Éditions Albert Lévesque (p. 55-75).


CHAPITRE IV.




TANDIS qu’à Varennes, on fêtait ainsi le retour de Michel, à Rouen, son départ avait causé un vide immense. Ses grands-parents se retrouvaient silencieux à table devant la place naguère occupée par leur cher enfant. Monsieur Duval-Chesnay regrettait son élève et son confident : il errait tristement dans son cabinet de travail. Suzanne, morne et désemparée, semblait ne plus trouver plaisir à rien. Tout ce qui l’enchantait naguère la laissait indifférente. Cependant, sa fierté native lui interdisait toute défaillance ; et dans la société brillante où elle continuait d’évoluer avec triomphe, un observateur n’aurait pas manqué de saisir l’amertume qui passait dans son sourire et de s’inquiéter de ses traits souvent crispés.

Un jour que son père la cherchait pour une promenade, il la trouva dans sa chambre, le visage inondé de larmes. François voulut plaisanter :

— Ah ! ça, ma petite fille, tu pleures comme la rosée du matin. Le jardin est tout trempé et des larmes irisées glissent sur le velouté des pétales de roses. Te voyant ainsi, je ne puis m’empêcher de te comparer à elles.

Mais il avait compris la douleur qui broyait le cœur de sa fille ; ému, il s’approcha avec tendresse de son enfant et tenta de provoquer ses confidences afin de pouvoir la consoler. Suzanne, irritée d’avoir été ainsi surprise, se redressa et voulut quitter la pièce. Au passage, ses yeux rencontrèrent le regard et les bras tendus de son père. Vaincue, elle s’y jeta et, blottie sur sa poitrine, elle laissa échapper le douloureux aveu de son amour incompris. Longtemps, le notaire garda sur ses genoux sa fille désolée, la berçant de paroles de tendresse. Quelque temps après, à déjeuner, Suzanne dit brusquement :

— Père, j’ai une faveur à vous demander, vous me l’accorderez ?

— Dis, ma chère fille, t’ai-je jamais refusé quoi que ce soit ?

— J’éprouve le besoin de me reposer et de me recueillir. Il me semble qu’un séjour auprès des Mères Ursulines qui m’ont élevée me ferait du bien. Voulez-vous m’y faire conduire ?


— Je veux bien, ma Suzanne, tu as certainement besoin de repos. J’ai une course urgente à faire avec ta mère, nous t’y mènerons ensemble, n’est-ce pas, Armelle ?

La mère acquiesça, heureuse de procurer cette diversion à Suzanne.

— Oh ! merci, cria cette dernière en les embrassant.

Quelques jours passés au monastère rassénérèrent Suzanne qui revenait chez elle, emportant un peu de cette paix intérieure et cette résignation que possédaient en surabondance les pieuses femmes qui l’avaient instruite et la connaissaient mieux qu’elle ne le croyait. Comme la jeune fille venait faire ses adieux à la Mère Prieure, celle-ci lui dit :

— Vous avez des parents en Nouvelle-France ? Trois de nos Sœurs partent bientôt pour la mission de Québec et se chargeraient avec plaisir de vos messages.

— C’est bien bon à vous d’y penser, ma Mère, répondit gracieusement Suzanne.

Puis, frappée d’une pensée subite :

— Dites-moi, le départ est-il prochain ?

— Dans trois semaines, ma chère fille, cela vous donne tout le temps de préparer vos commissions.

Un désir fou germa dans l’esprit de la cousine de Michel. De là à prendre une détermination irrévocable, le pas fut vite franchi : elle irait en Amérique avec les missionnaires.

Rentrée chez ses parents, elle leur fit part de sa décision non pas en implorant leur consentement, mais en intimant un ordre :

— Des Dames Ursulines s’en vont à Québec, je pars avec elles. Ma tante Anne sera heureuse de me recevoir, car nous avons si bien accueilli son fils.

Monsieur et Madame Duval-Chesnay éprouvèrent une pénible surprise, et la mère s’exclama, éperdue de chagrin. Mais le notaire eut l’immédiate conviction que, seul, l’espoir de revoir celui qu’elle aimait guidait Suzanne. Lui-même, devant la persistante mélancolie de sa fille ne réprouvait pas, bien au contraire, l’idée d’une union entre elle et son neveu. De plus, l’occasion lui sembla doublement propice. Le ministre des finances avait pressenti monsieur Duval-Chesnay à propos d’un voyage probable de ce dernier au Canada, dans le but d’y traiter pour le roi d’importantes affaires avec le gouverneur général. Le notaire en avait déjà dit un mot à sa femme, mais aucune décision définitive n’avait été prise encore. Le nouveau caprice de Suzanne devenait ainsi moins impossible à satisfaire. La coïncidence du départ des religieuses en facilitait au contraire la réalisation. Monsieur Duval-Chesnay ne pouvait confier leur enfant à une protection plus sûre ; d’autant mieux que l’une des deux missionnaires avait été l’institutrice de Suzanne qui l’aimait beaucoup. Les deux époux cédèrent donc encore au désir catégoriquement exprimé de leur fille, se promettant d’aller eux-mêmes la chercher plus tard.

Les préparatifs se firent rapidement et Suzanne, au jour convenu, s’embarquait avec les trois Ursulines sur « La Légère » pour cingler vers l’Amérique.

— Allez et soyez heureuse, enfant chérie, lui avaient dit ses parents en l’embrassant au départ. Le pauvre père avait regardé s’éloigner le navire, jusqu’à ce qu’il fut devenu un point imperceptible à l’horizon. Puis il retourna avec sa compagne, vers le logis qui lui paraîtrait si vide sans la présence de l’adorée.

Un contingent de colons envoyés par le ministre de France, à la demande de l’intendant Hocquart, se trouvait à bord de « La Légère ». Un seul étranger, jeune anglais dont les manières et l’apparence révélaient la haute naissance, s’était joint à ce groupe de voyageurs français. Quoiqu’il parlât très couramment leur langue, il évitait tout rapport avec les passagers. Il ne venait sur le pont que lorsqu’il le savait désert et s’y promenait longuement, toujours seul.

Vers les dernières semaines, la traversée devint mauvaise et les tempêtes successives jetaient la terreur parmi les voyageurs. Ils étaient devenus une grande famille que liaient leurs communes angoisses. Arnold Prickett, devant la détresse de la jeune fille française et des religieuses qui l’accompagnaient, s’était prodigué auprès d’elles avec une courtoisie toute chevaleresque. À la suite de ces circonstances, des relations respectueuses mais cordiales s’établirent entre eux. Causant avec Suzanne, il avait révélé un peu de son histoire : Parti d’Angleterre, il allait en Nouvelle-France pour y devenir officier de la Compagnie de la Baie d’Hudson. Il quitterait le navire à Tadoussac, pour se joindre aux directeurs de la Compagnie qui s’y trouvaient afin de régler la situation et le départ des « hivernants ». Arnold Prickett, malgré le mutisme farouche dans lequel il s’enfermait souvent et les accès de tristesse qui l’assombrissaient, plaisait à Suzanne. Intriguée par le mystère qui entourait le jeune homme, elle s’intéressait à lui et se disait :

— Ce beau ténébreux doit porter le secret d’un chagrin ou d’un malheur ; de là viennent sans doute ses allures singulières.

Ce rapprochement avec son propre sort avivait sa sympathie. Au moment de se séparer, à l’escale de Tadoussac, les jeunes gens promirent de se donner mutuellement de leurs nouvelles et échangèrent leurs adresses.

Les religieuses et Suzanne descendirent à Québec où cette dernière dut demeurer plusieurs jours, au monastère des Ursulines, avant de trouver une occasion favorable pour monter à Montréal et se rendre à Varennes. La lettre que François adressait à madame Jofriau avait atteint celle-ci depuis peu, quand Suzanne arriva au cap Saint-Michel. Anne fut heureuse de connaître la fille de son frère ; et toute la famille accueillit cordialement la jolie cousine française.

Malgré sa tendresse croissante pour Mademoiselle Millault, Michel fut secrètement troublé en revoyant sa cousine et celle-ci s’aperçut de cet émoi. Sa beauté reçut un nouvel éclat de la joie profonde qu’elle en éprouva.

La dernière charretée de foin dans la grange, Jofriau dit à sa femme :

— Voilà que c’est fini ! Il faut maintenant tenir notre promesse et rendre les politesses que nous avons reçues en conviant à notre tour nos amis chez-nous. La fête sera autant en l’honneur de notre nièce que de notre fils.

Mademoiselle Duval-Chesnay n’était pas venue, comme elle pensait dédaigneusement en secret « connaître les habitants de Varennes », mais elle n’en fit rien voir. Avec une grâce charmante, elle parut à cette soirée, en partageant les honneurs avec Michel. Elle ne put s’empêcher de tirer bon augure de cette célébration qui les unissait aux yeux de tous. Assurée d’éblouir l’assistance, elle ne s’en préoccupa guère et n’eut d’attention que pour Michel. Mademoiselle Millault était du nombre des invités et Suzanne ne tarda pas à s’apercevoir que son cousin avait déjà une inclination sérieuse pour la jeune montréalaise. Pourtant, consciente de son pouvoir, elle ne s’avoua pas encore vaincue ; durant les jours qui suivirent, elle usa de tous ses charmes pour le conquérir et prit tous les moyens pour détourner de lui Mlle Millault. Adroite, elle faisait mine d’éprouver beaucoup d’amitié pour celle-ci et paraissait se plaire en sa compagnie.

Un jour que Michel, appelé par ses affaires, se rendait au village, Madame Jofriau en profita pour aller, avec Suzanne et son fils, visiter Madame Rolleville, tante de Marie-Josephte. Le notaire conduisait l’attelage à vive allure ; bientôt les premières maisons du village apparurent et quelques instants plus tard, les visiteurs pénétraient sous le toit de leurs amis.

— Quel spectacle magnifique ! Quelle est belle votre campagne canadienne !

— Vous êtes charmante, Mademoiselle, de nous dire si gracieusement que Varennes vous plaît et que vous ne regrettez pas trop votre belle France, dit Madame Rolleville.

Et s’adressant à Marie-Josephte :

— Ma chère enfant, conduisez donc vos amis dans le jardin où vous jouirez mieux du paysage.

Les jeunes filles s’apprêtèrent à sortir et Suzanne jeta à Michel :

— Vous venez, mon cousin ?

— Volontiers, répondit celui-ci. Mais auparavant, je vais aller régler une affaire urgente, ici, tout près. Je reviens aussitôt.

— Soit, allez, Monsieur Jofriau, mais n’oubliez pas votre promesse de ne pas vous attarder, dit Marie-Josephte en rougissant.

— À bientôt, dit-il en saluant.

Le fleuve rapide et clair étincelle sous les rayons dorés. Une brise douce passe à travers le feuillage sombre et touffu des ormes qui bordent la rive. Sous la voûte dentelée des grands arbres, dans la fraîcheur des herbes, Marie-Josephte et Suzanne se promenaient en causant ; cette dernière jugeant que Michel ne devrait plus tarder, dit à sa compagne :

— Nous ferions bien de revenir sur nos pas si nous ne voulons pas que Monsieur Jofriau trouve le jardin désert à son retour.

— Oh ! mais il vient à peine de nous quitter, répond Suzanne. Ce spectacle me ravit… Ne nous hâtons pas trop, je vous prie, chère amie… Vraiment je me sens heureuse et tout acclimatée en cette Nouvelle-France, continuait-elle. J’y demeurerai sans regrets.

— Vous êtes donc venue pour y habiter ? risqua Mademoiselle Millault. La jalousie jetant le désarroi dans l’esprit de Suzanne lui fit commettre la plus naïve maladresse :

— Si, répondit-elle d’une voix pénétrée. J’y demeurerai sûrement plusieurs mois, car mes parents m’y rejoindront bientôt. D’autre part, dit-elle, hésitante, l’attitude et les avances de mon cousin me laissent prévoir que je m’y fixerai à jamais.

Surprise autant que bouleversée par cette déclaration, Marie-Josephte pensa :

— Pourquoi, puisque Monsieur Jofriau est engagé envers sa cousine m’a-t-il fait de si brûlants aveux, l’autre soir ? Il s’est donc joué de moi et diverti de ma crédulité tandis qu’il déposait son cœur et son amour aux pieds de l’opulente Mademoiselle Duval-Chesnay.

Son âme se crispa sous une étreinte douloureuse et un sanglot monta à sa gorge. Elle fut quelques instants silencieuse. Suzanne qui l’observait vit que son coup avait porté. Satisfaite du résultat obtenu elle se mit à babiller avec entrain.

Sur la route, Michel hâtait le pas ; il s’empressait à la rencontre des jeunes filles qu’il n’avait pas trouvées à son retour, se promettant de les taquiner : il avait mieux tenu parole qu’elles-mêmes qui s’étaient enfuies. Avant de les apercevoir, il entendit la voix harmonieuse et le rire sonore de sa parente.

— Toujours gaie et sémillante cette belle Suzanne, remarqua-t-il. Mais le notaire gardait en son cœur l’image de la jeune fille à la suave beauté, pour la première fois aperçue chez le curé, qu’il a revue ensuite, puis aimée. Tous les charmes de Suzanne s’effacèrent devant cette pure et radieuse vision dont l’âme de Michel était éprise.

— Mais Suzanne parle-t-elle seule que je n’entends pas la voix de ma douce Marie-Josephte ? poursuivait-il en lui-même.

De fraîches senteurs montaient du sol et le soleil glissant vers le couchant striait, de ses obliques rayons d’or, le feuillage de la futaie.

— Qu’il fait bon vivre, se dit Michel heureux.

Il aborda gaiement les promeneuses qu’il venait de rejoindre, mais Suzanne seule répondit à sa gaieté. Marie-Josephte, cependant attentive et polie, se mêlait très peu à la conversation. Et Michel ressentit de l’inquiétude devant l’expression triste et l’attitude distante et réservée de Mademoiselle Millault. Suzanne, comme une nymphe des bois, folâtrait sur la route, se penchant avec grâce pour respirer le parfum d’une fleur sauvage ou pour cueillir une baie qu’elle savourait en revenant vers les jeunes gens. Elle n’avait garde de s’éloigner. Trop tard, elle s’apercevait du manque de diplomatie de son insinuation et, lucide, elle redoutait la perspicacité de son cousin.

— Pour une fois, la première de votre vie, Mademoiselle Duval-Chesnay, vous fûtes stupide et maladroite, se reprochait-elle âprement.

Mais orgueilleuse et altière elle se reprit :

— Bah ? Il y aura toujours moyen de nier. J’affirmerai à Michel que Mademoiselle Millault a donné à mes paroles un sens que je ne leur accordais pas. Pourvu que Michel n’apprenne rien aujourd’hui ! Je tâcherai de le circonvenir et Mademoiselle Millault, timide et blessée, n’osera plus parler.

Ainsi pensait Suzanne en tenant Michel et Marie-Josephte sous la surveillance aiguë de son regard. Mais elle avait compté sans ces circonstances. Comme le trio approchait de la maison, Madame Jofriau vint sur le seuil appeler sa nièce.

— Suzanne chérie, nous venons de découvrir que votre grand-père de Kermaheuc et celui de Madame Rolleville sont cousins ; venez donc lui parler de votre famille et de la Bretagne qu’elle connaît aussi et qu’elle aime.

La jeune fille cacha sa vive contrariété sous un sourire de bonne grâce ; elle ne pouvait échapper vraiment. Mais une idée lui vint ;

— Je viens, chère tante Anne, ou plutôt nous venons, car Michel pourra, comme moi, entretenir Madame Rolleville de nos chers Bretons chez qui il fut reçu avec mon père, l’an dernier.

Madame Jofriau avait enlacé la taille gracile de sa nièce et l’entraînait vers l’intérieur, tandis que Michel, par une réponse évasive déclinait l’invitation de Suzanne. Celle-ci perdit alors toute contenance et répondit nerveusement aux questions de leur hôtesse.

Visiblement heureux du moment de liberté que lui laissait cet incident, le jeune notaire se rapprocha de Mademoiselle Millault, et lui dit d’une voix tendre :

— Vous paraissez lasse, chère amie ? Cette infatigable Suzanne vous a épuisée par une marche trop longue, sans doute ? Venez là, tout près, vous reposer sur ce banc ; nous y causerons cœur à cœur comme en ces instants bénis où nous nous sommes avoué notre amour.

Frémissante, Marie-Josephte l’empêcha de continuer :

— Merci de votre sollicitude, Monsieur. Non vraiment, je ne suis pas fatiguée et je rejoins à l’instant votre mère et votre cousine au salon.

La pauvre enfant se forçait à garder une attitude de froideur, quoiqu’en son âme elle ne put encore arriver à croire à un jeu aussi cruel de la part de celui qu’elle aimait. De son côté, Michel sentit que quelque chose avait passé entre eux.

— Votre changement me stupéfie et je n’y comprends rien. Des souvenirs si doux et un bienheureux espoir me berçaient depuis le soir, où, chez mes parents, tandis que tournaient les danseurs nous allions contempler la nuit. L’avez-vous oublié cette heure divine où le cœur en émoi nous cheminions par le sentier dans la douceur du soir, et prononcions les paroles qui ont lié nos vies et notre destin ?

— Assez, je vous en prie, Monsieur Jofriau, interrompit fièrement Marie-Josephte, chacune de vos paroles m’est une insulte : Votre cousine vient de me faire part de vos engagements à son égard. J’essaie d’apprendre à vous mépriser.

Une colère secrète s’empara de Michel contre Suzanne. D’une voix dont la sincérité vibrante toucha Marie-Josephte, il la pria de l’éclairer. Son amie lui dit tout. Indigné de l’allusion astucieuse de sa parente, Michel se contint encore pourtant :

— N’est-ce pas que cela, vraiment, Marie-Josephte ? Ma folle cousine a voulu badiner et c’est une espièglerie de sa façon qu’elle vient de vous faire.

Puis d’un ton grave, il ajouta :

— Je vous affirme sur mon honneur que rien de tel n’a jamais existé entre elle et moi. Ah ! mon aimée, de quel grand poids je suis délivré. Et la certitude que j’éprouve de posséder votre amour me remplit d’un ineffable bonheur.

Marie-Josephte, émue et subjuguée, leva la tête vers son compagnon ; une lueur ardente embrasa ses doux yeux bruns et toute son âme semblait palpiter sur ses lèvres quand elle dit :

— Oh ! Michel, je serais morte de douleur si vous m’aviez ainsi trompée. Et, pudique, un tendre sourire sur ses lèvres, elle ajouta : je ne savais pas vous aimer autant !

— Oh ! mon unique amour, lui dit-il d’une voix passionnée. Ne doutez jamais plus de ma tendresse pour vous.

Et levant vers ses lèvres les doigts fins de sa bien-aimée, il les baisa avec ardeur.

Comme en un rêve, ils franchirent lentement les quelques verges qui les séparaient de la maison. Se laissant pénétrer par la beauté du paysage, ils regardaient la brume estomper les lointains et le fleuve à leurs pieds, étinceler sous la lumière de l’été radieux. Une voix rieuse, mais qui parut sonner faux à Michel, les fit tressaillir :

Holà ! les déserteurs, cria-t-elle.

— Nous voici, nous voici, répondit Michel ; nous allions justement vous quérir. Votre présence nous a manqué vraiment, continua-t-il, en lui jetant un regard narquois.

— Vraiment ? dit celle-ci sans se laisser décontenancer, c’est trop aimable. Ma tante désire que nous retournions, Michel, et vous prie d’avancer la voiture.

Mais un domestique, prévenu par Madame Rolleville, arrivait tenant le cheval par la bride. L’on se dit adieu. Michel, après un dernier et tendre sourire à Marie-Josephte prit les rênes et enleva la bête.

En aidant sa cousine à descendre de voiture, quand ils eurent atteint la maison, le jeune homme prononça d’une voix cinglante :

— Sachez, ma chère, que je méprise les intrigants à l’égal des faussaires.

Suzanne comprit que Michel était au courant de sa vilaine action. Mais consciente de mériter les dures paroles qu’il lui adressait, elle ne trouva plus les mots pour se défendre comme elle avait cru pouvoir le faire. Il était déjà rentré sans la regarder.

Une colère folle mordit l’amoureuse au cœur : jamais elle ne devra pardonner à Michel Jofriau l’affront qu’il venait de lui infliger. Elle se promit à l’occasion d’user de représailles. Les mois s’écoulèrent pleins de douceur pour ceux dont le cœur vibrait d’amour, cruels pour la délaissée.

Cependant la société canadienne hospitalière et gaie ouvrait largement ses portes à Mademoiselle Duval-Chesnay et l’invitait à faire de fréquents séjours à Montréal. Elle y avait des succès dus à sa beauté et à son esprit. Mais, si flatteurs qu’ils fussent ils ne parvenaient pas à étouffer son ardente flamme, et la jeune fille se dépitait de voir avec quelle indifférence Michel apprenait les galanteries dont elle était l’objet et les noms de ses multiples adorateurs. Parmi ceux-là, elle eut un jour la surprise de rencontrer, à un bal de l’Intendance, le lieutenant-enseigne de Martainville qui déjà, à Rouen, avait fait partie de sa cour et l’avait même demandée en mariage.

Quand l’avenir professionnel du notaire fut assuré, il demanda officiellement la main de Mademoiselle Millault. Et le mariage fut fixé à l’automne.

En ce matin de septembre, le vaste domaine des seigneurs de Varennes s’éveille dans une aube enveloppée de l’épaisse buée qui roule sur les champs jaunis et se masse à l’orée du bois. Les ondes grises du grand fleuve semblent s’immobiliser dans l’indécise lumière de l’aurore ; un clapotis léger décèle pourtant son inflexible marche vers l’Océan.

Le dernier grillon depuis longtemps s’est tu. Sur les branches que l’automne empourpre, les oiseaux dorment encore. Le soleil monte lentement. Sous les flèches d’or qui s’allongent et se réchauffent, la nuit replie ses dernières brumes qu’elle abaisse sur les sillons dépouillés de la moisson blonde. Et ses rayons victorieux versent enfin une incomparable splendeur sur ce coin pittoresque de la Nouvelle-France.

L’on s’agite déjà autour de la maison de René Jofriau que le sommeil, dans sa course nocturne, semble avoir oubliée. La cognée pourtant, ce jourd’hui, demeurera silencieuse ; les bœufs rumineront tranquilles dans l’étable et le soc brillant de la charrue ne déchirera pas la terre, en vue des guérets d’automne. Ce n’est pas pour l’habituelle journée de labeur que l’activité règne, si matinale, dans la ferme. Michel et Marie-Josephte s’uniront dans quelques heures ; c’est cet évènement heureux qui fait que l’on s’affaire ainsi, chez les Jofriau avant que le soleil embrase l’horizon et que les premiers bruits de la nature saluent l’aurore.


« … La majestueuse église aux lignes de cathédrale dont les flèches jumelles s’élançent si gracieusement dans l’azur. »

Le grand jour est venu, radieux comme sont chez-nous les beaux jours de septembre. Dans l’air léger, les oiseaux se poursuivent à la recherche de la becquée matinale. Le cortège de la noce roule sur le « chemin du roi » vers la modeste chapelle en bois remplacée de nos jours par la majestueuse église aux lignes de cathédrale dont les flèches jumelles s’élancent si gracieusement dans l’azur.

Au pied de l’autel, les jeunes époux, tremblant d’émotion et de félicité, viennent de se jurer foi et amour. Et la cloche chante joyeusement dans l’air, jetant à l’écho les notes retentissantes de son hymne d’allégresse, tandis que les équipages prennent le chemin du retour longeant le fleuve qui étale sous le soleil ses petites vagues irisées. Le vent tiède agite la ramure ; les feuilles d’or et de carmin tombent en une jonchée lente et douce. Les grands ormes se dressent sur l’horizon tandis que la lumière joue sur l’ocre des sentiers, et, de la terre que le soc vient d’ouvrir, monte une odeur fraîche et saine.

Appuyés sur les mancherons de la charrue, derrière leur attelage au repos, les laboureurs regardent passer les voitures emportées dans un nuage de poussière blonde. Ils reconnaissent les mariés et les saluent d’un geste amical, en même temps qu’un sympathique sourire témoigne de la part qu’ils prennent à leur bonheur. Puis, de ce mouvement patient et méthodique, particulier aux paysans, ils reprennent leur tâche, touchent leurs bêtes, et fendent le sol fécond qui donnera le pain de chaque jour à ces vaillants pionniers de la France Nouvelle.

François Duval-Chesnay, ayant finalement accepté la mission à lui confiée par le roi, avait décidé de passer l’hiver à Québec avec sa femme. Ils étaient donc venus de France pour les épousailles de leur neveu à qui ils apportaient la tendre bénédiction des grands-parents de Rouen.

Le lieutenant Alain de Martainville, demeuré très empressé auprès de Mademoiselle Duval-Chesnay, profita des fêtes de mariage auxquelles Michel l’avait chaleureusement convié, pour renouveler sa demande. Suzanne accepta sa recherche, puisqu’il lui fallait renoncer à jamais à son premier amour. Monsieur de Martainville, d’ailleurs, était charmant et occupait une situation brillante, ayant été promu au grade de commandant des forces militaires des Trois-Rivières. Le mariage fut célébré quelques semaines plus tard.