II


Trois mois s’étaient écoulés.

Le comte Frédéric de Hohenzollern, après être allé passer quelques semaines près de son père, était revenu au Steinberg pour chercher Wilhelmine ; mais jusqu’à ce moment l’état déplorable où se trouvait le major avait empêché leur départ.

Henri, consumé par les souffrances et le remords, ne semblait plus etre que l’ombre de lui-même ; son organisation, autrefois si robuste, était complétement ruinée, et le docteur n’avait pas tardé à déclarer le mal incurable. Aussi Wilhelmine, malgré les torts de son frère, n’avait-elle pas voulu le quitter, et les deux époux prolongeaient leur séjour dans cette tour triste et solitaire qui devait leur rappeler de si cruels souvenirs.

L’état du baron empira, et bientôt une catastrophe devint imminente.

Un jour enfin, après une crise douloureuse, le malheureux Henri, qui avait repris toute sa connaissance, témoigna le désir d’être transporté sur la plate-forme de la tour, « afin, disait-il, de contempler une dernière fois le domaine de ses pères. »

Il était arrivé à ce point de dépérissement où l’on ne refuse plus rien à un malade ; on se hâta de satisfaire son vœu.

On était alors à la fin d’août ; le soleil était couché.

Le climat brumeux de la vieille Germanie ne démentait pas sa réputation ; des vapeurs grises et froides couvraient le ciel : un vent du nord assez violent soufflait par bouffées.

Le baron, assis dans un fauteuil, le corps entouré de couvertures, le visage pâle et déjà décomposé par les approches de la mort, souriait mélancoliquement à cette nature en deuil. Wilhelmine et Frédérie, tous les deux frais et brillans de santé, mais tristes et pensifs, se tenaient à ses côtés. Madeleine Retitner, appuyée contre le parapet, à l’autre extrémité de la plate-forme, épiait les mouvemens du malade pour prévenir ses besoins ou ses désirs.

Le Rhin majestueux semblait ralentir son cours à cette heure du soir ; les roseaux gémissaient faiblement sur le rivage, et la vieille tour elle-même faisait entendre une espèce de plainte lugubre quand le vent s’engouffrait dans ses meurtrières. Pas une étoile ne brillait aux déchirures des nuages ; le crépuscule jetait une lueur incertaine sur le ciel, sur les eaux, sur la campagne solitaire.

Cependant, au milieu de cette immobilité solennelle, quelque chose commençait à s’agiter sur divers points de l’horizon ; en même temps, un espèce de frémissement sourd mais continuel se faisait entendre au-dessus et au-dessous des spectateurs, sans qu’ils pussent encore en reconnaitre la cause.

Peu à peu l’air sembla se peupler : des objets blancs, pas groupes nombreux, se mouvaient au loin dans la brume. On entrevoyait des formes fugitives d’oiseaux ef fleurant lentement la surface du Rhin ; d’autres arrivaient par épais bataillons du côté de la campagne ; d’autres enfin semblaient descendre des hauteurs des nuages. La terre, les eaux, le ciel, s’animant à la fois comme par magie, pullulaient de fantômes ailés. Le frémissement devenait plus fort, plus distinct ; on eût dit de ces bruits aériens qui annoncent la chasse infernale, cette naïve et lugubre tradition allemande.

Bientôt cependant ces formes vagues apparurent plus précises à mesure qu’elles se rapprochaient, et les spectateurs reconnurent enfin des vols de cigognes.

On était à l’époque de l’année où ces oiseaux quittent l’Allemagne tous ensemble pour gagner des climats plus doux. Le temps et l’heure étaient favorables à ces sortes de migrations. Il n’y avait donc rien d’extraordinaire dans leur prodigieuse affluence autour du château. La circonstance de la mort prochaine d’un de ces Steinberg qui avaient pris les cigognes pour armoiries, donnait seule à cet événement un caractère mystérieux.

Toutes les bandes d’oiseaux, suivant un plan qui semblait concerté d’avance, se dirigeaient vers le même point, l’étroite vallée qu’on appelait le val du Départ.

Là, elles se posaient à terre, en faisant entendre le claquement de bec, seule voix de ces oiseaux parvenus à l’âge d’adultes. Plusieurs milliers se trouvèrent bientôt réunies au rendez-vous commun ; elles couvraient entièrement le sol de la vallée, qui du haut de la tour paraissait toute blanche de neige. Cependant, de quelque côté que se tournât le regard, on voyait encore des nuées de ces voyageurs accourir à tire-d’aile. Ils étaient aussi nombreux que ces âmes errantes dont les anciens peuplaient leurs enfers, et qui accouraient sur les bords du Styx pour contempler Énée, le Dante ou Télémaqué. Le ciel, la terre et l’eau fournissaient à la fois leur contingent à cette multitude empréssée.

Néanmoins, au moment où le crépuscule allait faire place à la nuit, l’affluence diminua ; on n’aperçut plus dans la brume que de rares traînards, fendant l’air à la hâle pour atteindre le lieu désigné.

En revanche, il se faisait dans la vallée un bruit sourd, un fourmillement étrange d’un caractère surnaturel. Tous ces grands oiseaux, entassés dans un espace resserré, se cherchaient, se fuyaient, se heurtaient dans l’ombre, voltigeant et s’abattant tour à tour ; ils formaient une sorte de tourbillon que l’œil avait peine à suivre.

Tout à coup, cette agitation turbulente s’apaisa parmi les émigrans ; ils devinrent immobiles, silencieux. On eût dit qu’ils attendaient un signal, un chef peut-être, avant de prendre leur vol de commencer leur voyage aux terres africaines.

Le vent se taisait ; le feuillage des châtaigniers dans le vallon, les roseaux au bord du Rhin, avaient cessé de gémir ; la nature elle-même semblait être dans l’attente.

Alors la cigogne femelle qui avait fait son nid sur la tour du Steinberg donna des signes d’agitation.

Depuis la mort du hinkende, les jeunes cigognes avaient grandi, et elles étaient en état de suivre la troupe dans sa migration lointaine. La mère, debout sur un pied, au bord du nid, avait contemplé de son œil vif et brillant le rassemblement de ses compagnes. Les voyant toutes réunies, elle battit des ailes, ses petits l’imitèrent aussitôt, et la famille prit son essor.

Mais au lieu de se diriger d’abord vers la vallée, les hôtes du Steinberg planèrent un instant, comme pour essayer leurs forces ; puis ils tournèrent autour de la plate-forme, en faisant claquer leur bec en signe d’adieu. Une fois même, la mère effleura de son aile blanche l’épaule du baron, comme pour lui adresser un naïf hommage.

Le moribond parut attendri ; il dit à demi-voix avec un accent mélancolique :

— Adieu, bons oiseaux qui avez eu tant à souffrir de l’hospitalité du Steinberg ; adieu, êtres paisibles dont Dieu avait uni par un lien inconnu la destinée à la nôtre… vous ne reviendrez plus dans ce triste lieu, où la ruine et l’abandon régneront après moi !

La cigogne continuait son vol lent et circulaire autour des assistans, comme si elle eût compris ces tristes paroles.

— Gardons-nous de jeter un regard dans ce que Dieu a voulu nous tenir caché ! dit Madeleine avec un reste de frayeur superstitieuse, et cependant, monseigneur, ces pauvres créatures, par leurs touchans instincts, vous ont rendu la raison quand vous alliez vous-même porter le dernier coup à votre malheureuse race…

— Une cigogne m’a fourni les moyens de pénétrer dans le château pour protéger Wilhelmine, ou du moins pour mourir avec elle, dit Frédéric tout pensif.

— Et si j’ose rappeler ce souvenir, murmura Wilhelmine d’une voix tremblante d’émotion, un rêve où se trouvait une cigogne ranima notre courage dans le cachot du Flucht-veg. Grâce à ce rêve singulier, inexplicable, je pus arrêter votre main levée sur moi dans un moment d’égarement…

— Était-ce un rêve ? dit le jeune comte d’un air pensif ; et, comme le disait tout à l’heure Henri, la Providence ne pourrait-elle avoir uni par des liens invisibles les destinées de votre famille à celles de ces humbles oiseaux ? Tout ce que je vois confond ma raison.

— Mon frère, murmura le baron d’une voix entrecoupée, en tendant la main à Frédéric, dans quelques instans, je saurai le mot de cette énigme… oui, et de toutes les autres proposées à l’homme pour qu’il sente sa faiblesse.

— Mon frère, j’ose encore espérer… Le moribond secoua la tête en souriant, et fit signe aux assistans d’être attentifs.

La cigogne de Steinberg et ses petits semblaient enfin s’être décidés à quitter le manoir ; ils abaissèrent leur vol et disparurent dans l’ombre du soir.

Tout à coup une violente bouffée de vent se déchaîna sur le Steinberg et sur les alentours. Alors on entendit un roulement sourd semblable au bruit éloigné de la mer ; c’étaient cinquante mille ailes robustes qui fouettaient l’air à la fois.

C’étaient les cigognes qui partaient. Un immense nuage monta de la plaine, se répandit dans l’espace comme un ouragan d’écume, et obscurcit les derniers reflets du jour ; puis le bruit s’affaiblit, le jour reparut peu à peu, et la majestueuse migration s’écoula vers le Midi, portée par le vent d’orage.

On aperçut encore un instant cette masse sombre tourbillonner dans le ciel, puis tout disparut à l’horizon.

Quand les derniers rangs des oiseaux voyageurs se confondirent avec le brouillard, le baron serra contre sa poitrine les mains de Frédéric et de Wilhelmine.

— Mon frère, ma sœur, dit-il d’une voix solennelle, le sort va s’accomplir !… La race des Steinberg est éteinte ; celle des Steinberg-Hohenzollern commence.

Et il demeura sans mouvement.


Deux jours après, le baron de Bentheim conduisit triomphalement les jeunes époux à la principauté de Hohenzollern. Le Steinberg resta quelques années encore sous la garde de Madeleine Reutner et de Fritz ; l’un et l’autre n’avaient pas voulu le quitter, malgré leur attachement pour Wilhelmine. Mais Madeleine mourut, et Fritz fut appelé à Hohenzollern ; le château abandonné ne tarda pas à devenir inhabitable ; aujourd’hui, comme nous l’avons dit, ce n’est plus qu’un amas de décombres.

Le jour où naquit le premier enfant de la princesse Wilhelmine, deux cigognes vinrent nicher sur le toit du palais de Hohenzollern.


fin du nid de cigognes.