Le Nouveau Musée de paléontologie

Revue des Deux Mondes4e période, tome 149 (p. 799-824).

LE NOUVEAU MUSÉE


DE PALÉONTOLOGIE




L’homme ne peut lire dans l’avenir, et c’est là une des plus dures épreuves de sa destinée ; mais il peut essayer de lire dans le passé. Tandis que la géologie lui apprend l’histoire du monde physique, la paléontologie lui révèle l’histoire du monde animé. Nous découvrons dans les couches du globe les restes d’innombrables êtres, et nous cherchons leurs enchaînemens pour reconstituer les scènes de la création. Outre cet intérêt philosophique, les fossiles éclairent la géologie, et ainsi ils contribuent aux étonnans progrès de l’industrie. Cependant, en dehors d’un petit groupe de savans et de penseurs, la paléontologie est encore peu connue. La presse destinée au grand public ne parle presque jamais en France des découvertes de fossiles, si extraordinaires qu’elles soient ; elle ne s’intéresse qu’aux recherches d’archéologie. Jusqu’à présent, dans les classes supérieures de nos lycées, on ne s’occupait ni de géologie, ni de paléontologie, de sorte que les élèves entraient dans la classe de philosophie ignorant l’importance de ces sciences pour les questions d’origine. Chacun reconnaissait que, si on enseigne pendant tant d’années aux jeunes Français le grec et le latin, ce n’est point pour leur apprendre deux langues mortes, c’est pour leur inspirer le culte du beau et du grand ; mais on ne réfléchissait pas que les majestueux spectacles des temps géologiques doivent élever leur esprit et les exciter à penser. Cet état de choses va changer. Le congrès géologique international, qui a été tenu l’année dernière à Saint-Pétersbourg et auquel les munificences des Russes ont donné un éclat extraordinaire, a émis le vœu que les gouvernemens de tous les pays établissent l’enseignement de la géologie et de la paléontologie dans les classes supérieures des lycées. En France, ce vœu a reçu un accueil favorable du directeur de l’enseignement secondaire, M. Rabier ; le Conseil supérieur de l’Instruction publique, sur la proposition de l’un de ses membres, M. Mangin, a demandé que la géologie et la paléontologie soient enseignées dans les classes supérieures des établissemens secondaires, et le 6 août dernier le ministre de l’Instruction publique a rendu un arrêté conforme à la demande du Conseil supérieur.

Nous ne saurions nous étonner que la paléontologie ait eu de la peine à se répandre dans notre pays ; car jusqu’à présent, bien qu’elle y ait pris naissance, nous n’avions pas de musée de paléontologie ; le public ne pouvait apprendre l’histoire des êtres qui nous ont précédés sur la terre.

Le 21 juillet, on a inauguré dans le Jardin des Plantes un bâtiment qui renferme trois nouvelles galeries : l’anatomie comparée occupe le rez-de-chaussée ; la paléontologie est au premier étage ; l’anthropologie est disposée au second étage, en balcon autour de la galerie de paléontologie, laissant tout son milieu libre, de sorte qu’il reçoit la lumière d’en haut et a une élévation suffisante pour les gigantesques créatures des temps passés. Le premier dimanche qui a suivi la séance d’inauguration, il y a eu 11 000 visiteurs ; le second dimanche il y en a eu 10 000 ; l’affluence continue. Le public paraît charmé et surpris ; il passe, respectueux, devant ces reliques d’êtres qui ont été tirés de la pierre où ils étaient depuis des centaines de mille et même des millions d’années. Des gens d’apparence très simple deviennent méditatifs devant les passionnans mystères de la vie cachée dans les roches ; comparant les fossiles des âges successifs du monde, ils cherchent à comprendre ce qui s’est produit depuis le jour lointain où s’animèrent de chétives créatures jusqu’au jour marqué pour la créature humaine.

Il peut être de quelque intérêt de dire quelles phases la paléontologie a traversées dans le Jardin des Plantes, avant d’arriver à son état actuel, et ensuite de faire connaître la disposition de la nouvelle galerie.


I


Les anciens n’ont eu aucune idée des temps antérieurs à la venue de l’homme. Le moyen âge ne les a pas étudiés davantage. Dans les siècles derniers, on a entrevu quelque chose de l’histoire des êtres fossiles, mais très peu. C’est durant ce siècle, et au Jardin des Plantes, que la paléontologie a été constituée ; Georges Cuvier, dans ses Recherches sur les ossemens fossiles de quadrupèdes, publiées en 1812, en a été le fondateur incontesté. Avant lui, quelques savans avaient pressenti qu’il y a eu des espèces différentes de celles de notre époque, sans pouvoir fournir une certitude ; car ils avaient surtout observé des coquilles marines, et il était permis de supposer que des coquilles identiques seraient un jour découvertes au sein des océans ; quant aux rares quadrupèdes terrestres dont on avait rencontré les ossemens, nul n’osait affirmer qu’ils fussent différens des formes actuelles, parce que l’anatomie comparée était peu avancée. On avait à la vérité reconnu que le Mastodonte était un genre éteint, mais le fait que quelques animaux ont disparu avant la venue de l’homme ne prouvait pas qu’il y eût eu d’immenses époques géologiques caractérisées par tout un ensemble de créatures spéciales. Cuvier a rassemblé une grande collection de squelettes d’animaux actuels ; leur étude lui a facilement démontré que les bêtes fossiles ne devaient pas être confondues avec eux. Son but a été de faire ressortir leurs différences ; il n’avait pas de motifs de chercher les traits de ressemblance ; car, absolu dans son opinion sur la fixité des espèces, il ne pouvait pas, comme Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, supposer que les animaux fossiles ont été les ancêtres de ceux d’aujourd’hui.

Lorsque je suis entré au Muséum, il y avait encore beaucoup de personnes qui avaient vécu dans l’intimité de Cuvier : le professeur Duvernoy, auteur de chapitres importans de son Anatomie comparée ; le professeur Valenciennes, son collaborateur dans l’étude des poissons ; le professeur Duméril, son collaborateur dans celle des reptiles ; Laurillard, son aide-naturaliste et son dessinateur ; Rousseau, garde de la galerie d’Anatomie comparée, enfin Merlieux, qui, dit-on, avait commencé par être un statuaire et s’était ensuite borné à la tâche de dégager, de raccommoder les ossemens et d’en prendre les moulages ; je me le rappelle, avec ses manchettes à petits plis passant sous sa blouse, occupé à sculpter la pierre à l’entour des fossiles qu’il ménageait avec amour. Outre ces collaborateurs assidus de Cuvier, je voyais les professeurs qui l’ont connu : Becquerel, Adolphe Brongniart, Cordier, Serres, Henri Milne-Edwards, Chevreul, Flourens, Dufrénoy, Decaisne. J’étais impressionné par le respect avec lequel tous en parlaient. Valenciennes, Rousseau, Merlieux ne disaient jamais Cuvier, mais Monsieur Cuvier, en faisant résonner solennellement la syllabe Mon, et quand on avait donné une opinion de Cuvier, il n’y avait plus rien à ajouter. Je ne cite pas Isidore-Geoffroy Saint-Hilaire, qui, se souvenant des luttes de son père, ne pouvait partager la même fascination.

Cuvier est mort en 1832. Il a été remplacé dans la chaire d’anatomie comparée par un adversaire, Ducrotoy de Blainville. On doit à cet anatomiste de nombreux ouvrages, notamment l’Ostéographie, accompagnée d’atlas in-folio. C’est lui qui a créé le nom de Paléontologie (étude des êtres d’autrefois) ; mais la paléontologie de Blainville ne ressemblait guère à la paléontologie actuelle, car c’était une description d’os soit actuels, soit fossiles, faite comme dans les traités consacrés à l’anatomie humaine. On a prétendu que Blainville avait un mauvais caractère, mais, quand on pense que l’antagoniste de Cuvier se trouvait par la force des circonstances avoir pour aides dans son laboratoire et pour confrères dans l’enseignement, des amis et des admirateurs passionnés de son illustre prédécesseur, on peut supposer qu’il a dû avoir plus d’un désagrément. J’ai travaillé dans son laboratoire, où l’un de ses plus savans aides, le docteur Alix, m’initiait à l’anatomie ; j’ai gardé le souvenir d’un vieillard bienveillant, d’une exquise courtoisie. Il conserva l’administration des Vertébrés fossiles réunis par Cuvier, auxquels il en joignit un grand nombre. Il les classa dans un ordre purement zoologique : Mammifères d’abord, Oiseaux, Reptiles, et enfin Poissons.

À la mort de Blainville, les Cuviériens reprirent le domaine de l’anatomie comparée. Duvernoy, le fidèle ami de Cuvier, devint professeur. Outre ses beaux travaux anatomiques, il a publié quelques mémoires paléontologiques. Le partage des collections resta le même.

Pendant qu’au Jardin des Plantes on continuait à faire sur les fossiles des ouvrages surtout descriptifs, la paléontologie se transformait et commençait à apparaître comme l’histoire de la succession des êtres dans les temps passés. Les géologues se rappelaient ces mots que Fontenelle avait prononcés en 1712, à propos de la présentation à l’Académie d’un ouvrage sur les fossiles du savant suisse Scheuchzer : « Voilà de nouvelles espèces de médailles dont les dates sont plus importantes et plus sûres que toutes les médailles grecques et romaines. » On appréciait de plus en plus un mémoire que l’Anglais Smith avait publié sous le titre : Strata identified by organised fossils. Des travaux nombreux et remarquables de paléontologie appliquée à la géologie ont apparu dans tous les pays. En France, ceux d’Alcide d’Orbigny ont eu une importance considérable. Nul plus que lui ne s’est attaché à la chronologie des fossiles. Il a cru reconnaître que les êtres ont été renouvelés cinq fois pendant l’ère primaire, dix-huit fois pendant l’ère secondaire, cinq fois pendant l’ère tertiaire. Partisan de la fixité des espèces comme presque tous les hommes de son temps, il n’admettait aucune transformation ; croyant aux grands cataclysmes périodiques décrits par Élie de Beaumont, il supposait que ces cataclysmes avaient mis fin aux êtres d’une époque et que d’autres êtres avaient été créés dans l’époque suivante. Cela n’est plus en accord avec nos idées actuelles ; mais, si on se reporte à cinquante ans en arrière, on comprend que d’Orbigny opérait une révolution dans la science. Il résultait de ses recherches sur la chronologie des fossiles que la paléontologie n’était plus une simple annexe de la zoologie : elle devenait une science spéciale qui a pour objet l’histoire de la succession des êtres.

C’est pourquoi l’idée d’un enseignement de la paléontologie s’imposait dans le Jardin des Plantes. Évidemment Alcide d’Orbigny était le mieux préparé pour un tel enseignement. Mais c’était un chercheur dont tous les instans étaient consacrés à dégager les fossiles de la pierre, à les raccommoder, les décrire ; aucun homme n’était plus incapable de faire des démarches. Il avait pour beau-père Gaudry, l’ancien bâtonnier de l’ordre des avocats de Paris, universellement aimé dans le barreau. Tandis que tous les anciens bâtonniers de son temps, Billault, Baroche, Delangle, Duvergier, Boinvilliers, étaient arrivés aux plus hautes positions politiques, Gaudry voulait rester avocat et ne demandait rien. Aussi, quand il fit remarquer qu’Alcide d’Orbigny avait vécu huit ans en Amérique, visitant les peuplades les plus reculées, qu’il avait publié sur l’Amérique un ouvrage de huit volumes in-folio, qu’il était un des principaux promoteurs en France de la paléontologie, qu’il avait composé la Paléontologie française en seize volumes, le Prodrome de paléontologie en trois volumes, la Paléontologie stratigraphique en trois volumes, sans compter bien d’autres ouvrages, et que pour tout cela, à l’âge de quarante-neuf ans, il n’avait rien reçu de son pays, plusieurs membres du barreau de Paris s’intéressèrent à lui. En 1853, Fortoul, ministre de l’Instruction publique, créa une chaire de paléontologie au Muséum d’histoire naturelle, et la confia à Alcide d’Orbigny. Le nouveau professeur avait une tête énergique, superbe, dont on ne peut guère se faire une idée d’après le buste bizarre placé sur la face externe du nouveau bâtiment. Il fut très gêné dans son enseignement, car, malgré le titre d’administrateur que les professeurs avaient autrefois, on ne lui remit pas l’administration des objets de paléontologie qui étaient dans le Muséum. Il n’eut d’autre collection que la sienne propre. Les fossiles continuèrent, comme par le passé, à être disséminés dans les divers services de l’anatomie, de la conchyliologie, de l’entomologie. Un professeur de métaphysique se passe d’objets matériels de démonstration ; mais un professeur chargé de faire connaître les fossiles est fort embarrassé s’il n’en peut montrer. Le nouveau professeur fut installé cour de la Baleine, dans un local très exigu ; son aide-naturaliste fut relégué dans les combles de l’ancienne ménagerie des reptiles ; il y avait là des salles misérables, si peu éclairées qu’on n’y pouvait pas travailler au microscope ; c’est là qu’a été fait l’ouvrage sur les fossiles de Pikermi. D’Orbigny a éprouvé une grande tristesse de voir que ses idées étaient peu appréciées par les chefs de la science. Il a succombé à une maladie de cœur quatre ans après sa nomination au Muséum, avant qu’il ait été sérieusement question de le faire entrer à l’Institut. Depuis sa mort, sa gloire a toujours été grandissante ; on reconnaît en lui un des génies qui ont honoré la science française. Il eût mieux valu, pendant sa vie, lui donner quelques encouragemens.

À la mort d’Alcide d’Orbigny, l’État acquit ses collections et les donna au Laboratoire de paléontologie. Les professeurs du Muséum proposèrent D’Archiac pour le remplacer. Le ministre de l’Instruction publique, Rouland, avait alors institué une commission pour modifier l’organisation du Muséum ; parmi les membres de cette commission, se trouvait un ingénieur des mines, Bayle, chargé d’un cours de paléontologie à l’École des mines, professeur remarquable, érudit, mais d’un esprit mordant, sévère dans ses critiques ; il a formé une magnifique collection de paléontologie à l’École des mines. Le ministre voulait le nommer au Jardin des Plantes, mais il hésitait à rompre avec l’usage de se conformer au choix des professeurs. Quatre années s’écoulèrent sans qu’on pourvût à l’enseignement de la paléontologie ; cela montre qu’on ne regardait pas encore cet enseignement comme très utile. En 1861, le vicomte Adolphe d’Archiac Desmier de Saint-Simon fut enfin nommé professeur-administrateur de paléontologie au Muséum. Mais, pas plus que son prédécesseur, il ne fut chargé d’administrer les collections publiques. L’œuvre scientifique de D’Archiac a été très différent de celui d’Alcide d’Orbigny. Ce dernier était un esprit original, tellement absorbé par ses propres observations que parfois il négligea celles de ses confrères de France et de l’étranger, ce qui lui attira des ressentimens. D’Archiac a fait aussi des recherches personnelles, mais il a passé une partie de sa vie à analyser les travaux des autres. Ancien militaire, il poussait l’équité jusqu’au scrupule ; il trouvait injuste qu’on oubliât les savans qui ont été nos maîtres, et il a publié de nombreux livres pour faire connaître leurs œuvres. Il était assurément reconnaissant aux professeurs du Muséum qui avaient, pendant quatre ans, soutenu sa candidature ; pourtant il ne put prendre son parti d’être un administrateur sans administration, et un professeur de paléontologie sans collection de paléontologie. Il est mort en 1868.

Édouard Lartet a remplacé D’Archiac. Il avait longtemps habité dans le Gers, près de la colline de Sansan, remplie d’ossemens fossiles. Ses fouilles ont rendu ce gisement célèbre. Les efforts qu’il fit pour déterminer les ossemens de Sansan lui donnèrent beaucoup d’habileté dans l’étude des vertébrés. Cette habileté lui acquit une grande notoriété, quand les découvertes de Boucher de Perthes dans le diluvium de la Somme eurent attiré l’attention sur l’homme fossile, car on se mit à chercher partout des instrumens humains, et comme on ne fixe leur ancienneté qu’au moyen des animaux trouvés avec eux, chacun eut recours à Lartet, qui devint l’arbitre pour juger si des instrumens humains appartenaient à l’âge de la pierre taillée ou à l’âge de la pierre polie. Il a fait de curieuses recherches dans les cavernes du Périgord et du midi de la France, et il a justement passé pour être un des fondateurs de la paléontologie humaine. Il était âgé de soixante-huit ans, quand on le nomma professeur ; il n’avait encore jamais professé ; il mourut avant d’être monté en chaire, en janvier 1871.

Il arriva, à la mort de Lartet, une étrange chose : plusieurs des professeurs du Muséum voulurent supprimer la chaire de paléontologie. Cette science avait pourtant fait des progrès rapides ; l’admirable livre de Darwin sur l’origine des êtres avait déterminé un nouveau courant d’idées. On s’était attaché à l’étude des enchaînemens des êtres et on commençait à entrevoir que l’histoire du monde est l’histoire d’une évolution qui se poursuit à travers l’immensité des âges ; la paléontologie tâchait d’embrasser l’étude du plan qui a présidé au développement de la vie. Malgré le caractère philosophique que prenait la paléontologie, on voulut revenir à l’état de choses qui existait du temps de Cuvier. Il parut un jour un arrêté nommant le professeur de Strasbourg, Schimper, chargé au Jardin des Plantes d’un cours sur les plantes fossiles, en place du cours de paléontologie. L’éminent botaniste refusa. Il écrivit à mon ami Saporta qu’il ne voulait pas contribuer à la suppression d’un cours devenu indispensable à notre époque. Après ce refus, l’opposition contre la chaire de paléontologie continua. J’ai entre les mains la lettre suivante de Jules Simon, alors ministre de l’Instruction publique, adressée à l’un de ses confrères de l’Institut, Léonce de Lavergne : « Mon cher confrère, ainsi que je le pensais, le Muséum a été consulté sur l’opportunité de la déclaration de vacance de la chaire. Il est opposé au maintien de la chaire ; nous attendrons sa réponse avant d’agir. Croyez, je vous prie, à mes sentimens les plus dévoués. »

Il était peu vraisemblable qu’un philosophe comme Jules Simon accepterait la suppression de la seule chaire de France où l’on étudiât l’histoire des origines et des développemens du monde animé. La question de savoir s’il convenait de conserver la chaire de paléontologie fut soumise à l’assemblée du Muséum ; quatre professeurs votèrent contre son maintien ; la majorité vota pour. Je fus nommé professeur de paléontologie. Mais il fut convenu que le professeur de paléontologie continuerait à ne pas être chargé de l’administration des collections de fossiles placées dans les galeries publiques ; le professeur d’anatomie comparée vint prendre dans les collections formées par nous tous les objets qui lui plurent, et notamment les plus belles pièces provenant de mes fouilles à Pikermi, en Grèce.

À la mort du professeur d’anatomie comparée Paul Gervais, en 1879, on comprit que la lutte contre la paléontologie ne pouvait pas durer toujours et qu’elle obtenait un résultat opposé à celui qu’on cherchait : car elle augmentait la sympathie que les hommes désintéressés voulaient bien nous témoigner. Puis, les travailleurs qui avaient à déterminer des fossiles trouvaient extraordinaire que les collections, au lieu d’être réunies pour les commodités de l’étude, fussent disséminées dans six endroits différens, afin de donner satisfaction à plusieurs professeurs. Il fut décidé que les collections de vertébrés fossiles appartenant à l’anatomie comparée seraient remises au service de la paléontologie. On doit l’initiative de cette détermination au directeur du Muséum, Fremy. Pour consacrer les droits du professeur de paléontologie à administrer les collections de fossiles, Fremy obtint la construction dans la cour de la Baleine de deux salles destinées à rassembler les pièces les plus importantes. Les paléontologistes français garderont une profonde reconnaissance à l’illustre chimiste qui s’est constitué leur défenseur.

Aujourd’hui les tribulations de la paléontologie ont cessé dans le Jardin des Plantes. On vient de construire une galerie où les êtres sont groupés suivant l’âge de leur apparition sur le globe, de sorte que chacun pourra dorénavant étudier et méditer l’histoire encore un peu mystérieuse du développement de la vie. Le professeur de paléontologie et ses dévoués collaborateurs n’ont plus de luttes à soutenir ; ils ne rencontrent que des amis.

L’historique de la fondation de la paléontologie dans le Jardin des Plantes était nécessaire pour expliquer comment, malgré la satisfaction avec laquelle la nouvelle galerie de paléontologie est accueillie par les travailleurs et par le public, elle serait encore plus importante sans les difficultés contre lesquelles les professeurs de paléontologie ont eu successivement à lutter. Ces difficultés nous portent à croire que la reconstitution de l’histoire du monde animé est une grande chose, car toutes les grandes choses ont eu de la peine à se faire accepter.


II


Quand on entre dans le Jardin des Plantes par la grille d’Austerlitz, on aperçoit à gauche un bâtiment qui vient d’être élevé le long de la rue de Buffon. Il a été construit par M. Dutert, l’habile architecte qui a fait au Champ-de-Mars la Galerie des Machines. Il n’est que la moitié du bâtiment que nous avons demandé ; la longueur des salles de collection est de 75 mètres. Il renferme au rez-de-chaussée l’anatomie comparée, au premier étage la paléontologie, et au second l’anthropologie, disposées dans des galeries qui font le tour de celle de paléontologie, laissant le milieu vide pour que les fossiles gigantesques aient de la place et de la lumière. À côté de la galerie de paléontologie se trouvent des laboratoires, un peu exigus, mais pourvus de tous les perfectionnemens modernes ; ils ont l’avantage inappréciable d’être placés près des collections. Un des premiers devoirs des savans qui ont la charge d’un musée est d’être à la disposition des travailleurs, et il est difficile de bien remplir ce devoir quand on a un laboratoire situé hors du Jardin des Plantes, rue de Buffon, comme dans la plupart des services du Muséum.

Sur le palier du premier étage qui précède la galerie de paléontologie, les murailles sont occupées par trois grandes pièces fossiles : à gauche, c’est une plaque de lias du Wurtemberg couverte de Pentacrines qui mesurent plus de 2 mètres de hauteur ; ces crinoïdes, vulgairement appelés lis de mer, devaient former une magnifique parure dans le fond des océans liasiques. Ils nous préparent, avant d’entrer dans la galerie, à l’idée que le monde des temps géologiques n’était pas peuplé de monstres, comme on le croit souvent, mais de créatures charmantes qui, dans tous les étages, sont dignes de séduire les artistes aussi bien que les naturalistes.

Au milieu du palier s’étale le squelette presque entier d’une bête miocène appelée Macrothérium. On en avait depuis longtemps trouvé les débris, mais on attribuait sa tête aux pachydermes, ses membres aux édentés, c’est-à-dire à des bêtes supposées très différentes, puisque les pachydermes ont des sabots disposés pour la marche, tandis que les édentés sont des onguiculés, dont les pattes armées d’ongles servent à saisir. M. Filhol, dans ses fouilles à Sansan, a découvert que la tête et les membres appartiennent au même animal. Cela annonce que notre galerie va présenter l’histoire des enchaînemens du monde animal.

À droite du palier, on admirera un large bloc de gypse de Vitry-sur-Seine, où est incrusté un squelette entier du Palæotherium magnum ; ce bloc a été découvert par M. le professeur Vasseur et généreusement offert par M. Fuchs, le propriétaire de la carrière souterraine d’où il a été tiré. Nous avons placé à côté de ce magnifique spécimen des dessins de restauration de Paléothérium faits par Cuvier avec des matériaux très incomplets, et on peut vérifier l’exactitude de cette restauration. Aussi, en entrant dans notre galerie, le premier sentiment dont on est pénétré est un sentiment d’admiration pour le savant français qui a fondé la paléontologie.

M. Dutert a eu le mérite de subordonner l’arrangement des galeries au seul intérêt de la science. Il ne les a séparées par aucune avance, parce que, l’évolution des êtres ayant été continue, il importe que les collections forment des enchaînemens ininterrompus.

Notre musée est une salle d’histoire, où les échantillons sont classés suivant un ordre chronologique. Jusqu’à présent, le mot histoire naturelle n’a pas été pris dans un sens strict ; le Muséum d’histoire naturelle ne représentait pas l’histoire de la nature ; c’était surtout une exposition de ses merveilles ; on n’y voyait pas comment les êtres ont acquis leur état actuel. C’est la paléontologie, aidée par les expériences physiologiques, qui doit nous l’apprendre. Cuvier avait entrevu l’intérêt de notre nouvelle galerie, quand il terminait son célèbre Discours préliminaire par ces mots : « Qu’il serait beau d’avoir les productions organisées de la nature dans leur ordre chronologique, comme on a les principales substances minérales ! La science de l’organisation elle-même y gagnerait… Et l’homme, à qui il n’a été accordé qu’un instant sur la terre, aurait la gloire de refaire l’histoire des milliers de siècles qui ont précédé son existence, et des milliers d’êtres qui n’ont pas été ses contemporains. »

La classification chronologique des fossiles de notre musée permet au visiteur d’embrasser au premier coup d’œil le développement progressif du monde, car au commencement de la galerie où sont placés les plus anciens êtres, il ne rencontre que des types simples, chétifs ; à mesure qu’en pénétrant dans la galerie il trouve des créatures de plus en plus récentes, il voit des types plus avancés ; et, vers le fond de la galerie qui renferme les derniers venus, il aperçoit les types les plus perfectionnés. La classification adoptée est la classification la plus usuelle, celle qui a été proposée par les congrès internationaux de géologie. En parcourant notre galerie, on se trouve tour à tour dans le Primaire, puis dans le Secondaire, puis dans le Tertiaire et enfin dans le Quaternaire.

Ère primaire. — La première table est consacrée à l’Archéen. Nous y avons placé diverses préparations de l’Eozoon, qui a été célèbre à un moment, mais que la plupart des savans considèrent aujourd’hui comme un simple accident minéralogique. Nous y avons rangé également les échantillons de Bretagne où M. Cayeux croit voir des foraminifères, des infusoires et des spicules d’éponges.

Après l’Archéen vient le Cambrien. C’est dans ce terrain que se rencontrent les plus anciens fossiles dont la nature organique est incontestée. Il y a des Méduses, des Mollusques et surtout des Trilobites. Quelques-uns de ces crustacés sont de grande taille et de structure compliquée ; il faut en conclure ou bien que les premiers êtres ont été assez avancés, ou bien qu’on découvrira des êtres dans des terrains d’une antiquité encore plus reculée.

Le Silurien succède au Cambrien. Nos plus beaux fossiles proviennent des recherches de Barrande en Bohême. L’ancien précepteur du Comte de Chambord suivit en exil son royal élève et bientôt se fixa à Prague pour explorer les terrains primaires. Son ouvrage sur la Bohême est un tel monument qu’on se demande comment il a pu être composé par un seul homme. Pour la publication, il a été aidé par le Comte de Chambord, ainsi qu’il le déclare dans une préface[1].

On remarquera parmi les nombreux fossiles découverts par Barrande des tableaux qui sont une preuve étonnante de son génie d’investigation : ces tableaux présentent la série des transformations d’une même espèce de Trilobite depuis la sortie de l’œuf jusqu’à l’état adulte ; il y a une espèce pour laquelle Barrande a pu distinguer dix-sept stades. Il a suivi le développement de bêtes qui remontent sans doute à plus d’un million d’années, comme on suit dans un laboratoire d’embryogénie le développement des êtres actuels.

Nous avons des fossiles siluriens de divers pays et notamment de la France ; c’est au Silurien qu’appartiennent les ardoises d’Angers, riches en grands Trilobites et les cercueils de la Hunaudière où sont enfermés tant de Calymene Tristani. C’est aussi dans le Silurien de la France qu’on a trouvé le plus de Bilobites et les autres corps décrits sous le nom d’organismes problématiques. Nous en avons une curieuse collection grâce à un legs de Marie Rouault. Perruquier du rang le plus modeste dans un faubourg de Rennes, Marie Rouault arriva un jour à Paris, apportant des fossiles et des manuscrits qui surprirent fort les princes de la science. Je le vois encore entrant dans le Jardin des Plantes, gros et petit, avec ses yeux bleus, ses longs cheveux de Breton, sa figure un peu craintive, son costume très simple. Parmi les objets recueillis par lui il faut citer les Bilobites et les Vexillum, qui ont reçu leur nom de ce qu’on les a comparés à un drapeau enroulé sur lui-même. Ces organismes problématiques ont donné lieu à de vives polémiques ; le Suédois Nathorst, le professeur Édouard Bureau et la plupart des naturalistes pensent aujourd’hui que ce sont des empreintes dues à des actions physiques ou à des animaux on marche.

En somme, ce qui domine dans le Silurien, ce sont les Polypiers, les Crinoïdes, les Brachiopodes, les Mollusques et les Crustacés. Les Vertébrés y sont des raretés ; les seuls restes que notre Muséum possède sont des écailles de poissons que j’ai recueillies avec M. Boule dans le Silurien inférieur de Cañon City (Montagnes Rocheuses).

Du Silurien on passe au Dévonien. Les Invertébrés n’ont pas fait des progrès bien sensibles. Mais le développement des Vertébrés est un événement considérable dans l’histoire du monde animé. À la vérité, ce ne sont que des poissons, et encore ces poissons ont-ils des caractères rudimentaires. Il est impossible de ne pas voir dans ces premiers Vertébrés une preuve d’évolution, car ils sont imparfaitement vertébrés. Les uns sont dans l’état des embryons chez lesquels aucune partie de la colonne vertébrale n’est ossifiée ; tels sont les Pteraspis, Cephalaspis et Pterichthys qui rappellent les Crustacés autant que les Poissons. Les autres, comme le Coccosteus, ont les arcs supérieurs et inférieurs de leurs vertèbres ossifiés, mais leurs corps sont restés cartilagineux.

Beaucoup de poissons dévoniens de notre collection ont été trouvés en Écosse dans des miches ; si on casse les miches avec soin, on les divise en deux moitiés dont l’une renferme le poisson et l’autre son empreinte. Lorsqu’en brisant une pierre vieille de plusieurs centaines de mille ans nous y trouvons un animal fossile, nous ne pouvons nous défendre de quelque émotion ; nous lui demandons d’où il vient, qui l’a mis là, quelles choses avaient lieu à l’époque où il vivait ; à force de passer d’interrogations en interrogations, nous entrons dans un infini de pensées, nous sommes transportés dans des horizons si immenses que nous sommes à la fois charmés par leur grandeur et attristés de les si mal embrasser. Dans mes Enchaînemens du Monde animal, j’ai raconté qu’arrivant à Cromarty, tout au nord de l’Écosse, je vis une haute colonne surmontée de la statue d’Hugh Miller ; près de là on me montra la chaumière où le populaire paléontologiste était né. Il avait eu des débuts encore plus modestes que le perruquier Marie Rouault : c’était un ouvrier carrier. En cassant les pierres du terrain dévonien, il y rencontrait des poissons ; son esprit en fut émerveillé ; il laissa la pioche pour prendre la plume et enseigner la science nouvelle qui fait découvrir dans les pierres les « créatures de Dieu. »

Après le Dévonien, on trouve dans notre galerie le Carbonifère. Ses mers nous ont livré des Polypiers, des Crinoïdes, des Brachiopodes, des Mollusques, des Crustacés, peu différens de ceux du Dévonien. Mais l’histoire de ses continens a une importance capitale pour l’industriel comme pour le savant ; ils ont été couverts de forêts immenses, dont les détritus ont formé la plus grande partie de la houille exploitée jusqu’à ce jour. Les expériences qui ont été tentées pour changer les végétaux en houille ont été infructueuses ; un de nos plus distingués assistans du Muséum, M. Bernard Renault, a constaté que la houille est remplie de Microbes (Bacillus, Micrococcus) ; il pense que les décompositions opérées par eux ont contribué à lui donner son état actuel. Nous avons exposé dans notre galerie des plaques préparées par M. Renault et des figures de Microbes enfermés dans ces plaques. Parmi nos séries du Carbonifère, je dois signaler celle des insectes de Commentry. C’est une des plus inattendues que la paléontologie ait mises en lumière. Elle a été découverte par M. Fayol et a été l’objet d’un bel ouvrage de M. Charles Brongniart. On y remarquera le Meganeura qui atteint 0m,70 d’envergure, surpassant les plus grands insectes actuels ; il ne faut pas en conclure que les insectes aient eu tout leur perfectionnement dès l’époque de la houille. La collection si nombreuse de M. Fayol a beaucoup étonné les géologues. Aucunes couches n’ont été plus fouillées que les couches houillères ; il y a plus de quarante ans, Lyell se demandait comment on y a rencontré si peu de traces d’animaux ? Cela tient sans doute à ce qu’on ne les avait pas cherchées. Que de merveilles géologiques nous posséderions si les chefs d’exploitation en prenaient quelque souci ! La paléontologie a eu la bonne fortune que M. Fayol ait été un habile observateur en même temps qu’un habile ingénieur ; il a formé ainsi d’incomparables collections des couches houillères.

Le Permien termine les formations primaires. Les fossiles de ce terrain sont rares dans la plupart des musées. Notre nouvelle galerie en a une collection exceptionnelle, grâce aux savans d’Autun. Cette ville est celle de France et peut-être du monde qui possède la société d’histoire naturelle la plus nombreuse, comparativement à sa population. La Société d’histoire naturelle d’Autun, bien qu’elle soit consacrée à la science pure et ne s’occupe point encore de ses applications industrielles, compte plus de cinq cents membres ; elle publie de magnifiques volumes. Plusieurs de ses membres, MM. Bernard Renault, Roche, Bayle, Cambray, etc., ont trouvé dans les exploitations de schistes bitumineux des reptiles très curieux pour l’histoire de l’évolution des quadrupèdes. Leur colonne vertébrale est plus avancée que celle des poissons des temps dévoniens ; cependant les corps de leurs vertèbres sont composés de morceaux qui ne sont pas encore soudés ; l’ossification de la notocorde n’est pas tout à fait achevée ; la nature est prise sur le fait au moment où va se terminer l’ossification qui sera complète chez les quadrupèdes du commencement de l’ère secondaire.

Si, après avoir examiné tour à tour les différens terrains anciens, nous nous arrêtons pour résumer ce que nous venons de voir, nous reconnaissons que, dans l’ère primaire, les animaux avaient déjà un certain degré de complication et de diversité. Cependant, durant la première moitié de cette immense époque, il n’y a eu que des Invertébrés ; dans la seconde moitié, les Vertébrés étaient petits, rares, peu élevés comparativement à ceux qui viendront plus tard ; leur existence était plus passive qu’active ; la plupart étaient protégés par des cuirasses qui gênaient leurs fonctions de relation ; l’intelligence était latente. C’était un temps de silence, de tristesse, il n’y avait plus le néant de la vie, mais il n’y avait pas encore le règne de la vie agitée, éblouissante, telle que nous la voyons de nos jours.

Ère secondaire. — Aussitôt que nous arrivons à la partie de la galerie où commence le monde secondaire, un notable changement se manifeste : les êtres se diversifient, grandissent, se perfectionnent.

Le premier terrain secondaire est le Trias. Nos collections des Invertébrés du Trias renferment la série des fossiles découverts en France et quelques échantillons étrangers. Pour bien connaître les Mollusques de cette époque, il faut voir les fossiles du Tyrol réunis à l’Institut géologique de Vienne. Le Tyrol est un point de l’Europe admirable pour les géologues ; rien de plus joli que les environs de Salzbourg et d’Hallstatt, rien de plus magnifique que le Pays des dolomies dont Cortina d’Ampezzo est le centre. M. de Mojsisovics a consacré sa vie à l’étude des fossiles de ces régions ; il a publié de beaux livres sur les Ammonites.

Les Vertébrés prennent un grand développement dans le Trias. Les regards des visiteurs de notre galerie sont attirés par l’énorme squelette du Pareiasaurus de l’Afrique australe ; cette bête grossière, énorme, mal appuyée sur des membres épais à cinq doigts, paraît bien personnifier le commencement du Secondaire. En avant de ce singulier fossile, nous avons placé une large plaque de grès bigarré avec des empreintes de pattes puissantes, connues sous le nom de Cheirothérium ; on a trouvé beaucoup de ces empreintes en Allemagne et en France. Quel géant les a produites ? Je l’ignore. Ce mot : je l’ignore revient souvent sur les lèvres des paléontologistes ; il contribue à l’ardeur de nos investigations. Le jour où l’on saura, on ne cherchera plus ; ce jour est si loin que le zèle de nos travailleurs n’est point près de s’éteindre. Les armoires murales du Trias renferment les restes de nombreux vertébrés, quelques-uns ont donné lieu à de très suggestives études de M. Seeley ; l’éminent paléontologiste de Londres a montré qu’ils présentent des traits d’union entre les Reptiles et les Mammifères.

Pour bien comprendre les singuliers reptiles du Trias, il faudrait aller voir à Stuttgart ceux du Wurtemberg rassemblés par Oscar Fraas, et à Londres ceux de l’Afrique étudiés par Owen et M. Seeley, ainsi que ceux d’Écosse nouvellement signalés par M. Newton.

Après le Trias vient le Lias. Nous n’avons rien à envier aux autres pays pour les Invertébrés du Lias. Les visiteurs de notre galerie admirent la diversité, l’élégance des Mollusques, parmi lesquels les Ammonites occupent une place d’honneur. Raspail, qui avant d’être un homme politique a été un naturaliste, a publié un mémoire sur le rôle des Ammonites dans l’antiquité ; elles ornaient la tête de Jupiter Ammon, comme l’indiquent plusieurs médailles ; elles étaient adorées à cause de leur forme en ombilic, qui est un emblème de la procréation. Nous ne les adorons plus, mais tous les géologues les aiment, car elles sont charmantes, et ce serait pour eux une ingratitude de ne pas les aimer, attendu qu’elles leur rendent de continuels services, offrant à chaque étage des mutations qui permettent d’en fixer la date. C’est aussi à l’époque du Lias que les Belemnites se multiplient ; nos vitrines en renferment diverses espèces. Comme les Seiches et les Pieuvres d’aujourd’hui, elles étaient nues et elles avaient une poche à encre (sépia) au moyen de laquelle elles noircissaient l’eau de la mer pour se soustraire à leurs ennemis. On remarquera une figure de Bélemnite faite par M. Marcellin Boule avec une de ces poches à encre de l’âge du Lias ; elle semble peinte avec la sépia d’un animal actuel.

L’époque du Lias a vu le règne des grands reptiles marins. Nous avons plusieurs squelettes entiers d’Ichthyosaures, l’un, notamment, qui a un petit dans son ventre, la tête tournée vers l’anus, sans doute prêt à sortir quand il a péri. À côté est la tête d’un énorme Ichthyosaure qui a été très admirée à l’Exposition universelle de 1889 ; elle a été trouvée et donnée au Muséum, ainsi que plusieurs autres belles pièces, par M. Millot, directeur d’importantes exploitations de ciment de Vassy. Nous possédons des squelettes complets de Téléosauriens, parmi lesquels un Pélagosaure, monté avec un rare talent par l’ancien paléontologiste de Caen, Deslonchamps. Malgré ces pièces et plusieurs autres, nos Vertébrés du Lias sont peu de chose auprès de ceux du British Museum. C’est là qu’il faut aller pour bien se rendre compte de l’aspect que devaient avoir les océans secondaires avec leurs légions d’Ichthyosaures, ramassés comme des Dauphins, de Plésiosaures, qui pouvaient élever au-dessus des eaux un cou plus long que celui des Cygnes, de Téléosaures, assez semblables aux Gavials, dont ils sont sans doute les ancêtres. Si, à ces puissans nageurs, on ajoute une multitude de poissons ganoïdes à écailles brillantes, d’Ammonites très variées, d’agiles Bélemnites, on constate que l’activité était beaucoup plus grande au sein des eaux que dans les temps antérieurs. Nous n’avons pas de preuves qu’il en fût ainsi sur la terre ferme.

L’Oolite fait suite au Lias ; le monde animé continue à grandir, à se multiplier et en même temps à se diversifier. Notre musée a de magnifiques séries d’Invertébrés avec lesquels les nombreux amateurs qui vont chercher des fossiles à Boulogne, au Havre, à Trouville, à Villers, à la Rochelle, etc., pourront faire leurs déterminations. Nous avons aussi quelques Vertébrés précieux. Mais nos échantillons sont insignifians comparativement aux reptiles réunis dans Yale College, à New Haven, par M. Marsh. Ce grand savant m’a montré des animaux plus extraordinaires les uns que les autres : le Brontosaurus long de 15 mètres, l’Atlantosaurus auquel il attribue 24 mètres, le Stegosaurus dont le dos portait de si hautes et si bizarres plaques qu’il faut les toucher pour y croire, bien d’autres encore. Après avoir, dans des expéditions dangereuses, multipliées, qui ont coûté des sommes énormes, réuni les plus étonnantes bêtes des temps passés, le professeur Marsh vient d’en faire don à Yale College : c’est un présent tel qu’aucun roi ne pourrait en offrir !

Des vitrines de l’Oolite, le visiteur passera à celles de l’Infracrétacé, puis à celles du Crétacé. Elles suggèrent la même remarque que les précédentes : nos collections d’Invertébrés sont très belles, celles des Vertébrés sont inférieures à ce qu’on voit dans plusieurs musées étrangers. Nous devons faire exception pour les immenses Pythonomorphes, ainsi nommés parce qu’à certains égards, ils rappellent un peu la fiction du Serpent de mer ; aux Pythonomorphes que nous possédions, la Compagnie de Saint-Gobain vient d’ajouter un squelette qui repose sur la craie où il était engagé ; deux savans belges bien connus, MM. Lemonnier et De Pauw, nous ont donné aussi d’intéressans échantillons.

Lorsque l’on considère dans son ensemble l’ère secondaire, on constate de telles différences avec l’ère primaire qu’un débutant en paléontologie ne les confondra pas. Les êtres se sont multipliés, ils présentent une merveilleuse diversité ; ce ne sont plus des créatures condamnées à une existence passive ; l’activité augmente. Plusieurs des quadrupèdes sont devenus des géans. Mais ce sont des géans stupides ; l’intelligence est encore peu développée ; les mammifères sont petits et rares.

Nous devons avouer que notre galerie ne donne pas une idée de la puissance et de l’étrangeté des reptiles secondaires. Nul musée, d’ailleurs, ne peut actuellement les faire bien comprendre, car, en réalité, on ne possède les squelettes entiers que de très peu d’espèces. Les Iguanodons du musée de Bruxelles appartiennent à une seule espèce d’une même localité ; leur nombre sert à frapper le public, mais n’apprend rien de plus aux vrais savans. Figurons-nous qu’un jour on arrive à disposer en enfilade, dans une même galerie, des squelettes entiers des principaux Vertébrés secondaires : Dicynodon, Zanclodon, Belodon, Elginia du Trias ; Ichthyosaurus, Plesiosaurus du Lias ; Pliosaurus, Ceteosaums, Megalosaurus du Jurassique d’Europe ; Atlantosaurus et autres géans du Jurassique des Montagnes Rocheuses ; reptiles volans tels que ceux réunis par M. Zittel à Munich ; Iguanodon de l’Infracrétacé de Belgique ; oiseaux qui ont des dents et Pteranodon du Crétacé du Kansas ; Triceratops du Laramie, etc. ; ce serait assurément un des spectacles les plus étranges qu’il soit donné à l’homme de contempler. Quelques personnes, amoureuses de nouveauté et de grandeur, nous ont demandé s’il serait impossible d’établir dans l’Exposition universelle de 1900 une salle où l’on réunirait des restaurations des bêtes d’autrefois, supposées vues dans l’état de vie. Un savant ne saurait prendre la responsabilité de choses conjecturales ; mais il pourrait fournir des renseignemens à un artiste qui aurait tout droit pour faire des restaurations. Ce serait moins audacieux que les fictions de la mythologie grecque, et ce ne serait pas la partie la moins originale, la moins imposante de l’Exposition de 1900.

Ère tertiaire. — Vers le milieu de la galerie commence l’ère tertiaire. Si, pour les fossiles secondaires, nous avons beaucoup à envier à quelques musées étrangers, il n’en est plus de même pour les fossiles tertiaires. Nous en avons d’admirables séries, formées en grande partie sur le sol français.

Le premier terrain tertiaire, l’Éocène, marque, ainsi que son nom l’indique, l’aurore des formes nouvelles. Paris est sur l’Éocène : son essor est sans doute en partie résulté de ce que ses habitans ont trouvé du calcaire grossier pour bâtir, du gypse pour enduire, du liais pour daller, du grès pour paver, de la terre à tuile pour couvrir, de l’argile pour faire des briques. Les diverses assises ont des espèces qui aident à les reconnaître : les fossiles des sables de Bracheux diffèrent de ceux du conglomérat de Cernay, qui diffèrent de ceux de l’argile plastique, qui diffèrent de ceux des sables de Cuyse, qui diffèrent de ceux du calcaire grossier, qui diffèrent de ceux des grès de Beauchamp, qui diffèrent de ceux des marnes de Saint-Ouen, qui diffèrent de ceux du gypse. Les ouvrages de Deshayes, Hébert, Munier Chalmas, Stanislas Meunier, Dollfus, Cossmann, etc., ont rendu célèbres les gisemens coquilliers des environs de Paris. Chaque dimanche, de nombreux amateurs vont y chercher des fossiles. Plus heureux sont-ils que les chasseurs, car ils reviennent toujours avec quelque butin, tandis que ceux-là rentrent souvent la gibecière vide ; puis, au lieu de tuer de douces créatures, ils ont le plaisir de tirer de la pierre des êtres auxquels ils donnent par la pensée une seconde vie. Autrefois les géologues avaient peu de facilité au Jardin des Plantes pour déterminer leurs fossiles ; aujourd’hui ils y trouvent de belles et nombreuses coquilles, soigneusement nommées.

Outre nos séries d’Invertébrés, nous avons de très précieuses collections de Vertébrés éocènes. La colline de Monte-Bolca, non loin de Vérone, est composée en partie de marnes qui se séparent en dalles couvertes de poissons ; un comte Gazzola en avait rassemblé une vaste collection. Le général Bonaparte, lors de la campagne d’Italie, l’acheta pour le Muséum ; elle frappe par la conservation merveilleuse des fossiles. On remarque notamment un triptyque dont les trois volets sont des plaques naturelles couvertes de poissons ; en se fermant, les volets mettent les poissons en contact, comme ils l’étaient dans la roche.

Nous possédons, grâce au docteur Lemoine, les plus anciens mammifères découverts en France. Ils ont été recueillis dans la colline de Cernay, près de Reims. Lemoine, comprenant leur importance pour l’histoire de l’évolution, s’est voué à leur étude. Il n’en a d’abord trouvé que peu de débris. Mais, pendant vingt ans, il a chaque semaine été fouiller Cernay ; il rapportait un jour des dents, une autre fois des os des membres, une autre fois une portion de tête, si bien qu’il finit par avoir des squelettes presque entiers. Professeur très apprécié de l’École de médecine de Reims, il pouvait acquérir dans cette ville une importante clientèle ; un jour, il sacrifia sa position, vint s’installer à Paris dans le quartier Latin pour mieux étudier ses chers fossiles. Il est mort récemment, léguant au Muséum les collections qui lui avaient coûté tant de peine. Sa veuve a complété ce legs en donnant au Muséum le terrain de Cernay pour continuer les fouilles. Si on joint aux nombreuses découvertes de l’éminent paléontologiste de Reims celles qui ont été faites dans le Puerco et dont le professeur Osborn nous a envoyé d’intéressans échantillons, on constate qu’au début des temps tertiaires les mammifères étaient encore peu avancés dans leur évolution ; ils étaient rares, petits ; plusieurs n’avaient pas dépassé le stade marsupial ; ils avaient un cerveau très imparfait.

La plus célèbre de nos collections est celle des fossiles du gypse de Paris, car c’est avec eux que Georges Cuvier a fondé la paléontologie. Nous les avons disposés de telle sorte que chacun pourra les étudier facilement. On verra notamment plusieurs espèces de Paléothérium, qui sont voisins des Tapirs et des Rhinocéros actuels, et cependant se distinguent des premiers par leurs molaires, des seconds par leurs incisives ; ce sont donc des animaux d’un genre particulier. L’Anoplothérium, leur contemporain, fournit une démonstration encore plus frappante de l’existence de genres fossiles différens de ceux d’aujourd’hui, car ses dents et ses pattes ne ressemblent à celles d’aucune bête de notre époque. Le Chœropotamus, le Dichobune, le Xiphodon, sont aussi des genres bien spéciaux, comme Cuvier l’avait reconnu. Il y a en Vaucluse des lignites où l’on rencontre à peu près les mêmes animaux que ceux du gypse de Paris ; nous en possédons une belle série. Tout cela représente la fin de l’Éocène.

Après l’Éocène vient l’Oligocène, ainsi nommé parce que les formes actuelles ne sont plus à leur aurore, mais sont encore peu nombreuses. La France a des gisemens admirables de Vertébrés oligocènes. Les phosphorites, activement recherchés pour l’agriculture, ont fourni des fossiles d’une remarquable conservation qui ont été habilement étudiés par Gervais, M. Filhol, et plusieurs autres naturalistes français et étrangers ; on en a surtout trouvé dans le Tarn-et-Garonne, à Caylus et à Saint-Antonin. Comme leurs restes sont très nombreux, il a été possible de juger de l’importance des mutations que les formes anciennes ont subies. Les environs du Puy ont aussi été l’objet de belles découvertes ; Aymard, archiviste du Puy, a exploré pendant trente ans les marnières du faubourg de cette ville appelé Ronzon ; il y a observé des quadrupèdes qui ont une singulière ressemblance avec ceux du Nebraska. Enfin, les carrières de Saint-Gérand-le-Puy, près de Vichy, sont une mine intarissable de richesses paléontologiques. Les personnes que leur santé appelle à Vichy pourraient utiliser leurs longs loisirs en allant dans les carrières de Saint-Gérand, Créchy, Langy demander aux ouvriers les ossemens qu’ils en tirent sans cesse : il y avait là des lacs, sur les bords desquels se donnaient rendez-vous des Crocodiles, des Tortues, les oiseaux les plus variés, et des mammifères. La description des reptiles a été faite par M. Vaillant ; celle des mammifères, par Pomel, Gervais, M. Filhol. M. Milne-Edwards a publié un grand ouvrage sur les oiseaux ; c’est à lui que nous devons la plupart de nos fossiles de Saint-Gérand.

Après l’Oligocène, on trouvera, en avançant dans la galerie, le Miocène. Nous avons exposé une partie des belles coquilles et des oursins qui ont rendu célèbres les faluns de l’Anjou, de la Touraine, de Bordeaux et les mollasses de la Corse, de la vallée du Rhône ; on verra aussi des spécimens des principaux gisemens de l’Italie, de l’Autriche, etc. Les mammifères miocènes marquent le moment où le monde animal est parvenu à son apogée. Au milieu de la galerie se dresse le squelette entier du Mastodonte de Simorre (Gers), étonnant avec son long menton, ses quatre défenses entre lesquelles devait passer une trompe dont nous concevons difficilement la manœuvre. Un peu plus loin apparaît le squelette de l’Hipparion, l’ancêtre de nos chevaux, avec les petits doigts latéraux qui ne sont pas encore atrophiés ; nous l’avons monté en nous servant d’une photographie instantanée de cheval en marche que M. Marey a bien voulu nous communiquer ; il provient de Pikermi, entre Athènes et Marathon. Nous avons placé à côté de l’Hipparion des restes de Mastodonte, de Rhinocéros, de Girafe et d’un autre grand ruminant, l’Helladothérium, qui ont été recueillis dans le même gisement.

Outre les pièces principales rangées au milieu de la galerie, on observera dans les armoires murales les restes des mammifères les plus variés et les plus perfectionnés : Pachydermes, Ruminans, Solipèdes, Proboscidiens, Édentés, Carnivores, Singes ; ils offrent des exemples des lentes progressions du monde animé. Plusieurs sont tirés du mont Léberon, en Vaucluse, où se trouvent les mêmes espèces qu’à Pikermi, à peine changées. Nous avons aussi de précieuses collections de la colline de Sansan, dans le Gers ; cette colline est devenue la propriété du Muséum à la suite des découvertes de Lartet ; Serres et Merlieux, M. Milne-Edwards et M. Filhol y ont fait des fouilles. C’est au même étage que se rapporte le singe anthropomorphe de Saint-Gaudens dans la Haute-Garonne, appelé Dryopithécus, qu’on a d’abord cru intermédiaire entre le singe et l’homme, mais que des études nouvelles ont fait descendre au-dessous du Chimpanzé, de l’Orang et même du Gorille.

Nous avons été très embarrassés pour classer nos Vertébrés fossiles de l’Amérique du Sud : le magnifique Mégathérium dressé contre un arbre avec ses ongles énormes, les Glyptodons couverts d’une élégante carapace, les énigmatiques Toxodon et Typothérium, le terrible Machairodus, etc. Depuis quelques années, MM. Florentino et Carlos Ameghino ont fait en Patagonie d’étonnantes découvertes. MM. Moreno, Mercerat, Lydekker, ont décrit beaucoup de formes nouvelles. En ce moment les paléontologistes sont dans le plus absolu désaccord pour fixer l’âge des fossiles récemment exhumés. Nous avons placé ces fossiles dans le Pliocène d’une manière tout à fait provisoire, car certainement plusieurs d’entre eux sont d’un âge beaucoup plus ancien, et d’autres sont d’un âge plus récent.

Le Pliocène européen est très bien représenté dans notre galerie. C’est de ce terrain que provient l’Elephas meridionalis de Durfort (Gard) ; aucun musée ne possède un aussi grand squelette de mammifère terrestre. Il a été trouvé entier par MM. Cazalis de Fondouce et Ollier de Marichard ; ses défenses furent aperçues d’abord ; en voulant retirer la tête, on reconnut qu’elle tombait en poussière. Il a fallu que Stahl, mouleur du Muséum, allât s’installer à Durfort et pénétrât les os de blanc de baleine à mesure qu’on les dégageait. Le squelette a été monté par le docteur Sénéchal, aidé des conseils de Paul Gervais.

Quoique notre Éléphant de Durfort atteigne 4m,15 de hauteur et qu’avec ses défenses il ait 6m,80 de longueur, il n’est pas le plus puissant individu de son espèce ; on remarquera des molaires d’un Elephas meridionalis recueillies à Senèze par M. Marcellin Boule, qui indiquent un animal plus fort. Ce gisement de Senèze est curieux ; il a été découvert par des savans de Brioude, MM. Le Blanc et Vernier ; mon habile assistant M. Boule y a fait des fouilles. On voit là un petit volcan qui un jour a lancé des cendres sur les bêtes des alentours et les a ensevelies, comme le Vésuve a enseveli dans ses cendres les habitans de Pompéi. Notre France est remplie de merveilles géologiques ; je m’étonne de voir des gens passer tristement leur vie, ne sachant employer leurs forces et leur argent, quand ils pourraient se donner le plaisir d’explorer la belle et grande nature des âges passés.

S’ils veulent prendre un exemple de dévouement à la science, ils n’ont qu’à regarder dans notre musée les collections rassemblées par le docteur Donnezan et décrites par lui avec le concours de M. Depéret, le savant doyen de la Faculté des sciences de Lyon. En creusant les sables pliocènes pour construire le fort du Serrat-d’en-Vaquer à côté de Perpignan, on a mis à jour une quantité d’ossemens. Le génie militaire s’est montré très accommodant pour en permettre l’exploitation. M. Donnezan y a découvert des restes de Mastodontes, d’Hipparions, d’Antilopes ornées de cornes magnifiques, des têtes entières de singes, les premières qui aient été trouvées en France. Au milieu de tous ces fossiles, il a rencontré une tortue gigantesque avec ses os renfermés dans la carapace ; mais, à mesure qu’il la dégageait de la roche, elle tombait en morceaux. Que faire ? Il entend passer sous ses fenêtres un raccommodeur de porcelaine, il l’appelle et apprend de lui comment on joint par des ferrets les morceaux de porcelaine brisée. Devenu habile dans cet art nouveau, il reprend sa tortue ; elle se casse en plus de cent morceaux ; il les raccommode avec des ferrets, puis il la vide, isole chacun de ses ossemens engagés pêle-mêle dans un intérieur pierreux d’une dureté extrême, et nous envoie le tout au Jardin des Plantes. Nous avons remis la tête et les différens os en place, de sorte qu’aujourd’hui le squelette de la Tortue géante de Perpignan ressemble presque à celui d’une Tortue actuelle.

Outre les pièces pliocènes que je viens de citer, nous en avons un grand nombre entre lesquelles on remarquera celles qui furent découvertes, il y a longtemps, par l’abbé Croizet dans la colline de Perrier, près d’Issoire, et celles du Val d’Arno qui avaient été données à Cuvier par le grand-duc de Toscane.

Ère quaternaire. — La quatrième grande époque du monde animé comprend les temps actuels et les temps préhistoriques. Les temps préhistoriques sont divisés en âge de la pierre taillée et en âge de la pierre polie. Nous avons rangé dans des armoires distinctes les produits de ces deux âges.

L’âge de la pierre taillée, appelé souvent paléolithique, a été très étudié dans notre pays. Ce sont les découvertes de Boucher de Perthes qui ont ouvert la voie ; un grand nombre de savans, à la tête desquels se place Lartet, ont révélé l’industrie des premiers hommes. Dans aucun pays étranger, on n’a fait des recherches comparables à celles de M. de Mortillet et de M. Piette[2] pour établir la chronologie des temps quaternaires.

Nous avons des squelettes entiers de plusieurs animaux : Cervus megaceros, avec ses bois immenses ; sa biche, dépourvue de bois ; un gros Ursus spelæus de la caverne de l’Herm, dans l’Ariège ; un plus petit des Oubliettes de Gargas, dans la Haute-Garonne ; une Hyæna spelæa et un Loup du même gisement. Ces trois derniers squelettes nous ont été donnés par M. Félix Regnault ; nous avons placé un dessin des Oubliettes de Gargas pour rappeler les courageuses explorations du savant paléontologiste de Toulouse. Les armoires murales renferment un grand nombre de pièces isolées : morceaux de peau avec poils du Rhinocéros Laineux et du Mammouth, trouvés dans les terrains glacés de la Sibérie ; ossemens du Bœuf musqué, du grand Bison, du grand Bos, du grand Lion des cavernes, etc. ; à côté de ces ossemens, on voit les instrumens travaillés par l’homme. Une vitrine est réservée à ceux qui sont en silex ou en quartzite : haches chelléennes, éclats moustiériens, pointes de lance solutréennes en forme de feuilles de laurier, grattoirs et perçoirs magdaléniens. Une autre vitrine renferme les instrumens en ivoire ou en os : bois de Renne travaillés, dits bâtons de commandement, destinés peut-être à l’attelage des animaux domestiques ; aiguilles, poinçons, lissoirs pour la confection des vêtemens ; flèches pour la chasse, harpons de pêche, sculptures en ronde bosse sur ivoire de Mammouth, sculptures en demi-relief et gravures sur bois de Renne. Il est curieux de constater que, jusqu’à présent, c’est en France qu’on a trouvé le plus d’essais artistiques remontant à l’âge du Mammouth et du Renne. La plupart sont naïfs et grossiers ; cependant quelques-uns révèlent certainement un sentiment esthétique. Quand on pense que leurs auteurs ont eu à lutter pendant une partie des temps quaternaires contre un climat glaciaire et contre des bêtes redoutables, on éprouve un étonnement mêlé d’admiration.

L’âge de la pierre polie dit tantôt néolithique, tantôt premier âge des cités lacustres et des tourbières, occupe le milieu de l’extrémité de notre galerie. On y voit, à côté des animaux actuels, les instrumens en pierre polie et les objets qui marquent les débuts de la civilisation : morceaux de vêtemens grossiers, filets, cordes, sanguine pour teindre, poteries, noisettes, pommes sauvages et cultivées, le premier blé cultivé, la première orge, graines de mûres et de framboises ayant servi à faire des liqueurs fermentées.

Nous avons placé au bout de la galerie des restes de grands animaux qui ont vécu dans les régions australes à une époque toute récente, peut-être correspondant à l’âge des premières cités lacustres de la Suisse : squelettes des Dinornis de la Nouvelle-Zélande, œufs d’Æpyornis et Testudo Grandidieri de Madagascar.

Telle est la nouvelle galerie de paléontologie. Comme je l’ai montré en plusieurs endroits, elle est loin d’être complète. Cependant elle pourra rendre de grands services aux géologues et aux ingénieurs qui ont besoin des fossiles pour déterminer l’âge des terrains. Elle sera intéressante aussi pour les philosophes qui pensent que les questions d’origine doivent être résolues non par des vues de l’esprit, mais par une patiente étude des faits. Ce musée sera plus éloquent que tous les discours et tous les livres pour montrer que l’histoire de la vie est l’histoire d’une évolution lente, continue, qui, sous la direction du Divin Artiste, a amené le monde dans l’état où nous le voyons aujourd’hui.


Albert Gaudry.
  1. Cette préface donne une si belle idée du caractère de Barrande, que je crois devoir la reproduire ici :
    « Monsieur le comte,
    « Quarante ans se sont écoulés depuis que j’ai eu l’honneur d’être appelé auprès de votre Auguste personne par votre aïeul le roi Charles X de vénérable mémoire.
    « Ces quarante années, non sans épreuves, disent assez quels sont les sentimens qui m’attachent au fils de nos Rois. Mais il en est un que je ne saurais manquer de manifester hautement sur les premières pages de ce volume, comme il se reproduit tous les jours dans mon cœur. C’est le sentiment de ma vive reconnaissance pour les dons spontanés par lesquels votre Royale munificence a efficacement allégé les lourdes charges que la publication de cet ouvrage m’impose depuis de si longues années. »
  2. Suivant M. Piette, à l’époque solutréenne, il y avait encore dans nos pays des Éléphans, de sorte qu’on avait de l’ivoire pour exécuter des objets en ronde bosse ; à l’époque magdalénienne, l’Éléphant était en voie d’extinction, et alors on était réduit à faire des sculptures ou gravures sur des bois de Renne. Le Renne ayant disparu à son tour, nos ancêtres ont travaillé les bois de Cerf.