Éditions du Devoir (p. 91-100).


Depuis trois jours qu’elle séjourne à Québec, Marguerite éprouve déjà beaucoup de sentiments exceptionnels ; et une envahissante fierté les domine tous. Longtemps, elle a pensé en secret qu’il n’était pas très glorieux d’être canadienne-française. Petite fille, lorsqu’elle lisait encore la Semaine de Suzette, elle désirait être Française de France, et se plaisait à imaginer des circonstances qui permettraient à toute la famille de retourner au pays des ancêtres. Plus tard, le prestige anglais l’a éblouie. Nous sommes quelquefois à côté d’eux si peu brillants, si peu riches.

Mais soudain, ce prestige diminue en proportion de l’éclat que donne à sa propre race ce qu’elle a sous les yeux. Avec Louise, avec Philippe, elle va tous les jours s’appuyer à la balustrade de la terrasse. Plus que le luxueux et écrasant Château Frontenac, — quoique son emplacement soit celui du Fort Saint-Louis d’autrefois, — la vue splendide des alentours l’émeut.

C’est ce passé vivant de la basse-ville, sous le cap, qui l’attire avec ses rues étroites, où deux étages de lucarnes se superposent sur les toits en pente des antiques maisons ; avec la place où s’élevait au début de la colonie l’Habitation de Champlain. Elle revoit l’illustration de son livre d’histoire, cette maison sommaire entourée de palissades, d’un dessin si primitif qu’elle le reproduirait par cœur. Comme les hivers durent y être rigoureux, et quel courage il a fallu à ceux qui créèrent notre patrie ! Philippe lui rappelle que la famille Couillard, déjà, se fondait à Québec à cette lointaine époque. Elle n’y avait jamais pensé. Mais cette idée la saisit ; ses propres aïeules ont prié dans cette petite église de Notre-Dame des Victoires, qu’elle aperçoit tassée entre les gros murs des maisons.

— Mais sûrement, lui confirme Philippe. Elles ont dû y faire des vœux. Il y avait à Québec deux générations de Couillard, quand on construisit cette chapelle. Elle date de 1688 ; et elle prit le nom de Notre-Dame de la victoire, d’abord, en 1690, parce que, à la prière des Québécoises qui avaient promis d’y aller en pèlerinage, la Sainte Vierge délivra Québec de l’amiral Phipps. Et vingt ans plus tard, elle s’appela des Victoires, parce que la Sainte Vierge sauva la ville une seconde fois, en éloignant la flotte de l’amiral Walker. Mais en 1759, l’ère des Victoires était passée et la chapelle fut incendiée par les bombes de Wolfe. Ce sont encore les mêmes murs, toutefois…

Oui, l’histoire est autre chose qu’une leçon à apprendre par cœur, l’histoire est vraie ! Des jeunes filles, à qui elle ressemble probablement, ont joué leur rôle héroïque. Quel émoi de penser que sa famille vient de si loin. Mais en songeant à ses aïeules, il lui faut bien s’humilier : qu’elle est, à côté d’elles, insignifiante et capricieuse, que son sort est douillet ! Et pour la première fois, le souvenir de Steven lui impose un malaise.

Elle chasse cette pensée importune par l’admiration des alentours. Entre les rives escarpées, le beau, l’immense fleuve, la longue île d’Orléans, verte et feuillue ; au nord, la douce ligne des montagnes sombres. Marguerite remplit ses yeux de la couleur si riche des vieux sommets, arrondis sous la voûte pâle du ciel. Parce qu’elle habite un pays plat, où ne s’élèvent en relief que des mâts de navire et des clochers, tant de splendeur l’étonne.

En face de Québec, Lévis retient aussi son regard, avec ses maisons échelonnées, agrippées au rocher, d’étage en étage, jusqu’au haut de la falaise, où les dernières paraissent s’adosser aux nuages. La nuit, elle s’émerveille de la féerie des guirlandes de lumières.

Un matin, ils vont à une messe d’anniversaire chez les Jésuites, rue d’Auteuil. En sortant, Marguerite regarde avec persistance les remparts qui longent la rue montante : Philippe lui propose de se rendre jusqu’à la citadelle. Louise, paresseuse, les laisse partir seuls.

Un vent léger rafraîchit le matin d’une journée qui sera chaude. Ils prennent l’escalier de la porte Saint-Louis et se penchent, en haut, sur la rue qui se rétrécit après la longue bâtisse jaune du Club de la Garnison. Ils suivent ensuite le fossé des fortifications, mais en se retournant sans cesse parce que, tout d’abord, ils abandonnent derrière eux un spectacle magnifique. Plus ils s’élèvent, plus le paysage grandit. La ville étale en tout sens, entre le fleuve et la vallée de la rivière Saint-Charles, les lignes croisées de ses rues en pente, marquées par l’accent aigu des toitures et la série des cheminées jumelles. En dehors des remparts, le Parlement, avec ses faux airs de Louvre, sourit dans ses bouquets d’arbres, ses terrasses égayées par les taches vives des plates-bandes en fleurs. Surplombant la ville, l’énorme Château, — dont la masse colossale fait de loin un fantastique tableau, — détruit un peu, vu d’aussi près, l’harmonie de l’ensemble. Mais Philippe s’attache à faire aimer à la jeune fille le grand pays qu’ils dominent et qui les entoure comme un cyclorama ; partout des montagnes à la hauteur du ciel, tantôt bleues, tantôt grises comme de l’acier, ou soudain très vertes, toutes éclairées de soleil, se montrent pareilles à un troupeau de bêtes gigantesques aux longs dos pelus. En bas, la vallée heureuse de la rivière Saint-Charles sépare la ville de cette chaîne des Laurentides.

Ils quittent ce spectacle pour contourner la crête des glacis, et le fleuve leur apparaît glissant entre ses falaises rocheuses. Sur les bords abrupts, fleurissent des villages et Philippe fait compter à sa compagne les clochers d’argent, éparpillés parmi les arbres des deux rives.

Ils longent le mur de la citadelle, mais, pour mieux voir, souvent ils s’arrêtent et s’appuient quelques instants au parapet. La falaise plonge à cinq cents pieds et, au bas, le fleuve s’enroule autour du promontoire. C’est le paysage déjà vu de la terrasse, mais, de ce sommet, il s’élargit encore.

Nul Canadien français ne vient contempler le fleuve à cet endroit, sans songer à la guerre fatale et triste de la conquête, qui rasa la fortune et les espoirs des nôtres, qui nous jeta dénués, à la merci de l’étranger. La lumière de la Patrie d’origine éteinte, il a fallu lutter ensuite sans aide pour garder notre foi, notre langue.

Philippe désigne à Marguerite la pointe de Lévis :

— C’est de là que les Anglais bombardèrent la ville en 1759, avant la bataille finale…

De là. Le siège dura deux mois. Deux mois durant, une flotte de vingt vaisseaux, de dix frégates et de dix-huit petits bâtiments menaça Québec, alla de Sillery à la Pointe de l’île d’Orléans, débarquant des troupes ici et là, ravageant les villages sans défense. Deux mois durant, parce qu’elle manquait de munitions, la ville fut une victime sans résistance. Et le fleuve était couvert de bateaux ennemis, et les nôtres regardaient, désespérés, si un drapeau français, de loin, n’annoncerait pas enfin des secours venus de la Mère-Patrie.

Les maisons bombardées brûlaient ; la basilique brûlait et, tout près du rivage, la petite église de Notre-Dame des Victoires flambait elle aussi. Comment se représenter la détresse de tous ?

Puis, ce fut la bataille des plaines d’Abraham, la mort de Montcalm et Québec aux mains des Anglais. Un an plus tard, le chevalier de Lévis revint bien et, encouragé par une première victoire à Sainte-Foy, conçut le bel espoir de reprendre la ville, si les secours toujours attendus se montraient enfin. Mais hélas ! à deux reprises, les vaisseaux de guerre qui parurent au bout de l’île d’Orléans portaient à leur mât le drapeau anglais. Devant de telles forces le pays dut capituler.

Pour Marguerite Couillard, cette page anonnée au couvent, l’esprit distrait, prend tout à coup la netteté d’un film de cinéma. Tout cela a été vécu, tout cela s’anime dans le paysage où le drame s’est déroulé, l’histoire devient pathétique.

— En somme, dit Philippe, rompant le silence, pendant cent trente ans, nous avons été en guerre presque continuelle avec l’Angleterre. Le duel commence en 1729, avec la flotte des Kertk…

Ils descendent maintenant l’escalier à pic qui conduit à la terrasse du Château. Mais la jeune fille ne cesse d’imaginer la rade couverte de navires anglais et les nôtres à l’affût des secours qui ne viennent pas, qui ne vinrent jamais…

En bas, s’appuyant à la balustrade, elle dit rêveusement :

— Comme le fleuve est calme. Il a tout oublié. Nous aussi, nous oublions souvent. Est-ce mal ?

— Ce n’est pas bien. Mais c’est tout de même réconfortant de penser que malgré la conquête, malgré la misère extrême des nôtres après 1759, malgré toutes les influences exercées pour faire de nous des Anglais, notre population a passé de 65 000 à 4 000 000 d’âmes, et qu’elle parle toujours la même langue…

Ce jour-là, Marguerite fait aussi dans la campagne autour de Québec, une promenade en auto qui achève de l’émouvoir. Elle n’oubliera jamais cette première visite des villages qui furent les témoins de la naissance de notre race, de ses gloires et de ses douleurs. Elle se prend de tendresse pour les longues maisons crépies et basses, si belles avec leurs toits penchés et leurs larges cheminées.

On ralentit la voiture ; elle regarde à son gré toutes ces habitations, construites par nos ancêtres, sur le modèle importé de France et modifié suivant les exigences du climat. Posées le dos au vent du nord, quel que soit le sens de la route, humbles, toutes grises, mais si vénérables, si expressives, ces maisons de l’Ange-Gardien, de Château Richer, de Beauport, avec leurs visages désuets, elles convertissent définitivement Marguerite à l’amour du passé. À leur vue, elle prend conscience de notre caractère propre. Elle se croyait fille de pauvres gens sans souvenirs de famille, et elle se découvre héritière d’un beau patrimoine. Jamais elle n’avait soupçonné l’étendue, l’importance de la colonie au moment de la capitulation. Elle ne s’était pas représenté l’œuvre accomplie. Ces vestiges admirables qu’elle découvre, lui font comprendre à quel point il faut être fier d’un pareil passé de travail, d’héroïsme, de gloire, de batailles. Ces batailles, nos ancêtres les ont subies parce qu’ils ne voulaient pas devenir anglais, pour rester français, dans le pays français qu’ils avaient fondé. Vaincus, une sourde victoire a tout de même suivi la défaite matérielle : notre foi, notre langue vivent toujours. L’image de son pays et de sa race s’éclaire. Les idées de Philippe lui paraissent moins inexplicables, mais le problème de son mariage avec Steven se complique de nouveaux obstacles.