Éditions du Devoir (p. 75-83).


— Non, c’est incroyable, il me semble que je rêve.

Marguerite ne cesse de répéter à Louise son étonnement. Elle part tout à l’heure avec les Dupré. Pendant le repas, la veille au soir, ce voyage s’est décidé. Puisque Marguerite n’était jamais allée jusqu’à Québec, pourquoi ne pas profiter de cette occasion, occuper la place libre dans l’auto ? La chose s’était tout de suite arrangée comme rationnelle, et non comme renversante, mais Marguerite n’en revient pas !

Moitié ravie, moitié malheureuse, elle a d’impulsifs mouvements de joie, devant la perspective de ce voyage magnifique. Mais si la hâte de voir les remparts, la citadelle grise, les ruelles tortueuses, le Château, la remplit d’enthousiasme, en revanche, elle est un peu angoissée, à cause de ce milieu inconnu où elle va pénétrer et qui d’avance l’intimide. Et puis, elle redoute par-dessus tout de quitter Steven dans les circonstances présentes. Il viendra au départ du bateau pour Berthier, mais devant la famille réunie, quoi se dire ? Ils n’échangeront aucune promesse. Là-bas, ce sera tout de même une consolation de recevoir des lettres de lui. N’écrit-on pas souvent les choses qu’on n’ose dire ?

À midi, comme Marguerite l’a prévu, Steven est au quai, mais aussi ses parents à elle, son frère Jean et Jacqueline Lanoue. En donnant la main à Steven, elle lui recommande :

— Ne soyez pas trop heureux sans moi !

Cette phrase exprime bien la crainte qu’elle éprouve et qu’elle s’efforce de cacher sous une gaieté un peu nerveuse.

Quand le François quitte le port, son cœur se serre. Regardant s’en aller Jacqueline entre son frère et Steven, elle imagine sa place prise déjà et il lui semble que ce départ va les séparer pour toujours. Philippe surprend cette tristesse :

— Regrettez-vous d’être venue ?

— Ah ! non ! j’aime trop le voyage. Mais c’est étrange, j’aime le voyage et je déteste partir. On ne sait jamais ce qu’on retrouve au retour…

— Je ne croyais pas que vous pouviez être pessimiste…

— Je ne le suis pas. Mais le cœur me manque en partant, comme dans un ascenseur qui descend trop vite. Mes impressions, d’ailleurs, sont plutôt fugaces. Voyez, je ne suis plus triste.

Et elle le regarde droit dans les yeux ; il peut constater qu’elle dit vrai. Il est attiré par cette façon qu’elle a de regarder et qui révèle une âme si jeune, n’ayant rien à cacher. De nouveau, en effet, elle paraît joyeuse, sans arrière-pensée. Elle ne s’appesantit jamais volontairement sur rien, elle glisse sur ses petits soucis. L’attention de Philippe a dissipé le nuage. N’est-ce pas toujours ainsi ? Une distraction chasse un ennui, une bonne impression en chasse une mauvaise.

Les chaises approchées du bastingage, ils surveillent avec intérêt la terre qui défile ; la Pointe aux Pins, semée de chalets blancs ou jaunes, puis la côte plate et verte, si calme, où l’on voit saillir, de distance en distance, des croix du chemin et des moulins à vent, entre les maisons espacées.

De Berthier ensuite, Marguerite s’abandonne à la joie de vivre, de rouler sur une belle route, de retrouver son insouciance avec la douceur du moment présent. L’ivresse du vent, la vitesse, le décor changeant comme un décor de rêve, l’air transparent et doré grisent sa jeunesse. Elle ne ressent plus ni ennui, ni regret, ni angoisse, mais uniquement le délice d’être vivante, les yeux bien ouverts. Dans les pentes, l’auto semble plonger et Marguerite éprouve aussi la sensation physique de plonger avec ravissement dans l’inconnu, et elle flotte ensuite sur une vague de joie qui la berce.

Les paysages qui ont tant de prise sur elle ajoutent à sa sérénité reconquise. Peu de routes sont plus diverses, plus intéressantes. Pendant tout le trajet, à droite, c’est le fleuve, à gauche, une capricieuse ligne de forêt qui accompagne à son gré le chemin, qui s’éloigne et se rapproche tour à tour, quelquefois verte, quelquefois plus sombre, presque noire sous la barre plus claire de l’horizon. Entre les champs riches, le chemin muse, fait des détours, se courbe ou s’allonge droit devant vous sous la voûte que forme une double rangée d’arbres. Les villages de la rive sont tous anciens. Leur atmosphère est la même, ils sont tous dominés par leur église et leur grand couvent de pierre. Ils sourient paisibles, simples comme les êtres qu’ils renferment. Leur ressemblance vient de cette similitude de la race qui les a produits, de la pensée qui les a animés, de l’ordre qui les a groupés autour du clocher.

La voiture file. Le ciel s’étend d’un bleu profond accentué par le blanc des nuages neigeux que pousse un vent d’ouest léger. Les uns après les autres, ils redisent :

— Que nous sommes heureux d’avoir un temps pareil !

De véritables tableaux se succèdent sans trêve : une passerelle reflétée dans l’eau d’un ruisseau, la courbe d’une montagne couleur d’acier dans le lointain, un arbre splendide isolé orgueilleusement dans une prairie, une vieille maison que le bonheur semble habiter. Sur le talus vert des petites rues modestes, des enfants s’immobilisent pour regarder passer l’auto.

Au fond du paysage, les Laurentides se rapprochent bientôt pour tenir compagnie à la route. À la Pointe du Lac, le fleuve ressemble à la mer. Il réfléchit le bleu saphir du ciel et, soulevé par le vent, se festonne d’écume.

Marguerite est assise à côté de Philippe. Au départ, M. Dupré l’a taquinée :

— Surtout, ne donnez pas de distractions au chauffeur…

Elle l’a rassuré. En auto, elle aime à se laisser vivre sans parler. Philippe ne peut souhaiter plus tranquille compagne. Ils échangent, par-ci, par-là, une réflexion, mais, le plus souvent, Marguerite regarde en silence.

Elle connaissait d’avance ce trajet jusqu’aux Trois-Rivières, — où le progrès s’insinue dans une ville riche de souvenirs héroïques, — mais ensuite, le pays est nouveau pour elle. Plus ils avancent vers Québec, plus le sol s’élève, accidenté, pittoresque. La route court le long d’un plateau, dominant une vallée encerclée comme l’arène d’un cirque, par la chaîne ininterrompue des longues montagnes. À Cap Santé, à Donnacona, chaque tournant du chemin réserve une surprise. Dans les bois, les érables, les bouleaux, les sapins opposent leurs couleurs, et les falaises escarpées ajoutent leurs teintes diverses aux nuances infinies du tableau. Dans des bouquets de saules, de belles maisons canadiennes, à toit pointu percé de lucarnes, portent avec orgueil sur leur mur de moellon des champs, la date de leur naissance : 1775, 1820 : elles sont les aïeules de ce jeune pays. Flanquées de lourdes cheminées crépies, solides et humbles à la fois, elles témoignent la survivance française de la fidèle province de Québec. Leur modèle à peine différent se retrouve en Normandie, en Bretagne.

Philippe exalte maintenant son pays ; il abandonne imprudemment le volant pour gesticuler. Il cherche à orienter l’admiration des autres, à leur communiquer ses sentiments patriotiques. Marguerite, que ces idées surprennent, se demande comment un jeune homme peut être à ce point passionné pour sa race. Jamais ce sujet ne l’a préoccupée. Si, au cours d’une fête quelconque, elle entendait notre Hymne national, ou les mélancoliques paroles de « Ô Carillon, » l’émotion dilatait soudain son âme, mais l’instant d’après tout était fini, elle n’y pensait plus.

Aussi sa surprise grandit en écoutant Philippe. Que d’opinions absolument nouvelles pour elle. Un peu stupéfaite, elle découvre cet esprit imprégné de soucis dont elle ne soupçonnait même pas l’existence. Ces préoccupations, dont elle ne nie pas la grandeur, lui plaisent vaguement, mais sur ce terrain inconnu, elle suit le jeune homme plus curieuse qu’enthousiaste.

Vers six heures et demie, ils sont presque au terme du voyage. À gauche, la route domine la vallée de la rivière Saint-Charles et les montagnes se sont élevées et multipliées au fond du paysage. Ils entrent à Québec par le chemin Sainte-Foye.

— Nous voici sur les Plaines d’Abraham, dit Philippe.

Cette phrase, pour Marguerite, étincelle soudain comme un glaive. Même désintéressée de l’histoire actuelle, elle conserve, comme toutes les petites filles de son pays, le souvenir des batailles qui précédèrent la conquête du Canada. Mais pour la première fois, ces faits d’armes éveillent une émotion vraie dans son cœur. C’est donc ici même que se joua le sort de la Nouvelle-France, ici que Montcalm est mort, au cours de cette lutte terrible qui décida de l’allégeance d’un pays ? Le soleil qui descend, illumine les belles plaines, maintenant paisibles et vertes à côté du grand fleuve bleu. Un jour, des boulets les ravagèrent, le sang de nos ancêtres les arrosa. Marguerite, dont l’imagination s’enflamme, sent sa gorge se serrer. Quand la voiture passe sous la porte Saint-Louis, il lui semble qu’elle est à des lieues et à des siècles de Sorel, dans un autre monde, dans un autre temps. Une espèce de stupeur l’envahit.

L’auto s’arrête dans la rue étroite, devant de hautes façades grises. Philippe, sans le savoir, porte jusqu’au paroxysme l’émoi de Marguerite :

— Vous allez dormir dans une maison qui a vécu l’heure de la conquête…