalité de travail et de capital avancés prend des proportions souvent énormes dans les travaux que nous payons directement ou dont nous soldons les produits ? Le monopole de ces vins exquis que nous citions est-il plus surprenant que celui qui fait attribuer à une cantatrice ou à une danseuse un revenu de 200,000 ou 300,000 francs? Les différences d’un individu à un autre pour les dons de nature et pour les avantages qui en résultent ne constituent-elles pas tout un système d’inégalités, c’est-à-dire de privilèges et d’infériorités dont certaines définitions de la justice s’accommoderaient fort mal ? Pourtant, en quoi la beauté de l’un nuit-elle à l’autre, mal pourvu du côté des avantages physiques? Cela lui nuit, répond-on, si la concurrence s’établit entre eux et si la masse doit payer le prix de certains monopoles de talens. Est-ce pourtant une injustice, et les individus mieux doués auront-ils à payer des dommages-intérêts? L’analogie est si réelle que les socialistes les plus conséquens retranchent la rente du talent comme celle de la propriété foncière. C’est ce qu’ont fait Proudhon et Louis Blanc, par la proclamation de l’égalité des salaires présentée comme idéal. Ils n’admettent pas plus de privilège dans l’ordre de l’esprit que dans l’ordre de la matière et repoussent en principe toute rémunération qui n’ait son origine dans le travail ou dans le besoin. C’est soulever une terrible question que de parler d’indemnité quand il s’agit d’inégalités naturelles ou d’inégalités sociales résultant de la force des choses. S’il peut y avoir lieu à compensations indirectes, ce qui fait sujet de controverse, ce serait par l’assistance, par l’état. Ce problème des limites de la liberté et de la loi est, au reste, naturellement posé par ces traités où l’économie politique et le droit entrent en ligne de compte; c’est par là que nous terminerons cette étude.

III.

On doit reconnaître que la conciliation entre la méthode employée habituellement par les jurisconsultes à l’étude des faits sociaux et économiques, — et celle qu’y appliquent ordinairement les économistes présente, notamment dans la détermination du domaine réciproque de la liberté et de la loi, — des difficultés qui tiennent à la différence des procédés et des habitudes intellectuelles. Elles se seraient plutôt aggravées depuis que l’école de Savigny a établi dans les études juridiques sa prédominance, née d’une réaction légitime contre des théories trop abstraites, et donné à l’idée de l’évolution historique une importance qu’elle méritait de prendre, mais qu’aujourd’hui les systèmes qui dominent en philosophie tendent encore à exagérer.

On avait abusé du droit naturel, il a été proscrit : juste condamnation s’il s’agit d’un prétendu « droit de nature » antérieur à la société, exclusion imméritée s’il s’agit de ces principes de justice naturelle, reconnus par la plupart des moralistes, des économistes, par les jurisconsultes stoïciens, comme par leurs successeurs chrétiens, d’accord à en faire la règle des conventions. Tel est le « droit naturel » admis par Quesnay, qui en a fait le titre d’un de ses ouvrages fondamentaux, par Turgot, par Adam Smith, et qu’aujourd’hui une école à laquelle appartient M. Charles Gide repousse avec le plus complet dédain. Mais ce n’est pas seulement dans les problèmes d’origine que les tendances risquent de différer, c’est dans l’étude des questions actuelles. L’école juridique est entraînée à étendre le domaine de la loi, l’école économiste à développer la sphère de la liberté. Cette disposition est encore confirmée par cette circonstance, qu’étant plus nouvelle comme science, elle a pour théâtre d’observation et pour champ d’expérience la société moderne, dans laquelle l’individu émancipé tient une place fort supérieure à celle qu’il occupait dans les sociétés antiques. Le penchant excessif à ne voir partout que des conventions s’est manifesté, chez les socialistes de la chaire, lesquels ont, pour la plupart, des origines juridiques, par la négation même des « lois naturelles » en économie politique. Autant vaudrait supprimer tout ce qui la constitue comme une science reposant sur un certain nombre de vérités générales. Quel nom pourtant donner à la loi de l’offre et de la demande, sinon celui de loi naturelle ? Ce n’est pas sans un peu de regret que nous avons vu récemment un écrivain, auquel nous ne pouvons refuser le titre d’économiste, et même d’économiste très distingué malgré ses affinités pour le socialisme de la chaire, abriter derrière l’autorité du jurisconsulte Paulus l’opinion singulière que la monnaie est une convention purement légale placée sous l’entière dépendance de l’autorité publique. C’est à la méthode historique qu’on invoque, qu’il faudrait justement demander la réfutation d’une doctrine démentie par les perturbations qu’a causées l’altération des monnaies toutes les fois que les princes y ont mis la main ; ce que nous savons des effets du maximum dans ses tentatives pour violenter la loi des prix montre assez que les républiques n’ont pas à cet égard les grâces d’état qui manquent à la monarchie. Cette absorption de l’économie politique par la jurisprudence marquerait un pas en arrière par l’attribution à la loi de faits sur lesquels elle n’a qu’une mesure d’action limitée. Ce serait trop rétrograder.

L’analyse scientifique a séparé les élémens économiques des élémens juridiques. D’autre part, les progrès de l’industrie ont amené des modifications qui exigent que le droit s’initie à cet ordre de faits et se pénètre à certains égards de l’esprit économique qui s’y applique. C’est ce que j’ai eu déjà l’occasion de montrer dans une étude consacrée au Droit industriel de M. Charles Renouard, qui a eu un des premiers la perception vive de cette vérité et qui a contribué à l’établir sur des fondemens solides ; il serait bon que les jurisconsultes économistes ne les perdissent pas de vue aujourd’hui surtout que l’union des deux sciences a reçu une consécration officielle. Au reste, le rapprochement doit se faire également de la part de l’économie politique avec les méthodes historique et juridique. Ici aussi, on pourrait invoquer des précédens qui montrent la possibilité et l’utilité de l’alliance. Nous pouvons citer comme un de ces précédens considérables le cours qu’a laissé Rossi, à la fois professeur de droit constitutionnel à la faculté de droit de Paris et d’économie politique au Collège de France. L’esprit large et impartial de Rossi n’avait pas besoin sans doute de cette coïncidence pour opérer un rapprochement auquel le préparaient et le sentiment synthétique qu’il portait dans les sciences sociales et ses travaux antérieurs. C’est son caractère propre de tempérer souvent les côtés trop absolus, trop abstraits de l’école anglaise par les considérations tirées du temps, de l’espace, de la nationalité, et en plus d’un cas par la morale, sans qu’on puisse citer une seule méconnaissance des principes essentiels et de l’esprit libéral de l’économie politique. La même inspiration a fait depuis lors le fond d’écrits dus à des jurisconsultes économistes qui ont su trouver de justes points de contact et de conciliation. On doit signaler comme gages récens de ces directions dignes d’être encouragées, les ouvrages de M. Jourdan, de la faculté de droit d’Aix, sur le capital et sur le rôle économique de l’état, et celui de M. Villey, de la faculté de droit de Caen, sur ce dernier sujet. On y trouve un effort marqué pour faire une juste part à la liberté et à la loi, et, malgré quelques dissentimens, l’accord fondamental entre les deux écrivains est assez sensible pour prouver une fois de plus qu’il n’y a pas incompatibilité entre l’économie politique et le droit sur les questions les plus graves. Nous ajouterons que l’Académie des sciences morales, ayant mis au concours cette même question des Rapports du droit et de l’économie politique, a tout récemment récompensé l’ouvrage de M. Alfred Jourdan, qui l’a traitée méthodiquement et avec un ensemble de vues judicieuses qui donnent un prix véritable à cet excellent travail.

Nous réduirons au choix d’un petit nombre d’exemples, pour ne pas prolonger cette étude outre mesure, l’indication des tendances manifestées relativement à la part de la liberté et de la loi ou de l’état par les nouveaux cours d’économie politique. Nous craignons qu’en plus d’un cas les penchans à l’intervention légale ne se soient donné carrière à l’excès. Je citais tout à l’heure les conclusions indiquées par M. Ch. Gide au sujet de la propriété et de la rente foncière, qui semblent investir le législateur d’un droit de compensation. Assurément la question est délicate, et, quanta la propriété notamment, il y a une part à faire, sous les plus grandes réserves, aux hautes considérations développées ici naguère par M. Alfred Fouillée sur son côté individuel et sur son côté social. Mais si l’élément individuel justifie les apologies des économistes, l’élément social justifie-t-il les attaques des socialistes? C’est ce que je ne saurais croire. J’indique au surplus la question sans prétendre la traiter, mais comment ne pas dire un mot de celle qui domine tout, de ce rôle même de l’état, qu’il faut au moins définir en gros avant de faire la part des applications ? L’économie politique, à la prendre dans son ensemble doctrinal, a jusqu’ici regardé la liberté comme étant l’axe des travaux et des transactions qui relèvent d’elle. Elle l’a considérée non-seulement comme l’aiguillon qui stimule les aptitudes naturelles, mais comme un frein et comme une règle qui sert à classer les activités individuelles dans les différentes carrières. La concurrence, qui « met un juste prix aux choses, » selon le mot de Montesquieu, contribue en effet aussi à distribuer les travaux selon le taux mobile des profits, qui haussent ou baissent selon qu’il y a vide ou trop-plein. L’idée de l’état organisateur du travail ou compensateur des inégalités, si tant est qu’elle doive être admise au moins dans une certaine mesure, ne vient, en tout cas, qu’après cette idée de liberté, et c’est à l’autorité à faire la preuve, quand elle réclame le droit d’intervenir. Il s’en faut que le professeur de la faculté de Montpellier que nous avons le plus souvent occasion de citer se montre aussi affirmatif. Après avoir reconnu l’infériorité que présente aujourd’hui l’état pour beaucoup de services, M. Charles Gide ajoute : « Toutefois, rien ne prouve qu’il doive en être toujours ainsi, et il est à croire que le jour où l’état sera constitué sur des bases vraiment scientifiques, c’est-à-dire lorsqu’il sera la représentation fidèle de toutes les forces vives d’un pays, il pourra exercer dans le domaine économique une action plus rationnelle et plus efficace que celle des individus. » Fondemens scientifiques, nous y voilà! L’homme mathématiquement gouverné 1 La raison pure érigée en dogme accepté sans révolte des passions et sans résistance de la part des esprits dissidens !

Ainsi ce qu’on appelle l’individualisme, c’est-à-dire la liberté, n’aurait qu’une valeur transitoire qui laisserait place, un jour, à un état assez semblable à l’idéal saint-simonien, où l’état scientifique joue, en effet, un rôle analogue. Dans le présent même l’auteur préfère, au développement des forces individuelles, l’association. Faut-il dire que cette réduction de l’action personnelle, aujourd’hui prépondérante, au rôle de vérité contingente, nous inquiéterait fort, si nous pouvions y voir autre chose qu’un rêve ; mais il y a tel rêve énervant qu’il vaudrait beaucoup mieux ne pas faire. Dussent-ils trouver nos horizons bien restreints, nous dirons à ces socialistes de l’avenir que les raisons qui militent en faveur de l’initiative individuelle n’ont pas seulement une portée temporaire, soit morale, soit économique. Le ressort est où est la vie, dans la personne, non ailleurs. L’état à bases scientifiques, du moment qu’il est collectif, ne peut avoir la même force d’impulsion et la même fécondité. L’état rationnel n’en sera pas moins composé d’hommes faillibles. La sûreté et la souplesse manqueront toujours plus ou moins à ses opérations, et ce sera, quoi qu’on fasse, trop demander à l’intérêt général, représenté par une gérance, que de prétendre qu’il tienne la place des intéressés directs aussi bien qu’ils la tiennent eux-mêmes.

Ce n’est pas sans regret qu’on verrait des esprits distingués, en possession de parler avec autorité à la jeunesse, montrer de telles défiances, exprimer de telles réserves sur le principe même qui fait, en définitive, la valeur et la force de la société moderne. Ouvrir au socialisme d’état des perspectives d’avenir n’est assurément pas ce qu’il y a de plus opportun dans la situation de l’esprit public et de la France. L’idée de l’intervention légale nous a paru trop envahir aussi des questions spéciales, mais importantes, où la liberté économique réclame de plus en plus une extension conforme à la fois aux principes de la science et aux tendances les plus marquées de la civilisation. La manière dont M. Cauwès traite la liberté du commerce ne sera certainement pas pour satisfaire les économistes. Nous admettons que la méthode historique et l’expérience puissent empêcher de voir, dans le libre échange, une de ces vérités absolues qui s’imposent de toutes pièces à tous les temps. Un certain degré de tutelle des industries naissantes, la nécessité des transitions, l’opportunité de certaines exceptions, peuvent être indiquées avec autant de force qu’on voudra. Encore faudrait-il que la liberté commerciale fût mise en relief suffisamment pour ne pas être étouffée sous les réserves au point de paraître s’effacer devant le système contraire. N’y avait-il rien de mieux à faire que de s’attarder à rajeunir la vieille thèse de la balance du commerce? Que dire, enfin, du plaidoyer en faveur des lois limitatives du taux de l’intérêt, présentées comme palladium de l’emprunteur en des termes tels qu’il ne s’agit plus d’une simple affaire d’opportunité dans leur abolition ? On ne nommerait peut-être pas un seul économiste, depuis Turgot et Bentham, qui ait eu l’idée de présenter une telle prohibition comme une nécessité permanente, et d’ériger la loi de 1807 en un dogme scientifique immuable. C’est faire rétrograder la jurisprudence elle-même, quand on voit cette législation abolie aujourd’hui chez presque tous les peuples civilisés. Ainsi la liberté du prêt serait une vérité partout, excepté en France et dans un petit nombre de pays. Le ménagement pour les préjugés ou la situation des campagnes, qu’on invoque, à tort ou à raison, au nom de la politique, deviendrait un article de foi économique ! Si trop de bons chapitres n’étaient faits pour interdire la sévérité d’un tel jugement, nous demanderions, nous aussi, si c’est la peine d’enseigner l’économie politique dans les facultés de droit, pour y couvrir d’un patronage officiel des thèses exclues désormais du domaine scientifique.

Nous avons déjà fait entendre que telle ne saurait être notre conclusion dernière. Nous estimons que l’enseignement de l’économie politique a été un progrès dans ce sanctuaire jusqu’alors fermé des études juridiques et, en jetant les yeux sur tout ce qu’il a produit, nous avons la certitude qu’il a porté d’excellens fruits. Nous avons cru pourtant utile d’appeler l’attention sur certaines défaillances ou déviations, du moins sur ce qui nous a paru tel. Nous avons pensé qu’il y aurait quelque chose d’inquiétant dans cet éclectisme qui admet, dans une sorte d’ex œquo, la vertu de principes contraires. Il ne faudrait pas, qu’après avoir hésité sur le caractère même et l’objet de la science enseignée, on risquât d’aboutir à un compromis équivoque qui ne serait pas l’économie politique et qui serait déjà un pas fait vers un socialisme indécis, aux contours vagues, mais aux perspectives attirantes. Eviter les excès ou les impatiences de la théorie est bien ; mais si on s’en montrait préoccupé à ce point qu’on ne songeât plus qu’à créer autour de la science économique des barrières, qu’à placer le non à côté du oui, l’antithèse à côté de la thèse, que ferait-on, sinon l’énerver, la rendre suspecte, ébranler les principes vitaux qui font son essence et sa raison d’être ? Ajoutons qu’il ne suffit pas qu’un enseignement ne soit pas un péril, il faut qu’il s’en dégage toute la puissance d’affirmation et de démonstration qui est en lui. L’esprit français aime les idées nettes, et la jeunesse a le même goût au plus haut degré. L’état vague où nous sommes exige une certaine fermeté et décision d’esprit dans l’enseignement, qui doit moins le refléter que le combattre. La société elle-même a besoin d’être confirmée et non ébranlée dans la confiance qu’elle accorde à des vérités fondamentales et salutaires, dont trop d’influences s’emploient à la dégoûter. Cela trace à l’enseignement public son rôle essentiel, et il est visible qu’il doit subordonner à l’effort d’être utile par la propagation des vérités acquises, susceptibles de plus d’un rajeunissement par la nouveauté des applications et par le talent, la prétention trop souvent décevante à une périlleuse originalité.


HENRI BAUDRILLART.

  1. Ainsi, par exemple, le révérend père Félix dans les conférences de Notre-Dame réunies sous ce titre : l’Économie sociale devant le Christianisme.