Le Notaire Jofriau/06
CHAPITRE II.
LORS qu’à Montréal où Jofriau s’était rendu, une partie de la population s’émouvait du vol commis à Varennes, l’homme que Michel poursuivait s’était engagé sur la route descendant vers les Trois-Rivières. Il saisit la première occasion de se défaire de son cheval qu’il vendit à des colporteurs pour un prix dérisoire. Les ténèbres protégeaient sa fuite, car, dans la crainte d’être découvert, il avait soin de ne marcher qu’après le soir tombé. Les huttes sommairement élevées par des trappeurs, puis désertées, abritaient les heures de sommeil qu’il prenait durant le jour.
Après avoir laissé Varennes, une unique obsession étreignait son esprit : fuir les régions habitées. Le souvenir du crime qu’il venait de commettre le glaçait d’horreur quand il en réalisait l’odieux. Car toute conscience n’était pas encore disparue chez ce malheureux en qui les voyageuses de « La Légère » n’auraient pas reconnu le jeune anglais farouche et distingué qui avait été leur compagnon : Arnold Prickett, lui-même.
Sur quelle terrible pente l’avait conduit une funeste passion jamais ou mal combattue !
Appartenant à une famille aristocratique de Londres, il y avait reçu une éducation et une instruction soignée. Par malheur, une violente inclination pour le jeu s’était emparée de lui, l’entraînant dans une aventure déshonorante qui avait décidé son père à l’exiler.
Lord Prickett possédait des intérêts dans la Compagnie de la Baie d’Hudson, cette importante société de trafic des fourrures qui devait son établissement, en 1668, à deux explorateurs français : Esprit Radisson et Ménard Chouart Desgroseilliers. Le noble anglais y fit entrer son fils dans l’espoir de le corriger. En l’embarquant, il lui intima l’ordre de ne rentrer en Angleterre qu’après avoir gagné, par son travail, les quatre mille livres que lui-même payait pour acquitter la dette de jeu d’Arnold.
La conduite du jeune officier en Nouvelle-France fut d’abord irréprochable et ses services hautement appréciés. Hélas ! l’amour du jeu le reprit avec violence quand, récompensé de son travail, il se vit en possession d’une certaine somme. Un jour, pris d’une nostalgie plus forte et sentant que son labeur régulier serait bien lent à lui faire atteindre la somme qui devait le libérer, il fit un pas lamentable dans la voie du crime. Des sauvages étaient venus à Tadoussac pour échanger des fourrures. Prickett les enivra, s’empara de leurs pelleteries et déserta avec le butin. Son intention était de vendre ces peaux afin de parfaire la somme fatale et rentrer plus tôt en Angleterre dont il n’avait plus le courage de vivre éloigné. Il attendit prudemment, pour disposer du fruit de son larcin, d’avoir dépassé Québec : il avait même, pour plus de sûreté, gagné la rive sud du fleuve. C’est ainsi qu’il atteignit Varennes où le hasard lui fit entendre, chez le notaire Jofriau, le chiffre qui hantait sa pensée. Il y avait vu une occasion d’entrer tout d’un coup en possession du montant fatidique, et l’on sait ce qui s’ensuivit.
La crainte d’être retracé ou de mourir de froid ou de faim l’épouvantait. Cet état de surexcitation et d’angoisse ne lui laissait plus la faculté de réfléchir et l’empêchait de voir quels risques il courait en se dirigeant vers Trois-Rivières. Le ballot de fourrures et le sac d’or qu’il y cachait pesaient à ses pas lassés. Il tombait d’épuisement, quand l’aube frileuse et pâle découvrit à l’horizon les premiers toits de la ville. Dans une suprême tension de ses forces défaillantes, il s’élança vers cette oasis, déterminé à y chercher une nuit de véritable repos et une nourriture substantielle.
— Mais où m’arrêter ? pensait-il en se traînant ; dans une hôtellerie, je serais peut-être questionné et cela éveillerait des soupçons. Car, sans doute, des courriers de Montréal ont annoncé la nouvelle du vol. Pourtant, je sens que je vais mourir si je ne trouve du secours.
Subitement, comme un éclair, le souvenir de la jeune française, sa compagne de voyage quand il vint en Amérique, passa dans son esprit enfiévré. Une correspondance, bien que peu fréquente, les avait tenus cependant en cordiales relations. Il avait ainsi appris le mariage de Mademoiselle Duval-Chesnay et savait qu’elle habitait les Trois-Rivières. C’est à cette porte qu’il irait frapper et sous ce toit qu’il demanderait l’hospitalité.
Madame de Martainville, prévenue de la présence d’un homme qui paraissait défaillant et qui la demandait, pénétra dans la pièce où l’on avait introduit Prickett. Avec effort, il se redressa et d’une voix affaiblie :
— Madame, prononça-t-il en s’inclinant, veuillez excuser mon audace. Mais je me suis souvenu de notre commune promesse en nous séparant sur « La Légère » de nous entr’aider. Et dans un souffle, il mentit :
Parti à la recherche d’un groupe de chasseurs égarés, j’ai moi-même perdu mon chemin et j’erre depuis six jours. Faites-moi, je vous prie, l’aumône d’un repas et d’un lit.
Pendant qu’il lui parlait, Suzanne avait reconnu son interlocuteur :
— Vous, Monsieur Prickett ! Comme je déplore votre malheur et l’état dans lequel je vous retrouve ! Mais je suis heureuse de vous revoir. La pensée des soins que je vais avoir la joie de vous procurer et qui vous rétabliront bien vite me console. Venez manger. Nous pourrons causer ensuite.
— Merci !
Quelques instants plus tard, le jeune homme s’attablait. S’étant lesté d’un repas réconfortant, le voyageur se sentit bientôt impuissant à résister au lourd sommeil qui le gagna. Suppliant, il dit à Suzanne qui s’apprêtait à causer :
— Madame, voulez-vous me permettre de me retirer, je tombe de lassitude ; je vous prie de pardonner ce sans-gêne.
— Ne vous excusez pas, monsieur Prickett, c’est plutôt à moi de le faire pour avoir retardé votre repos.
Suzanne conduisit le jeune homme à la chambre qu’elle lui destinait et le quitta aussitôt. Celui-ci, n’ayant pas la force de se dévêtir, se jeta tout habillé sur le lit et s’endormit profondément. Il sommeilla ainsi tout le jour.
Alain de Martainville, pris par son service, passait la journée au fort : il ne venait à la maison que pour le repas du soir. Suzanne fut contente de la visite d’Arnold Prickett qui romprait sa solitude habituelle, pour un jour au moins. Elle avait hâte que son hôte se réveillât pour satisfaire son ardent désir de parler avec lui d’autrefois. Car il représentait pour elle une époque où elle conservait encore ses illusions amoureuses. Quand elle le rencontra, son âme était bercée d’espoir ; elle n’avait pas encore connu la souffrance dont son cœur était à jamais endolori.
— Pauvre Prickett ! Il est comme moi, se dit-elle ; les années écoulées ne paraissent pas avoir été heureuses pour lui. Comme il a le regard inquiet et hagard ! Lui d’ordinaire si placide, il est préoccupé et agité. C’est étrange aussi qu’il n’ait pas voulu se débarrasser du sac qu’il porte avec tant de soin. Il y a sans doute entassé des papiers importants qui lui ont été confiés par la Compagnie de la Baie d’Hudson.
Cette explication trouvée, Suzanne ne s’occupa plus de ce détail qui l’avait cependant frappée. Elle s’inquiéta plutôt de la santé de son hôte.
— Mon Dieu voilà que je néglige de m’informer de ses besoins possibles. Il est peut-être malade, il paraissait si souffrant ! Allons, je vais voir.
Elle se rendit à la chambre où donnait Arnold. La porte étant close, elle y appuya son oreille, mais ne perçut pas même un souffle. Prise de frayeur à la pensée qu’il pourrait être évanoui, elle poussa l’huis et entra. À la lumière de la lanterne, car il était six heures du soir, ses yeux se posèrent sur le dormeur dont le souffle était faible bien qu’assez régulier. Elle l’examina un moment puis se rassura, il venait de bouger. Ce mouvement découvrit un coin de la mystérieuse sacoche sur laquelle il s’était couché. Fortement intriguée, madame de Martainville s’approcha sur la pointe du pied : l’homme dormait toujours. Sûre que rien ne l’éveillerait de sitôt, elle voulut satisfaire sa curiosité. Comme la jeune femme se penchait sur lui, Prickett se retourna. Se rejetant brusquement en arrière, elle s’éloigna un peu. Allait-il s’éveiller ? Mais non ! Il continuait son lourd sommeil. Et Suzanne, comme attirée par un aimant, avança de nouveau. La valise, dérangée par le changement de position d’Arnold, pendait maintenant en-dehors du lit, à demi béante et des feuillets, légèrement froissés, dépassaient l’ouverture. La main placée en écran devant la lanterne afin que la lumière ne frappât pas les yeux de Prickett, la curieuse se pencha et regarda avidement.
— Ciel ! cette écriture ne m’est pas étrangère ; où donc l’ai-je déjà vue ?
N’y tenant plus, elle introduisit sa main dans l’ouverture pour en retirer les papiers et vit qu’ils recouvraient de nombreuses pièces d’or. Ceci ne retint cependant pas son attention, c’est au document qu’elle revint. À genoux près du lit, sa lanterne sur le parquet, elle entreprit d’examiner les pages qu’elle tenait. Toujours hypnotisée par l’écriture, elle voulut connaître le signataire de ce qui lui paraissait un acte légal : « Michel Jofriau, N.P., Varennes, 25 janvier, 17… »
— Lui ! ! Michel ! !
Et dès lors, sa curiosité n’eut plus de bornes et lui fit oublier la vilenie de l’action qu’elle commettait en parcourant le texte, du premier au dernier paragraphe.
— Pourtant, se dit-elle, il n’y a rien d’extraordinaire dans ces clauses. Pourquoi Prickett cache-t-il ce document ? Il ressemble à tous les contrats que préparait jadis mon père, au temps où j’étais si heureuse, sans m’en rendre compte, continua-t-elle en soupirant.
Ce qui l’intriguait de plus en plus, c’est que Prickett fût en possession de cette pièce sur laquelle son nom ne paraissait pas. Comme elle quittait la chambre où le passé venait de lui être rappelé de si étrange façon, elle entendit les pas de son mari.
Monsieur de Martainville arrivait, pressé de retrouver sa femme, car il avait appris un fait sensationnel concernant un parent de Suzanne. Celle-ci allait lui annoncer la visite d’Arnold Prickett, quand le commandant l’interrompit et lui raconta que de l’argent et des papiers avaient été volés chez son cousin Jofriau. Un trait de lumière éblouit Suzanne : le contrat qu’elle vient de lire, le mutisme et les allures louches d’Arnold, sa grande fatigue… Oh ! elle chancela et ouvrit la bouche pour crier à son mari : « Le criminel est sous notre toit, il dort en haut. » Mais elle réprima cet élan. La rancœur éprouvée contre Michel, quand elle avait dû renoncer à capter son amour, n’était qu’assoupie, elle s’en rendit compte, alors qu’un atroce désir de vengeance s’élevait en elle. L’occasion était à sa portée de lui faire payer les dédains dont elle souffrait encore.
Prickett porte le fruit du vol dont me parle Alain. Michel sera soupçonné : sa femme pleurera. Dormez en paix, Prickett, vous ne serez ni trahi ni livré. Je vais, au contraire, vous donner le moyen d’échapper à la justice et mon mari ignorera toujours que vous êtes passé ici.
Rien de cette rafale qui traversa son cerveau ne parut sur la figure de Suzanne qui montra un vif intérêt pour ce que lui racontait son mari.
— Qui vous a dit tout cela, Alain ?
— Un courrier du Palais de l’Intendance de Montréal m’a apporté un pli. Il était présent quand Jofriau est allé rapporter le vol.
— Vraiment ? Vous ne pouvez être mieux renseigné, alors. Dites-moi, mon ami, Michel, soupçonne-t-il quelqu’un ?
— Si, il a raconté que, dans l’après midi fatale, pendant qu’avec des clients il transigeait une mutation de propriété, un colporteur vendait des fourrures à sa femme.
— Oh ! le notaire pare sa notairesse comme une grande dame !… Alors, Alain, mon cousin a reconnu dans le ravisseur avec qui il a lutté, le marchand de la journée ? D’autres personnes de Varennes avaient, sans doute, vu ce dernier qu’elles pourraient identifier ?
— Malheureusement, non, le colporteur ne s’est arrêté nulle part. La maison des Jofriau fut la première où il entra et il n’alla pas ailleurs. Quelques passants ont croisé un étranger sur le chemin, c’est tout ; mais ils ne sauraient le reconnaître. Quand à votre cousin, il lui semble que le marchand et son agresseur n’étaient pas de même taille.
— Quel dommage pour Michel de n’avoir pas plus de preuves à fournir !
— Tant mieux, pensa-t-elle, cela facilitera l’évasion de Prickett.
Et son plan s’échafaudait.
D’Arnold Prickett, dont l’acte mettait en péril le bonheur et la réputation d’un homme jusque-là inattaquable, et de Suzanne qui endossait une complicité tacite, cette dernière était bien la plus méprisable. Elle ne pouvait tirer de cet événement aucune satisfaction que celle de la vengeance, alors que le but de l’autre était sa sécurité personnelle, la possibilité de rentrer en Angleterre, d’y payer sa dette et de faire oublier le passé.
— Adieu, ma chère femme, dit Martainville. Le couvre-feu est sonné, je dois rentrer au fort. Je plains beaucoup votre cousin Jofriau.
— Au revoir, mon ami, n’y pensez pas trop, nous ne pouvons malheureusement rien pour lui.
— Hélas ! non, et je le regrette, dit le commandant avec sincérité.
Quand son mari fut éloigné, le visage de Suzanne, laissant tomber son masque d’indifférence, prit une expression haineuse et décidée.
— À nous deux, maintenant, Michel, siffla-t-elle entre ses dents, je tiens le moyen de vous faire payer les souffrances intimes dont je vous tiens redevable.
Et elle songea à la manière de faire partir Arnold en secret, dès l’aurore du lendemain :
— Sans doute, Prickett craint toute rencontre et désire se cacher. S’il a l’air de vouloir prolonger son séjour, je ferai mine d’en être ravie et surtout d’avoir grand plaisir à lui présenter un attaché de l’Intendance de Montréal qui dînera avec mon mari et moi, demain. Sûrement il refusera et demandera lui-même à partir au plus tôt.
Si Suzanne avait pu constater les angoisses de Michel et de sa femme à ce moment, avec quelle volupté elle en aurait savouré le spectacle ! Elle s’endormit tard dans la nuit. De son côté, Arnold dormit jusqu’au petit jour. Après ces heures de profond repos, il se sentit en pleine vigueur ; toute trace de sa lassitude des jours précédents avait disparu. Avec le retour de ses forces physiques, sa lucidité d’esprit lui revint. En s’éveillant, il regarda avec surprise autour de lui.
— Where am I ? Oh ! at Mistress de Martainville’s ? What a fool I was to come here !
Sa langue natale revenait naturellement la première à ses lèvres, en pareil instant.
— Où avais-je la tête de me diriger sur les Trois-Rivières ? La Compagnie de la Baie d’Hudson a ici son poste principal. Pourtant, ma désertion ne doit pas encore y être connue, se rassura-t-il.
Et tout en supputant les chances qu’il avait de ne pas être recherché de ce côté, il se leva précipitamment pour fuir de nouveau.
Il répugnait cependant à sa courtoisie native de partir ainsi sans remercier son hôtesse de sa bienfaisante hospitalité :
— Madame de Martainville apprendra probablement le vol de Varennes et fera des rapprochements. Je ne puis pourtant demeurer plus longtemps dans ces parages. Surtout, je ne dois pas y être vu.
Après un instant de réflexion, il prit le parti de laisser un mot pour Suzanne et de sortir furtivement. À la lueur d’un rayon de lune qui traversait la chambre, il écrivit :
« Je regrette, madame, de partir sans vous revoir et vous remercier. L’importance de mon voyage m’oblige à faire diligence. Je suis en retard déjà, et les heures si réconfortantes passées sous votre toit n’étaient pas miennes. Il faut que je me hâte, c’est pourquoi je quitte votre maison sans vous baiser la main. Je vous demande, comme une suprême faveur, de ne pas divulguer mon passage chez-vous. Je dépose à vos pieds mes hommages. »
Et il sortit avec précaution, s’enfonçant une fois de plus dans la nuit. Dans l’espoir de dépister toute poursuite, et sentant l’extrême imprudence de se rapprocher de Québec, ou de demeurer dans les environs des Trois-Rivières, il rebroussa chemin vers Montréal. Il enveloppa de nouveau le précieux sac parmi ses fourrures, se proposant de le mettre quelque part en sûreté. Puis il abandonna la grande route pour s’enfoncer dans les bois. Le souvenir de la maison natale le hantait plus cruellement que jamais !
— Oh ! to go back home ! To be again in bonnie England ! soupira-t-il dans un désir plus ardent de voir se terminer son exil.
Et il poursuivit sa pénible route. De longs détours lui firent éviter Montréal et les villages, car il avait décidé de fuir vers l’ouest, en attendant l’époque de la navigation.